L’unification de l’Europe est une nécessité
depuis au bas mot un siècle. Les deux guerres mondiales, parties toutes
les deux de rivalités impérialistes internes à l’Europe, ont exprimé de
la façon la plus tragique pour les peuples et la plus stérile pour
l’histoire l’incapacité des bourgeoisies à surmonter le morcellement
étatique d’un continent où le développement économique étouffait, plus
que partout ailleurs, dans les cadres nationaux. Les bourgeoisies
d’Europe, même les plus puissantes, freinées par l’insuffisance de leurs
marchés nationaux respectifs, pas assez puissantes pour conquérir ceux
de leurs concurrentes, ont fini par devenir des acteurs de second ordre
de l’économie capitaliste mondiale.
Malgré l’interpénétration croissante des économies des différents
pays européens, malgré l’intérêt évident des grandes entreprises
capitalistes agissant à l’échelle du continent, les bourgeoisies
nationales restent cramponnées à leurs États et défendent pied à pied
les prérogatives de ces derniers.
Il a fallu plus d’un demi-siècle de tractations laborieuses pour que
le Marché commun entre six pays d’Europe occidentale devienne l’Union
européenne, composée de 27 pays après l’intégration de l’ancien glacis
de l’Union soviétique (sans jamais englober l’ensemble du continent qui,
pour plus de la moitié de sa superficie et un tiers de ses habitants,
reste toujours en dehors de l’Union).
L’Union européenne s’est dotée progressivement de certains attributs
d’un pouvoir d’État, avec l’accroissement des prérogatives de la
Commission européenne, sorte d’exécutif, flanquée d’un Parlement
européen dont le pouvoir à légiférer s’est élargi. A été surtout mise en
place une vaste bureaucratie administrative, pesante et coûteuse comme
un véritable appareil d’État, sans en être un.
Les prérogatives étatiques de l’Union européenne sont, de plus, à
géométrie variable. C’est ainsi, par exemple, que l’espace Schengen, à
l’intérieur duquel les déplacements des personnes sont libres, ne
concerne pas l’ensemble de l’Union (la Grande-Bretagne notamment se
tient à l’écart), alors qu’en revanche d’autres pays, la Norvège et
l’Islande qui n’appartiennent pas à l’Union européenne, font partie de
cet espace. De plus, les États peuvent revenir en arrière, comme l’a
fait quelque temps le Danemark en rétablissant le contrôle à ses
frontières nationales sous la pression de formations d’extrême droite.
Un autre pas en avant plus important a été la création d’une monnaie
unique européenne. La Grande-Bretagne a cependant refusé d’adopter
l’euro, ainsi que la Suède et le Danemark.
Ces petits pas de la construction européenne ont représenté chaque
fois un certain abandon négocié de souveraineté. Mais les États
nationaux ne se sont pas pour autant effacés au profit d’un État fédéral
à l’échelle de l’Union. Les prérogatives abandonnées par les États
nationaux au profit de Bruxelles sont soit celles exigées par les
grandes entreprises pour assurer le grand marché dont elles ont besoin,
soit au contraire celles qui les indiffèrent totalement. D’où ce mélange
de pouvoir réglementaire des institutions européennes qui, dans
certains domaines, frise le ridicule, alors que dans d’autres il
appartient aux États nationaux de décider. Et, évidemment, « l’Europe
sociale », que promettent les partis de la gauche réformiste quand ils
sont dans l’opposition, est le cadet des soucis des grandes entreprises
mondialisées au profit de qui se construit l’Europe actuelle.
L’euro a été le complément logique du marché unique, indispensable
pour préserver celui-ci des soubresauts monétaires internes à l’Union.
Mais, faute d’une homogénéisation fiscale et surtout d’un exécutif
centralisé capable de mener une politique monétaire, il n’a jamais cessé
d’être exposé à des tensions que la crise financière a exacerbées.
La crise financière a mis en évidence la fragilité de l’Union
européenne. Le roi est nu. Le capital financier à la recherche
permanente de placements spéculatifs a su trouver les failles derrière
la façade de l’unité de la zone euro et, par là même, les élargir. Les
taux d’intérêt, qui étaient identiques pour tous les États emprunteurs
dans les premières années de la zone euro, ont commencé à se
différencier, ouvrant de nouveaux champs aux spéculateurs.
Même les quelques pas en avant faits par les bourgeoisies pour
surmonter les rivalités nationales, comme dans le domaine de
l’unification monétaire, sont aujourd’hui menacés. Cela confirme les
idées des révolutionnaires communistes, Trotsky en particulier, qui
affirmaient, il y a près d’un siècle, qu’il appartiendra à la révolution
prolétarienne de parvenir à une Europe réellement unie à l’échelle du
continent, sans frontières et sans morcellement.
Les États-Unis d’Europe, inscrits depuis plus d’un siècle dans les
nécessités économiques, seront communistes ou ne seront pas. Les crises
financières répétées de 2008 et 2011 ont mis en évidence et accentué les
inégalités dans les relations entre États de l’Union. Avec une
Grande-Bretagne faisant cavalier seul, la zone euro et l’Union
européenne elle-même sont devenues une sorte de condominium
franco-allemand. Faute d’un gouvernement européen, les décisions
concernant l’ensemble de l’Union sont prises lors des rencontres
informelles entre Sarkozy et Merkel. Et elles sont prises plus encore
par la Banque centrale européenne, qui apparaît du coup comme le seul
pouvoir exécutif à l’échelle de l’Union en matière de politique
monétaire. Mais l’indépendance de la Banque centrale européenne signifie
seulement l’indépendance à l’égard des formalités vaguement
démocratiques des institutions européennes et à l’égard des petits États
de l’Union. La BCE est en même temps le lieu où se déroulent
discrètement les tractations entre les principales puissances
impérialistes de la zone euro et où s’élaborent les compromis entre
elles.
L’entente entre les deux principales puissances impérialistes de
l’Europe, la France et l’Allemagne (avec la Grande-Bretagne qui se tient
à l’écart), est la condition nécessaire, mais certainement pas
suffisante, pour toute décision de l’Union.
Non seulement les puissances impérialistes de moindre envergure,
l’Italie ou les Pays-Bas, cherchent à faire prévaloir leurs intérêts,
mais les multiples rebondissements de la politique de l’Union à l’égard
de la Grèce montrent que des États nationaux de la taille de la
Finlande, de la Slovaquie, voire de Malte, sont susceptibles de retarder
des décisions, même si elles correspondent aux intérêts des deux plus
puissants. Le vote du Parlement slovaque contre le renforcement du fonds
de stabilité européen est significatif de leurs problèmes, même si,
sous la pression, il a vite fait de revenir dessus.
Devant les soubresauts de la spéculation financière, renforcés en
Europe par la cacophonie des intérêts divergents des États, l’absence de
gouvernance européenne est patente. On ne peut cependant pas écarter la
possibilité que la crise financière agisse dans un premier temps comme
une incitation à renforcer les actions communautaires imposées par les
circonstances, c’est-à-dire par les intérêts de la finance. De fait, la
Banque centrale européenne a déjà pris plusieurs mesures d’urgence en
matière de politique monétaire qui outrepassent largement ses
prérogatives. Ses statuts, soigneusement étudiés à l’époque de sa mise
en place pour éviter que les États les plus riches n’aient à payer pour
les États les plus pauvres, sont foulés aux pieds depuis plusieurs mois
pour venir au secours, non point de la Grèce, mais des banques
impliquées dans les prêts à la Grèce. C’est ainsi que la Banque centrale
européenne, prenant exemple de manière hypocrite sur la Banque centrale
américaine, s’est engagée dans une politique de rachat d’obligations
pourries détenues par les banques privées, une politique inflationniste
qui augmente la masse de monnaie et de crédits en euros.
Le rôle des dirigeants politiques étant de justifier politiquement ce
que veulent et ce que font les groupes financiers, les propositions se
multiplient pour renforcer la gouvernance européenne. Le regain de la
phraséologie fédéraliste ou pro-européenne ne sort pas de rien. Il
s’enracine dans la même situation de crise qui fait fleurir
symétriquement la phraséologie protectionniste.
Mais la seule forme de gouvernance européenne possible est l’entente
entre les deux principales puissances impérialistes pour imposer leurs
quatre volontés aux pays moins puissants. Cette entente elle-même ne
peut avoir d’autre fondement que la conjonction des intérêts de deux
bourgeoisies impérialistes rivales. Jusqu’où ira cette conjonction
d’intérêts si la crise s’aggrave ? L’avenir le dira, mais plus que
jamais leurs relations ressemblent, pour paraphraser Trotsky, à celles
de deux brigands attachés à la même chaîne.
Dans le débat qui oppose, dans le camp de la bourgeoisie, ceux qui
revendiquent plus d’Europe à ceux qui prônent le protectionnisme
national, les communistes révolutionnaires n’ont pas à prendre parti.
Les circonstances peuvent amener la bourgeoisie à adopter successivement
les deux attitudes, voire l’attitude qui consiste à renforcer encore le
protectionnisme de l’Union européenne vis-à-vis de l’extérieur, ce qui
en soi implique dans la réalité une plus grande centralisation des
décisions à l’intérieur de l’Union. Si plus personne dans les milieux
dirigeants de la bourgeoisie n’écarte la menace d’un éclatement de la
zone euro et/ou la dislocation de l’ensemble de l’Union européenne, cela
peut prendre une multitude de formes : le retour à un simple Marché
commun, comme le prônent bien des dirigeants politiques de
Grande-Bretagne, ou la fragmentation en plusieurs zones avec des degrés
de coopération variables, en maintenant ou pas la fiction de l’Union
européenne actuelle.
Quelle qu’en soit la forme, le repliement national serait le signe
d’une évolution catastrophique de la situation économique et
redoublerait l’offensive de la bourgeoisie contre les classes
laborieuses. Mais plus d’Europe n’ouvrirait pas pour autant une
perspective plus favorable aux classes exploitées. Cela signifierait
seulement que la construction européenne s’aligne sur les exigences du
moment du capital financier.
Il est significatif, par exemple, que la proposition la plus concrète
en matière d’avancée de gouvernance européenne soit de créer des
euro-obligations, en l’occurrence une certaine mise en commun des
budgets des États pour venir en aide au système bancaire. Le Marché
commun a été institué il y a plus de cinquante ans en raison de
l’exigence des grandes entreprises capitalistes – y compris et surtout à
l’époque de trusts américains – de disposer d’un vaste marché sans
enfermement douanier national. Il serait tout à fait dans la logique du
capitalisme que le nouvel élan dans l’unification européenne vienne du
besoin de la finance de doter l’Europe d’une gouvernance capable de
prendre en charge la mutualisation de l’aide aux banques. Cela
signifierait que les États les plus riches acceptent de vider les poches
de leurs classes populaires en faveur non seulement des banques qui
sévissent sur leur propre territoire, mais aussi de celles qui sévissent
sur le territoire de pays plus pauvres.
Il y a là non seulement le résumé de plus d’un demi-siècle de
construction européenne sur la base du capitalisme, mais aussi
l’expression de plusieurs décennies de financiarisation de l’économie.
La mise sous tutelle de la Grèce, dont les finances sont aujourd’hui
contrôlées par une Troïka, composée de représentants de la Commission
européenne, du FMI et de la Banque centrale européenne, rabaisse ce pays
au niveau d’un protectorat. Cette Troïka est en train d’être complétée
par un groupe d’une cinquantaine de hauts fonctionnaires européens
représentant principalement les intérêts des États français et allemand,
c’est-à-dire de leurs banques particulièrement mouillées dans les prêts
à l’État grec. Cet organisme de tutelle est destiné, pour reprendre
l’expression de Sarkozy, à « vérifier pas à pas que les engagements
demandés par l’Europe à la Grèce sont scrupuleusement tenus ».
Jean-Claude Junker, président de l’Eurogroupe, c’est-à-dire des pays de
la zone euro, a exprimé encore plus clairement les choses en affirmant
que « la souveraineté de la Grèce sera énormément restreinte ». Et cela,
sans même tenir compte de la privatisation des entreprises
nationalisées et de la mise à l’encan des services publics eux-mêmes,
dont de grandes sociétés françaises ou allemandes s’approprieront les
éléments profitables.
L’exemple de la Grèce montre d’ailleurs que l’appartenance au club
plus limité de la zone euro ne protège pas des relations de dépendance
par rapport aux puissances impérialistes d’Europe. À plus forte raison,
l’ensemble des pays de l’Est européen ont été intégrés dans l’Union
européenne comme des pays de seconde zone, dont la vie économique, mais
aussi dans une large mesure la vie politique, dépendent des pays
impérialistes de la partie occidentale de l’Europe.
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