dimanche 29 novembre 2015

:: La dictature du prolétariat, ou la démocratie la plus large


La république démocratique bourgeoise, reposant sur le suffrage universel et le mécanisme des partis, n'est en fait que la forme normale de la dictature de la bourgeoisie. Et l'État moderne reste le garant du maintien de l'exploitation. Nous pouvons reprendre à notre compte ces conclusions que Marx tira, en son temps, de la défaite des révolutions de 1848 en France et en Allemagne.

Contre la dictature de la bourgeoisie, la dictature du prolétariat


Comme nous reprenons à notre compte la conclusion révolutionnaire qu'il en tira : que la révolution prolétarienne ne pourra l'emporter qu'à condition de " concentrer contre l'État toutes ses forces de destruction " , qu'à condition " de briser la machine d'État que toutes les révolutions politiques n'avaient fait jusqu'à présent que perfectionner " .

Pour nous, cette analyse et ce programme sont, cent cinquante ans après, toujours d'actualité.

Pour s'émanciper, la classe ouvrière devra opposer à la dictature de la bourgeoisie, comme l'expliquait encore Marx, " la dictature de classe du prolétariat comme point de transition nécessaire vers l'abolition des différences de classes tout court, vers l'abolition de tous les rapports de production sur lesquels elles reposent, vers l'abolition de toutes les relations sociales qui correspondent à ces rapports de production, enfin, vers le bouleversement de toutes les idées qui naissent de ces relations sociales " .

La classe ouvrière devra, résumait Marx, " déclarer la révolution en permanence " .

Contre la démocratie bourgeoise, la démocratie ouvrière


En parlant de dictature du prolétariat, Marx ne parlait pas de la forme politique que prendrait la domination de la classe ouvrière, mais de son contenu social. La dictature du prolétariat ne s'oppose pas pour lui à la démocratie ni aux libertés politiques, mais à la dictature sociale et économique de la bourgeoisie, quelles que soient ses formes politiques.

Marx et Engels n'excluaient d'ailleurs pas la possibilité d'une transition sinon pacifique, du moins plus facile, dans les États bourgeois où le militarisme et la bureaucratie ne s'étaient pas encore développés. Avec l'impérialisme, qui renforça de façon extraordinaire l'appareil bureaucratique et militaire dans tous les États bourgeois, cette possibilité est moins vraisemblable. Cependant il n'y a pas de situation révolutionnaire, pas de situation où les masses ne peuvent plus supporter leur vie, sans que l'appareil d'État de la bourgeoisie se décompose et soit moins en en état de fonctionner et de réagir.

La nécessité de la dictature du prolétariat est liée à la nécessité de briser l'État bourgeois mais aussi à sa résistance ou son absence de résistance. C'est la violence bourgeoise qui appelle la violence révolutionnaire, laquelle est proportionnée à la première.

Mais à la démocratie bourgeoise, le prolétariat oppose sa démocratie, la démocratie prolétarienne. Un régime qui, comme l'expliquait Lénine, " est un million de fois plus démocratique que n'importe quelle démocratie bourgeoise " .

Bien sûr, il en va de la dictature du prolétariat comme de la dictature de la bourgeoisie. Elle pourra revêtir, selon le contexte ou les circonstances, des formes politiques différentes, plus ou moins dures, plus ou moins démocratiques.

Mais la forme normale de la dictature du prolétariat, c'est la forme la plus démocratique.

Tout dépend, et tout dépendra, du degré de résistance des bourgeois et de ceux qu'ils entraînent ou influencent.

C'est là-dessus qu'achoppa, au bout du compte, l'État ouvrier qui naquit de la révolution d'octobre 1917 en Russie.

L'exemple de la révolution russe et des soviets : la démocratie pour les plus larges masses


La révolution russe appela à l'exercice du pouvoir politique, à travers les soviets, l'immense majorité de la population, ouvrière et paysanne, y compris la plus pauvre, de Russie.

Mais elle eut immédiatement à faire face à la guerre civile, et aux armées coalisées de toutes les grandes puissances impérialistes, y compris les ennemis de la veille, Allemands, Anglais et Français.

La république soviétique, après quatre années de guerre mondiale, puis quatre années de guerre civile, après les défaites successives des révolutions qui éclatèrent en Europe, resta isolée, détruite, ravagée par la famine. La population cessa d'exercer, à tous les niveaux, son contrôle. Le pouvoir lui fut confisqué par une minorité de profiteurs, et la démocratie soviétique fut remplacée par la dictature politique d'une caste de bureaucrates.

Mais le régime qui s'était mis en place, et qui avait fonctionné au cours des premières années, est le plus démocratique que nos sociétés aient connu, parce que, comme l'écrivait Lénine, il a " développé et étendu la démocratie comme nulle part au monde, au profit de l'immense majorité de la population, au profit des exploités et des travailleurs " . Et nous n'avons rien à en renier.

Si les bolcheviks durent prendre des mesures de répression politique contre leurs adversaires - privation de droits politiques, suspension de leurs journaux, interdiction de certains partis - , il s'agissait, comme l'écrivait Lénine, de mesures " essentiellement russes " : des mesures d'exception, de légitime défense, liées à la guerre civile. Elles ne faisaient pas partie du programme des bolcheviks.

Et elles ne font pas partie du programme des communistes révolutionnaires.

Extrait d'un Cercle Léon Trotsky (Démocratie, démocratie parlementaire, démocratie communale,
2001)

:: La bourgeoisie domine toute la société

Les affaires de corruption témoignent bien sûr de la mainmise de la bourgeoisie sur la vie politique. Mais elles ne sont que la face émergée de l'iceberg. Et pas seulement parce qu'il y a beaucoup plus de pots-de-vin distribués que ce que les quelques affaires qui deviennent publiques n'en révèlent.
La corruption est un moyen pour les capitalistes de se soumettre, au détail en quelque sorte, un par un, les politiciens ou les fonctionnaires dont elle a besoin pour obtenir une aide, un marché ou un passe-droit.
Mais ce n'est là qu'un aspect mineur de la domination que la bourgeoisie exerce sur l'appareil d'État dans son ensemble, et sur toute la société.
Les jeunes intellectuels qui, aujourd'hui, sortent des grandes écoles, plutôt que de consacrer leurs connaissances, leur intelligence, leur énergie, leur dévouement, à des tâches utiles, choisissent dans leur très grande majorité les fonctions lucratives mais moins nécessaires à la société que leur offrent les marchés financiers, la haute fonction publique, ou la direction du personnel de grandes entreprises. Ceux-là sont-ils moins corrompus parce qu'ils sont rémunérés par un salaire, et les avantages qui vont avec, plutôt que par un pot-de-vin ? La différence n'est peut-être que dans la régularité des versements.

 

L'État, un instrument aux mains des trusts


Si l'État, si tout son appareil de hauts fonctionnaires, de militaires, de diplomates est au service de la grande bourgeoisie, c'est parce qu'il a été et qu'il est conçu, fabriqué, sélectionné pour cela par la bourgeoisie elle-même.
Les dirigeants de l'appareil d'État, ceux des partis politiques, RPR, UDF, PS, et ceux des grandes entreprises, sont issus des mêmes milieux. Ils ont fréquenté les mêmes écoles et se retrouvent dans les mêmes cercles, les mêmes clubs... Ils sont interchangeables.
Quel que soit le poste qu'ils occupent, et quelle que soit l'étiquette politique qu'ils aient choisie, par conviction ou par calcul carriériste, ils servent toujours les mêmes intérêts.
Jérôme Monod, redevenu récemment conseiller de Chirac à l'Elysée, après avoir dirigé à partir de 1979 la Lyonnaise des eaux, avait été auparavant directeur du cabinet de Chirac, secrétaire général du RPR, mais aussi, pendant treize ans Délégué général à l'aménagement du territoire où il avait eu, notamment, l'occasion de faire la connaissance des élus et d'administrateurs locaux qui sont les clients potentiels de la Lyonnaise des eaux.
On pourrait multiplier les exemples. A gauche comme à droite.
Roger Fauroux, qui fut ministre de l'Industrie de Michel Rocard en 1988, avait été PDG de Saint-Gobain. Il est aujourd'hui directeur de l'ENA, tout en occupant des fauteuils dans divers conseils d'administration, dont celui d'Usinor Sacilor.
Martine Aubry, juste avant de devenir ministre du Travail, en 1991, était directrice général adjointe du groupe Péchiney, dont le président était Jean Gandois, qui sera, en tant que président du CNPF, l'interlocuteur de Martine Aubry, devenue ministre.
En fait, aujourd'hui, presque tous les dirigeants des plus grandes entreprises sont passés à un moment ou à un autre par un cabinet ministériel, dans des gouvernements de droite ou de gauche : de Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, à Louis Schweizer, PDG de Renault, en passant par Jacques Calvet, ancien PDG de Peugeot, Jean Peyrelevade, PDG du Crédit Lyonnais, ou Michel Pébereau, PDG de BNP-Paribas, et bien d'autres.
Grâce à son contrôle des forces productives, de toute l'économie, la bourgeoisie exerce sa domination sur l'ensemble de la société.

 

L'information et la culture sous contrôle... ou sous influence


Aujourd'hui, bien peu de choses, parmi tout ce qui se lit, s'écrit, s'écoute ou se regarde, échappe au contrôle ou à l'influence de la grande bourgeoisie.
Elle contrôle la presse, la télévision, la radio, l'édition. En fait l'ensemble des moyens d'information, de communication, de culture. Le plus souvent elle les contrôle directement, parce qu'elle en est propriétaire.
En France, par exemple, Dassault s'est offert Valeurs Actuelles. Arnaud, le PDG du groupe LVMH, numéro un mondial du luxe, possède la Tribune, le Monde de la musique, Radio classique. Pinault, du groupe du même nom, ne possède encore que Le Point. Bouygues s'est contenté, jusqu'à présent, de TF1 et de LCI. Suez Lyonnaise des Eaux contrôle M6. Enfin Seydoux, PDG de Pathé, détenait, jusqu'à il y a peu, 60 % du capital de Libération. Il n'en a plus que 10 %.
Mais tous ceux là restent des petits joueurs.
Par comparaison avec le groupe Vivendi par exemple, qui détient par filiales interposées, dont Havas, L'Express - l'Express qui nous aime tant depuis que l'on a fait, en 1995, une campagne pour dénoncer le prix de l'eau. Mais il y a aussi L'Expansion, Courrier international, Le quotidien du médecin, 01Informatique, La France agricole, L'usine nouvelle. Dans l'édition, il contrôle Larousse, Nathan, Masson, Plon, Bordas, Laffont, Dalloz. Dans l'audiovisuel et la communication, Havas, Canal plus, Canal satellite, etc. Et le réseau de distribution de films UGC.
Le groupe Lagardère détient à travers sa filiale Hachette un véritable empire de presse, avec Le Journal du Dimanche, Elle, Nice-Matin, La Provence, Var-Matin, Télé 7 jours, Parents, Paris-Match, l'Echo des Savanes, etc., et des centaines de titres à l'étranger. Il possède aussi, dans l'édition, Grasset, Fayard, Stock, Calmann-Lévy, Le livre de Poche, etc.
Mais les grands patrons n'ont même pas besoin de posséder directement les journaux ou les chaînes de radio ou de télévision pour en influencer le contenu. Ils disposent pour cela, avec la publicité, d'un moyen de pression très efficace.
C'est en effet de la publicité que journaux et chaînes tirent la plus grosse partie de leurs recettes.
Le budget de publicité de Vivendi, en 1998, représentait deux milliards de francs. Presque toute la presse, hebdomadaire et quotidienne, y a émargé. Faut-il y voir la raison de l'extraordinaire retenue avec laquelle la presse évoque - ou n'évoque pas - le rôle de Jean-Marie Messier, PDG de Vivendi, de ses prédécesseurs ou de son entourage, dans des affaires récentes de corruption ?
Ce qu'on sait, c'est que ces grands patrons, qui veulent en avoir pour leur argent, n'hésitent pas à intervenir quand un article de presse ne leur plaît pas. En septembre dernier, pour avoir publié un commentaire ironique sur les mauvaises affaires de Bernard Arnaud dans l'Internet, le Nouvel Observateur s'est ainsi trouvé privé de la publicité du groupe LVMH dans le numéro suivant. Soit une perte sèche de plus d'un million et demi de francs. C'était un avertissement qui n'était pas sans frais.
Que valent, dans ces conditions, la liberté, l'indépendance des journaux et des journalistes, et que vaut la liberté de la presse ?
Mais la bourgeoisie n'a même pas besoin de ces moyens directs de contrôle ou de pression.
Les journaux qui n'appartiennent pas directement à des groupes industriels ou financiers, comme Le Monde, et ceux qui ne dépendent pas de la publicité, comme Le Canard Enchaîné, n'en sont pas pour autant plus neutres, socialement, sans parler d'être révolutionnaires ! Cela ne les empêche pas, eux aussi, comme tous les autres, d'ignorer les sentiments, les opinions, les espoirs, et simplement la vie, de ceux qui, comme l'écrivait Jacques Prévert, " fabriquent dans les caves les stylos avec lesquels d'autres écriront en plein air que tout va pour le mieux " .

 

La dictature des propriétaires des moyens de production


Ce pouvoir fondamental sur la société, qui lui vient de son contrôle de l'économie, qui lui vient de la propriété privée des gigantesques moyens de production modernes, la bourgeoisie ne le partage pas. Dans la plus démocratique des démocraties bourgeoises, la démocratie s'arrête à la porte de l'atelier, du bureau, de l'usine.
La démocratie bourgeoise d'aujourd'hui reste, comme celle que les bourgeois de 1789 voulaient instaurer, une démocratie pour les propriétaires, dominée par les propriétaires. C'est-à-dire que la démocratie s'arrête là où commence la propriété. A l'époque, il s'agissait, essentiellement, de propriété foncière. Aujourd'hui, il s'agit de la propriété d'immenses forces productives, dont dépend la vie de toute la société.
Les dirigeants des trusts peuvent, comme ceux de Total, ou d'autres, salir des centaines de kilomètres de côtes sous prétexte d'économies de transports, et imposer à la collectivité d'en faire tous les frais.
Ils peuvent déplacer leurs usines, les fermer, jeter à la rue des milliers de travailleurs, condamner des régions entières à l'asphyxie économique et au désastre social.
Ils peuvent aussi déplacer des millions de travailleurs, les faire venir des quatre coins du monde, quand ils ont besoin d'eux. Et les renvoyer, ou leur fermer la porte au nez, quand ils n'en ont plus besoin.
Et ils peuvent soumettre, dans le monde, des populations entières à la famine et les réduire à la mort lente, sous le poids de dettes qui les ont, eux, enrichis.
La démocratie parlementaire, de ce point de vue, n'est qu'une façade et un leurre. Elle n'est que l'une des formes politiques possibles de la dictature de la bourgeoisie. Mais c'est bien de dictature qu'il s'agit. Même si la liberté d'expression de tous est totale, elle n'a pas le même poids si elle s'exprime au café du coin ou en pleine page des journaux à grand tirage et à longueur de journaux télévisés.

 

De la dictature économique à la dictature politique


La démocratie parlementaire est la forme de gouvernement que la bourgeoisie préfère car elle lui permet de régler démocratiquement les conflits en son sein et d'amortir les revendications sociales.
Mais en période de crise, quand son pouvoir est menacé, ou simplement quand ses intérêts sont en jeu, cette dictature peut s'exercer directement, sous les formes les plus brutales.
Il a suffi parfois d'élections favorable à la gauche. Ce fut le cas en 1936, en Espagne, et plus récemment en 1973 au Chili dont le régime démocratique était alors donné en exemple en Amérique Latine. En Grèce, en 1967, il a même suffi que la gauche paraisse en mesure de gagner les élections, pour que les colonels s'emparent du pouvoir.
Cela pourrait aussi arriver en France un jour, même si nous vivons aujourd'hui dans un régime démocratique, avec toutes les limitations que nous avons décrites : nous pouvons nous réunir, diffuser notre presse, nous présenter aux élections.
Alors, comme l'écrivait Lénine, " nous sommes pour la république démocratique en tant que meilleure forme d'État pour le prolétariat en régime capitaliste ; mais nous n'avons pas le droit d'oublier que l'esclavage salarié est le lot du peuple, même dans la république bourgeoise la plus démocratique " .
Il y eut juin 1848 et il y eut la Commune. C'est sur le massacre des Communards que s'est bâti le compromis politique qui donna naissance à la république dans laquelle nous vivons toujours. Et à deux reprises au 20e siècle, de 1914 à 1919, et de 1940 à 1944, la démocratie fut mise entre parenthèses, et le pouvoir transmis, de fait, à l'armée et à la police.
Mais il y eut aussi, tout au long, la répression des grèves ouvrières, parfois sanglante.
Et il y eut les guerres coloniales. La guerre d'Indochine et la guerre d'Algérie, avec ses tortures et le massacre d'ouvriers algériens à Paris, ce n'est pas si vieux. Des responsables de cette barbarie sont encore là. Certains s'en vantent !
La 5e République est d'ailleurs née à cette époque, sous les auspices d'un général, de Gaulle, et sous la menace d'une intervention des généraux de cette armée de la guerre d'Algérie.
Et la visite que de Gaulle fit en Allemagne, au moment des événements de mai 1968, pour vérifier si les blindés stationnés là-bas étaient prêts à foncer sur Paris, montre que si finalement il choisit les élections pour régler la crise, l'intervention de l'armée faisait partie des possibilités envisagées.

Extrait d'un Cercle Léon Trotsky (Démocratie, démocratie parlementaire, démocratie communale,
2001)

vendredi 20 novembre 2015

:: L'année 1917 et la révolution russe

L'année 1917, l'année trouble, disait Poincaré ; entendez par là l'année où la bourgeoisie vit se dresser devant elle, pour la première fois depuis le début du conflit, le spectre de la révolution.

Depuis près de trois ans, la guerre piétinait. Vingt-huit pays belligérants, ayant mobilisé 74 millions d'hommes, s'affrontaient de la Flandre à la Suisse, du golfe de Finlande à la Mer Noire, dans les Balkans et en Asie Mineure.

Les patriotes professionnels avaient chanté la guerre fraîche et joyeuse. Mais dans la boue des tranchées, les soldats qui avaient pu y croire perdirent vite leurs illusions. Le conflit semblait ne devoir jamais se terminer ; des milliers, des millions d'hommes tombaient dans des offensives meurtrières, pour quelques mètres carrés de fange et de barbelés.

Alors, peu à peu, pénétra dans la conscience des soldats la conviction profonde qu'eux seuls pourraient mettre fin à la tuerie.

En mars 1917, pour la première fois, des mutineries éclataient dans la flotte allemande. Elles furent réprimées.

Mais en Russie, le 4 mars (23 février suivant le calendrier Julien en vigueur dans l'Empire des tzars), à l'occasion de la « journée internationale des femmes », la grève générale éclatait à Pétrograd. La plus grande partie de la garnison passait du côté des insurgés et, en cinq jours, l'autocratie s'écroulait.

Certes, le gouvernement provisoire qui se formait alors ne représentait en aucune manière les intérêts des travailleurs. Serviteur fidèle, bien que gêné par les événements, de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers, il entendait ne rien changer à l'ordre social existant, et maintenir le pays dans la guerre.

Mais les masses s'étaient organisées. Elles avaient formé leurs soviets. La révolution ne faisait que commencer.

Les insurgés furent moins heureux en France. En mai, après l'échec de la meurtrière offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, la révolte éclatait. Les éléments de 54 divisions se soulevèrent, désertèrent, refusèrent tout service, arborèrent les drapeaux rouges, réclamèrent la paix, menacèrent de marcher sur la capitale. Il n'existait plus que deux divisions sûres entre Soissons et Paris.

La révolte fut brisée, la répression, dirigée par Pétain, sanglante. Et pendant des mois, alors que la révolution continuait à se développer en Russie, plus aucun soulèvement ne se produisit dans les armées en guerre.

Mais le printemps de 1917 avait au moins montré à la bourgeoisie sur quelle poudrière elle était assise.

Il avait aussi montré qu'il ne suffisait pas d'une mutinerie pour en finir avec la guerre, qu'il fallait une véritable révolution, brisant le pouvoir des classes dominantes. Or, s'il suffit de mutins pour faire une mutinerie, il faut des révolutionnaires pour faire une révolution, et il faut même un parti révolutionnaire.

Mais en Russie, il y avait un parti révolutionnaire ; il y avait ce parti bolchévik qui, depuis trois ans, prêchait la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.

Le parti n'en connut pas moins une période de flottement, au lendemain de Février, lorsque certains dirigeants, dont Staline, prétendirent l'amener à une politique de soutien du gouvernement provisoire.

Mais dès le retour d'émigration de Lénine, en avril, il fit sien le mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets », considérant ceux-ci comme l'embryon du futur État prolétarien.

En fait, bien peu de choses pouvaient empêcher les masses de prendre leur propre sort en mains, si ce n'est leurs préjugés, et les illusions qu'elles nourrissaient sur les autres partis se réclamant du socialisme : les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires.

Au début, c'étaient ces derniers qui détenaient la majorité dans les soviets, et les bolchéviks n'en constituaient qu'une faible minorité. Mais dans les mois qui suivirent, les masses purent faire l'expérience de ce que valaient les promesses des menchéviks et des S-R.

Les travailleurs réclamaient du pain, mais le gouvernement provisoire, soutenu par ces partis, se montrait incapable de conjurer la catastrophe imminente, parce qu'il se refusait à prendre des mesures radicales contre les spéculations de la bourgeoisie.

Les paysans voulaient la terre, mais on leur demandait d'attendre l'Assemblée Constituante et, quand ils voulaient s'emparer eux-mêmes des terres qu'ils cultivaient, on leur envoyait les gendarmes.

Les soldats réclamaient la paix, et le gouvernement du socialiste Kérensky se lançait dans la folle aventure de l'offensive de Juin.

Aussi, malgré la répression qui s'abattit sur les bolchéviks après les Journées de Juillet, leur influence ne cessa-t-elle de croître. Fin août, ils étaient majoritaires dans les soviets de Pétrograd et de Moscou et, les uns après les autres, ceux des villes industrielles allaient tomber entre leurs mains.

L'heure de la révolution prolétarienne avait sonné.

Rien ne ressembla moins à un putsch, au coup de main d'une minorité agissante, que l'insurrection d'Octobre. Ce fut l'insurrection des masses, en ce sens que, même si, sur le plan militaire, elle ne fut exécutée que par une minorité, l'immense majorité des travailleurs et des soldats en avait compris la nécessité.

Et pour eux, ce fut, pourrait-on dire, une insurrection légale. Du moins du point de vue de la légalité soviétique, la seule qui comptait désormais.

En effet, si la date du 25 octobre 1917 restera à jamais liée au souvenir de la première révolution prolétarienne victorieuse, et cela en dépit du changement de calendrier, le processus insurrectionnel s'amorça en réalité plus de 15 jours auparavant.

Le divorce entre le soviet de Pétrograd et le gouvernement provisoire fut effectivement consommé le 7 octobre, lorsque le soviet, qui s'opposait à l'éloignement de la garnison, créa son Comité Militaire Révolutionnaire, et nomma ses commissaires auprès de toutes les unités, isolant ainsi complètement Kérensky et l'État major.

Aucun ordre désormais ne fut plus exécuté sans l'accord des autorités soviétiques. Le soviet se trouvait être le pouvoir de fait. II n'y avait pas un grand pas à franchir pour balayer le gouvernement fantoche. Sous couvert de la préparation de la défense du deuxième congrés des soviets, qui devait tenir ses assises fin octobre, s'organisait l'insurrection.

Celle-ci fut déclenchée dans la nuit du 24 au 25 octobre. Au matin, les bolchéviks étaient maîtres de la plupart des bâtiments publics. Mais ce n'est que dans la nuit suivante que le Palais d'Hiver, siège et dernier bastion du gouvernement provisoire, tomba à son tour.

A la même heure était réuni le Congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de toute la Russie. Ce n'étaient pas des députés bien habillés, fleurant le parfum à la mode et arborant de luxueuses serviettes de maroquin.

C'étaient des ouvriers du rang, des soldats en grossier uniforme, des paysans barbus. Et c'est sans doute pour cela qu'ils firent ce qu'aucun gouvernement n'avait encore jamais fait dans l'Histoire : qu'ils traduisirent immédiatement en acte le programme du parti majoritaire, les promesses faites aux masses.

Le premier décret adopté concernait la Paix. Le congrès des soviets proposait à tous les belligérants d'entamer immédiatement des négociations pour la conclusion d'une paix sans annexion ni indemnité, et, en premier lieu, afin d'arrêter, dès l'ouverture des pourparlers, les massacres sans nom de la guerre, une trêve de trois mois.

Mais la révolution ne s'adressait pas qu'aux gouvernements : elle s'adressait aux peuples, aux travailleurs et plus particulièrement, disait-elle, « aux ouvriers conscients des trois nations les plus avancées de l'humanité et des États les plus importants engagés dans la guerre, l'Angleterre, la France et l'Allemagne », et elle les appelait « à mener jusqu'au bout la lutte pour la paix, et en même temps, la lutte pour l'affranchissement des masses laborieuses et exploitées de tout esclavage et de toute exploitation ».

Et quand le Congrès, après avoir adopté cet appel, se leva, quand tous les délégués, debout, entonnèrent l'Internationale, ce ne fut pas seulement l'hymne des travailleurs qui retentit, ce fut vraiment, par-dessus les tranchées, par-dessus les villages incendiés, par-dessus les vastes champs où des millions d'hommes assassinés dormaient de leur dernier sommeil, par-dessus l'Europe en flammes, l'appel à la révolution qui jaillit. « Debout les damnés de la terre », jamais peut-être les vieilles paroles de l'Internationale n'avaient été aussi chargées de sens.

(LO, 1967)



lundi 9 novembre 2015

:: Le 7 novembre 1917, les ouvriers prenaient le pouvoir en Russie


Le 7 novembre 1917, le 25 octobre selon le calendrier en vigueur dans l'ancienne Russie, alors que l'Europe, pour la quatrième année consécutive était plongée dans les horreurs de la Première Guerre mondiale, les délégués des ouvriers, des soldats et des paysans russes, réunis en congrès à Pétrograd, prenaient le pouvoir : le premier État ouvrier était né. Une période nouvelle s'ouvrait, pleine d'espoir pour les masses opprimées de toute la Russie et du monde entier.

Telle n'est certes pas la façon de voir des historiens ou journalistes bourgeois actuellement. Pour une bonne partie d'entre eux, elle n'aurait été qu'un putsch fait par les seuls bolcheviks. Le « totalitarisme » du régime mis en place par Lénine expliquerait la dictature de Staline qui s'imposa plus tard.

Qu'en mars (février) 1917, les ouvriers russes et les paysans, massivement enrôlés dans l'armée, soient parvenus à abattre la dictature la plus réactionnaire d'Europe, le tsarisme, ces intellectuels défenseurs de l'ordre bourgeois seraient prêts à le voir d'un bon oeil. Mais que ces mêmes classes pauvres aient voulu bien plus et que, contrairement à bien des révolutions du passé, les ouvriers n'aient pas laissé les politiciens bourgeois s'installer seuls dans les fauteuils du pouvoir, que ces ouvriers n'aient pas remis leur sort entre les mains du seul gouvernement bourgeois, qu'ils aient en un mot construit leur propre pouvoir, suscite encore leur indignation, quatre-vingt-dix ans plus tard. Les ouvriers en armes, voilà ce qui est à leurs yeux du totalitarisme.

Mais justement, la force de cette révolution, ce fut de ne pas s'arrêter en chemin.

L'aboutissement de huit mois de révolution

Au lendemain des journées de mars (février) 1917, les députés bourgeois de la Douma, un parlement créé du temps du tsar, et les partisans du régime tsariste avaient formé un gouvernement « provisoire ». Mais au même moment les ouvriers s'étaient, de leur côté, organisés dans des conseils (soviets en russe). Composés de délégués ouvriers élus et révocables, ils étaient bien plus démocratiques que des parlements bourgeois. Et surtout, ils constituaient des formes de pouvoir au travers desquels la population pouvait imposer directement sa volonté.

Lénine voyait déjà alors, en ces soviets, les futurs organes du pouvoir ouvrier. Dans sa première Lettre de loin, le 7 mars, Lénine écrivait : « À côté de ce gouvernement (le gouvernement provisoire) qui n'est au fond qu'un simple commis de la "firme" de milliardaires "Angleterre-France" dans la guerre actuelle, a surgi un gouvernement ouvrier, le gouvernement principal, non officiel, encore embryonnaire, relativement faible, qui représente les intérêts du prolétariat et de toutes les couches pauvres de la population des villes et des campagnes. C'est le soviet des députés ouvriers de Pétrograd, qui cherche des liaisons avec les soldats et les paysans. »

En mars 1917, dans l'enthousiasme de la victoire sur le tsarisme, dominait encore l'illusion que soutenir le gouvernement provisoire serait le meilleur garant des acquis révolutionnaires. Mais au cours du printemps et de l'été 1917, les illusions allaient progressivement tomber.

Le rôle du Parti Bolchevique et le programme révolutionnaire de Lénine

Si les socialistes de l'époque, mencheviks et socialistes-révolutionnaires, qui étaient au début majoritaires dans les soviets, contribuaient à renforcer ces illusions, il y avait un autre parti qui défendait la nécessité absolue pour le prolétariat de prendre le pouvoir : le Parti Bolchevique.

Après une période de flottement en son sein au début de la révolution, dès le retour d'émigration de Lénine, en avril 1917, il fit sien le mot d'ordre : « Tout le pouvoir aux soviets ».

Au départ, les bolcheviks étaient minoritaires dans les soviets. Mais les masses firent vite l'expérience de ce que valaient les promesses des autres partis et du gouvernement bourgeois.

Les travailleurs réclamaient du pain, mais ce gouvernement se montrait incapable de conjurer la catastrophe parce qu'il se refusait à prendre des mesures radicales contre les spéculations de la bourgeoisie. Les paysans voulaient la terre, mais on leur demandait d'attendre et, lorsqu'ils voulaient s'emparer eux-mêmes des terres qu'ils cultivaient, ils étaient durement réprimés. Les soldats réclamaient la paix, mais le gouvernement dirigé par un socialiste, Kérensky, se lançait dans une offensive en juin.
Si Lénine défendait la nécessité absolue pour le prolétariat de prendre le pouvoir, ce n'est pas parce qu'il ignorait que la classe ouvrière était minoritaire en Russie par rapport à l'immense masse des paysans. Il savait que, seule de toutes les forces sociales et politiques en présence, elle était capable d'assurer les tâches mises à l'ordre du jour par la révolution : la paix, le pain, la terre.

L'insurrection à l'ordre du jour

La politique des bolcheviks attirait l'hostilité farouche des dirigeants de l'armée et de la bourgeoisie, mais aussi des politiciens libéraux ou socialistes réformistes. Le journal le Times de Londres titrait à l'époque : « Le remède contre le bolchevisme, ce sont les balles ».

En juillet 1917, profitant d'une journée de manifestations dans la capitale, les tenants de l'ordre bourgeois essayèrent de mettre le Parti Bolchevique hors-la-loi. Lénine dut se réfugier en Finlande et Trotsky, l'autre principal dirigeant du Parti Bolchevique fut jeté en prison. Mais la répression ne réussit pas à briser la montée révolutionnaire. Après une courte période de découragement, celle-ci reprit. Les ouvriers de Pétrograd, organisés par les bolcheviks, firent échec à une tentative de coup d'État militaire du général Kornilov.

Ces mois d'expériences révolutionnaires avaient consolidé la conscience des travailleurs et renforcé leur détermination. Cela se traduisit par des succès des bolcheviks à presque toutes les élections, car l'une des grandes différences entre les soviets et les assemblées parlementaires bourgeoises, c'est que leurs députés n'étaient pas élus pour cinq ou six ans, mais pouvaient être remplacés quand la politique qu'ils défendaient n'avait plus l'approbation de leurs mandants. En particulier, dès le début du mois de septembre, la direction du soviet de Petrograd passa aux bolcheviks, ainsi que celle du soviet de Moscou peu après.

La situation permettait que le pouvoir passe aux mains des soviets. L'insurrection armée était à l'ordre du jour. Elle fut déclenchée dans la nuit du 6 au 7 novembre 1917. La prise des bâtiments où s'était retranché ce qui restait du gouvernement discrédité fut, sur le plan militaire, réalisé par un nombre réduit d'ouvriers et de soldats révolutionnaires. Mais pour autant, cela ne ressembla en rien au coup de force d'une minorité. Car dans le pays l'immense majorité des travailleurs et des soldats avaient compris la nécessité de l'insurrection. Et ils la soutenaient, faute de quoi la révolution n'aurait jamais pu consolider son pouvoir.

Les premières mesures du pouvoir soviétique

Le premier des décrets du nouveau pouvoir révolutionnaire concernait la paix. Il proposait à tous les gouvernements une paix immédiate et sans annexion. Mais c'est aux peuples qu'il en appelait pour imposer cette paix.
 
Le deuxième décret concernait la terre : l'expropriation sans indemnité des biens des propriétaires fonciers et des domaines de l'Église. Les paysans étaient appelés à appliquer la mesure et à en décider des modalités : les soviets de paysans étaient incités à organiser eux-mêmes le partage des terres expropriées qui leur étaient confiées.

Le pouvoir des soviets ne nationalisa pas les entreprises industrielles et commerciales au début. Mais il les soumit au contrôle des travailleurs.

La force de ce nouveau pouvoir, en un mot, était de répondre aux aspirations de dizaines de millions d'hommes en transformant en acte leur volonté de changer leur sort.

Le 7 novembre 1917, la Russie était devenue le premier bastion d'une révolution qui allait ébranler le monde.

Aline RETESSE (LO n°2049)

samedi 24 octobre 2015

:: Nuremberg, octobre 1946 : le vrai procès de la guerre mondiale n'a pas été fait


Le 1er octobre 1946, au terme de presque un an de débats, de centaines de milliers de témoignages et de déclarations, le tribunal international réuni à Nuremberg, en Allemagne, rendait son verdict. Sur 21 dirigeants de premier rang de l'Allemagne nazie, accusés de "complot, de crimes contre la paix, de crimes de guerre et de crimes contre l'humanité", onze étaient condamnés à mort et exécutés (sauf Goering qui s'était entre-temps suicidé), sept à des peines de prison et trois étaient acquittés.

Ce verdict avait pour fonction de désigner aux peuples du monde les responsables de la Deuxième Guerre mondiale et de ses ravages, avec toute la solennité d'un tribunal représentant les quatre grandes puissances victorieuses.

Mais c'était surtout un cérémonial, destiné à occulter le fait que les responsables de cette boucherie impérialiste se trouvaient aussi bien du côté des juges que du côté des accusés.

Les populations sous le choc

En 1946, tout le monde était sous le choc des massacres, des destructions provoqués par la guerre : les villes et les gares détruites, les morts et les déportations qui avaient frappé chaque famille. Six millions de Juifs avaient été exterminés ; l'Allemagne avait eu 8 millions de morts, 7 millions de prisonniers, ses villes étaient en ruines. A Nuremberg, le procès s'était ouvert dans les rares bâtiments publics de la ville qui étaient encore debout. Cette même désolation, la plupart des autres pays, en Europe, en Orient, l'avaient subie.

Et les effets de la guerre n'étaient pas près de disparaître, même lorsque les derniers prisonniers libérés des camps furent rentrés chez eux et que les 10 millions de Russes, de Polonais et d'Allemands déplacés par les modifications de frontières eurent trouvé une terre d'accueil. Le travail intensif, dangereux, à peine payé, et le ravitaillement rationné furent le lot quotidien de la majorité de la population durant des années.

A tous ces désastres, il fallait trouver des responsables.

Les grands patrons pro-nazis épargnes

C'est à cela qu'allait servir le procès des dignitaires nazis jugés à Nuremberg. C'était bien évidemment des crapules, des organisateurs de la guerre et des massacres. Mais ce conflit mondial n'était pas né uniquement des décisions de cerveaux malades des dirigeants allemands. Il était le produit de l'affrontement des intérêts économiques entre impérialismes rivaux pour l'appropriation des colonies et des marchés. Il avait opposé, au départ, deux pays presque dépourvus de colonies, l'Allemagne et l'Italie, aux deux principales puissances coloniales, la Grande-Bretagne et la France.

Mais, pour faire oublier ces racines économiques de la guerre, le procès évitait soigneusement de s'en prendre aux patrons allemands, pourtant responsables d'avoir financé, armé, poussé au pouvoir les nazis. Il avait été envisagé d'accuser le patron sidérurgiste Gustav Krupp, qui était tout un symbole de cette attitude. Mais les alliés vainqueurs décidèrent de dissocier son cas, "pour raisons de santé".

Les responsabilités escamotées

Il ne s'agissait donc pas, comme on voulait le faire croire, d'oppositions entre démocraties et nazisme ou fascisme. D'ailleurs les dirigeants anglais et français avaient dès le début montré le plus grand respect pour les régimes de Mussolini et de Hitler, qui avaient si bien su mater leur classe ouvrière. "Plutôt Hitler que le Front Populaire", rabâchaient la droite et le patronat français. Mais bien sûr ces sympathies n'empêchaient pas que les affaires restent les affaires, et il n'était pas question de céder la Tunisie, le Maroc ou les colonies d'Afrique centrale.

Les Etats-Unis étaient, quant à eux, entrés dans la guerre fin 1941 pour donner un coup d'arrêt à la mainmise japonaise sur l'Asie du Sud-Est.

Les dirigeants staliniens, dans leur cécité politique et militaire, avaient signé un pacte avec Hitler, qui s'était traduit par l'écrasement et le partage de la Pologne, sans leur éviter l'invasion par l'armée hitlérienne. Il était parmi les pendus de Nuremberg, ce même Ribbentrop qui avait signé avec Molotov le 23 août 1939, sous l'oeil paternel de Staline, le pacte germano-soviétique.

S'agissant de crimes de guerre, les Alliés ne s'étaient pas privés d'en commettre : massacres de civils, bombardements terroristes, camps de concentration... La guerre avait même vu aux Etats-Unis une recrudescence de l'antisémitisme, entre autres formes de racisme. Leur guerre à eux aussi avait été une sale guerre, car c'était, elle aussi, une guerre contre les peuples.

Ces responsabilités et ces complicités avec les criminels nazis, c'est ce que le procès de Nuremberg tentait d'escamoter. Au même moment, un cérémonial identique se déroulait à Tokyo. Les Etats-Unis et la Chine de Tchang Kaï-chek organisaient le procès à grand spectacle de 28 dirigeants japonais, désignés comme les responsables de la guerre dans le Pacifique.

Dans tous les pays européens qui avaient été occupés par les troupes allemandes, des procès d'épuration se tenaient, qui prétendaient éliminer les mauvais dirigeants et visaient à exonérer tous les autres. Que ce soit en France, en Belgique, en Italie, en Autriche ou en Allemagne même, cette épuration aboutit, au prix de quelques condamnations médiatiques, à consolider l'essentiel de l'appareil d'Etat. Car par ailleurs, les nazis allemands ou autrichiens furent blanchis par milliers, et aussitôt recyclés dans le nouvel appareil d'Etat "démocratique". En France, Papon ne fut pas le seul à s'en tirer ; il fut même nommé "compagnon de la Libération" !

C'est que les Etats avaient besoin de personnel qualifié et efficace, de hauts fonctionnaires, mais aussi de policiers, de militaires, d'administrateurs pour mener leur politique. Les Etats-Unis et l'URSS de leur côté avaient fait une ample moisson de scientifiques et d'espions allemands. Et il y avait de l'ouvrage pour tous ces gens-là : en juillet 1946 eurent lieu les essais nucléaires américains à Bikini ; en septembre, la Grande-Bretagne déclenchait la guerre civile contre la Résistance grecque ; en novembre, la flotte française écrasait Haiphong sous les bombes.

Les puissances impérialistes, qui venaient de condamner les responsables allemands de la guerre mondiale, entendaient bien continuer à maintenir leur empire sur la planète entière.

Vincent GELAS (LO n°1733)

mercredi 30 septembre 2015

:: 26 septembre 1939 : le PCF est dissous

Le 26 septembre 1939, le président du Conseil, le radical Daladier (on dirait aujourd'hui le Premier ministre), signait un décret-loi prononçant la dissolution du Parti Communiste. Depuis le 25 août, la presse de celui-ci était empêchée de paraître ; ses journaux l'Humanité et Ce Soir avaient été saisis, puis suspendus, et les militants qui collaient des affiches ou distribuaient des tracts étaient systématiquement pourchassés ou arrêtés.

Alors qu'il avait été en 1935 l'inventeur de la formule du « Front populaire » qui avait sauvé la mise d'un Parti Radical en plein recul électoral à la veille des élections de 1936, le Parti Communiste se retrouvait trois ans après isolé, attaqué par tous les partis - et ses anciens alliés socialistes n'étaient pas les derniers à s'en démarquer. La bourgeoisie, à qui le secrétaire général du Parti Communiste, Thorez, avait rendu de signalés services pendant la vague de grèves de 1936, en proclamant « il faut savoir terminer une grève », ne se montrait pas plus reconnaissante.

DU PACTE LAVAL-STALINE...

Après la prise du pouvoir par Hitler en 1933, Staline, conscient du danger que représentait pour l'URSS le choix que venait de faire la bourgeoisie allemande, avait cherché des soutiens auprès des « démocraties » occidentales. Cela aboutit au pacte franco soviétique Laval-Staline, avec pour conséquences le renoncement du PCF à toute agitation antimilitariste et le ralliement à la défense nationale. Jusqu'en 1938, le PC défendit une politique visant à intégrer l'URSS dans un « front international contre Hitler » et proclamait : « Il faut une collaboration honnête, loyale, loyale avec l'URSS, si l'on veut défendre la France. » Cela conduisit le PC à approuver les budgets militaires.

Avec la montée ouvrière qui avait suivi février 1934, le PC avait vu ses effectifs se gonfler. Il revendiquait 300 000 membres. Il avait, en 1938, 72 députés et deux sénateurs, était à la tête de plus de 3 000 municipalités ainsi que de nombreux syndicats et fédérations, au sein de la CGT, même si la majorité y appartenait encore au Parti Socialiste.

Mais les accords de Munich, en septembre 1938, montrèrent que la bourgeoisie française, malgré son alliance formelle avec l'URSS, entendait tout faire pour laisser les mains libres à l'est à l'Allemagne hitlérienne. Dès lors, le PCF, lié à l'URSS, lié aussi à la fraction la plus combative de la classe ouvrière, devenait un ennemi à éliminer.

Le 13 novembre 1938, une série de décrets détruisit ce qui restait des acquis des grèves de 1936. Au nom de la « défense nationale », la semaine de 40 heures était annulée par le rétablissement de la semaine de six jours et l'obligation d'effectuer des heures supplémentaires non majorées. La grève du 30 novembre, baroud d'honneur organisé par la CGT, se solda par une catastrophe pour la classe ouvrière : 800 000 travailleurs furent mis à pied, 10 000 licenciés et inscrits sur une « liste rouge » qui leur interdisait de retrouver un emploi. Bien évidemment, beaucoup de militants ouvriers du PC figuraient dans le lot, et la presse lança dès décembre une campagne pour demander l'interdiction du PC.

Devant le renforcement du danger de guerre, la bourgeoisie voulait mettre au pas la classe ouvrière, rendre toute résistance de celle-ci impossible.

Même si elle fut décrétée à la suite de la mise en oeuvre du pacte germano-soviétique, l'interdiction du Parti Communiste fut aussi le dernier acte de la contre-offensive que la bourgeoisie avait menée contre la classe ouvrière pour reprendre tout ce qu'elle avait dû céder sous la frayeur en Juin 36.

... AU PACTE GERMANO-SOVIETIQUE

C'est cependant la politique internationale défendue par le Parti Communiste, qui servit de prétexte à la bourgeoisie française pour l'interdire.

Après la signature, le 23 août 1939, du pacte de non-agression entre l'Allemagne et l'URSS, les dirigeants du PC continuèrent un certain temps à clamer leur adhésion à la « défense de la patrie ». Le jour même où l'Humanité cessait de paraître, Thorez envoyait un communiqué dans lequel il déclarait que, « si Hitler, malgré tout, déclenche la guerre, qu'il sache bien qu'il trouvera devant lui le peuple de France uni, les communistes au premier rang, pour défendre la sécurité du pays, la liberté et l'indépendance des peuples ».

Il fallut en effet du temps aux dirigeants français pour prendre le virage, eux qui, depuis des années, avait substitué « l'antifascisme » à la lutte pour la révolution sociale. Le PC connut même nombre de désertions dans ses rangs, y compris parmi ses dirigeants, il vit s'éloigner nombre d'intellectuels, « amis de l'URSS », qui jusque-là n'avaient jamais critiqué la politique menée par Staline. Tous les partis le rejetèrent pour se rallier à l'Union sacrée avec la droite, à commencer par ses anciens alliés de la SFIO, qui ne furent pas les derniers à demander sa dissolution. Il en alla de même avec les dirigeants socialistes de la CGT qui déclaraient qu'« il n'est plus possible de collaborer avec ceux qui n'ont pas voulu condamner le pacte germano-soviétique ».

Entre-temps, l'impérialisme français était entré en guerre, le 1er septembre. Mais malgré le déchaînement de tous les autres partis contre le Parti Communiste, ses députés applaudirent le lendemain le discours de Daladier et votèrent l'augmentation des crédits militaires qu'il demandait. Le 19 septembre, lorsqu'on sut que les troupes de l'URSS avaient envahi l'est de la Pologne, le PC se retrouva complètement isolé. Il fut interdit le 26 septembre par un décret du gouvernement Daladier, et ses militants obligés de passer dans la clandestinité pour continuer à survivre politiquement.

En janvier 1940, les députés communistes qui étaient restés fidèles à leur parti furent déchus de leur mandat. En mars, le gouvernement présentait son bilan : en six mois, « 3 400 militants furent arrêtés, 500 fonctionnaires municipaux révoqués, 3 500 affectés spéciaux renvoyés au front, 1 500 condamnations prononcées ». Plus de 300 municipalités contrôlées par le PC furent dissoutes, 2 500 conseillers municipaux et 87 conseillers généraux démis de leurs fonctions, des centaines de fonctionnaires révoqués, des députés arrêtés à leur domicile ou assignés à résidence en vertu d'un décret du18 novembre, dit « loi des suspects », dirigé contre « les individus dangereux pour la défense nationale », c'est-à-dire les communistes. Parmi les militants communistes arrêtés, certains ne quittèrent les prisons françaises que pour être enfermés dans les prisons ou les camps nazis.

Enfin, le 8 avril 1940, le « décret Sérol » du nom du ministre de la Justice socialiste du gouvernement Reynaud, prévoyait la peine de mort pour « tout Français qui aura participé sciemment à une entreprise de démoralisation de l'armée ou de la nation ayant pour objet de nuire à la défense nationale ». Il visait là aussi le Parti Communiste qui, ayant fini de s'aligner sur la politique extérieure de Moscou, se faisait alors le défenseur d'une caricature du défaitisme révolutionnaire.

La « croisade des démocraties » avait commencé par la mise en place d'un régime qui après avoir piétiné toutes les libertés démocratiques finirait par remettre le pouvoir à Pétain. Elle s'achèverait, quelques années plus tard, avec l'entrée au gouvernement d'un Parti Communiste redevenu aux yeux de la bourgeoisie et de son personnel politique un allié indispensable pour remettre en selle l'appareil d'État bourgeois, pour imposer à la classe ouvrière de renoncer à toute revendication et de remettre en route au profit du patronat la machine économique.

Marianne LAMIRAL (LO n°2147)

:: Septembre 1958 : assassinat du dirigeant nationaliste Ruben Um Nyobé et guerre coloniale au Cameroun

Le 13 septembre 1958, l'armée française assassinait Ruben Um Nyobé, principal dirigeant de l'UPC (Union des Populations Camerounaises), un parti qui exigeait " l'indépendance immédiate " du Cameroun. Cette revendication était alors soutenue par une large fraction de la population, à qui l'impérialisme français fit la guerre comme en Indochine et en Algérie. Avec une différence : cette guerre fut menée sans qu'on en sache grand-chose en métropole.

Pendant la Première Guerre mondiale, les troupes françaises et britanniques s'emparèrent du Cameroun, une colonie allemande. En 1919, le pays fut placé sous tutelle par la Société des Nations, ancêtre de l'ONU. Quatre cinquièmes du pays furent confiés à la France ; le reste aux Britanniques.
En 1944, un syndicaliste français, Donnat, créait l'Union des syndicats confédérés du Cameroun (USCC), une centrale syndicale liée à la CGT française et qui, dès sa naissance, fut l'objet d'une campagne hostile des milieux colonialistes, Église catholique en tête. Les 24 et 25 septembre 1945, l'USCC lançait sa première grève générale.

Chasse coloniale aux indépendantistes

En réaction, les colons et le patronat blanc lancèrent une chasse à l'homme contre les syndicalistes. Les colons furent cependant reçus à coup de fusil par un militant syndical blanc, Lalaurie, qu'ils avaient espéré pouvoir arrêter à son domicile. Celui-ci tua un des dirigeants de la Chambre de commerce. Lui et trois autres syndicalistes échappèrent de peu au lynchage, mais leur procès fut conclu par un non-lieu.
En revanche, on ne sut jamais le nombre d'Africains victimes de ces deux journées de furie colonialiste. Il y eut en tout cas au moins quatre-vingts morts. Les militants syndicaux blancs ayant été rapatriés vers la métropole, la direction de la centrale fut alors assurée par les militants noirs. Ruben Um Nyobé en devenait le secrétaire général adjoint en octobre 1945 et le secrétaire général en 1947. Le 10 avril 1948, il créa un parti indépendantiste, l'Union des Populations du Cameroun (UPC), qui adressa à l'ONU des pétitions réclamant l'indépendance. En 1951, l'UPC rompit avec le RDA (Rassemblement Démocratique Africain), dont elle était une des sections, lorsque ce mouvement, dirigé par l'Ivoirien Houphouët-Boigny, cédait aux instances du ministre de la France d'outre-mer d'alors, François Mitterrand, et s'engagea dans la collaboration ouverte avec l'administration coloniale.

En 1952, l'ONU invita Um Nyobé, qui revendiqua du haut de sa tribune l'indépendance du Cameroun. Il profitait ainsi du fait que les États-Unis plaidaient pour la fin des empires coloniaux dont ils attendaient qu'elle leur ouvre de nouveaux marchés dans le monde. Le dirigeant nationaliste demanda que l'ONU fixe un délai pour que le Cameroun devienne maître de son destin.

Une guerre coloniale de quinze années

En 1955. Le haut-commissaire français au Cameroun se livra à une série de provocations qui finirent par déclencher des émeutes à Douala, à Yaoundé et dans d'autres villes plus petites. " On vit la troupe massacrer les Africains avec une sorte d'enthousiasme sadique ", écrivait Mongo Beti dans son livre Main basse sur le Cameroun. Et, une fois de plus, le nombre des morts resta inconnu.

En juillet 1955, l'UPC fut interdite. Ses dirigeants s'exilèrent ou entrèrent dans la clandestinité. En juin 1956, Gaston Defferre, ministre de la France d'outre-mer dans le gouvernement de Front républicain du socialiste Guy Mollet, faisait voter par le Parlement français une loi-cadre instituant un " exécutif indigène ", présidé par le gouverneur français mais flanqué d'un vice-président africain. Cette équipe devait rendre des comptes à une assemblée locale, où les colons restaient surreprésentés. Censé apaiser la situation, ce dispositif exacerba le sentiment national des Camerounais.

En juillet 1956, Pierre Messmer, gaulliste et ancien légionnaire, devint à son tour haut-commissaire du Cameroun. Il était chargé de mettre en oeuvre cette loi dite d'autonomie que l'UPC dénonçait comme un " semblant d'émancipation ". L'État français empêcha la participation de celle-ci aux élections locales de décembre 1956 en faisant traîner le processus qui aurait dû la sortir de l'illégalité. Il ne resta plus à l'UPC qu'à appeler à l'abstention, ce qu'elle fit avec un certain succès.

L'assassinat de deux colons, attribué à tort ou à raison à des membres de l'UPC, servit alors de prétexte pour réprimer le parti indépendantiste. L'impérialisme français réagit au Cameroun comme il l'avait fait en Indochine et comme il continuait alors de le faire en Algérie.

Les villageois furent réunis dans des camps de regroupement, tandis que l'armée quadrillait le pays. Tout Africain découvert hors de ces camps était considéré comme un ennemi et risquait sa vie. Il y eut des massacres et des tueries notamment dans le sud du pays.

En réaction, on estime qu'un tiers de la population prit le chemin du maquis, notamment dans les zones forestières. Les indépendantistes s'armèrent comme ils pouvaient, de fusils de chasse, lances et arbalètes. Puisque le parti d'Um Nyobé préférait l'indépendance à la pseudo-autonomie imaginée par la puissance coloniale, il fut déclaré " hors-la-loi ". L'armée pénétra dans les forêts où était installée l'UPC. L'étau se resserra autour d'Um Nyobé, qui fut assassiné le 13 septembre 1958 d'une rafale de mitraillette. Sa dépouille fut exhibée dans son village pour montrer qu'il était bien mort, puis son cadavre fut escamoté dans un coulage de béton.

Un Cameroun toujours " dépendant "

Mais la mort du principal dirigeant de l'UPC n'arrêta pas la rébellion. L'ouest du pays s'embrasa, tandis que la France installait un dictateur à sa solde, Ahidjo. Le 1er janvier 1960, derrière le paravent des fêtes de la pseudo-indépendance offerte par de Gaulle, la répression se poursuivait contre les indépendantistes. Le Cameroun " indépendant " restait de fait dans le pré carré français. Par exemple, les matières premières du sous-sol étaient d'abord la propriété de la France. Les dirigeants camerounais ne pouvaient en disposer que si le gouvernement français n'était pas intéressé.

L'armée nationale du Cameroun déclaré " indépendant ", encadrée et mise sur pied par la France qui en avait formé les cadres et continuait de l'épauler, menait une guerre totale aux partisans de l'indépendance. Elle allait durer finalement quinze ans, de 1955 à 1970. D'autres dirigeants de l'UPC furent assassinés : Félix Moumié, empoisonné par un agent des services secrets français ; Osendé Afana mort au maquis en 1966 ; Ernest Ouandié, fusillé en 1970 après une parodie de procès.

Cette guerre coûta la vie à des dizaines de milliers de Camerounais, peut-être même des centaines de milliers. On utilisa les tanks, les bombardements aériens y compris au napalm pour reconquérir les zones où la population sympathisait avec l'UPC, et contre tous ceux qui aspiraient à une véritable indépendance, c'est-à-dire débarrassée de la tutelle coloniale ou néocoloniale afin que la population puisse enfin bénéficier des richesses du pays accaparées par les trusts français.


Jacques FONTENOY (LO n°2095)

:: "Mondialisation", "globalisation" de l’économie - des expressions qui déguisent, plus qu’elles n’éclairent, la réalité de l’impérialisme

Les mots « mondialisation » et « globalisation » sont sortis depuis quelques années des cénacles des économistes distingués et du domaine de leur jargon professionnel pour devenir à la mode dans les médias et dans le vocabulaire des hommes politiques.

L’avantage de ces mots est qu’en eux-mêmes ils ne signifient pas grand-chose et qu’en conséquence on peut leur faire dire n’importe quoi. Ils sont ainsi à même de compléter judicieusement les termes « monnaie unique », « critères de convergence » et, bien entendu, l’inévitable « Maastricht », pour évoquer, selon les uns, un avenir de progrès et de bonheur ou, selon les autres, une calamité.

Il y a trois ans, la presse et les commentateurs ont fait une large publicité à un rapport fait au nom du Sénat et signé par un sénateur nommé Arthuis le même qui est devenu ministre de l’Economie comme l’on sait, depuis. Ce rapport dépeignait en termes catastrophiques la mondialisation comme un mouvement irrésistible de délocalisation. Or, s’alarmait Arthuis, il y a un véritable échange inégal entre les pays « à bas salaires » et les pays qu’il appelle « à haute protection sociale », et cet échange inégal ne peut générer que destructions d’emplois, chômage et pauvreté dans les seconds.

Il y a quelques jours encore, c’est le président de l’Assemblée, Philippe Séguin, qui s’en est pris à la « mondialisation » et à la « déréglementation généralisée de la sphère financière », pour se poser en défenseur d’une « base livrée aux emplois précaires et dévalorisés ou au chômage ».

Arthuis comme Séguin est dans l’air du temps car rares sont les patrons ou plutôt leurs porte-parole, dans la presse ou ailleurs, qui n’ont pas complaisamment disserté sur ces pays, comme le Vietnam, la Chine et quelques autres, où les salaires représentent 1/30e de ceux qui sont payés ici. Dans les mêmes milieux, on se garde cependant de préciser que si les capitaux se délocalisent si tant est qu’ils se délocalisent dans les pays à très bas salaires ce n’est pas par une opération du saint esprit, mais parce que leurs possesseurs ont trouvé rentable d’investir là-bas. Mais de toute façon, ce genre de discours annonce rarement, de la part de ceux qui les tiennent, des investissements réels au Vietnam, à Madagascar ou à Haïti : évoquer les salaires lamentables de là-bas est surtout une façon de faire pression sur les salaires d’ici.

De façon plus générale, le battage sur le thème de la « mondialisation » a souvent pour raison d’être l’établissement de relations de cause à effet entre la croissance des échanges internationaux, les exportations de capitaux plus ou moins assimilées à des délocalisations, et le chômage. Oh, que le capitalisme serait joli, s’il restait national... Ce ne sont évidemment que des mots et, même quand ils sortaient de la bouche d’un alors encore futur ministre de l’Economie, ils n’empêchaient pas un seul capitaliste d’aller placer son argent ailleurs, s’il y trouvait intérêt. Mais cela véhicule des stupidités sur les causes du chômage.

Le Parti communiste n’est cependant pas loin de voir les choses de la même façon. Dans un article récent de L’Humanité, Wurtz dit avec solennité « non à une mondialisation capitaliste ». Et de suggérer qu’il y a des moyens de limiter la capacité de nuisance des « groupes mondialisés » et pour « maîtriser le marché ». Pour conclure dans une envolée lyrique : « La France, et d’abord ses forces progressistes, ont donc un rôle à jouer pour contribuer à fédérer les résistances et à ouvrir des perspectives communes de changement. On n’imagine pas les attentes d’actes forts de notre pays ». Le rédacteur de l’article ne dit pas si « la France » qu’il évoque et qu’il prend soin de distinguer de « ses forces progressistes » comprend, aussi, les firmes multinationales françaises, car il y en a quelques-unes.

Comme pour Maastricht, le Parti communiste se retrouve sur le même terrain que le Front national. L’organisation lepéniste vient, en effet, de choisir la petite ville de Mamers, dans la Sarthe, où Moulinex prévoit de supprimer une usine, pour lancer « une campagne nationale contre la mondialisation » et la délocalisation. Bruno Mégret, présent lors du lancement de la campagne, y a brandi la menace d’une action de ses militants « chaque fois qu’une entreprise française sera menacée par la mondialisation ». Voilà donc un nouveau volet de la démagogie lepéniste pour compléter celui contre les travailleurs immigrés.

Les ancêtres politiques de Le Pen parlaient de « capital apatride » ou « cosmopolite ». « mondialisation » est plus dans l’air du temps. Et voilà le Front national qui fustige les syndicats pour être « complices du patronat et du gouvernement » car ils ne mènent pas, ou pas suffisamment, la lutte contre la mondialisation.

Rien que ce voisinage avec le Front national devrait inspirer aux militants du Parti communiste de salutaires réflexions sur la question. Mais il est vrai que la direction de leur parti leur a depuis longtemps fait canaliser leur indignation politique sur d’autres terrains que sur le terrain de classe, pour éviter de s’en prendre au capitalisme en s’en prenant à tel ou tel de ses aspects.

Derriere les mots, quelle réalité ?

Le terme mondialisation est censé recouvrir un ensemble d’évolutions économiques qui pourraient être résumées par les points suivants :

- L’intégration plus poussée dans le marché mondial de l’ensemble de la planète, du fait de la liquidation progressive des chasses gardées des puissances impérialistes de seconde zone (ex-colonies françaises, britanniques, etc.) et de la fin de l’isolement relatif des pays de l’ex-bloc soviétique.

- L’intensification du commerce international, favorisée par des accords commerciaux internationaux comme ceux qui ont abouti à la création de l’Organisation mondiale du commerce, qui s’essaye à diminuer les barrières, douanières ou autres, susceptibles de constituer un obstacle au commerce international.

- La circulation sans entrave des capitaux, avec pour conséquence un accroissement de ce que le jargon économiste désigne par le terme d’« investissements directs » en essayant de les distinguer sans y parvenir vraiment des déplacements purement spéculatifs de capitaux. Rappelons cependant que les capitalistes appellent « investissements » aussi bien le rachat total ou partiel d’entreprises déjà existantes que la création d’entreprises nouvelles. L’intensification incontestable des exportations de capitaux durant les quinze dernières années est due pour l’essentiel au rachat d’actions ou de titres de propriété d’entreprises existantes.

- La concentration accrue de capitaux suite aux fusions de groupes financiers et à leurs acquisitions et prises de contrôle d’entreprises à l’échelle internationale. Quelques groupes multinationaux gigantesques organisent l’activité économique de centaines de milliers, voire de millions d’hommes dans un grand nombre de pays de la planète. Ces trusts raisonnent à l’échelle du globe et déplacent leur activité, réelle ou comptable, dans les pays qui permettent de rendre maxima leurs profits nationaux.

- La prépondérance de la finance sur l’industrie et de la circulation financière sur la circulation des marchandises.

- L’abandon progressif par les États, dans les pays développés comme dans les pays pauvres, de la gestion directe de secteurs plus ou moins importants de l’économie, voire même des services publics.

La prédominance du capital financier sur le capital industriel, les exportations de capitaux, la constitution de grands groupes financiers importants dans un grand nombre de pays suite à une concentration croissante de capitaux, constituent en effet des faits majeurs, marquant toute l’économie et, au-delà, toute la vie sociale et politique. Mais cette évolution remonte déjà à près d’un siècle !

En 1916 déjà, Lénine avait pu constater que « le vingtième siècle marque un tournant où l’ancien capitalisme fait place au nouveau, où la domination du capital financier se substitue à la domination du capital en général ».

Comme tous les marxistes de l’époque même si tous n’en tiraient pas les mêmes conclusions Lénine appelait impérialisme cette nouvelle phase du capitalisme. Il ne combattait pas ce stade nouveau du capitalisme au nom de l’ancien. Il ne combattait pas l’émergence des grands groupes financiers au nom du retour au capitalisme familial et de libre concurrence. Il ne combattait pas la concurrence internationale exacerbée, les exportations de capitaux, « les délocalisations » le terme est nouveau, mais pas la chose au nom de l’utopie de la concurrence contenue à l’intérieur d’un seul pays. Il n’opposait pas au libre-échange à l’échelle internationale le protectionnisme national. Car il savait que ce sont là des attitudes différentes que le grand capital adopte, dans des proportions différentes, en fonction du rapport des forces et des nécessités du moment. Et il ne proposait surtout pas au prolétariat de faire sienne l’une ou l’autre de ces politiques de la bourgeoisie.

Il ne réclamait pas, non plus, un État national plus fort, pour pouvoir « résister aux marchés financiers ». Il savait que les États impérialistes ne sont pas « impuissants » face aux trusts, aux groupes financiers, mais qu’ils en sont les instruments.

Et s’il avait tiré une conclusion de tout cela, c’est que le capitalisme au stade impérialiste, source de pourriture pour la société, avait en même temps accumulé tous les matériaux nécessaires à sa destruction et à la réorganisation rationnelle de l’économie sous la direction du prolétariat. Et le passage suivant de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme sonne plus moderne, et surtout plus juste, que toute la littérature consacrée aujourd’hui à la mondialisation ou à la globalisation :

« Quand une grosse entreprise devient gigantesque et organise méthodiquement, en tenant un compte exact des données multiples, la fourniture des deux tiers ou des trois quarts de toutes les matières premières nécessaires à des dizaines de millions d’hommes ; quand s’organise avec système le transport de ces matières premières aux lieux de production les mieux appropriés, et que séparent parfois des centaines et des centaines de verstes ; quand un centre unique a la haute main sur tous les stades successifs du traitement des matières premières, jusqu’à et y compris la fabrication de toute une série de variétés de produits finis ; quand la répartition de ces produits se fait d’après un plan unique parmi des dizaines et des centaines de millions de consommateurs (vente du pétrole, et en Amérique, et en Allemagne par le »trust du pétrole« américain). Il est évident que nous sommes en présence d’une socialisation de la production, et non point d’un simple entrelacement, que les rapports de l’économie privée et de la propriété privée constituent une enveloppe qui ne correspond plus à son contenu, qui nécessairement doit pourrir si l’on en diffère artificiellement l’élimination, qui peut rester en état de putréfaction assez longtemps (si, au pis aller, la guérison de l’abcès opportuniste traîne en longueur), mais qui, néanmoins, sera nécessairement éliminé ».

Une simple question de vocabulaire ?

Le fait de présenter la « mondialisation » comme un phénomène nouveau n’est pas un simple changement de vocabulaire. Encore que le vocabulaire lui- même est nécessairement orienté. Derrière l’apparente neutralité des termes « mondialisation » ou « globalisation », il y a une orientation politique, il y a la volonté d’occulter les relations de domination entre un petit nombre de pays impérialistes et le reste du monde.

Le terme « mondialisation » permet ainsi de suggérer qu’un grand nombre de pays se sont engagés sur la voie du développement capitaliste, au même titre que ceux qui les ont précédés. Beaucoup ne se contentent d’ailleurs pas de le suggérer, mais l’affirment. Et d’évoquer les fulgurants succès économiques de ceux qu’on appelle les « dragons de l’Asie » : Corée du sud, Taïwan, Hong-Kong, Singapour. Il est même à la mode de discuter de la date à laquelle la Chine remplacera les États-Unis comme première puissance économique du globe.

Même chose pour le commerce international, pour lequel la mondialisation est présentée comme l’accession d’un nombre croissant de pays au rang de concurrents à part entière, susceptibles de tailler des croupières sinon globalement aux pays impérialistes et encore ! du moins à un grand nombre de leurs industries. Il en découle tout naturellement l’argument que le chômage vient de la concurrence des pays à bas salaires et qu’en conséquence, les travailleurs des pays impérialistes doivent se sentir en compétition avec ceux des pays pauvres. Le fait de poser les problèmes en termes de « pays » Corée du Sud, Indonésie, Malaisie permet par la même occasion d’occulter le fait que les entreprises industrielles de ces pays sont souvent contrôlées par des groupes financiers des vieilles puissances impérialistes.

Portée et limites du développement du commerce international

L’économie est internationale et étouffe depuis bien longtemps dans les cadres nationaux. Mais ces cadres nationaux persistent, et l’internationalisation de l’économie est la résultante d’un combat permanent où chaque capitaliste, chaque groupe capitaliste et leurs États cherchent à se protéger sur leur marché national tout en essayant, au moyen du marché international « libéré » des entraves, d’élargir leur accès.

Malgré la multiplication des négociations commerciales, bipartites, régionales ou internationales, malgré l’Organisation mondiale du commerce, en fonction depuis le 1er janvier 1995 avec comme ambition affichée de faciliter le libre-échange à l’échelle internationale, le marché international n’est nullement « libre », au sens d’un accès égal pour tous. Il est un lieu de confrontation des rapports de forces. Les dirigeants de la plus puissante des nations impérialistes, les États-Unis, promoteurs principaux par ailleurs de l’Organisation mondiale du commerce, ne se gênent nullement pour déclarer qu’ils n’acceptent les règles de cette dernière que pour autant qu’elles ne soient pas préjudiciables à leurs intérêts économiques. Plus encore qu’au temps où l’existence du bloc soviétique imposait à la politique extérieure des États-Unis des préoccupations d’ordre militaro-politique, la diplomatie américaine est une auxiliaire des stratégies économiques des trusts. Parler de libre- échange dans la guerre économique que se mènent, par exemple, l’impérialisme américain et l’impérialisme japonais, c’est une plaisanterie.

Autant dire que seuls les plus forts accèdent véritablement au marché mondial. Quand cela arrive à un pays pauvre, c’est très souvent parce qu’un groupe industriel d’une puissance impérialiste juge plus facile de se dissimuler derrière un petit pays. Il est par exemple de notoriété publique que, devant les barrières mises à certaines époques devant leur commerce international par les États-Unis ou par les principaux pays européens taxes élevées et surtout quotas , les trusts japonais ont préféré contourner les obstacles en remplaçant les « made in Japan » par « made in Indonesia » ou « made in Malaysia ».

Le commerce international se développe depuis la guerre plus rapidement que la production. Il a joué un rôle certain dans le fait que la stagnation économique depuis vingt ans ne s’est pas transformée en un effondrement économique catastrophique. Néanmoins, il n’y a pas eu une accélération significative dans la croissance des échanges internationaux au cours des dix ou quinze dernières années. Ce serait même plutôt le contraire. D’après ce qu’en dit Elie Cohen, économiste au CNRS, dans un livre récent, « Le commerce international a crû de 6,6 % en moyenne annuelle de 1950 à 1980, soit 2,3 points de PIB de plus que la progression de la production. Dans les années 1980, l’écart n’a plus été que de 0,9 points PIB. La période 1991 -1993 qui se caractérise dans les pays européens par un ralentissement de la croissance du PIB, voit aussi le commerce extérieur se ralentir ». Et le même économiste affirme que sur le long terme, depuis le début du siècle, si « le monde a connu des périodes d’ouverture et de fermeture, il n’est au total pas plus ouvert qu’il ne l’a été à la veille de la Première Guerre mondiale ».

Après une longue période de recul du commerce mondial dans la période d’entre les deux guerres, conséquence de la chute de la production de la grande crise mais aussi des politiques protectionnistes des États, le commerce international s’est certes accru depuis la fin de la guerre en volume et en valeur, mais la part de la production des grandes puissances impérialistes qui va sur les marchés extérieurs, est globalement du même ordre qu’en 1913.

Les changements de frontières le cas échéant, les changements dans la nature des produits, rendent les comparaisons très approximatives. Néanmoins, pour les États-Unis, les exportations ne représentent toujours que 7,1 % de leur production, alors qu’elles étaient déjà à 6,1 % en 1913. La part des exportations s’est certes accrue de façon significative pour ces deux pays complémentaires que sont la France et l’Allemagne, en passant entre 1913 et 1992 respectivement de 13,9 à 17,5 % et de 17,5 à 24 % de la production nationale. Mais, en revanche, et contrairement à bien des idées reçues, la part de l’exportation par rapport à la production a reculé pour le Japon et pour le Royaume-Uni, tombant entre 1913 et 1992, respectivement de 12,3 à 9,2 % et de 20,9 à 18,2 %.

Il faut ajouter, en revanche, qu’une partie importante du commerce international d’aujourd’hui est constituée tout simplement d’échanges entre entreprises d’un même trust, voire entre départements ou ateliers d’une même entreprise. Les exportations internes à un même trust représentent par exemple aujourd’hui 33,5 % des exportations des États-Unis ! L’interpénétration accrue des économies se réalise essentiellement à l’intérieur des grands trusts multinationaux.

L’Europe dans la concurrence internationale

Le commerce international a une importance primordiale pour les puissances impérialistes d’Europe, littéralement étouffées dans leurs territoires exigus. Le commerce intra-européen est vital pour toutes.
Voilà pourquoi les pays les plus développés d’Europe sont engagés depuis plus de quarante ans dans ce qu’ils appellent la « construction européenne ». Il a fallu aux bourgeoisies allemande, française, britannique, italienne et avec un poids moindre, hollandaise et belge, aux intérêts concurrents en même temps que complémentaires, plus de quarante ans de marchandages, de petits progrès et de retours en arrière pour liquider plus ou moins complètement les barrières douanières, les obstacles tarifaires et pour essayer de mettre un peu d’ordre dans la jungle des initiatives que chaque État national peut prendre pour rendre plus difficile la pénétration des capitaux du concurrent chez lui et favoriser la pénétration des siens chez les autres. Et une fois que les principales puissances économiques du continent principalement l’Allemagne, la France et l’Angleterre et dans une certaine mesure l’Italie eurent réussi à créer un marché commun, sinon unique, les autres pays industriels du continent n’ont plus eu d’autre choix que de s’aligner. Ce qu’ils ont fait et continuent à faire, les uns après les autres.

La récente crise dite de la vache folle a, d’ailleurs, rappelé avec quelle rapidité les barrières peuvent se remettre en place. Leur « construction européenne » n’a nullement supprimé les États nationaux elle n’en a toujours pas l’ambition et chaque État peut en principe défaire ce qui s’est fait avec son accord.

Les débats sur « supranationalité » contre « souveraineté nationale » dans lesquels s’est engouffré le PC derrière une partie de la droite et le Front national sont au mieux oiseux, mais en réalité mensongers. Les discours sur les « autorités de Bruxelles qui imposent leurs directives aux États » sont mensongers. L’autorité de Bruxelles n’a pas remplacé l’autorité des États, qui continuent à représenter les intérêts de leurs bourgeoisies respectives. Elle n’en est que l’émanation. Bruxelles ne fait rien qui ne résulte des décisions des États, ou en tous cas, des compromis acceptés par eux, sur la base des rapports de forces entre les bourgeoisies concernées. Et les États les plus puissants de l’Union européenne, dont la France, ont tous les moyens de refuser les directives qu’ils ne veulent pas appliquer et ne se gênent pas pour le faire, comme vient de le monter Juppé tout récemment, en refusant d’appliquer une directive écologiste de Bruxelles (pourtant votée par le délégué français) car elle était préjudiciable à la majorité sur le plan électoral. Cela n’empêche pas les dirigeants politiques de se réfugier derrière les « décisions de Bruxelles » ou « les directives de la Commission européenne » lorsque cela les arrange, pour ne pas imposer des décisions impopulaires. Mais désigner Bruxelles comme responsable de la politique de sa propre bourgeoisie est encore une façon de tromper les travailleurs.

Un des principaux moyens de favoriser leur propre bourgeoisie qu’ont conservés les États nationaux jusqu’à nos jours réside dans l’utilisation de leur monnaie nationale comme arme de guerre contre les autres. Les fameuses « dévaluations compétitives », exécutées dans la période récente par l’Espagne, le Portugal ou l’Italie et la Grande- Bretagne, fournissent une illustration de l’utilisation de ce moyen.

Voilà pourquoi l’Allemagne et la France, les deux piliers de la construction européenne car ce sont elles qui y ont finalement le plus intérêt tiennent depuis plusieurs années à faire déposer par tous cette arme-là en créant une monnaie européenne unique. Cela demande une certaine homogénéisation des politiques budgétaires, un certain nivellement des taux d’intérêt et une inflation à peu près similaire. Voilà le fondement de ces « critères de convergence » établis à Maastricht qui ne sont que l’expression de l’accord entre bourgeoisies européennes pour imposer quelques règles et pour s’interdire quelques coups bas.

La monnaie européenne n’est pas encore faite et certaines des puissances majeures du continent, la Grande-Bretagne en particulier, n’ont pour le moment pas l’intention de s’y associer. Il est cependant vraisemblable aujourd’hui qu’elle se fasse au moins entre l’Allemagne et la France et dans les pays de leurs sphères d’influence, car elle correspond aux intérêts de la grande bourgeoisie. Ce sera un facteur d’unification purement consensuel et peut-être temporaire, mais facteur d’unification quand même entre pays d’Europe. Ce sera en même temps un instrument de guerre économique contre l’extérieur. La monnaie européenne n’existe même pas encore que déjà quatre grands patrons, deux français et deux allemands, exigent dans une tribune libre récemment parue dans Le Monde, que sa parité soit telle par rapport au dollar et au yen qu’elle avantage les exportations. Les entreprises allemandes et les entreprises françaises ne pourront faire la course en tête avec un tel boulet au pied, insistent-ils, le boulet étant un « euro » trop fort par rapport aux devises américaine et japonaise.

« L’Europe unie » n’est que l’organisation conflictuelle de la sphère d’influence des principales puissances européennes, tout à la fois rivales entre elles et obligées de s’entendre face à plus puissantes qu’elles (les États-Unis et le Japon). L’exigence d’une monnaie unique elle-même ne fait que refléter une situation où même la plus puissante des économies, celle de l’Allemagne, n’est pas en position d’imposer sa monnaie, le deutschemark, comme monnaie acceptée par tous. Les États-Unis n’ont pas ce type de problème à l’intérieur de leur propre sphère d’influence régionale organisée, l’ALENA, dont font partie également le Canada et le Mexique, tant le dollar fait office de monnaie commune indiscutée.

Délocalisations et concurrence asiatique

Quand Arthuis et bien d’autres évoquent le danger représenté par les pays à bas salaires pour l’industrie et partant, pour l’emploi en France, ils entendent parler d’un certain nombre de pays d’Asie. Ils seraient plus difficilement crédibles en brandissant la menace du Mali, du Sénégal, et plus généralement, de cette Afrique qui, loin de s’industrialiser, a plutôt tendance à se désindustrialiser.
Il y a de toute façon une mauvaise foi certaine à évoquer la pénétration des voitures ou des ordinateurs sud-coréens sur le marché français sans ajouter que si la bourgeoisie française accepte d’entrouvrir ses frontières devant des importations de ce type, c’est parce qu’elle espère en contrepartie revendre à la Corée des TGV ou des avions. Là encore, dans la concurrence, ce ne sont nullement des forces économiques immatérielles qui agissent, mais des intérêts. Et l’État ne subit pas des forces contre lesquelles il serait impuissant : il marchande pour le compte de ses capitalistes.

Qu’en est-il de ces fameuses « délocalisations » vers les pays à bas salaires ?

A quelques rares secteurs près, elles sont négligeables. Laisser entendre que l’ouverture des frontières à la concurrence asiatique serait responsable, au moins partiellement, des cinq millions de chômeurs ou semi-chômeurs de ce pays, c’est un mensonge éhonté.

Les investissements de capitaux français à l’extérieur rachats d’entreprises principalement se sont certes considérablement accrus (ils ont été multipliés par 4 entre 1986 et 1992). Mais dans leur quasi totalité, ils ont pour but d’accéder à de grands marchés et sont allés vers des pays déjà industrialisés. Seuls 6 % de ces investissements sont allés vers des pays sous-développés, et 2 % seulement vers l’Asie orientale. Et encore, près de la moitié des investissements des pays impérialistes dans les pays sous-développés concerne le secteur minier, ou encore le tourisme, c’est-à-dire des secteurs où il ne s’agit pas de déménager une entreprise de France vers un pays à bas salaires.

Pour bas que soient les salaires dans les pays d’Afrique ou d’Asie de l’Est, ils sont loin d’exercer cette attraction fatale sur le grand capital français dans laquelle Arthuis voit la principale menace pour l’industrie de France. Car les bas salaires ne compensent pas facilement l’insuffisance ou la mauvaise qualité des infrastructures, la productivité plus basse du travail, l’insécurité et l’éventuelle instabilité politique, sans parler du coût du transport. Dans les quelques pays semi-développés qui ne posent pas, ou plus, ces problèmes, la Corée du Sud ou Taïwan notamment, les luttes ouvrières aidant, les salaires finissent par augmenter. Un ouvrier travaillant dans une grande entreprise de Séoul n’est pas loin de toucher, à qualification égale, un salaire équivalent à celui d’un travailleur de la région parisienne.

Pour certains produits concernant essentiellement deux secteurs (le textile et les composants électroniques), l’attraction des bas salaires joue. Les parcs industriels, spécialement aménagés en Indonésie ou à Singapour, où la main-d’oeuvre bon marché est livrée en même temps que les aménagements, attirent un certain nombre de trusts de l’électronique ou de l’audiovisuel (Thomson, Schneider notamment, aux côtés de Philips, ATT ou Sanyo). Et il en est d’autres du textile, pour profiter de la main-d’oeuvre encore plus mal payée des « zones spéciales » en Chine. Mais il ne faut pas oublier que pour les principaux secteurs où est concerné le grand capital, la part du capital variable est de plus en plus faible par rapport à celle du capital constant. La part des salaires serait de moins de 10 % par rapport au capital investi dans l’industrie automobile, 5 % dans les entreprises fabriquant des télévisions de dernière génération, 3 % dans la filière des semi- conducteurs. Lorsque Citroën investit en Chine, il profite bien sûr de la main-d’oeuvre bon marché, non pour faire envahir la France par des voitures « made in China », mais pour en vendre à la couche de privilégiés chinois.

Et la délocalisation vers d’autres pays industrialisés ?

La « mondialisation » et le « dumping social » ont encore été invoqués lorsque, en 1993, l’entreprise Hoover décida de délocaliser son usine de Dijon pour l’installer en Ecosse. Ils sont invoqués avec le déménagement actuel de l’usine JVC de la Lorraine, toujours vers l’Ecosse.

Il y a de quoi être choqué par le « droit » d’un patron de fermer son usine comme il l’entend, pour la déménager là où il veut, en fonction de ses seuls intérêts. Il y a de quoi être choqué, dans le cas de JVC, par le fait que l’entreprise avait touché des primes importantes pour s’installer en Lorraine et qu’elle se prépare maintenant à en toucher d’autres comble des combles, de la part de Bruxelles là où elle va s’installer.

Mais ce genre de déménagement, et pour les mêmes raisons, n’est pas meilleur lorsque l’endroit quitté et l’endroit de destination sont tous les deux en France. Le détournement de l’affaire vers le protectionnisme national est d’autant plus ridicule que ni Hoover ni JVC ne sont des entreprises « françaises ».

De façon plus générale, si la France est une des principales puissances exportatrices de capitaux dans le monde, elle est aussi une des premières importatrices. Insister seulement sur les 2,2 millions de travailleurs d’autres pays qui ont trouvé du travail dans des entreprises sous contrôle de capitaux français exportés, pourrait être seulement ridicule, car les firmes à capitaux étrangers emploient près d’un quart des salariés en France.

La mondialisation permet-elle aux pays pauvres de rattraper les pays riches ?

C’est une stupidité intéressée largement répandue. Elle est appuyée d’abord sur l’escroquerie qui consiste à extrapoler à partir d’une vingtaine de pays semi- développés d’Asie et d’Amérique latine des généralisations sur l’ensemble des pays pauvres.

L’administrateur du PNUD (Programme des Nations Unies pour le développement) qui, à en juger par ses fonctions, n’est certainement pas un révolutionnaire, vient de déclarer dans une interview récente donnée au journal Le Monde :

« Il y a un premier mythe à combattre. C’est celui d’un monde en développement qui, grâce à la globalisation de l’économie mondiale, irait de mieux en mieux sous la conduite d’une quinzaine de dragons ». En réalité, « dans plus d’une centaine de pays, le revenu par habitant est aujourd’hui plus bas qu’il n’était il y a quinze ans. En clair, près de 1,6 milliard d’individus vivent plus mal qu’au début des années quatre-vingt ».

"En l’espace d’une génération et demie, l’écart entre pays riches et pauvres s’est accru. Au début des années soixante, il était de 1 à 30 entre les 20 % les plus riches de la planète et les 20 % les plus pauvres. Aujourd’hui, il est de 1 à 60, alors même que la richesse globale a considérablement augmenté (...).

Les trois quarts du flux d’investissements étrangers directs destinés aux pays pauvres se concentrent en fait sur moins d’une douzaine de pays, la plupart situés en Asie. L’Afrique, elle, n’a droit qu’à des miettes (6 %), et les pays les moins avancés, dont le continent noir fournit le gros du contingent, à un maigre 2 %".

Mais même le prétendu développement de cette douzaine de pays qui bénéficient de la quasi totalité des flux d’investissements occidentaux n’est qu’une extrapolation, orientée, à partir de l’industrialisation et de l’augmentation rapide de la production de certaines zones franches en fonction des besoins des commanditaires impérialistes.

En voie de développement, la Chine ? En voie de développement même le Mexique ? « Le privilège » de bénéficier des investissements occidentaux signifie surtout une exploitation et un pillage plus grands, l’émergence ou le renforcement d’une couche privilégiée locale plus ou moins compradore avec, et c’est le seul aspect positif pour l’avenir, la transformation d’une fraction toute petite des classes pauvres de ces pays en prolétariat. Et puis, est- ce que les entreprises étrangères en Chine sont plus importantes relativement qu’elles ne l’étaient en 1927 ?

Il est possible de citer quelques grandes sociétés multinationales coréennes ou brésiliennes. Encore faudrait-il voir, pour chacune, quelle est la part de capitaux américains ou japonais. Mais de toute façon, parmi les cent plus importants trusts qui dominent l’économie mondiale, il n’y en a pas un seul issu des pays du Tiers monde. Les trois quarts (75 sur les 100) se répartissent entre cinq pays impérialistes : les États-Unis, bien sûr, le Japon, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne. Les rapports de forces entre puissances impérialistes ont changé depuis l’époque où Lénine a écrit L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, mais pas l’identité des principaux brigands qui pillent la planète.

Mondialisation et étatisme

La « mondialisation » n’a pas réduit le rôle des États. Au contraire. Et pas seulement dans le domaine de la diplomatie économique. Dans tous les pays impérialistes, même ceux dont les dirigeants font le plus profession de foi de libéralisme, le budget de l’État, les caisses publiques sont transformés en réservoirs destinés à financer le parasitisme des grands groupes financiers. D’où l’abandon croissant des services publics, même dans les pays les plus riches. D’où aussi l’endettement considérable et sans cesse croissant des États.

C’est un éclairage particulièrement orienté que de présenter les États impérialistes comme les victimes impuissantes des marchés financiers. Les États ne sont pas les victimes passives de l’évolution économique, mais des acteurs conscients. Ce sont eux, leurs déficits, leurs émissions d’emprunts pour les combler, leurs besoins de financement pour aider leur grande bourgeoisie, leurs politiques de privatisation même, qui alimentent les capitaux spéculatifs.

C’est pourquoi, revendiquer un rôle accru pour les États nationaux comme antidote à la mondialisation, synonyme de capitalisme débridé, présenter cela comme une idée progressiste, comme le fait le PC, est une stupidité. Et une stupidité réactionnaire.

Il n’y a pas de retour en arrière par rapport à l’impérialisme. Et si l’impérialisme se sentait contraint par une crise, par un effondrement économique, de se réfugier derrière des politiques protectionnistes, cela se ferait au prix d’un abaissement encore plus catastrophique du niveau de vie de la classe ouvrière, au prix aussi de régimes autoritaires ou fascistes pour l’imposer. L’intérêt du prolétariat, ce n’est pas de combattre l’internationalisation de la production, l’interpénétration des économies, mais de combattre pour le renversement de l’ordre capitaliste à l’échelle du monde. La réorganisation de l’économie sur une base supérieure, rationnelle le communisme n’est possible que sur la base d’une économie qui, quoi qu’en disent les réactionnaires de tous bords, est internationalisée depuis longtemps. Et si, en sous- produits modestes des exportations de capitaux impérialistes, des entreprises industrielles naissent là où il n’y en avait pas auparavant, si cela fait surgir un prolétariat industriel là où jusqu’à maintenant il n’y avait que des masses pauvres sous-prolétarisées, eh bien, tant mieux. Les travailleurs de Corée du Sud, d’Indonésie ou de Chine ne sont pas des adversaires, ni même des concurrents, mais les contingents nouveaux de ce prolétariat mondial qui, seul, peut arracher le pouvoir à la bourgeoisie et mettre fin au capitalisme et à son avatar ultime, l’impérialisme. 

(LO, 26 octobre 1996)