samedi 20 juin 2015

:: Italie, juin 1914 : la « semaine rouge » d'Ancône [LO, juin 2014]

Début juin 1914, un mouvement de protestation se propagea dans toute l'Italie à partir d'Ancône, entraînant des dizaines de milliers d'ouvriers dans une grève générale ponctuée de manifestations et d'affrontements avec la police et l'armée. À quelques semaines de l'éclatement du premier conflit mondial, cette « semaine rouge » montrait que des possibilités existaient bel et bien pour une politique révolutionnaire, la seule qui aurait pu entraver la marche à la guerre.

Bien qu'arrivée tardivement dans l'arène, l'Italie était, à la veille de la guerre, en concurrence avec les autres puissances impérialistes pour le partage des colonies et des marchés. Le pays n'était parvenu à l'indépendance et à l'unité politique que quelques dizaines d'années auparavant mais, malgré son retard sur les autres, la grande industrie s'y développait, principalement au nord.

La classe ouvrière moderne, concentrée dans de grandes usines, s'organisait principalement dans le Parti socialiste et le syndicat CGL (Confédération générale du travail). Les ouvriers agricoles de la plaine du Pô et de certaines régions du sud de l'Italie avaient également un poids important. Les organisations anarchistes et les syndicalistes révolutionnaires, représentés par l'USI (Union syndicale italienne), jouaient aussi un rôle non négligeable au sein du mouvement ouvrier.

Fondée en 1912 et regroupant anarchistes et syndicalistes en rupture avec la CGL, qu'ils jugeaient désormais trop inféodée au Parti socialiste réformiste, l'USI était influente dans les bourses du travail d'Emilie-Romagne, à Parme, Bologne, Piacenza, organisant de nombreuses grèves et menant une active propagande antimilitariste.

Pour contrer la montée du mouvement ouvrier, les gouvernements bourgeois tentèrent d'associer au pouvoir l'aile la plus réformiste du Parti socialiste. C'est dans ce but qu'en 1912 le Premier ministre Giolitti lança une réforme électorale qui donnait le droit de vote à des millions d'hommes. Le suffrage n'était pas encore universel, mais il dépassait désormais très largement la petite minorité du suffrage censitaire. En même temps, afin de s'assurer une majorité stable, Giolitti négocia l'appui électoral des catholiques et put remporter les élections de 1913.

La politique réformiste ne trouvait cependant pas beaucoup d'écho dans une classe ouvrière italienne qui comptait parmi les plus mal payées d'Europe occidentale et où les conditions de vie ressemblaient à ce qu'elles avaient été un demi-siècle plus tôt à Paris ou Londres. Et cette tentative de canaliser la lutte de classe et l'expression des contradictions sociales dans le débat parlementaire fut démentie moins d'un an plus tard, par l'explosion de la « semaine rouge ».

Une explosion de colère...

La guerre coloniale menée en Libye, de 1912 à 1913, avait entraîné une mobilisation antimilitariste de la part de l'aile radicale des socialistes, ainsi que des anarchistes et des syndicalistes révolutionnaires. Des comités contre les bataillons disciplinaires, où étaient envoyés les soldats récalcitrants, avaient été créés. C'est dans ce contexte que se produisirent les deux épisodes qui allaient mettre le feu aux poudres : le soldat Augusto Masetti, qui avait tiré sur son colonel, fut jugé fou et interné dans un asile pénitentiaire, tandis que le syndicaliste révolutionnaire Antonio Moroni était envoyé dans un bataillon disciplinaire pour ses idées antimilitaristes.

Le 7 juin 1914, un meeting de soutien aux deux soldats eut lieu à Ancône : le militant anarchiste Errico Malatesta, Pietro Nenni, alors républicain mais qui allait devenir un dirigeant socialiste, le secrétaire de la bourse du travail et d'autres militants prirent la parole devant une foule nombreuse. À la fin du meeting, alors que la foule s'organisait en cortège, les troupes ouvrirent le feu, tuant trois manifestants. L'indignation devant ces morts embrasa la ville : en quelques heures, Ancône tomba aux mains des manifestants, qui formèrent un comité révolutionnaire. Les carabiniers et les policiers durent se réfugier dans leurs casernes.

La nouvelle fit rapidement le tour du pays et dans des dizaines de villes, de Turin, la grande ville industrielle du nord, à Milan, Naples ou Bari dans le sud, un puissant mouvement de grève commença, ponctué de violents combats de rues. Dans certaines villes, les manifestants prirent d'assaut les casernes et s'emparèrent des centres de décision et des moyens de communication. La révolte, rejointe par les cheminots qui se déclarèrent en grève à partir du 9 juin, paralysait le pays, bloquait le mouvement des troupes et des forces de répression, faisait vaciller le pouvoir bourgeois. Dans de nombreuses villes, les travailleurs cherchaient à prendre le contrôle du territoire, comme cela s'était produit à Ancône et dans quelques zones de Romagne.

... sans direction politique

Devant ce raz-de-marée, la CGL, dirigée par les réformistes, dut appeler à la grève générale, se contentant d'enregistrer une situation qui s'était développée non seulement sans elle mais contre son gré. De son côté l'USI, en tant quesyndicaliste révolutionnaire, se félicitait du développement de la grève et des manifestations d'une ville à l'autre, mais s'avérait incapable de donner des objectifs politiques et une organisation à cette explosion de colère du prolétariat.

Du côté de la bourgeoisie, le Premier ministre de l'époque, Salandra, qui succédait à Giolitti, appliqua la même politique que ses prédécesseurs. Après avoir cherché à s'opposer au mouvement, il le laissa se développer, misant sur l'absence d'une direction conséquente et sachant aussi qu'il pouvait compter sur les réformistes du Parti socialiste pour l'endiguer et sauver ainsi la mise au gouvernement et à la bourgeoisie italienne. Et c'est bien ce qui se produisit.

Dès le soir du 10 juin, la direction de la CGL déclara la fin de la grève générale. Malgré cette trahison ouverte, la grève continua dans de nombreuses villes pendant plusieurs jours. Les affrontements firent des dizaines de morts et des centaines de blessés. Des milliers de manifestants furent arrêtés. La grève ne cessa totalement que le 15 juin, lorsque des détachements de l'armée débarquèrent à Ancône pour reprendre le contrôle de la ville.

Cette semaine de lutte montra le potentiel révolutionnaire du prolétariat italien. Mais elle mit aussi en évidence les limites de l'aile radicale du Parti socialiste et la trahison complète de son aile réformiste, la première s'avérant incapable d'offrir une perspective révolutionnaire, la seconde étant désormais complètement liée à la bourgeoisie.

La Première Guerre mondiale allait éclater quelques semaines plus tard, trouvant dans toute l'Europe un prolétariat désarmé politiquement par la trahison de ses dirigeants. Ni la « semaine rouge » d'Ancône ni les mouvements qui se produisirent encore des mois plus tard en Italie n'allaient empêcher le pays d'entrer en guerre un an après, en mai 1915, et de mener ses ouvriers et ses paysans au massacre. Mais elle annonçait aussi déjà les mouvements révolutionnaires qui allaient se dresser contre la guerre, des mutineries dans les tranchées à la révolte de Turin en août 1917, jusqu'à la révolution russe de février et octobre de la même année. L'alternative était bien : la guerre ou la révolution.

Nadia CANTALE (LO, juin 2014)

:: Juin 1962 en Union soviétique : la révolte des ouvriers de Novotcherkassk [LO, juin 2012]

Le 1er juin 1962, une forte augmentation des prix de l'alimentation était annoncée pour toute l'Union soviétique : 19 à 34 % sur la viande, 25 % sur les produits laitiers et les oeufs. Le mécontentement provoqué par ces hausses prit un tour explosif à Novotcherkassk, ville industrielle du sud de la Russie.
Le Kremlin ne parlait que de hausses provisoires, mais cherchait par tous les moyens à faire rentrer de l'argent dans les caisses. Khrouchtchev et les autres dirigeants de l'époque avaient songé à relever aussi le prix du tabac et de la vodka, avant d'y renoncer, de crainte d'ajouter à une contestation diffuse dont la police politique, le KGB, venait de donner la mesure en haut lieu. Pour le seul début de 1962, le KGB disait avoir saisi trois fois plus de tracts hostiles à Khrouchtchev que durant toute l'année 1961 et avoir démantelé un nombre accru de petits groupes contestant le régime.

SOUS LA CHAPE DE LA DICTATURE, LE MÉCONTENTEMENT

Le KGB avait-il gonflé son bilan pour se faire valoir ? En tout cas, malgré la dictature étouffant toute forme d'expression indépendante, des tracts dénonçant les hausses de prix avaient surgi à Moscou, à Tchéliabinsk, ville industrielle de l'Oural, à Khabarovsk, sur la frontière chinoise. À Léningrad, Tambov, Magnitogorsk, Donetsk, des appels à la grève étaient même apparus sur les murs. À Novotcherkassk, la réaction ouvrière prit un caractère de contestation politique massive et le régime répliqua par une répression féroce.

PRIX EN HAUSSE, SALAIRES EN BAISSE

Dans la principale usine de la ville, NEVZ (construction de locomotives électriques), la direction était en train de réduire d'un tiers la paie des 14 000 travailleurs quand ces hausses de prix entrèrent en vigueur. Pour les ouvriers, dont beaucoup n'avaient pu se loger que dans le privé et qui, les étals des magasins d'État étant vides, n'avaient pas les moyens d'acheter à prix libres au marché kolkhozien, la coupe était pleine. Pas question de prendre le travail.

Le directeur et le chef du parti de l'usine vinrent les sermonner. Sans autre résultat que d'attiser leur colère, quand le directeur déclara que, s'ils ne pouvaient s'offrir de la viande, ils n'avaient qu'à « manger des pâtés d'abats ».

« De la viande, du beurre, la hausse des salaires », « On veut des logements » ou « Khrouchtchev à la casserole ! » répliquèrent les ouvriers sur des pancartes au fur et à mesure que les ateliers cessaient le travail.

Des grévistes partirent faire le tour des usines de la ville pour qu'elles se joignent au mouvement. D'autres bloquèrent la voie ferrée, actionnant le signal de détresse du train Saratov-Rostov dans l'espoir d'alerter les villes voisines. Dans l'après-midi, des milliers de grévistes s'en allèrent débusquer les responsables de l'administration dans leurs locaux, les forçant à dire « comment on peut vivre avec des salaires abaissés et des prix augmentés », tandis que des orateurs dénonçaient la misère à laquelle les autorités contraignaient les travailleurs.

La foule ouvrière balaya les forces de police envoyées « libérer » NEVZ et, après avoir décidé de manifester en ville le lendemain, elle fit un feu de joie avec des portraits de Khrouchtchev.
Le soir, des automitrailleuses étant venues « délivrer » les dirigeants de l'usine, les grévistes bloquèrent les portes et érigèrent une barricade sans que les soldats, éprouvant une sympathie visible pour le mouvement, s'opposent à eux.

Les autorités ayant alerté le Kremlin, Khrouchtchev dépêcha sur place deux membres du Présidium (le Bureau politique), dont Mikoyan. Durant la nuit, des tanks entrèrent en ville tandis que le KGB arrêtait certains meneurs ouvriers.

« PLACE À LA CLASSE OUVRIÈRE ! »

Le lendemain, 10 000 travailleurs gagnèrent le centre-ville, derrière des portraits de Lénine et des banderoles réclamant plus de justice sociale. Trouvant des tanks sur leur chemin, ils scandaient : « Place à la classe ouvrière ! » Les tankistes les laissèrent passer. Même chose de la part des soldats chargés de protéger le siège de l'administration, d'où Mikoyan et ses comparses venaient de fuir. Découvrant sur place que « ses » dirigeants s'apprêtaient à faire bombance de mets dont les travailleurs n'avaient même plus idée, la foule dévasta l'immeuble.

Une délégation de neuf ouvriers se rendit alors au siège du parti et demanda que l'armée évacue la ville, puis s'en alla rencontrer Mikoyan dans l'enceinte militaire où il s'était réfugié. Il promit de faire revoir les normes de salaire, mais déclara ne rien pouvoir faire pour les prix. Le chef de la délégation, l'ouvrier Mokrooussov, menaça : « Nous sommes la classe ouvrière, nous sommes nombreux. »

Des manifestants ayant attaqué un poste de la milice pour libérer leurs camarades arrêtés, les miliciens tuèrent un manifestant.

Peu après, c'est devant le Comité de ville où se pressait une foule compacte que la troupe tira. Pour empêcher que troupe et grévistes fraternisent, les autorités avaient remplacé les conscrits slaves par des soldats caucasiens, dont le russe n'était pas la langue et qui pouvaient plus difficilement se sentir proches de la population locale. Il y eut une cinquantaine de morts et des centaines de blessés. Selon un témoin, « la place était couverte de sang, sur lequel ressortaient les casquettes blanches des enfants écrasées dans une boue sanglante ».

La nouvelle du massacre eut un effet immédiat : les usines qui n'étaient pas encore en grève cessèrent le travail, des dizaines de milliers d'ouvriers envahissant les alentours du Comité de ville.
Le KGB, qui avait photographié des milliers de manifestants, arrêta des centaines de personnes durant la nuit. Le mouvement était décapité. Instaurant le couvre-feu, le régime coupa la ville de tout contact avec l'extérieur après le 3 juin, mais améliora son approvisionnement.

C'était, dit-on en russe, « le pain d'épice et le knout ». Mais entre la carotte et le bâton, c'est de ce dernier que les autorités se servirent le plus. Elles voulaient briser dans l'oeuf toute velléité de réaction de la classe ouvrière. Six ans après, le souvenir de la révolution ouvrière de 1956 en Hongrie était encore vif et cuisant pour la bureaucratie russe. Et Mikoyan, qui avait alors été envoyé à Budapest, savait d'expérience quelle formidable force de déstabilisation pour le régime pouvait receler une mobilisation ouvrière. D'ailleurs, de peur que les ouvriers de Novotcherkassk n'aient envoyé des agitateurs dans d'autres centres industriels, le Kremlin se hâta d'envoyer des émissaires dans des régions telles que le Donbass, pour y organiser un contre-feu.

En août, le pouvoir organisa une parodie de procès contre quatorze ouvriers de Novotcherkassk. Traités de « bandits et de provocateurs », sept furent condamnés à mort, les autres écopant de lourdes peines de prison. Il y eut encore des centaines d'arrestations, d'autres procès et condamnations à huis clos en septembre et en octobre. Et la chape de plomb de la censure s'abattit sur cette tuerie, dont presque personne n'entendit parler en Union soviétique, et encore moins au dehors.

EN MÉMOIRE DES COMBATTANTS OUVRIERS

Un des premiers grévistes, l'ajusteur Piotr Siouda, fut arrêté le 2 juin et condamné à douze ans de prison. Il était le fils d'un vieux-bolchevik que Staline avait fait mourir en prison et sa mère avait passé sept ans en camp comme femme d'un « ennemi du peuple ». À sa sortie de prison, Siouda, qui se disait « bolchevik sans parti », s'employa à faire connaître ce qu'il appelait « un des crimes les plus sanglants du parti et de l'État contre Octobre et le bolchevisme-léninisme ».

En 1987, il présenta une demande de réhabilitation des victimes de Novotcherkassk. Malgré la promesse de Gorbatchev de faire la transparence sur les pages sombres du régime, sa demande resta sans réponse. Mais, ayant imprudemment fait savoir qu'il avait découvert où on avait clandestinement enterré les victimes du massacre, Siouda fut frappé à mort en pleine rue, dans la nuit du 5 mai 1990, par des « inconnus » qui lui volèrent des documents qu'il avait recueillis sur ces événements. D'évidence, les héritiers de Staline ne tenaient pas à ce qu'il puisse être dit que, en URSS, la classe ouvrière avait relevé la tête face à la bureaucratie.

Pierre LAFFITTE (LO, juin 2012)

:: Juin 1967 : la "guerre des Six-Jours" d'Israël contre les États arabes [LO, juin 2007]

Il y a quarante ans, à l'aube du 5 juin 1967, la " guerre des Six-Jours " commençait par l'attaque d'Israël contre l'Égypte et la destruction au sol, profitant de l'effet de surprise, de la plus grande partie de son armée de l'air. En six jours, du 5 au 11 juin, l'armée israélienne allait conquérir sur les pays arabes une superficie égale à trois fois le territoire d'Israël. Le plateau du Golan était conquis sur la Syrie, la Cisjordanie et la partie est de Jérusalem étaient conquises sur la Jordanie qui les administrait jusqu'alors, la bande de Gaza et la presqu'île du Sinaï étaient conquises sur l'Égypte.

Quarante ans après, Israël occupe toujours ces territoires, à l'exception du Sinaï, évacué en 1982, et de Gaza, évacué en 2005 mais toujours soumis à son contrôle et aux raids meurtriers de son armée. En transformant Israël, pour de longues années, en puissance occupante de territoires arabes fortement peuplés, la guerre de 1967 s'est révélée un tournant pour ce pays et pour l'ensemble du Moyen-Orient.

D'une certaine détente à la guerre

Pourtant, après la création de l'État d'Israël en 1948 contre la volonté de l'ensemble des États arabes, après l'expédition militaire de 1956 menée par Israël conjointement avec la France et la Grande-Bretagne contre l'Égypte de Nasser, il semblait au début des années soixante que l'on allait vers une certaine normalisation des relations israélo-arabes. À la tête du gouvernement israélien, Lévi Eshkol succédait en 1963 à Ben Gourion. Contrairement à celui-ci, fondateur d'Israël et tenant d'une ligne jusqu'au-boutiste contre les voisins arabes, Eshkol et son ministre des Affaires étrangères Abba Eban semblèrent rechercher une détente.

Cela valut à Eshkol de violentes critiques d'une fraction du Parti Travailliste, dont il était membre. Sous la direction de Ben Gourion, du général Moshé Dayan et de Shimon Pérès, cette fraction s'en sépara pour former un nouveau parti, le Rafi, lié à fraction activiste de l'armée et prônant la sécurité d'Israël par des coups d'éclat contre ses voisins. Le Rafi subit une défaite cinglante aux élections de 1965, défaite tendant à prouver que la population israélienne souhaitait plutôt la paix. La politique conciliatrice d'Eshkol sembla renforcée, alors qu'Israël semblait s'acheminer vers une assimilation progressive parmi les autres États du Moyen-Orient.

La fraction activiste de l'armée et le Rafi ne renoncèrent pas pour autant à imposer leur ligne, et ils y réussirent. Au cours des mois allant de fin 1966 à juin 1967, exploitant les craintes suscitées en Israël par l'évolution des régimes arabes, ils amenèrent le gouvernement Eshkol sur leurs positions.
En Syrie, en février 1966, un coup d'État organisé par le groupe militaire du général Salah Jedid porta au pouvoir une équipe dite baassiste de gauche. Maniant un langage plus ou moins socialiste, recherchant l'appui de l'URSS, les nouveaux dirigeants syriens tentèrent de trouver un appui dans les masses par des déclarations radicales contre Israël. Parallèlement, des groupes de guérilla palestiniens, opérant à partir de la Syrie et de la Jordanie, commencèrent à mener des actions contre l'armée israélienne. Sous la pression directe de l'état-major, alors dirigé par le général Yitzhak Rabin qui allait être en 1993 le promoteur des accords d'Oslo, le gouvernement Eshkol laissa l'armée mener des attaques en territoire syrien et, en novembre 1966, détruire en représailles le village cisjordanien de Samu'.

De son côté, à la tête de l'Égypte, Nasser tentait de sauvegarder son image de leader du nationalisme arabe, tout en gardant une attitude prudente à l'égard d'Israël. Mais lorsque, en mai 1967, il apparut que l'autre régime nationaliste arabe, la Syrie, était directement menacé d'une attaque israélienne, Nasser répondit par des surenchères verbales et des gestes démonstratifs. Demandant le retrait des troupes de l'ONU présentes depuis 1956 à la frontière égypto-israélienne et notamment à Charm-El-Cheikh, il déclara que l'Égypte empêcherait désormais le trafic des navires israéliens par le détroit de Tiran, qui commande l'accès au port israélien d'Eilath.

Le geste était d'abord destiné à l'opinion intérieure du monde arabe, dans la concurrence que se livraient Nasser et notamment les dirigeants saoudiens pour en apparaître comme les leaders. Nasser prenait un risque calculé, estimant qu'Israël ne réagirait pas, 5 % seulement du commerce israélien transitant par le détroit de Tiran. Non seulement il se trompait, mais cela permit aux dirigeants israéliens, vis-à-vis de l'opinion israélienne comme de celle des pays occidentaux, de présenter l'attaque du 5 juin 1967 comme une action de légitime défense face à des dirigeants arabes qui voulaient asphyxier Israël, voire le rayer de la carte.

Une guerre bien préparée

Pourtant, le déroulement de la guerre montra vite comme elle avait été bien préparée par l'état-major israélien, et très peu par les dirigeants arabes. Dès les premières heures, l'aviation arabe était pratiquement détruite. Le 6 juin, l'armée israélienne occupait la bande de Gaza et entrait au Sinaï. Le 7 juin, elle conquérait la vieille ville de Jérusalem et toute la rive ouest du Jourdain, entraînant un exode de la population palestinienne vers la Jordanie. Le 8 juin, l'armée israélienne, dont une division était dirigée par Ariel Sharon, parvenait au canal de Suez. Le 9, attaquant cette fois la Syrie, elle occupait le plateau du Golan, avant la fin des hostilités le 10 juin. Et loin de se contenter de rétablir la liberté de circulation dans le détroit de Tiran, qui avait été le prétexte de son action, l'armée israélienne resta dans les territoires conquis.

Un climat de consternation déferla sur le monde arabe devant cette nouvelle et écrasante défaite. En Égypte, dès le 9 juin, Nasser annonça sa démission, avant de la reprendre le lendemain à l'appel de centaines de milliers de manifestants descendus dans les rues du Caire. Quelque deux cent mille Palestiniens de Cisjordanie quittèrent ce territoire pour devenir à leur tour des réfugiés en Jordanie ou au Liban, tandis que d'autres, instruits par l'expérience de 1948, décidaient de rester sur place coûte que coûte.

En revanche, côté israélien, se répandait un climat de triomphe. Les territoires palestiniens conquis furent vite considérés comme faisant partie d'Israël. La partie est de Jérusalem fut annexée officiellement dès la fin juin 1967. L'ancienne frontière, la " ligne verte ", disparut des cartes de géographie israéliennes. Dès la fin 1967, les premières colonies israéliennes furent créées en Cisjordanie et au Golan. Début 1968, des colons étaient autorisés à s'installer au coeur de la ville palestinienne d'Hébron, y créant un foyer de tension qui dure toujours.

Aux yeux d'une grande partie de la population israélienne d'alors, mais aussi des opinions occidentales informées par des dirigeants et une presse plus que partiaux, Israël n'avait fait là qu'imposer son droit à l'existence contre des dirigeants arabes ayant juré sa perte. Mais la vérité était différente : c'était la population israélienne, et même son gouvernement, qui s'étaient laissé imposer la ligne guerrière de l'état-major, approuvé et soutenu par les dirigeants des États-Unis.

Un affrontement sans fin

En se transformant en puissance occupante, en choisissant de s'engager dans la colonisation de la Cisjordanie, de Gaza et du Golan, Israël installait en même temps sa population dans une situation de guerre permanente avec ses voisins : guerre d'usure sur le canal de Suez en 1968-1970, guerre du Kippour en 1973, guerre de 1982 contre le Liban et occupation du sud de ce pays, répression des Intifadas palestiniennes de 1987 et de 2000, nouvelle guerre du Liban à l'été 2006... Malheureusement, la liste de ces affrontements n'est certainement pas finie. Parallèlement, l'évolution politique d'Israël a mené le pays de plus en plus à droite, en en faisant l'otage des groupes de pression liés à l'armée, aux colons extrémistes et à l'impérialisme. La population israélienne, que la politique de ses dirigeants fait tout pour placer dans l'état d'esprit d'une population assiégée, sert ainsi de masse de manoeuvre, et à l'occasion de chair à canon, pour des intérêts qui ne sont pas les siens.

Les choix politiques faits par les dirigeants israéliens et leurs protecteurs occidentaux depuis la création de l'État d'Israël ont ainsi abouti à ancrer, au coeur d'une région aussi stratégique que le Moyen-Orient, une force militaire qui est un instrument d'oppression et une menace permanente contre les peuples et les États voulant résister à la domination de l'impérialisme, et qui est une cause permanente de guerre.
Cette situation ne pourra disparaître qu'avec un changement radical de politique à la tête d'Israël, qui serait dans l'intérêt même de sa population et pas seulement de celle des pays arabes. Tôt ou tard, la population israélienne devra trouver le moyen d'une coexistence et d'une collaboration pacifiques avec ses voisins, et cela implique de rompre avec la politique guerrière dans laquelle ses dirigeants, et leurs protecteurs impérialistes, l'ont engagée en juin 1967 pour des dizaines d'années.

André FRYS (LO, juin 2007)

:: Juin 1913, Afrique du Sud : les origines de l'apartheid [LO, juin 2013]

Lorsqu'on parle de l'Afrique du Sud, on pense à l'apartheid, ce système de ségrégation raciale institutionnalisée qui fut instauré par le Parti nationaliste au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, après l'indépendance du pays, système qui fut finalement démantelé au début des années 1990, pour désamorcer la situation explosive créée par la mobilisation de la classe ouvrière noire.
Mais, en réalité, les promoteurs de l'apartheid n'avaient rien inventé. Ils n'avaient fait qu'ériger en système la politique ségrégationniste menée par le colonialisme britannique depuis le début du siècle, politique qui n'avait été que l'expression directe et brutale de l'avidité des compagnies minières britanniques.

Le pillage britannique de l'Afrique du Sud

Tout commença par la découverte dans le Transvaal (la région entourant Johannesburg) de gisements considérables de diamants en 1870, puis d'or en 1886. L'État britannique, qui n'avait eu jusque-là qu'une présence limitée aux deux régions les plus fertiles (celle du Cap et du Natal), entreprit d'étendre son emprise à l'ensemble du territoire, éliminant d'abord le royaume Zoulou, puis écrasant les républiques formées par la vieille émigration néerlandaise des Boers, au terme d'une guerre qui fut l'une des plus sanglantes du 19e siècle. Le capital britannique eut alors les mains libres pour piller les ressources minières du pays. Dans les années qui suivirent, on enregistra pas moins de 299 nouvelles entreprises minières à la cotation de la Bourse de Londres.

Mais encore fallait-il extraire ces minerais. Les énormes réserves d'or du Transvaal étaient de basse teneur. Pour en tirer assez d'or pour satisfaire l'appétit insatiable des actionnaires, il fallait une main-d'oeuvre très nombreuse. Or la population noire du pays n'avait aucune envie d'abandonner les campagnes, où elle parvenait à subsister de l'agriculture et de l'élevage, pour aller se tuer au travail dans les mines des Blancs.

Les compagnies minières eurent donc recours à tous les subterfuges. Elles importèrent des condamnés de droit commun d'Angleterre et de la main-d'oeuvre semi-servile d'autres colonies britanniques et de Chine. Les autorités coloniales essayèrent d'imposer de lourds impôts en argent aux paysans noirs, espérant que, comme dans d'autres colonies africaines où l'argent n'avait pratiquement pas cours dans les campagnes, cela suffirait à contraindre les paysans noirs à aller travailler dans les mines afin de pouvoir payer leurs impôts. Elles instituèrent même un système de passeport intérieur, sous la forme d'un bracelet en métal soudé autour du bras, destiné à faciliter l'arrestation des fuyards.

Mais rien n'y fit. L'appareil colonial, centré sur les villes, ne pouvait pas faire la police dans les campagnes, ni donc empêcher les mineurs noirs d'y prendre la fuite. Et ceci d'autant moins que les conditions de travail dans les mines et l'insalubrité des campements étaient si terribles que la Chambre des mines elle-même reconnaissait un taux annuel de décès de 8 à 10 % parmi les mineurs ! Pour convaincre les mineurs de rester au travail, les compagnies durent se résoudre à l'impensable, en augmentant leur salaire...

L'expropriation de la population noire

Finalement, à partir de 1910, l'État britannique mit en place une solution radicale au manque de main-d'oeuvre dans les mines.

D'abord, les territoires britanniques d'Afrique du Sud furent unifiés dans une Union Sud-Africaine, protectorat britannique placé sous la protection de l'armée coloniale et doté d'un appareil d'État renforcé par une cohorte de fonctionnaires coloniaux. Puis vint toute une série de lois destinées à enfermer la population noire dans un carcan répressif et surtout à la priver de toute possibilité d'échapper à la mine.

C'est ainsi que, d'un trait de plume, le Native Land Act (loi sur le droit à la terre pour la population autochtone) de juin 1913 interdit à la population noire toute activité agricole de subsistance sur 88 % du territoire sud-africain. Sur les 12 % restants, un tiers était inhabitable et le reste, constitué de terres très pauvres, fut divisé en « réserves » dans lesquelles toute la population rurale noire dut s'entasser. La seule solution pour échapper à la famine était désormais d'envoyer les hommes valides travailler là où les Blancs offriraient un salaire. D'un coup, une importante section de la population noire se trouva incorporée de force dans la classe ouvrière, transformée en travailleurs saisonniers faisant le va-et-vient entre les mines et les réserves où étaient enfermées leurs familles.
D'autres lois furent introduites dans la foulée, interdisant aux ouvriers noirs l'accès aux emplois qualifiés ou à toute forme d'apprentissage, et limitant leurs mouvements strictement autour des lieux où ils étaient employés.

À peine ces mesures introduites, les salaires des mineurs noirs furent réduits de 30 %. Mais ils ne furent pas les seuls à payer cette note amère. Les patrons profitèrent de l'abondance de la main-d'oeuvre noire pour baisser les salaires de tous les travailleurs, blancs compris. Qui plus est, 47 % des ouvriers du pays furent déchus de la citoyenneté sud-africaine et se trouvèrent soumis à toutes sortes de restrictions dans leurs mouvements.

L'émergence d'une nouvelle classe ouvrière

La mise en place de ce système d'oppression par l'État britannique, en expulsant la population rurale noire de ses campagnes, eut pour effet de créer une nouvelle classe ouvrière. Celle-ci, soumise à une exploitation féroce, dut apprendre rapidement à utiliser les armes de la lutte de classe.
Jusque-là, le mouvement ouvrier sud-africain avait été centré sur une classe ouvrière blanche peu nombreuse, et animé par des militants d'origine anglaise ayant apporté avec eux les traditions et les préjugés du mouvement ouvrier anglais. Bien que militant, ce mouvement ouvrier était toujours resté faible, paralysé en particulier par ses réticences à rechercher le soutien des ouvriers noirs.

Mais il ne fallut pas attendre longtemps pour que les travailleurs noirs se manifestent à leur tour de façon autonome et, cette fois, sur une tout autre échelle. Dès 1918, les mines d'or du pays connurent une très grande grève. Alors que lors d'une précédente vague de grèves, en 1913, les mineurs blancs n'avaient réussi à mobiliser que 18 000 des leurs, sans vraiment affecter la production, cette fois 71 000 mineurs noirs se joignirent à la grève, forçant à la fermeture les deux tiers des mines d'or de la région du Witwatersrand. La répression fut terrible. Onze grévistes furent abattus et 120 furent blessés dans les affrontements avec l'armée. Mais les grévistes remportèrent néanmoins une hausse de salaire de 11 %.
Le président de la Chambre des mines, sir Evelyn Walters, devait exprimer tout le dépit des siens en ces termes : « Cette grève était bien préparée et disciplinée, et pas du tout une « révolte instinctive ». Elle a montré que des milliers d'hommes d'origines régionales très différentes et appartenant à de multiples communautés rurales peuvent unir leurs forces de façon efficace. C'est un phénomène nouveau, la première véritable grève jamais menée par des travailleurs coloniaux. »

Oui, une nouvelle classe ouvrière était née. Et, par la suite, elle devait en faire voir de toutes les couleurs tant à la bourgeoisie sud-africaine qu'aux trusts internationaux.

François ROULEAU (LO, juin 2013)