dimanche 21 juin 2015

:: Juin 1984 : la « bataille d'Orgreave », un tournant dans la grève des mineurs britanniques [LO, juillet 2009]

Le 18 juin 1984 se joua le dernier acte d'un face à face entre les mineurs britanniques et la police. Cette « bataille d'Orgreave » marqua l'apogée de l'année de grève que firent la grande majorité des 180 000 mineurs contre les 100 000 suppressions d'emplois annoncées le 6 mars de la même année par le gouvernement de Margaret Thatcher.
 
Un affrontement sans enjeu pour les mineurs

Orgreave était une cokerie du nord-est du pays ravitaillant l'aciérie géante de Scunthorpe. Elle était l'une des cibles du NUM, le syndicat des mineurs, dans le but de « paralyser tout mouvement de charbon ». Mais alors que, jusque-là, Thatcher avait évité tout affrontement avec les piquets de grève volants des mineurs, elle choisit Orgreave pour tenter de leur infliger un premier revers. Le leader du NUM, Arthur Scargill, avait pour sa part donné l'objectif de réitérer à Orgreave ce qui avait réussi lors de la grève de 1972, lorsque les mineurs avaient fait reculer la police avant de remporter la victoire.

Seulement en 1972, à Saltley, l'épreuve de force avait suscité un mouvement de grèves sauvages autour du dépôt, dans le bassin métallurgique de Birmingham. Des milliers de métallos s'étaient joints aux mineurs face à la police. À Orgreave, perdu dans la campagne loin de toute concentration industrielle, rien de tel ne pouvait arriver, d'autant moins que rien n'avait été organisé par le NUM pour tenter de convaincre d'autres travailleurs de se joindre aux mineurs. En fait, 5 à 6 000 « piquets volants » de mineurs firent face, seuls, à une force de police au moins équivalente, équipée et préparée pour le combat. Et ce fut finalement la police qui fit reculer les mineurs après de violents affrontements qui firent plus d'une centaine de blessés dans leurs rangs.

Ce revers marqua la fin de la période ascendante de la grève, où la combativité des piquets volants des mineurs s'était fait sentir partout dans le pays. Mais surtout, Orgreave souligna les limites du corporatisme du NUM. Pour combatif qu'ait été le langage d'Arthur Scargill, son choix de cantonner la grève à « défendre les charbonnages » (voire le « charbon britannique ») privait les mineurs de toute perspective.

Face à l'offensive de la bourgeoisie

Car si Thatcher avait choisi de s'en prendre aux mineurs, son objectif allait bien au-delà. Depuis son arrivée au pouvoir, après la grande vague de grèves de « l'hiver du mécontentement » de 1978-79, elle cherchait à réduire la résistance de la classe ouvrière, avec des lois contre le droit de grève et des mesures faisant porter sur celle-ci le poids de la récession qui sévissait alors.

En 1984 pourtant, Thatcher et le patronat étaient encore loin d'avoir remporté la partie. Ils n'avaient encore jamais osé utiliser sa législation antigrève et avaient dû reculer face à plusieurs mobilisations ouvrières, y compris face aux mineurs, en 1981. Mais le fait que la bourgeoisie était engagée dans une offensive générale ne pouvait faire aucun doute, comme le montrait un éditorial de l'hebdomadaire d'affaires The Economist affirmant que pour rétablir la « compétitivité britannique », la masse salariale devait être réduite de 20 %, à production égale !

C'est donc dans le contexte de cette offensive, aggravée par le chômage (trois millions de chômeurs au début 1984), et face à un pouvoir sorti renforcé des urnes grâce à la guerre des Malouines, que la grève éclata dans les mines, avec un dynamisme qui surprit autant le gouvernement que les dirigeants syndicaux. Pour Thatcher, c'était un bras de fer qu'elle devait gagner, un bras de fer qui, du coup, concernait l'ensemble des travailleurs.

Dans cette situation, les dirigeants des mineurs auraient pu s'appuyer sur la détermination, le crédit et le nombre des mineurs pour tenter d'entraîner ne serait-ce que les secteurs de la classe ouvrière menacés par des attaques similaires, et ils ne manquaient pas ! Mais pour cela, face à la caution donnée par les leaders de nombreux syndicats aux exigences des employeurs, il aurait fallu s'adresser aux travailleurs du rang de ces syndicats, en passant par-dessus la tête de leurs leaders, pour les entraîner dans la lutte sur la base de revendications communes destinées à assurer un salaire décent à tous, pris sur les profits d'une bourgeoisie britannique qui en avait largement les moyens.

L'impasse corporatiste

Mais Scargill et les leaders du NUM étaient des hommes d'appareil, aussi soucieux de garder le contrôle de leur pré carré corporatiste que respectueux des prérogatives des autres appareils syndicaux. Tout en tempêtant publiquement contre le refus des leaders du Congrès des Syndicats TUC d'appeler à des actions de solidarité avec les mineurs, Scargill refusa toujours de marcher sur leurs plates-bandes. Et lorsque des militants du NUM prirent de telles initiatives, comme ce fut le cas au Pays de Galles par exemple, Scargill fit ce qu'il fallait pour torpiller ces tentatives.

Après Orgreave, les mineurs furent les premiers à faire les frais de ce corporatisme étroit, avec neuf mois d'une lutte de plus en plus isolée, employée à bloquer le passage à quelques milliers de "jaunes" à qui les charbonnages tentaient vainement de faire « redémarrer » les mines, ce qui suscita de profondes rancoeurs parmi les mineurs. La lutte se termina en défaite en mars 1985. Mais, au-delà des mineurs, ce fut toute la classe ouvrière qui paya chèrement cette politique, par la démoralisation et la conviction enracinée pour longtemps que, là où les mineurs avaient échoué, personne ne pouvait réussir.

Aujourd'hui, alors que la bourgeoisie est de nouveau à l'offensive, au vu et au su de tous, les travailleurs auraient bien besoin de se souvenir de l'expérience si chèrement acquise par les grévistes de 1984-85, pour préparer une réponse adaptée à cette offensive. Si tel était le cas, quoi qu'en disent les politiciens, la lutte des mineurs n'aurait finalement pas été vaine !

François ROULEAU (LO, juillet 2009)

:: Février - juillet 1916 : le charnier de Verdun [LO, juillet 2006]


Après que Chirac eut inauguré à Douaumont, près de Verdun, un monument dédié aux « soldats musulmans morts pour la France », il est bon de revenir sur ce que fut «Verdun»: une boucherie résultant de l'âpreté des bourgeoisies française et allemande de l'époque, prêtes à tout, l'une pour conserver l'empire colonial qu'elle s'était taillé, l'autre qui voulait le lui disputer. Verdun ne fleurait pas bon l'honneur, il puait plutôt le sang, la vermine et les excréments. Et si Verdun doit rester dans les mémoires, ce doit être comme l'abomination dont peut être capable un monde d'exploitation.

Les troupes coloniales dans l'armée française

Plusieurs centaines de milliers d'hommes d'Afrique noire et du Maghreb notamment, auxquels le système colonial refusait jusque-là toute reconnaissance et tout droit, furent contraints d'endosser l'uniforme de l'armée française pour servir de chair à canon. Les campagnes de recrutement provoquèrent de nombreuses révoltes, notamment sur le territoire algérien. Commandés par des officiers français pleins de morgue et de mépris, ces soldats partagèrent le sort et les souffrances de tous les combattants auxquels la propagande voulait faire croire qu'ils allaient «mourir pour la patrie» alors qu'ils mouraient, comme l'a écrit Anatole France, «pour les industriels et les banquiers».

L'enfer de Verdun

La bataille de Verdun, qui se déroula, sous sa forme la plus intensive, du 21 février au 12 juillet 1916, sur un espace de quelques dizaines de kilomètres carrés, fut l'une des plus meurtrières de la Première Guerre mondiale. Dans tous les témoignages sur Verdun, c'est le mot «enfer» qui revient le plus souvent. Un enfer qui fut l'expression de la barbarie du capitalisme. Mais la responsabilité de cet enfer était aussi partagée par les dirigeants socialistes qui avaient prôné en août 1914 l'« Union sacrée » des ouvriers et de leur bourgeoisie respective et en avaient été récompensés en devenant ministres dans ces gouvernements de guerre contre les peuples.

En plein coeur de l'effroyable mêlée humaine de Verdun fut créé en France un «diplôme de mort pour la France» pour chaque homme tué au combat. Il y eut beaucoup de «diplômés» cette année-là. Sur les collines de Verdun, 380000 soldats de l'armée française furent tués, disparurent ou furent blessés, dont des dizaines de milliers de soldats arrachés aux colonies d'Afrique. Du côté allemand, l'hécatombe fut tout aussi terrible. Trente millions d'obus ravagèrent les chairs et la terre. Il y eut une centaine de morts à chaque heure de combat. Plusieurs villages qui se trouvaient sur la ligne de front, comme Fleury, Orne, disparurent sous le déluge d'acier: on peut aujourd'hui en voir les rares traces dans un paysage encore ravagé par les trous d'obus. Les combats étaient d'une telle intensité et le nombre de victimes si élevé, que l'état-major français décida d'y envoyer ses unités à tour de rôle. Les deux tiers de l'armée française y furent finalement engagés. C'est pourquoi Verdun reste en France la bataille la plus connue de cette guerre. De nombreux historiens, tout en décrivant les horreurs des combats, continuent à y voir la preuve de la vaillance, du dévouement des soldats à leur «patrie», quand ils n'écrivent pas que Verdun fut «l'acte de naissance de la Nation française», comme si l'état-major leur avait laissé le choix!

Une barbarie dont il faut se souvenir

Voici comment Louis Barthas, un tonnelier présent sur ce front avec son unité, décrivait dans son journal de guerre un épisode de cette bataille et répondait aux mensonges: «Là, de la chair humaine avait été broyée, déchiquetée; aux endroits où la terre avait bu du sang, des essaims de mouches tourbillonnaient; pourtant on ne voyait pas de cadavres mais on devinait leur présence, cachés sans doute dans des trous d'obus proches avec un peu de terre dessus, par des relents de chair corrompue. Partout des débris de toutes sortes, fusils brisés, sacs éventrés d'où s'échappaient des lettres tendres et de chers souvenirs conservés précieusement et que le vent dispersait, puis des bidons crevés, des musettes déchirées (...). Ah! Journalistes de malheur qui affirmiez cyniquement que nos soldats escaladaient la côte 304 et le Mort-Homme avec entrain et furie et en chantant et dont les chefs ne pouvaient modérer l'élan, que n'étiez-vous là cet après-midi pour assister au lamentable défilé de ces loques humaines: on eût dit un troupeau de moutons qu'on menait à l'abattoir; mais au moins les moutons ignorent leur sort et jusqu'à la minute où on les abat ils peuvent supposer qu'ils vont paître paisiblement aux champs, aux prés. Ils passaient, isolés ou par petits groupes, s'arrêtant, se cachant, épouvantés d'entrer dans cette fournaise. Quelques-uns restèrent jusqu'au soir au seuil de l'abri sans que personne ne se souciât d'eux.»
Parmi la population et les soldats, ces mois d'horreur accrurent considérablement les sentiments de rejet de la guerre et des généraux qui se présentaient comme les «vainqueurs» de Verdun: Nivelle, Pétain et Mangin. En 1917, les soldats d'Europe furent nombreux à se mutiner contre leurs propres généraux dénoncés comme «bouchers» et «buveurs de sang». En Russie, cette révolte se transforma en révolution.

Oui, il faut se rappeler à quoi mène la folie impérialiste et ne pas oublier les responsabilités de la social-démocratie dans ce carnage.

Pierre DELAGE (LO, juillet 2006)