vendredi 26 novembre 2010

:: Le marxisme plutôt que "cette morale puérile qui prétend au titre de sociologie" [Ce que sont les "amis du peuple" #1]

Du point de vue des vieux économistes et sociologues, la notion de formation économique de la société est tout à fait superflue : ils parlent de société en général, ils discutent avec Spencer et consorts sur la nature de la société en général, le but et l'essence de la société en général, etc. Dans leurs raisonnements, ces sociologues subjectifs s'appuient sur des arguments comme ceux-ci : le but de la société est de procurer des avantages à tous ses membres ; en conséquence, l'équité demande telle ou telle organisation, et tout système qui ne correspond pas à cette organisation idéale (« la sociologie doit partir d'une certaine utopie » : ces paroles d'un des auteurs de la méthode subjective, M. Mikhaïlovski, caractérisent à merveille la nature de leurs procédés) est anormal et doit être supprimé. « La tâche essentielle de la sociologie, déclare par exemple M. Mikhaïlovski, est de déterminer les conditions sociales dans lesquelles tel ou tel besoin de la nature humaine reçoit satisfaction. » Comme vous le voyez, ce sociologue s'intéresse uniquement à une société conforme à la nature humaine, et nullement à l'on ne sait quelles formations sociales qui, de plus, pourraient être fondées sur un phénomène ne correspondant pas à la « nature humaine », comme l'asservissement de la majorité par la minorité. Vous voyez également que, du point de vue de ce sociologue, il ne peut être question de considérer le développement de la société comme un processus d'histoire naturelle. (Ainsi raisonne ce même M. Mikhaïlovski : « Après avoir reconnu qu'une chose est désirable ou indésirable, le sociologue doit trouver les conditions dans lesquelles le désirable peut être réalisé ou l'indésirable supprimé » — « les conditions de la réalisation de tels ou tels idéals ».) Bien plus : il ne saurait même être question de développement, mais uniquement de diverses déviations par rapport au « désirable », de « vices » qui ont pu surgir dans l'histoire, du fait... du fait que les hommes ont manqué d'intelligence, n'ont pas su bien comprendre les exigences de la nature humaine, n'ont pas su découvrir les conditions nécessaires à la réalisation d'un ordre de choses raisonnable. Il est évident que l'idée fondamentale de Marx — le développement des formations économiques de la société est un processus d'histoire naturelle — sape à la racine cette morale puérile qui prétend au titre de sociologie. Comment Marx en est-il arrivé à cette idée fondamentale ? En étudiant à part, parmi les diverses sphères de la vie sociale, la sphère économique ; en étudiant à part, parmi tous les rapports sociaux, les rapports de production, considérés comme fondamentaux, primordiaux, et déterminant tous les autres rapports. Marx lui-même a décrit de la manière suivante le cours de son raisonnement sur ce problème :

« Le premier travail que j'entrepris pour résoudre les doutes qui m'assaillaient fut une révision critique de la Philosophie du droit de Hegel. Mes recherches aboutirent à ce résultat que les rapports juridiques — ainsi que les formes de l'Etat — ne peuvent être compris ni par eux-mêmes, ni par la prétendue évolution générale de l'esprit humain, mais qu'ils prennent au contraire leurs racines dans les conditions d'existence matérielles dont Hegel, à l'exemple des Anglais et des Français du XVIIIe siècle, comprend l'ensemble sous le nom de « société civile », et que l'anatomie de la société civile doit être cherchée à son tour dans l'économie politique... Le résultat final auquel j'arrivai [par l'étude de celle-ci]... peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés... rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociale déterminées. Le mode de production, de la vie matérielle conditionne les processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être ; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. A un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu’a lors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient, ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement de la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on étudie de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel — qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse — des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversements sur sa conscience de soi ; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production... A grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation sociale économique. »
Cette idée du matérialisme en sociologie était déjà par elle-même une idée géniale. Naturellement, ce n'était encore qu'une hypothèse, mais une hypothèse qui, pour la première fois, permettait d'aborder les problèmes historiques et sociaux d'un point de vue strictement scientifique. Incapables jusque-là de s'abaisser jusqu'à la connaissance de rapports aussi simples et primordiaux que le sont les rapports de production, les sociologues procédaient directement à l'analyse et à l'étude des formes politiques et juridiques. Ils se heurtaient au fait que ces formes surgissent de telles ou telles idées de l'humanité, à une époque donnée, — et ils n'allaient pas au-delà. Ainsi, les rapports sociaux auraient été établis par les hommes consciemment. Mais cette déduction, qui a trouvé son expression accomplie dans l'idée du Contrat social (dont les traces sont très visibles dans tous les systèmes du socialisme utopique), était en contradiction complète avec toutes les observations historiques. Jamais, pas plus dans le passé qu'aujourd'hui, les membres de la société ne se sont représenté l'ensemble des rapports sociaux au milieu desquels ils vivaient, comme un tout bien défini, inspiré d'un principe fondamental ; au contraire, la masse s'adapte inconsciemment à ces rapports, et elle est si loin de les concevoir comme des rapports sociaux historiques particuliers que, par exemple, l'explication des rapports d'échange, qui présidèrent à la vie des hommes pendant des siècles, n'a été donnée que ces tout derniers temps. Le matérialisme a supprimé cette contradiction en poussant l'analyse plus à fond, jusqu'à l'origine même des idées sociales de l'homme ; et sa conclusion, selon laquelle le cours des idées dépend du cours des choses, est seule compatible avec la psychologie scientifique. Cette hypothèse a, d'un autre point de vue encore, élevé pour la première fois la sociologie au rang d'une science. Jusqu'ici, les sociologues avaient peine à distinguer, dans le réseau complexe des phénomènes sociaux, ceux qui étaient importants et ceux qui ne l'étaient pas (c'est là la racine du subjectivisme en sociologie) ; ils ne pouvaient fonder cette distinction sur un critère objectif. Le matérialisme a fourni un critère parfaitement objectif en dégageant les rapports de production comme structure de la société, et en offrant la possibilité d'appliquer à ces rapports le critère scientifique général de la répétition, que les subjectivistes jugeaient inapplicable à la sociologie. Tant qu'ils s'en tenaient aux rapports sociaux idéologiques (c'est-à-dire à des rapports qui, avant de se former, passent par la conscience des hommes), ils ne pouvaient découvrir la répétition et la régularité dans les phénomènes sociaux des différents pays, et leur science n'était, dans le meilleur des cas, qu'une description de ces phénomènes, qu'une accumulation de matériaux bruts. L'analyse des rapports sociaux matériels (c'est-à-dire de ceux qui se forment sans passer par la conscience des hommes : en échangeant des produits, les hommes entrent dans des rapports de production, sans ; même se rendre compte qu'il s'agit là de rapports de production sociaux), — l'analyse, donc, des rapports sociaux matériels permit aussitôt de constater la répétition et la régularité, et de généraliser les systèmes des divers pays pour arriver à une seule conception fondamentale, celle de formation sociale. Seule cette généralisation a permis de passer de la description des phénomènes sociaux (et de leur appréciation d'un point de vue idéal) à leur analyse strictement scientifique, qui met en évidence, par exemple, ce qui distingue un pays capitaliste d'un autre et étudie ce qui leur est commun à tous.

En troisième lieu, enfin, une autre raison pour laquelle cette hypothèse a, pour la première fois, rendu possible une sociologie scientifique, c'est qu'en ramenant les rapports sociaux aux rapports de production et ces derniers au niveau des forces productives, on a découvert la seule base solide permettant d'étudier le développement des formations sociales comme un processus d'histoire naturelle. Et il va de soi que, si l'on ne se place pas à ce point de vue, il ne saurait être question d'une science de la société. (Les subjectivistes, par exemple, tout en admettant que les phénomènes historiques se conforment à des lois, étaient pourtant incapables de considérer leur évolution comme un processus d'histoire naturelle, et cela précisément parce qu'ils s'arrêtaient aux idées et aux buts sociaux de l'homme, sans savoir ramener ces idées et ces buts aux rapports sociaux matériels.)

Lénine, "Ce que sont les 'amis du peuple'", in Œuvres, Tome 1 (1893-1894), pp. 153-155.