Nous examinons la Révolution d’Octobre du point de vue des deux perspectives.
Du point de vue du développement de la société humaine, le prolétariat n’a pas à renier la Révolution d’Octobre, malgré la dégénérescence et malgré le fait que l’Union Soviétique actuelle n’a pas grand chose à voir ni avec le socialisme ni avec le communisme. Car, même dans son échec, la Révolution d’Octobre a réussi, dans les frontières de l’URSS, des réalisations que n’ont réussi ni le capitalisme libéral dans les pays d’un niveau de développement comparable à celui de la Russie, ni même aucune révolution dirigée par des nationalistes radicaux.
Le prolétariat russe au pouvoir a accepté de composer pendant un
temps, sur le plan économique, avec la bourgeoisie mais en ne cessant
jamais de la contrôler. Et lorsqu’il a été amené à exproprier cette
bourgeoisie, il a pu le faire de façon radicale, mettant ainsi
l’intégralité des richesses et des moyens accumulés par les classes
privilégiées russes au service du développement du pays.
Ce développement économique dans le cadre d’un seul pays n’était
certainement pas l’objectif des bolchéviks pour qui il était évident que
seule une économie unifiée à l’échelle du monde, sans frontière, sans
barrière, sans monnaies différentes et, bien entendu, sans les classes
parasites qui vivent sur tout cela, pouvait permettre aux forces
productives de la société humaine à faire un nouveau bond.
Mais il n’y a pas que l’aspect quantitatif du développement. Pendant
la période de l’après-guerre où l’économie capitaliste a retrouvé une
sorte de seconde souffle, les investissements impérialistes avaient
développé la production dans un certain nombre de pays sous-développés,
quoique toujours à un rythme moindre que l’Union Soviétique. Mais si,
sous l’aiguillon des inves-tissements impérialistes un pays comme le
Brésil par exemple, comparable à l’Union Soviétique à bien des égards,
s’est dans une certaine mesure développé, ce développement a un tout
autre caractère.
Le Brésil s’est peut-être doté d’un certain nombre d’entreprises sans
équivalent dans la Russie des Soviets. Mais, de Rio de Janeiro à Saô
Paulo, les favelas ont poussé encore plus vite que les buildings ! Ce
qu’il y a eu comme développement industriel est allé de pair avec le
développement de la misère et pour reprendre une expression qui dit bien
ce qu’elle veut dire : le développement du sous-développement.
Les investissements impérialistes n’obéissent qu’à la seule logique
du profit. Et cette logique prend, dans les pays pauvres, un caractère
parti-culièrement brutal. Elle ne diminue pas, elle accentue les
inégalités, entre les classes sociales comme entre les régions. Le
développement de la région de Saô Paolo par exemple, outre la misère
qu’il a accumulé autour de cette métropole industrielle, a confiné le
Nordeste ou l’Amazonie dans l’arriération, en donnant à cette
arriération un caractère encore aggravé. Pareil en Inde, pareil dans
tous ces pays asiatiques où les sociétés impérialistes ont investi, pour
profiter de la main d’oeuvre bon marché, pour créer des entreprises
ouvertes sur le marché mondial, mais sans s’intégrer le moins du monde
dans l’économie locale.
L’industrialisation de l’Union Soviétique, s’appuyant sur les moyens
procurés par l’expropriation radicale de la bourgeoisie, bien qu’elle
fut exécutée pour l’essentiel à l’ère stalinienne, avec les méthodes
brutales du dictateur, n’a cependant pas obéi aux lois de la recherche
du profit avec toutes ses tares indélébiles. Au moment d’Octobre, non
seulement la Russie était un pays sous-développé, mais l’État russe
tenait sous son contrôle de vastes régions, de véritables colonies, dont
certaines vivaient encore dans des structures économiques et sociales
du Moyen-Age et dont d’autres en étaient à peine au-delà de l’âge de
pierre.
L’Union Soviétique d’aujourd’hui n’a pas seulement hérité du tsarisme
la Russie d’Europe, les régions relativement développées des confins
occidentaux ou encore les régions relativement favorisées du Caucase,
mais aussi les vastes étendues sibériennes aux populations vivant d’une
économie primitive ou un certain nombre d’émirats ou de khanats de
l’Asie Centrale, parmi les plus rétrogrades de leur époque.
Eh bien, le développement industriel de l’Union Soviétique n’a pas
accentué les décalages mais, au contraire, il les a considérablement
diminués.
Et puis, il y a le simple fait que les multitudes de peuples et
d’ethnies aient pu coexister et maintenir unie l’entité territoriale la
plus vaste de la planète.
Oh ! Ce n’est pas la révolution prolétarienne qui a réuni ensemble
ces mosaïques de peuples qu’est l’URSS : c’est le tsarisme. Et ce n’est
pas dans l’enthousiasme d’une révolution, mais sous l’oppression d’un
empire vermoulu. Très exactement comme d’autres empires tout aussi
vermoulus de l’époque, comme la monarchie austro-hongroise ou la
Turquie, ont réuni sous leur houlette d’autres mosaïques de peuples.
Mais l’Union Soviétique s’est constituée précisémment au moment où ces autres empires s’écroulaient !
Malgré la politique de mépris grand-russe et d’oppression nationale
pratiquée par Staline à l’égard de ces peuples, l’URSS n’a pas éclaté en
de multiples morceaux.
Malgré l’appui militaire des États impérialistes et leurs promesses
d’aider les nations qui se seraient détachées de l’URSS, rien n’y a
fait. Malgré les épreuves de la guerre civile et malgré les exactions de
la bureaucratie stalinienne, les peuples qui avaient été entraînés par
la tourmente révolutionnaire de 1917 et éveillés à une nouvelle vie et
une nouvelle dignité sont restés fidèles à l’État ouvrier, malgré toutes
ses tares bureaucratiques. Les liens créés par la révolution entre les
peuples de l’ancien empire tsariste se sont révélés jusqu’à présent plus
solides que tout le reste.
La comparaison est à cet égard significative entre ce qu’a été
capable de réaliser le prolétariat révolutionnaire, et ce que la
bourgeoisie sénile de l’ère impérialiste n’est plus capable de réaliser
nulle part. L’Europe capitaliste crève d’autant plus de ses frontières
que son économie est plus développée, plus interdépendante que ne
l’étaient les différentes parties de ce qui allait devenir l’Union
Soviétique. Mais les bourgeoisies des pays européens, avec leurs
égoïsmes nationaux, avec leur besoin de se cramponner à leurs États
nationaux pour s’assurer contre la concurrence du voisin, rèvent à voix
haute d’une Europe unie depuis plusieurs décennies. Non seulement elles
ne l’ont pas réalisée, mais au moment même où le prolétariat unifiait
les peuples de l’Union Soviétique, la bourgeoisie, par l’intermédiaire
du traité de Versailles, a dépecé encore un peu plus le vieux continent.
L’oppression de la bureaucratie - pas nécessairement celle qui
s’exerce spécifiquement sur le terrain national, car du point de vue des
libertés et des droits, le composant russe de la population n’est guère
mieux loti - a compromis bien des fois dans le passé cette coexistence
entre peuples. L’opposition dans les minorités nationales à la dictature
de la bureaucratie a déjà emprunté dans le passé, et pourait emprunter
dans l’avenir, le canal du nationalisme. C’est bien pourquoi toute
politique révolutionnaire prolétarienne en Union Soviétique devrait
reconnaître à chaque peuple de l’URSS le droit à la séparation - tout en
indiquant que la seule véritable solution c’est le maintien de l’union
des peuples, mais débarassés de la bureaucratie.
En tout cas, soixante-dix ans après Octobre l9l7, le maintien d’un
vaste ensemble cohérent, débarrassé de l’exploitation des bourgeois, est
un des acquis essentiels de la Révolution prolétarienne.