Le blog de @recriweb - "Les éléments authentiquement révolutionnaires disposent encore d'un certain délai, vraisemblablement assez bref, pour prendre conscience, pour se rassembler, pour préparer l'avenir" [Trotsky, 22 avril 1936]
jeudi 22 novembre 2012
:: Tolstoï, miroir de la révolution russe (par Lénine, 1908)
Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel
d'accoler le nom du grand artiste à la révolution qu'il n'a manifestement pas
comprise et dont il s'est manifestement détourné. On ne peut tout de même pas
nommer miroir d'un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de
façon exacte. Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans
la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe beaucoup d'éléments
sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient manifestement pas ce qui se passait et
qui, de même, se détournaient des tâches historiques véritables qui leur étaient
assignées par le cours des événements.
Et si nous sommes en présence d'un artiste réellement grand,
il a dû refléter dans ses oeuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de
la révolution.
La presse russe légale, remplie d'articles, de lettres et de
notices à l'occasion du 80e anniversaire de Tolstoï, s'intéresse fort peu à
l'analyse de ses oeuvres, du point de vue du caractère de la révolution russe
et de ses forces motrices. Toute cette presse déborde jusqu'à l'écoeurement
d'hypocrisie, d'une double hypocrisie officielle et libérale. La première est
l'hypocrisie grossière des écrivassiers vénaux qui avaient, hier, ordre de
traquer L. Tolstoï et, aujourd'hui, de rechercher en lui le patriote et de tâcher
d'observer les convenances devant l'Europe.
Que les écrivassiers de cette espèce soient payés pour leurs
écrits, tout le monde le sait, et ils ne tromperont personne. Beaucoup plus
raffinée et, par suite, beaucoup plus nuisible et dangereuse, est l'hypocrisie
libérale. A écouter les Balalaïkine de la Riétch, leur sympathie pour Tolstoï
est la plus complète et la plus chaude.
En fait, cette déclamation calculée et ces phrases pompeuses
sur « le grand chercheur de Dieu » ne sont que faussetés, car le libéral russe
n'a ni foi dans le Dieu de Tolstoï, ni sympathie pour la critique de Tolstoï à
l'égard du régime existant.
Il s'accroche à un nom populaire pour augmenter son petit
capital politique, pour jouer le rôle de chef de l'opposition nationale, il
essaie d'étouffer sous le tonnerre et le fracas des phrases le besoin d'une
réponse directe et claire à la question : d'où viennent les contradictions criantes
du « tolstoïsme », quels défauts et quelles faiblesses de notre révolution
reflètentelles ?
Les contradictions dans les oeuvres, les opinions et la doctrine
de l'école de Tolstoï sont, en effet, criantes. D'une part, un artiste génial qui,
non seulement, a peint des tableaux incomparables de la vie russe, mais qui a
donné à la littérature mondiale des oeuvres de premier ordre. D'autre part, un
propriétaire foncier faisant l'innocent du village.
D'une part, une protestation d'une énergie remarquable,
directe et sincère contre l'hypocrisie et la fausseté sociales ; de l'autre, un
« tolstoïen », c'est-à-dire cet être débile, usé, hystérique, dénommé
l'intellectuel russe, qui, se frappant publiquement la poitrine, dit : « Je
suis un méchant, je suis un vilain, mais je m'occupe d'autoperfectionnement
moral ; je ne mange plus de viande et je me nourris maintenant de boulettes de
riz. »
D'une part, la critique impitoyable de l'exploitation
capitaliste, la dénonciation des violences exercées par le gouvernement, de la comédie
de la justice et de l'administration de l'Etat, la révélation de toute la profondeur
des contradictions entre l'accroissement des richesses, les conquêtes de la
civilisation, et l'accroissement de la misère, de la sauvagerie et des
souffrances des masses ouvrières ; d'autre part, l'innocent qui prêche la «
non-résistance au mal par la violence ».
D'une part, le réalisme le plus lucide, l'arrachement de
tous les masques quels qu'ils soient ; d'autre part, la prédication d'une des
choses les plus ignobles qui puissent exister au monde, à savoir : la religion,
la tendance à substituer aux popes fonctionnaires d'Etat des popes par
conviction, c'est-à-dire une propagande en faveur du règne des popes sous sa
forme la plus raffinée et, par suite, la plus abjecte. En vérité :
Tu es misérable, et tu es féconde,
Tu es puissante, et tu es sans forces,
Mère Russie !
Il est évident qu'avec de pareilles contradictions Tolstoï ne
pouvait absolument pas comprendre le mouvement ouvrier et son rôle dans la
lutte pour le socialisme, ni la révolution russe.
Mais les contradictions dans les vues et les enseignements
de Tolstoï ne sont pas l'effet du hasard, elles sont l'expression des
conditions contradictoires dans lesquelles se déroulait la vie russe durant le
dernier tiers du XIXè siècle.
La campagne patriarcale qui venait seulement de se libérer
du servage avait été livrée au Capital et au fisc pour être littéralement mise
à sac. Les vieux fondements de l'économie paysanne et de la vie paysanne, qui s'étaient
maintenus au cours des siècles, furent démolis avec une rapidité incroyable.
Aussi faut-il juger les contradictions dans les opinions de
Tolstoï, non du point de vue du mouvement ouvrier contemporain et du socialisme
contemporain (un tel jugement est, certes, nécessaire, pourtant il ne suffit
pas), mais du point de vue de la protestation contre le capitalisme en marche,
contre la ruine des masses dépouillées de leurs terres, protestation qui devait
venir de la campagne patriarcale russe.
Tolstoï prête à rire en tant que prophète qui aurait
découvert de nouvelles recettes pour le salut de l'humanité, - et c'est
pourquoi ils sont vraiment pitoyables, les « tolstoïens », étrangers et russes,
qui ont voulu transformer en dogme le côté justement le plus faible de sa
doctrine. Tolstoï est grand comme interprète des idées et des états d'âme qui
se sont formés chez les millions de paysans russes, à l'avènement de la
révolution bourgeoise en Russie.
Tolstoï est original, car l'ensemble de ses idées, prises en
bloc, exprime justement les particularités de notre révolution, en tant que
révolution bourgeoise paysanne.
Les contradictions dans les idées de Tolstoï, de ce point de
vue, sont un véritable miroir des conditions contradictoires dans lesquelles
s'est déroulée l'activité historique de la paysannerie au cours de notre
révolution. D'un côté, les siècles d'oppression servile et les dizaines d'années
de ruine à marche forcée, consécutive à la réforme, avaient accumulé des
montagnes de haine, de colère et de résolutions désespérées.
Le désir de balayer d'une façon radicale et l'Eglise
officielle et les grands propriétaires fonciers et le gouvernement de ces
propriétaires fonciers, d'anéantir toutes les anciennes formes et coutumes de
propriété foncière, de nettoyer la terre, de créer à la place de l'Etat
policier de classe une communauté de petits paysans libres et égaux en droits,
- ce désir traverse comme un fil rouge toute l'action historique des paysans dans
notre révolution, et il n'est pas douteux que le contenu idéologique des écrits
de Tolstoï correspond beaucoup plus à ce désir paysan qu'à l'« anarchisme chrétien
» abstrait, comme on définit parfois le « système » de ses idées.
D'un autre côté, la paysannerie, qui aspirait à de nouvelles
formes de communauté, avait une attitude fort inconsciente, patriarcale, une
attitude d'innocents de village à l'égard de ce que devait être cette
communauté, des moyens de lutte par lesquels il lui fallait conquérir sa liberté,
des chefs qu'elle pouvait avoir dans cette lutte, des sentiments de la
bourgeoisie et des intellectuels bourgeois envers la révolution paysanne, des raisons
qui rendaient nécessaire le renversement par la violence du pouvoir tsariste, afin
d'anéantir la propriété foncière des hobereaux.
Toute la vie passée de la paysannerie lui avait appris à
haïr le seigneur et le fonctionnaire, mais ne lui avait pas appris et n'avait
pu lui apprendre où chercher la réponse à toutes ces questions.
Dans notre révolution, la minorité de la paysannerie a
effectivement lutté, en s'organisant tant soi peu à cette fin, et une partie infime
s'est levée, les armes à la main, pour exterminer ses ennemis, pour abattre les
serviteurs du tsar et les défenseurs des grands propriétaires fonciers.
La plus grande partie de la paysannerie pleurait et priait,
ratiocinait et rêvait, écrivait des requêtes et envoyait des « solliciteurs »,
- tout à fait dans l'esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï !
Et comme il arrive toujours dans des cas pareils,
l'abstention tolstoïenne de toute politique, la renonciation tolstoïenne à la
politique, l'absence d'intérêt et de compréhension pour elle ont fait qu'une
minorité seulement a suivi le prolétariat conscient et révolutionnaire, et que
la majorité est devenue la proie de ces intellectuels bourgeois serviles et
sans principes, qui, sous le nom de cadets, couraient, de l'assemblée des
troudoviks, faire antichambre chez Stolypine, mendiaient, marchandaient,
conciliaient, promettaient de concilier, - jusqu'à ce qu'un soldat les chassât
à coups de botte.
Les idées de Tolstoï sont le miroir de la faiblesse, des
insuffisances de notre insurrection paysanne, le reflet de l'apathie de la
campagne patriarcale et de la lâcheté foncière du « moujik aisé ».
Prenez les insurrections de soldats en 1905-1906. La
composition sociale de ces lutteurs de notre révolution c'est le milieu entre
la paysannerie et le prolétariat. Ce dernier est en minorité ; c'est pourquoi
le mouvement dans les troupes ne montre pas, même approximativement, cette cohésion
nationale, cette conscience de parti que manifeste le prolétariat devenu, comme
au signal d'un coup de baguette, social-démocrate.
D'autre part, il n'est pas d'opinion plus erronée que celle
qui attribue l'échec des insurrections de soldats à l'absence de dirigeants
officiers. Au contraire, le progrès gigantesque de la révolution, depuis les temps
de la Narodnaïa Volia, s'est manifesté justement dans le fait que c'est le «
bétail obscur » qui a recouru aux armes contre ses supérieurs et dont
l'indépendance a tellement fait peur aux propriétaires fonciers libéraux et aux
officiers libéraux.
Le soldat était rempli de sympathie pour la cause paysanne ;
ses yeux s'allumaient au seul mot de terre. Plus d'une fois, le pouvoir passa,
dans l'armée, aux mains de la masse des soldats - mais il n'y eut presque pas
d'utilisation résolue de ce pouvoir ; les soldats hésitaient ; au bout de
quelques jours, quelquefois au bout de quelques heures, après avoir tué quelque
chef haï, ils rendaient la liberté aux autres, entraient en pourparlers avec
les autorités et se laissaient ensuite fusiller, fouetter, se mettaient de
nouveau sous le joug - tout à fait dans l'esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï
!
Tostoï a reflété la haine accumulée, l'aspiration enfin mûre
vers un avenir meilleur, le désir de s'affranchir du passé - et la nonmaturité
des rêveries, le manque d'éducation politique, l'apathie en face de la
révolution.
Les conditions historiques et économiques expliquent à la
fois la nécessité de l'apparition de la lutte révolutionnaire des masses et
leur manque de préparation pour cette lutte, la non-résistance tolstoïenne au
mal, qui fut parmi les causes les plus sérieuses de la défaite de la première campagne
révolutionnaire.
On dit que la défaite est une bonne école pour les armées.
Sans doute, comparer les classes révolutionnaires à des armées n'est juste que dans
un sens très limité. Le développement du capitalisme modifie et aggrave à
chaque heure les conditions qui poussaient à la lutte révolutionnaire démocratique
les millions de paysans, unis par la haine contre les propriétaires féodaux et
leur gouvernement.
Dans la paysannerie même, l'accroissement des échanges, de
la domination du marché et du pouvoir de l'argent, éliminent de plus en plus
les anciennes moeurs patriarcales et l'idéologie patriarcale tolstoïenne.
Mais il est une conquête des premières années de la
révolution et des premières défaites dans la lutte révolutionnaire des masses
qui n'est pas douteuse : c'est le coup mortel porté à l'ancienne mollesse, à l'ancienne
veulerie des masses. Les lignes de démarcation sont devenues plus tranchées. Les
classes et les partis se sont délimités. Sous le marteau des leçons de
Stolypine, grâce à l'agitation obstinée, organisée des social-démocrates révolutionnaires,
non seulement le prolétariat socialiste, mais encore les masses démocratiques
de la paysannerie pousseront inévitablement en avant des lutteurs toujours plus
aguerris, de moins en moins capables de tomber dans notre péché historique du
tolstoïsme !
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