
Le prolétariat, classe majoritaire sur la planète
La réponse est simple : en tant que force sociale, le prolétariat
mondial est aujourd’hui infiniment plus puissant, plus développé qu’il
ne l’a jamais été – et plus seulement à l’échelle des seuls pays riches.
La tendance générale du capitalisme a bien été, comme l’avait entrevu
Marx, d’entraîner les autres classes que le prolétariat vers un déclin
irrémédiable. Artisans, commerçants, petits patrons, travailleurs
indépendants, n’ont certes pas disparu, mais ils ne représentent plus
aujourd’hui qu’une petite minorité du monde du travail, incapables
qu’ils sont de résister à la concurrence de la grande industrie. Pour ne
prendre que l’exemple de la France, si en 1856 les travailleurs
indépendants représentaient plus d’un actif sur deux, ils en
représentent moins d’un sur dix aujourd’hui. Finalement, le capitalisme a
exproprié bien plus de petits propriétaires qu’aucune révolution
communiste ne le fera jamais !
Quant à la question de la paysannerie, dans les pays riches, elle est
réglée depuis longtemps : en France, les agriculteurs ne représentent
plus que 3% de la population active, et aux États-Unis, 1,4%.
Dans le Tiers-Monde, il subsiste certes une immense population de
paysans pauvres – 1,3 milliard de par le monde ne travaillent qu’à la
seule force de leurs bras. Au fil des décennies, la proportion de
paysans dans la population mondiale n’en a pas moins continué à
décroître inéluctablement. Et le phénomène s’accélère : le nombre
d’habitants des villes, à l’échelle de la planète, légèrement inférieur à
30% en 1950, a dépassé les 50% en 2007.
Dans tous les pays qui ont connu un développement industriel
important, cet exode rural est plus massif qu’ailleurs : entre 1985 et
2009, au Brésil, la proportion de paysans dans la population active est
passée de 29% à 19%. En Chine, de 60 à 44%.
Bien sûr, cette tendance à l’urbanisation ne signifie pas
automatiquement un développement du prolétariat industriel. Car les
immenses métropoles, les gigantesques bidonvilles du Mexique, d’Inde,
d’Afrique, renferment plus de travailleurs précaires astreints à faire
mille petits boulots, de chômeurs, ou même parfois de mendiants affamés
que de salariés de l’industrie. Et nul ne peut prédire dans quel camp
basculera ce sous-prolétariat lors de soulèvements futurs. Mais il est
certain, en revanche, que la tendance générale de l’évolution du
capitalisme est à la baisse absolue du nombre de paysans dans le monde.
C’est bien le prolétariat – c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs
salariés – qui est en passe de devenir, de façon absolue, la classe la
plus nombreuse sur la planète.
Le prolétariat représentait en 2005, selon une étude du Bureau
international du travail, environ deux milliards d’êtres humains : le
BIT comptabilisait alors 600 millions d’ouvriers d’industrie, 450
millions d’ouvriers agricoles, et environ un milliard d’employés des
services.
Les chiffres généralement admis faisant état d’une population active
mondiale d’environ trois milliards d’individus, le prolétariat en
représente donc les deux tiers, ou la moitié si l’on ne compte que le
prolétariat urbain. Ce qui, on l’avouera, n’est pas si mal pour une
classe qui est censée avoir disparu.
Mais la plupart des détracteurs du marxisme s’appuient sur le fait
que ce sont bien les salariés des services qui représentent la majorité
des travailleurs, et que le prolétariat industriel, lui, aurait tendance
à diminuer. Même si elle était vraie, cette affirmation ne prouverait
en réalité pas grand-chose. Elle constitue néanmoins une contre-vérité
flagrante.
Un récent rapport de l’Onu relève que « l’on entend souvent dire que
l’activité industrielle décline et que ce sont les services qui
dominent à présent la production. » Les auteurs du rapport, avec un
certain bon sens, relativisent cette conclusion en faisant remarquer
« si les services jouent un rôle de plus en plus important, l’industrie,
en tant que source de tous les biens matériels, reste l’élément clé de
l’économie. » Et le rapport montre, au passage, que seuls les pays
riches sont réellement touchés par la montée en puissance de l’économie
de services. Les pays du Tiers-Monde connaissent, a contrario, une
augmentation nette de l’activité industrielle. Dans ces pays, là où, il y
a trente ans encore, il n’existait pour ainsi dire qu’un infime
prolétariat industriel, les choses ont changé, et parfois beaucoup.
La classe ouvrière dans les pays du Tiers monde
Quelques chiffres : dans les trente dernières années, selon le BIT,
aux Philippines, le nombre de travailleurs industriels a doublé, passant
de 2,6 à 5 millions ; de même au Mexique, de 6,5 à 11,2 millions ; en
Indonésie, il a triplé, passant de 6,7 à 19,2 millions.
Et c’est bien sûr la Chine qui représente, si ce n’est en pourcentage
mais en nombre absolu d’ouvriers, l’évolution la plus spectaculaire :
si l’industrie en Chine employait 20 millions de travailleurs en 1960,
77 millions en 1980, ce qui n’était déjà pas rien, le chiffre serait
aujourd’hui quelque de 210 millions ! C’est deux fois plus que dans tous
les pays riches réunis.
Depuis les années 1970, on assiste à une véritable explosion de
l’industrie dans les pays pauvres. Le prolétariat de ces pays qui,
auparavant, ne jouait dans la division internationale du travail qu’un
rôle de porteurs ou d’ouvriers agricoles, a fait connaissance avec les
usines.
La caractéristique commune de ces usines du Tiers-monde, c’est
qu’elles appartiennent le plus souvent au secteur de l’industrie des
biens de consommation, textile ou électronique, notamment, et qu’elles
sont extrêmement peu mécanisées. Pourquoi les patrons investiraient-ils
dans des machines perfectionnées, vu le prix de la main-d’œuvre ? De
nombreux articles et enquêtes, ces derniers temps, ont détaillé la vie
dans ces usines d’informatique de Chine, ou de textile au Bangladesh ou
en Égypte. Tous ces témoignages montrent des conditions de travail et de
vie qui n’ont pas grand-chose à envier à celles des ouvriers de la
période de la révolution industrielle… avec cela en plus d’ignominie,
que nous ne sommes plus en 1820 mais à l’époque de la conquête spatiale
et du génie génétique.
Parmi ces bagnes-usines des pays pauvres, on trouve par exemple
toutes celles se trouvant dans les zones franches, petits paradis pour
capitalistes modernes où la loi ne s’applique pas, où le droit du
travail n’existe pas, où les patrons ne payent pas d’impôts. On en
trouve aujourd’hui 850, disséminées un peu partout en Asie, en Amérique
du sud, ou en Afrique du nord, et employant 30 millions d’ouvriers. Des
marques aussi célèbres que Gap, Zara, Nike, Pierre Cardin, y exploitent
en toute tranquillité ouvriers et surtout ouvrières. La journaliste
altermondialiste Naomi Klein écrit, à propos de ces zones franches :
« Quel que soit l’endroit où elles sont situées, les témoignages des
travailleurs y ont une similitude fascinante : la journée de travail est
longue - 14 heures au Sri Lanka, 12 heures en Indonésie, 16 en Chine
méridionale, 12 aux Philippines. La grande majorité des travailleurs
sont des femmes, toujours jeunes, travaillant toujours pour des agences
ou des sous-traitants. La peur est omniprésente dans les zones. »
La peur, pas seulement au travail : ces endroits sont de telles zones
de non droit que la criminalité y atteint des sommets, contre les
femmes en particulier. Témoin, l’épouvantable histoire de la zone
franche de Ciudad Juarez, au Mexique, où entre 2 000 et 2 500 ouvrières
ont été enlevées, violées et assassinées dans les 15 dernières années.
Et ce dans l’impunité totale, car le gouvernement mexicain, tout comme
les capitalistes qui s’engraissent là-bas, se moquent bien du sort de
quelques milliers d’ouvrières de 18 ou 20 ans. Et comment s’étonner que
les femmes soient là-bas considérées par tous comme des moins que rien,
lorsque l’on sait, comme l’a raconté un journaliste horrifié, que dans
certaines usines, les femmes, sous peine de licenciement sont obligées
chaque mois de remettre à leur contremaître la preuve qu’elles ne sont
pas enceintes !
Alors dans ces endroits, les assassins, ce sont peut être de pauvres
tarés de la région, mais les vrais responsables, ce sont ceux qui
rendent possible une telle misère matérielle et morale, et ils siègent,
en costume trois-pièces, dans les conseils d’administration des plus
grands trusts de ce monde !
L’une des zones industrielles les plus gigantesques de la planète a
occupé le devant de la scène, ces derniers mois, car il elles ont été le
théâtre d’une série de grèves. Il s’agit de la ville de Shenzhen, en
Chine. Cette ville comptait 30 000 habitants en 1976. Elle en compte 16
millions aujourd’hui. C’est là que l’on trouve les usines du groupe
Foxconn et leurs 200 000 ouvriers, sous-traitant taïwanais de tous les
géants de l’informatique, Foxconn fabrique notamment les I-Phone, les
Ipad et les Neufbox. Foxconn à Shenzen, ce sont les syndicats interdits,
des salaires misérables, des journées de travail de 12 à 14 heures
souvent 6 jours sur 7, et un petit scandale qui a éclaté lorsque 18
salariés s’y sont suicidés l’an dernier. Des suicides que n’a pas du
tout compris Steve Jobs, le patron d’Apple, vous savez, ce milliardaire
tellement « cool » et qui ne met jamais de cravate : après avoir visité
les usines de Foxconn, il a déclaré que c’était pourtant « un endroit
plutôt sympa » ! Soyons justes : suite à ces événements, Apple a imposé à
Foxconn de prendre des mesures contre les suicides de ses ouvriers.
Sitôt dit, sitôt fait : Foxconn a fait installer des filets de sécurité
dans ses usines.
Non loin de là, les imprimantes Brother sont également produites dans
un endroit « plutôt sympa ». Une interview d’une jeune Chinoise de 16
ans, Li, est édifiante : « Ma vie, c’est l’usine », déclare-t-elle. Elle
et ses 5 000 collègues travaillent 12 à 14 heures par jour, 6 jours par
semaine, debout devant de gigantesques lignes d’assemblage, avec
interdiction de parler. Li mange trois fois par jour à l’usine et dort
355 nuits par an dans les dortoirs de l’usine, des chambres de dix. Le
tout, pour 50 euros par mois.
Voilà ce que sont les conditions de vie des prolétaires du
Tiers-monde. Et encore, la Chine n’est pas le pays où les ouvriers sont
les plus mal payés : les récentes grèves qui ont eu lieu à Shenzhen
poussent un certain nombre de capitalistes occidentaux à délocaliser
vers des pays à plus bas coût encore, comme le Vietnam ou le Bangladesh…
Soit dit en passant, c’est l’un des aspects les plus choquants de la
propagande de la bourgeoisie, ici, en Europe, que de faire passer les
pays comme la Chine comme des nations expansionnistes cherchant à tout
prix à imposer des conditions de travail moyenâgeuses pour voler des
emplois aux ouvriers européens ou américains. Les principaux
responsables de cette politique, ce sont les capitalistes des pays
riches, qui font peut-être semblant de fermer les yeux sur ce qu’il se
passe dans ces usines, mais en réalité, qui le savent parfaitement parce
que ce sont eux qui l’imposent ! Un exemple ? C’est une stratégie
clairement théorisée par le groupe Disney, que les têtes pensantes de la
stratégie ont appelé le « cut and run », que l’on pourrait traduire par
« coupe les ponts et tire-toi ». Le groupe Disney (vous savez, Mickey,
Minnie, Pluto…) fait fabriquer ses produits dérivés dans des usines du
Bangladesh, là où le salaire minimum – rarement respecté –est de 25
dollars par mois. Une association humanitaire raconte : « Pendant huit
ans, les ouvrières de l’usine de Shah Makhum ont travaillé dans des
conditions épouvantables : de 8h du matin à 22h, voire minuit, 7 jours
sur 7, dans un silence imposé à coups de brimades physiques, sans aucun
jour de vacance ni droit à un congé maternité. » Mais en 2001, les
ouvrières se révoltent, et exigent que ces conditions inhumaines cessent
– elles ne demandent, à vrai dire, qu’un jour de repos par semaine, des
congés maternité et des salaires conformes à la loi. Et soudain, le
donneur d’ordre, Disney, cesse toute commande et disparaît. C’est cela,
le cut and run : dès que les ouvriers revendiquent, dès qu’un syndicat
menace de se créer, les commandes s’arrêtent, et l’usine n’a plus qu’à
fermer.
Un autre témoignage, d’un ouvrier vietnamien, en dit long sur le fait
que ce sont bien les groupes capitalistes des pays impérialistes qui
tirent salaires et conditions de travail vers le bas. Il a été recueilli
dans la zone industrielle de Thang Long, près de Hanoï. Sur les 50 000
ouvriers de la zone, 11 000 travaillent chez Canon, dont le directeur
japonais, Shinji Onishi, s’exclame avec enthousiasme : « C’est le
meilleur endroit du monde pour produire à bas coût ! » Un ouvrier de
chez Canon, Hien, témoigne : « Les usines étrangères, c’est bien pour
une courte période, pendant qu’on est jeune et fort. Parce qu’on reste
debout toute la journée, on souffre vite d’une mauvaise circulation
sanguine, beaucoup ont des problèmes de santé. On ne peut jamais
s’arrêter, nos mains sont fatiguées. Heureusement, après 30 ans, on peut
aller dans les usines vietnamiennes, où le rythme est moins rapide. »
Depuis deux ans, en Chine, au Bangladesh, au Vietnam, et dans bien
d’autres pays comme l’Égypte, les ouvriers ont renoué avec les
traditions de lutte depuis longtemps oubliées. À Shenzhen, les ouvriers
de Foxconn et ceux de Honda ont obtenu des augmentations de salaire de
20% ; au Bangladesh, après de véritables émeutes dans les quartiers des
ouvriers du textile, le salaire minimum a dû être augmenté.
Ce gigantesque prolétariat du Tiers-monde réapprend très vite à
lutter. Son existence même renforce de façon formidable le camp du
prolétariat, notre camp. C’est pourquoi nous devons nous battre de
toutes nos forces contre les préjugés des travailleurs d’ici qui voient
en eux des adversaires, des concurrents, et non ce qu’ils sont : les
nôtres, nos frères et nos sœurs de combat, dont il est fort possible que
nous aurons beaucoup à apprendre, en matière de combativité, dans les
années qui viennent !
Le prolétariat des pays riches
C’est évidemment en parlant des métropoles impérialistes que
sociologues, économistes et commentateurs divers se repaissent de la
« disparition du prolétariat ». Bien sûr, il ne s’agit pour nous de nier
ni la désindustrialisation relative, ni les délocalisations, ni
l’augmentation notable du poids des services dans ces pays. Mais cela
signifie-t-il que le prolétariat y a disparu, ou qu’il ne représenterait
plus une énorme force sociale ? Évidemment, non.
Tout d’abord, la baisse du nombre de travailleurs dans le secteur
industriel, dans les pays riches, n’est pas si énorme qu’on voudrait
nous le faire croire : de 1980 à 2009, elle oscille, selon les pays,
entre 5 et 18%. Ce dernier chiffre concerne les États-Unis, ce qui
n’empêche pas ce pays de compter encore pas moins de 24 millions
d’ouvriers d’usine ! En France, sur cette période, la baisse a été de
5%, le nombre d’emplois industriels passant de 6,1 à 5,7 millions.
En plus, ces chiffres sur les effectifs de l’industrie sont à manier
avec des pincettes. Les statistiques contribuent largement à
sous-estimer le nombre réel de travailleurs de ce secteur – et les
patrons eux-mêmes ont contribué à cet effort, en externalisant de très
nombreuses tâches qui étaient, auparavant, exécutées en interne. Ainsi,
dans le passé, les tâches d’entretien, de contrôle, de nettoyage, de
logistique, etc., étaient assurées par des salariés de l’usine, qui
entraient donc dans la catégorie des salariés de l’industrie.
Aujourd’hui que ces tâches sont exécutées par des sous-traitants, les
salariés de ces sous-traitants, qui n’ont pas changé de métier mais
seulement de bleu de travail, deviennent des employés de services ! Il
est bien sûr impossible de savoir combien de travailleurs de l’industrie
sortent ainsi des statistiques, mais on peut probablement faire
confiance à un porte-parole de la très patronale Fédération des
industries métallurgiques de Grande-Bretagne, qui déclarait il y a
quelques années dans le Financial Times : « L’industrie manufacturière
crée une large portion de l’industrie des services en sous-traitant ses
activités. (...) L’industrie pourrait représenter jusqu’à 35 % de
l’économie - au lieu des 20 % généralement acceptés - si elle était
mesurée en faisant usage de définitions statistiques appropriées. »
Alors certes, le prolétariat ne se limite pas aux ouvriers
d’industrie ; mais il est absurde et mensonger de prétendre que celui-ci
aurait disparu ou serait en passe de disparaître.
Bien sûr, il y a un certain nombre de secteurs industriels qui ont
disparu dans un pays comme la France : la sidérurgie, ou le textile, par
exemple. Et il n’est pas exclu que d’autres disparaissent demain. Bien
sûr, il y a des grands groupes capitalistes qui ont entièrement revu
leurs méthodes managériales pour ne plus avoir à s’encombrer d’ouvriers,
comme Alcatel dont le patron, Serge Tchuruk, s’est vanté de vouloir
construire « un groupe sans usines. » Il y est presque parvenu, mais
tout simplement parce que ce que les anciens ouvriers d’Alcatel ne
produisent plus, ce sont d’autres, des sous-traitants, qui le
produisent.
L’exploitation, en France, en Grande-Bretagne, au Japon, aux
États-Unis, elle existe très concrètement pour des millions et des
millions d’ouvriers d’usine. Il y a d’une part les grandes usines, les
grands groupes de la chimie, de l’automobile, où règnent les cadences
épuisantes. Mais ces usines, pour dures qu’elles soient, ne sont même
pas les pires, parce qu’on y trouve encore un minimum d’organisation, de
militants syndicaux qui arrivent à mettre quelques freins à la rapacité
patronale. Toute une partie du tissu industriel de ce pays – cela
représente au moins la moitié des ouvriers – ce sont les petites usines,
les abattoirs industriels où perdre un œil est monnaie courante, les
menuiseries industrielles où l’on fabrique des boites de fromage et où
pas un ouvrier n’a tous ses doigts, les usines où les ouvrières mettent
des salades en sachet à 3h du matin, avec une température de 4 degrés…
Pour toute une partie du prolétariat de ce pays, les syndicats sont
inexistants, et pour leurs patrons, le Code du travail n’est tout juste
qu’un objet qui peut leur servir à caler un table.
Les ouvriers, en France, vieillissent plus vite, meurent plus tôt,
sont plus souvent malades. Leurs enfants sont en plus mauvaise santé que
les enfants des cadres – sans parler de ceux des riches – et
l’écrasante majorité d’entre eux ne fera pas d’études supérieures.
Alors peut-être que les journalistes de la presse bourgeoise ne les
voient jamais – mais il suffit, pourtant, de prendre les transports en
commun tôt le matin pour les côtoyer, ces ouvriers qui partent au
travail déjà harassés de fatigue, ces immigrés pakistanais qui
reviennent au petit matin d’une nuit passée à faire le ménage dans les
avions à Roissy, ces femmes africaines qui partent à l’aube nettoyer les
bureaux. Ah oui, certains ne les voient pas, ils ne les voient jamais !
parce que cela les arrange. Voilà qui fait penser à ce vers du poète
Jacques Prévert, où il parlait de « ceux qui, dans les caves, fabriquent
les stylos avec lesquels d’autres, en plein air, écriront que tout va
pour le mieux. »
Les employés, partie intégrante du prolétariat
Quant au refrain si souvent entonné, selon lequel les salariés
employés dans les services ne compteraient pas dans les rangs du
prolétariat, il prête à sourire.
Penser que seuls les ouvriers d’usines sont des prolétaires relève,
au mieux, d’une lecture bien rapide de Marx – qui n’a jamais rien dit de
tel. Au pire, c’est une manière de lui prêter des idées caricaturales
pour les réfuter à bon compte. Car ses adversaires font dire à Marx que
seule une fraction des travailleurs salariés – les ouvriers d’usine –
seraient potentiellement révolutionnaires. On imagine aisément la
suite : cette fraction de salariés ayant tendance à diminuer, les
marxistes se retrouveraient en quelque sorte dépassés par l’histoire.
Cet argument travestit d’abord la réalité sociale, puisque, on l’a
vu, la proportion d’ouvriers ne cesse de croître à l’échelle mondiale.
Mais il travestit aussi les idées de Marx, et doublement.
Certes, Marx a établi, dans Le Capital, une distinction entre les
travailleurs qu’il appelle « productifs », c’est-à-dire ceux qui
produisent de la plus-value, et « improductifs », ceux qui n’en
produisent pas. Mais il n’a jamais écrit nulle part que cette
distinction avait quelque conséquence que ce soit sur leur combativité,
leur poids politique, leur caractère révolutionnaire ou pas.
Deuxièmement, Marx n’a jamais dit non plus que les travailleurs
« productifs » sont nécessairement des ouvriers d’industrie. Il a
précisément écrit que tout salarié producteur de marchandise était un
travailleur « productif », que la marchandise produite soit matérielle
ou non. Il explique que le processus de production suppose la
collaboration de multiples travailleurs manuels et intellectuels, « le
travail manuel et intellectuel (étant) unis par des liens
indissolubles. » S’il faut des ouvriers pour fabriquer une voiture, il
faut aussi, indiscutablement, des ingénieurs et des dessinateurs. Pour
Marx, les marchandises ne sont pas le produit d’une série de
travailleurs uniques mais de ce qu’il appelle « un travailleur
collectif ». Sont donc des travailleurs « productifs » tous ceux qui
sont « un organe du travailleur collectif » – l’expression est de Marx.
Et il poursuit : « Est productif tout travailleur (…) dont le travail
féconde le capital. » Ce qui inclut, par exemple, une infirmière dans
une clinique privée, un professeur dans une école privée. C’est-à-dire
dans des entreprises où un capitaliste a investi son capital en vue d’en
tirer un profit. Ce n’est pas la nature de sa production qui fait qu’un
travailleur produit de la plus-value, c’est son rapport avec le
capital. Et Marx écrit qu’un enseignant dans une école privée « est un
travailleur productif non pas parce qu’il forme l’esprit de ses élèves,
mais parce qu’il rapporte des sous à son patron. Que celui-ci ait placé
son capital dans une fabrique de leçons plutôt que dans une fabrique de
saucisses, c’est son affaire. »
Une seule classe ouvrière mondiale
En fait, l’idée que nous devons nous acharner à défendre, c’est qu’il
n’existe en fait qu’un seul et même prolétariat, une seule classe aux
intérêts communs, d’un bout à l’autre de la planète. Aux intérêts
communs, et même, dont chaque membre dépend, par bien des aspects, de
tous les autres. Ce que la société capitaliste a créé, c’est un monde
qui n’est aujourd’hui qu’une gigantesque chaîne de travail humain dont
il est impossible de distinguer le début et la fin. Qui est capable de
dire combien de travailleurs sont impliqués dans la fabrication d’un
objet aussi simple que les pieds en fer de la chaise sur laquelle vous
êtes assis ? Je ne parle pas seulement des ouvriers de l’usine qui ont
fabriqué ces pièces. Mais avant même que les morceaux de fer passent
sous les presses, il y a le reste : ceux qui ont construit l’usine, ceux
qui ont construit les matériaux qui ont servi à construire l’usine,
ceux qui ont construit les machines. Et pour que la matière première
elle-même arrive dans l’usine, il a fallu des mineurs pour extraire le
fer, des dockers pour le charger dans des bateaux, des marins pour le
faire fonctionner,. Et arrivés au port il faut encore des grutiers, sans
parler des ouvriers qui ont fabriqué le bateau et les grues, les
travailleurs du pétrole qui ont raffiné le mazout et l’essence servant à
transporter tout ce petit monde, et ainsi de suite ! Et avant que le
fer arrive à l’usine il faut des camionneurs, et pour qu’il y ait des
camionneurs il faut des ouvriers qui fabriquent des camions et des pneus
et des routes, et avant, des ouvriers qui fabriquent du bitume. Et je
ne parle pas de tous les travailleurs qui produisent, pour tous ces
autres ouvriers, de quoi manger, de quoi boire, de quoi se vêtir… Des
infirmiers et infirmières qui les soignent pour qu’ils puissent
retourner travailler, des instituteurs et institutrices qui leur
apprennent à lire, les comptables et les secrétaires… Et pour que tout
cela fonctionne il faut un réseau de communication, des téléphones
portables, des ordinateurs, et tout cela c’est encore et toujours du
travail humain.
Alors, il n’est sûrement pas exagéré de dire que vu sous cet angle,
dans votre simple chaise, il y a le résultat du travail de millions de
travailleurs. En divisant le travail, la bourgeoisie a finalement unifié
le monde ! Chose que Marx, une fois de plus, avait parfaitement
comprise dès son époque : « La grande industrie fonde l’histoire
mondiale, en rendant chaque nation, chaque individu, dépendant du monde
entier. »
Alors, prétendre que le prolétariat a disparu, c’est oublier, ou
feindre d’oublier tout cela. Ou l’ignorer, tout simplement, parce qu’il y
a bien des gens dans les milieux petits bourgeois que cela n’intéresse
pas du tout de savoir qui a fabriqué leur stylo. La bourgeoisie, elle,
elle ne l’ignore pas : parce qu’elle sait où se fabrique sa richesse.
Mais par bien des aspects, ce ne sont pas les bourgeois eux-mêmes qui
façonnent l’opinion, qui l’influencent, ce sont des intellectuels –
journalistes, économistes, sociologues… Cette petite bourgeoisie
intellectuelle, ignore pour la plupart l’existence même du prolétariat –
ce qui lui permet d’écrire de doctes articles pour expliquer en toute
bonne foi qu’il n’existe plus. Ces gens-là passent tous les jours à côté
d’ouvriers africains qui défoncent le bitume à coup de marteau piqueur,
ils montent dans des trains conduits et nettoyés par des hommes et des
femmes, en chair et en os… mais ils ne les voient pas. Aussi les
ouvriers ont-ils pu devenir, pour beaucoup d’intellectuels, une
véritable classe invisible. Peut-être parce que ces intellectuels ne
prennent pas les transports en commun ? Peut-être parce qu’ils préfèrent
circuler en Vélib ? Dans ce cas, rappelons-leur que non seulement les
Vélib en question sont fabriqués par des ouvriers d’une usine de Hongrie
payés 400 euros par mois, mais également que si chaque matin ils en
trouvent un à la borne qui est juste en bas de chez eux, c’est parce
qu’il y a une petite armée de 1 400 travailleurs qui passe toute la nuit
à réparer les vélos et réapprovisionner les stations !
Conclusion
S’il est invisible pour ceux qui sont aveuglés par leurs préjugés de
classe, le prolétariat est donc bien une classe sociale toujours plus
indispensable au fonctionnement de la société, toujours plus nombreuse,
toujours plus implantée à l’échelle mondiale. Mais qui, depuis bien des
années, manque cruellement de partis politiques capables de l’unifier,
de lui redonner une conscience, de mener à nouveau le travail
élémentaire qu’ont mené les militants du 19e siècle.
Depuis Marx, les révolutionnaires savent que trois conditions sont
nécessaires pour qu’une révolution puisse accoucher d’une société
nouvelle : le développement des forces productives ; le poids du
prolétariat dans la société ; et ce que Marx appelait « les conditions
subjectives », c’est-à-dire l’état de conscience du prolétariat. Juste
avant la Seconde Guerre mondiale, Trotsky écrivait déjà : « (Le
prolétariat) doit comprendre la position qu’il occupe dans la société et
posséder ses propres organisations visant le renversement de l’ordre
capitaliste. C’est la condition qui manque actuellement du point de vue
historique. » Cette remarque, déjà profondément juste en 1938, l’est
encore plus aujourd’hui. Car si les forces productives ont continué de
se développer, même poussivement, car si le poids du prolétariat n’a
cessé d’augmenter dans la société capitaliste – parallèlement la
conscience du prolétariat n’a pas avancé mais profondément reculé, pour
toutes les raisons que nous avons expliquées. Et conséquemment à ce
recul, ce sont les idées les plus réactionnaires, les pires préjugés,
qui ont progressé dans la classe ouvrière – corporatisme, chauvinisme,
ici racisme, ailleurs ethnisme ou intégrisme religieux.
Mais l’histoire de la classe ouvrière, de ses défaites et de ses
victoires, nous a appris que les choses peuvent changer très vite. Elle
nous a montré quels trésors de dévouement, d’imagination, de combativité
et de solidarité peuvent apparaître dans la classe ouvrière lorsqu’elle
renaît à la conscience. Les prolétaires russes d’avant 1917 étaient
patriotes, souvent illettrés, fréquemment antisémites. Et cela ne les a
pas empêchés de se transformer en quelques mois en la classe ouvrière la
plus révolutionnaire du monde.
On ne peut que constater le recul de la conscience ouvrière. Face à
cette situation, la pire des choses à faire, serait d’abandonner nos
idées sous prétexte que les travailleurs ne les reprennent pas. Il faut
affirmer que s’ils ne les reprennent pas, la faute en incombe en premier
lieu aux générations d’intellectuels qui ont dévoyé les idées
communistes et ont ainsi désarmé le prolétariat. Et les trahisons de ces
intellectuels, ce sont les travailleurs qui les payent, par la
perpétuation d’un système qui les opprime et les écrase ! Alors, c’est
tout de même la moindre des choses que le petit courant que nous
représentons tente de garder vivantes ces idées et d’essayer de les
transmettre, intactes, à ceux qui seront prêts demain à reprendre le
combat.
Ce qui peut transformer des milliards d’individus isolés en une
classe sociale agissante, c’est la conscience. Et la conscience, cela
passe à travers des partis. Aujourd’hui comme hier, c’est l’existence de
partis révolutionnaires communistes qui cimentera le prolétariat et en
fera une véritable classe sociale, ayant une compréhension commune des
événements, une politique commune, des actions communes. Qui lui feront
reprendre conscience qu’elle ne devra pas seulement lutter, mais bien
renverser l’ordre existant et se constituer en classe dirigeante. Nous
sommes toujours partisans de la dictature du prolétariat, et fièrement,
parce que la dictature de trois milliards d’individus sera infiniment
plus démocratique que la dictature actuelle d’une infime poignée
d’actionnaires.
Voilà pourquoi il faut continuer de militer pour ces idées, continuer
de tenter de les développer malgré les vents contraires et malgré le
fait que les délais soient bien plus longs que ce que les fondateurs du
communisme espéraient. Il faut continuer de gagner des travailleurs à la
révolution, à la conscience communiste. Les travailleurs vivent
aujourd’hui non seulement dans la crainte du chômage et de la pauvreté,
mais doivent en plus subir la propagande à sens unique des porte-parole
de la bourgeoisie, qui tentent chaque jour de les convaincre qu’ils ne
sont rien, qu’ils ne servent à rien, qu’ils coûtent trop cher, qu’ils
sont des poids morts ! Eh bien notre combat, c’est aussi de restaurer la
fierté d’appartenir à la classe ouvrière : car oui, nous avons toutes
les raisons d’être fiers d’appartenir – par origine sociale ou par
adoption – à une classe qui n’exploite personne, qui fait tourner toute
la société par son travail, qui a toujours lutté contre l’exploitation –
qui est, en un mot, le moteur et l’avenir de l’humanité !
Alors oui, le monde a changé depuis Marx – et la classe ouvrière a
changé. En mieux, par certains aspects : la classe ouvrière des pays
riches est aujourd’hui bien plus cultivée, c’est-à-dire bien plus apte à
acquérir des idées qu’elle l’était au 19e siècle. Et celle des pays
pauvres, est plus nombreuse, plus concentrée, plus en contact avec le
progrès technique, qu’elle l’a jamais été. Et ce qui n’a certainement
pas changé, c’est que le prolétariat est plus que jamais au cœur de la
production et de l’exploitation, et par là-même il reste la seule classe
capable de changer le monde – et ça, tant que le capitalisme existera,
cela ne disparaîtra jamais !
Oui, le monde bouge, des usines ferment ici et s’ouvrent ailleurs,
certaines productions apparaissent et d’autres disparaissent, les
centres de gravité de la production se déplacent. Et alors ? Lorsque la
production des calèches a presque disparu pour faire place à celle des
automobiles, les militants révolutionnaires n’ont pas pleurniché, mais
sont allés s’implanter dans les usines d’automobiles !
Oui, enfin, la période que nous vivons, dans laquelle nous militons,
est dure parce qu’elle est marquée par la démoralisation. Mais nous
vivons dans un monde capitaliste, dominé économiquement, politiquement
et intellectuellement par la bourgeoisie, alors il n’y a rien d’étonnant
à ce que le chemin soit semé d’embûches. Jusqu’à la révolution, il en
sera ainsi, et, comme le disait Engels, l’histoire du prolétariat se
résumera à « une longue série de défaites, interrompue par quelques
victoires isolées. » Cela ne change rien à la profonde validité de nos
idées, et aux tâches qui sont celles des révolutionnaires.
Les sociologues et les journalistes peuvent bien enterrer le
prolétariat tous les matins si ça les amuse – ou plutôt si ça les
rassure, parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous, nous savons
que c’est bien le prolétariat qui enterrera ce vieux monde. Nous faisons
donc nôtre plus que jamais les dernières lignes du Manifeste
communiste, sans en changer un mot : « Les communistes ne s’abaissent
pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament
ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le
renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes
dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les
prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y
gagner. Prolétaires de tous les pays , unissez-vous ! »