jeudi 17 novembre 2011

:: La classe ouvrière n’est pas prête, et c’est là le principal problème

La classe ouvrière n’est pas préparée pour le moment à l’intensification de la guerre que mènera la bourgeoisie. Les partis qui prétendent représenter ses intérêts - ils le prétendent d’ailleurs de moins en moins - l’ont trahie depuis longtemps. Ce n’est pas mieux pour les centrales syndicales. Et l’aggravation de la crise elle-même, la montée brutale du chômage à laquelle il faut s’attendre, ne poussent pas, dans un premier temps, à la combativité. Mais les coups reçus font aussi mûrir la combativité et la conscience. L’une comme l’autre peuvent changer brutalement. Que l’on se souvienne que, si la dépression des années trente a dans un premier temps surpris et désorienté les classes laborieuses, elle a par la suite conduit à des luttes de grande envergure.
La réaction de la classe ouvrière ne vint pas immédiatement. Les licenciements, l’accroissement brutal du chômage, les fermetures d’usines, les attaques de toutes sortes, dans un premier temps, surprirent et découragèrent les travailleurs.



Il fallut plusieurs années pour que la contre-offensive des travailleurs vienne. Mais elle vint, elle fut massive. Au milieu des années trente, elle ébranla des pays aussi divers que les États-Unis, l’Espagne ou la France. Des vagues de grèves eurent lieu également dans d’autres pays.

Pour l’Allemagne, la réaction vint trop tard. Par l’intermédiaire du régime hitlérien, la bourgeoisie parvint à briser la classe ouvrière de ce pays. Mais l’arrivée au pouvoir du nazisme, en faisant toucher du doigt la menace fasciste, contribua de manière décisive à la montée ouvrière en France ou en Espagne.

C’est en s’appuyant sur l’expérience de ces années de luttes ouvrières massives que Trotsky rédigea le Programme de transition destiné aux organisations de la Quatrième Internationale, en train de se constituer.

Au moment où le programme était publié, en 1938, la vague ouvrière était déjà en reflux, vaincue, détournée sur de fausses voies ou trahie. Alors que la Deuxième Guerre mondiale était déjà en marche, Trotsky le rédigea cependant, dans l’espoir que la guerre allait conduire, comme la guerre précédente, à des révoltes ouvrières.
Le programme était un outil pour une organisation révolutionnaire décidée à s’adresser à une classe ouvrière qui était déjà en lutte en lui proposant une série d’objectifs susceptibles de l’amener à contester concrètement la mainmise de la bourgeoisie sur les entreprises et sur les banques. Un programme visant à transformer des situations pré-révolutionnaires en situations révolutionnaires.

L’histoire de la crise actuelle n’est pas encore écrite et personne ne peut prédire comment, où et quand se produiront les explosions ouvrières face à l’offensive inéluctablement aggravée de la bourgeoisie. Personne ne peut même avoir la certitude qu’il se produira des luttes suffisamment amples, profondes et durables pour ébranler les bourgeoisies et leurs États.
Mais la raison d’être d’une organisation révolutionnaire est de se préparer à ces périodes-là, les seules où la lutte de classe peut bouleverser l’histoire. C’est pour une telle période que le Programme de transition a été écrit. C’est dans une telle situation, si elle se produit, qu’il gagnera sa signification.

L’évolution de la crise ramène au centre de l’actualité les objectifs partiels du Programme de transition : l’échelle mobile des salaires pour préserver le pouvoir d’achat, et la répartition du travail entre tous sans diminution des salaires pour se protéger contre le chômage qui monte.
Mais le passé a montré comment la bourgeoisie ou ses serviteurs politiques de gauche savent détourner ces deux revendications en les transformant, d’objectifs révolutionnaires d’un prolétariat agissant, en recettes de cuisine, pour le démobiliser. L’Italie a connu pendant longtemps un système d’indexation des salaires sur les prix. D’une certaine manière, la France aussi avec le smic. Quant à la répartition du travail entre tous, l’idée en a été pervertie pour devenir un argument pour le Parti Socialiste au moment des lois Aubry où la baisse de l’horaire de travail était censée créer de nouveaux emplois.

Aussi, ces revendications essentielles du Programme de transition ne gardent leur signification révolutionnaire que si elles sont liées à l’objectif du contrôle des travailleurs et de la population sur les banques et sur les entreprises. Le secret bancaire comme, plus généralement, le secret des affaires sont absolument indispensables aux capitalistes pour perpétrer leur pillage des biens de la société. La levée de ces secrets fait partie des objectifs prioritaires car elle constitue le premier pas vers le contrôle ouvrier de l’industrie.
Les objectifs sont aussi liés aux moyens, à la démocratie ouvrière dans les luttes, à la création de comités de grève ou de comités d’usine susceptibles de devenir des états-majors reconnus par tous les travailleurs, y compris les plus exploités qui se tiennent en temps normal à l’écart des syndicats comme de la politique.

La crise bancaire attire l’attention de l’opinion publique ouvrière non seulement sur la nécessité du contrôle mais aussi sur la question de qui contrôle. Le constat est évident que le contrôle des banques entre elles comme le contrôle par l’État ne sont des contrôles que du point de vue de la classe possédante et conduisent à la catastrophe. Il faut arracher le contrôle des banques aux grands financiers. Il faut non seulement nationaliser toutes les banques, et les nationaliser sans rachat, mais aussi les unifier et soumettre la banque d’État unique au contrôle des travailleurs et de la population afin qu’elle fonctionne dans l’intérêt de la société.

Ces objectifs non seulement n’ont rien de recettes magiques, mais ils ne trouveront véritablement leur signification que lorsque les masses exploitées s’en empareront. Il n’est, bien sûr, pas au pouvoir d’une petite organisation de susciter la réaction des masses ouvrières. Mais c’est dans les périodes où la classe ouvrière agit, et agit vraiment, que les petits groupes révolutionnaires peuvent grandir et, s’ils sont à la hauteur, jouer un rôle dans les événements.

Ce qui s’est passé dans les années trente montre que ce n’est pas la classe ouvrière qui a été défaillante face aux nécessités de l’époque. Si les révoltes ouvrières, des États-Unis à l’Espagne, en passant par la France, n’ont pas réussi à empêcher la bourgeoisie de faire prévaloir ses solutions contre la crise - le New Deal aux États-Unis, le fascisme en Allemagne et l’étatisme en France et finalement, la guerre mondiale -, c’est en raison de la politique menée par les organisations auxquelles la classe ouvrière faisait alors confiance.

Malgré son coût pour la société, l’organisation économique capitaliste ne disparaîtra pas toute seule. Elle ne disparaîtra que si une force sociale est capable de la faire disparaître.

Nous gardons la conviction que le prolétariat demeure la seule classe qui est porteuse de cette transformation sociale. L’actualité de la crise et le formidable gâchis de travail humain qu’elle révèle, en soulignent la nécessité. Nous ne savons pas plus aujourd’hui qu’il y a vingt ou cinquante ans par quelle voie, par quel cheminement, à travers quelles expériences collectives, le prolétariat accèdera à la conscience de son rôle historique en se donnant pour objectif le renversement révolutionnaire du règne de la bourgeoisie, la suppression de la propriété privée des moyens de production et la réorganisation de la production en fonction des besoins sous le contrôle démocratique de la collectivité.

Ce que nous savons, c’est que cette prise de conscience nécessite un parti ouvrier révolutionnaire. « La signification du programme, c’est le sens du Parti », disait Trotsky. Le parti ouvrier révolutionnaire a pour tâche de défendre et de propager ces objectifs révolutionnaires en toutes circonstances. Il doit surtout être capable par sa cohésion, par sa compréhension commune des événements, lorsque le prolétariat se mobilise de le conduire à leur réalisation.

Contribuer à cela dans la mesure de nos forces est notre raison d’être fondamentale.

:: Affirmer sa confiance dans la voie électorale et la démocratie, c’est en fin de compte laisser à la bourgeoisie tous les instruments de sa dictature


Il est vrai que les institutions de la Ve république qui laissent au suffrage universel le soin d’élire le président de la république - c’est-à-dire le chef de l’exécutif - peuvent formellement permettre à un candidat de gauche et pourquoi pas à un candidat communiste d’être élu. rien ne s’y oppose. comme les institutions de toute république parlementaire bourgeoise permettent aux partis ouvriers de se présenter et même d’avoir des élus, siégeant à la chambre aux côtés des bourgeois, si les électeurs ont en nombre suffisant voté pour eux. dans la forme, il suffit en effet aux partis qui se disent socialistes, ou partisans du socialisme, d’avoir la majorité pour se retrouver au pouvoir.
Bien entendu, la bourgeoisie et son personnel politique, tous ceux qui ont adopté ces institutions et choisi ces règles démocratiques ne l’ignorent pas. Cela fait partie des risques. Mais à tout prendre, ces risques leur semblent mineurs par rapport aux avantages qu’ils tirent du système.
Or le système parlementaire est celui qui assure aux bourgeois le maximum de liberté et de confort. Celui qui leur permet de continuer à maintenir leur domination sur les autres classes de la société et leurs richesses par l’exploitation des travailleurs, et tout cela sous les apparences agréables d’une démocratie, où tout un chacun peut donner librement son opinion, critiquer, se réunir avec ses compagnons d’idées, manifester, fonder un journal, lire les livres et voir les films de son choix, etc.
Cette liberté qu’affectionnent les bourgeois, apparemment tout le monde en profite ou, en tout cas, peut en profiter, à condition d’en avoir les moyens. C’est évidemment là le fond du problème, le droit est le même pour tous, mais l’usage du droit dépend de la fortune, de la culture. Aussi l’inégalité sociale vient dans la pratique rectifier l’égalité des droits : la démocratie pour tous devient à l’usage la démocratie pour les privilégiés.
La bourgeoisie le sait bien et parce qu’elle possède la richesse, la puissance et la culture, elle ne craint pas une démocratie qu’elle a les moyens de fausser, comme elle a les moyens de fabriquer l’opinion, et d’imposer ses idées et ses hommes, sans recourir à la violence ou à la fraude - même si c’est parfois nécessaire - simplement en profitant de la position dominante qu’elle occupe. Elle a même la possibilité de corrompre une partie du mouvement ouvrier en lui permettant d’occuper des positions et des postes dans le caere même du système.
Bien entendu, il s’agit là de garanties fondamentales mais qui peuvent se révéler parfois insuffisantes. Pour dominer et contrôler le jeu démocratique, la bourgeoisie dispose encore d’autres moyens et d’autres artifices. D’abord, tout le monde n’a pas le droit de vote dans un pays comme la France, trois millions de travailleurs émigrés et leur famille n’ont pas le droit de vote. Et il a fallu attendre 1975 pour que les jeunes de plus de 18 ans puissent voter. Il y a surtout la loi électorale qui permet de modifier les circonscriptions, celles-ci habilement découpées permettront d’équilibrer tel électorat ouvrier de banlieue avec les voix plus traditionnelles de l’électorat paysan ou citadin. A chaque veille d’élections on voit le ministère de l’Intérieur procéder fébrilement à de tels découpage. En ce moment Poniatowski vient de préparer les cantonales de cette façon. La loi électorale permet aussi de déterminer les conditions de scrutin. Quasiment aucune constitution ne reconnaît pour l’élection au Parlement la règle de la proportionnelle intégrale. En France, c’est le scrutin majoritaire à deux tours qui est en place. C’est un mode de scrutin qui favorise la formation majoritaire. En effet, un parti obtenant 49 % des suffrages au deuxième tour dans toutes les circonscriptions pourrait n’avoir aucun élu, et bien que représentant 49 % du corps électoral se trouverait quand même écarté de la Chambre. Il s’agit bien sûr d’une hypothèse, mais elle illustre une réalité : la sous-représentation des opposants au Parlement. Cette sous-représentation de l’opposition est l’une des tâches des hommes politiques bourgeois qui travaillent à la loi électorale. C’est ainsi qu’aux dernières législatives en France, on peut calculer qu’il fallait en moyenne 69 569 voix pour élire un député communiste alors que les députés de la majorité se contentaient de la moyenne de 32 858 voix.
Enfin la bourgeoisie dispose d’hommes et de partis qui lui sont dévoués et qui, pour faire barrage aux partis ouvriers, acceptent de s’entendre, voire de s’effacer, contre tel ou tel concurrent de la majorité. Le candidat de la droite ou du centre qui, par son entêtement à se présenter ou à se maintenir, diviserait les voix de l’électorat bourgeois au point de favoriser le candidat communiste, se verrait rejeté par ses collègues et sa carrière politique serait nettement compromise. Il en est évidemment de même au niveau de partis tout entiers. Les hommes qui composent les différents partis de la bourgeoisie et représentent parfois des politiques différentes, en tout cas des équipes différentes, savent parfaitement dans quelle mesure ils peuvent se concurrencer et quels sont les coups autorisés. Ils savent aussi ce qu’il leur est moralement et politiquement interdit de faire. La succession de Pompidou a mis en avant un grand nombre de candidats de droite, mais au second tour, face à un candidat de la gauche pourtant familier du pouvoir, et issu du camp même de la bourgeoisie, Giscard a été le candidat de la droite unie sans même un programme commun, et tous ses rivaux du premier tour ont appelé à voter pour lui.
En jouant sur les mécanismes électoraux, en comptant sur le sens de classe des parti bourgeois quand cela est nécessaire, en favorisant ce sens de classe par des accord plus ou moins officiels de redistribution de sièges et de postes gouvernementaux, la bourgeoisie, qui bénéficie déjà de sa position dominante dans la société, dispose donc en outre de toute une série de moyens susceptibles d’influencer le scrutin et de se prémunir contre ses résultats.
Il est arrivé pourtant, et il peut arriver encore, que dans certaines périodes de crises sociales et politiques, ces moyens se soient avérés insuffisants ; la volonté de changement des masses se traduit alors par un déplacement des voix qui rend la gauche majoritaire. Il s’agit toujours de circonstances exceptionnelles qui entraînent une partie de l’électorat à s’émanciper de la tutelle traditionnelle de la droite, de ses promesses et de ses artifices pour se tourner vers la gauche et son programme.
La question est de savoir ce que fait alors la bourgeoisie, si elle accepte ou non le verdict électoral populaire. Ce n’est pas une question théorique. Elle s’est déjà posée dans l’histoire à plusieurs reprises et encore récemment.
En février 1936, les élections avaient entraîné la victoire du Front Populaire en Espagne. Quelques mois plus tard, le 18 juillet de la même année, une partie de l’armée se soulevait et plongeait le pays dans une guerre civile qui devait se terminer par la victoire de Franco et le massacre de toute la gauche espagnole. Derrière Franco, il y avait évidemment les grands propriétaires, les possédants, les banques, l’Église, toute la haute bourgeoisie espagnole, qui n’avaient que faire de la « volonté du peuple » telle qu’elle s’était exprimée par les élections.
Au Guatemala en 1954, à Saint-Domingue en 1965, c’est encore l’armée (appuyée par les USA) qui renverse le gouvernement de gauche, élu démocratiquement. En Indonésie la même année, en Grèce en 1967, même chose, mais c’est juste la veille des élections que les colonels sont intervenus. Au Chili, il y a moins de trois ans, ce fut encore la même chose.
Les élections, c’est traditionnellement pour la bourgeoisie, le moyen de faire approuver tous les quatre ou cinq ans sa politique par l’ensemble de la nation. C’est le moyen d’amener les exploités à consentir au maintien de leur exploitation et de leur oppression, au nom de la volonté générale et de la démocratie. Mais quand il se trouve que la volonté générale ne va pas dans le sens des intérêts de la bourgeoisie, eh bien la bourgeoisie sait fort bien se passer de l’assentiment général, et de la caution démocratique. Ses appareils de répression, armée et police, lui permettent à coup sûr d’imposer sa propre volonté. Derrière la plus démocratique des républiques bourgeoises, il y a toujours ces bandes armées, véritables instruments du pouvoir qui garantissent, par la force, ce que la puissance sociale et l’argent n’ont pas su garantir par les moyens de propagande traditionnelle.
Les bourgeois ne respectent la démocratie que lorsqu’elle va dans leur sens. Si elle s’oppose à eux, ils la renversent sans aucun scrupules légalistes et pacifistes. C’est dire que pour eux la démocratie parlementaire n’est qu’une façade derrière laquelle se dissimulent les instruments de leur domination de classe, de leur dictature : la force brutale. C’est pour cela que les marxistes disent que la plus démocratique des républiques bourgeoises est en fait une dictature, celle de la bourgeoisie.
L’emploi de cette force n’est pas toujours nécessaire, mais cette force est toujours là, en réserve, prête à servir.
En France en 1936, la bourgeoisie a accepté le verdict des élections. Elle a accepté que le Front Populaire amène au pouvoir le socialiste Blum. Elle a tenté cette expérience en se réservant tous les moyens d’intervenir, Elle n’en a pas eu besoin. Le socialiste Léon Blum a été, comme il l’a proclamé fièrement lui-même, « un gérant loyal du capitalisme ».
Il s’est incliné devant le « mur d’argent » que la bourgeoisie lui opposait, il n’a pas touché à la domination bourgeoise pour défendre les travailleurs et rester au pouvoir. Il a été renversé par la même Chambre élue en 1936, la même qui a fait emprisonner les députés communistes, la même qui a élu Pétain. Les quarante heures, les congés payés n’ont été que les fruits de la mobilisation ouvrière. Loin d’être les premières conquêtes d’une bataille conduisant au socialisme, les victoires de Juin 36 ont été le sous-produit d’une montée ouvrière contenue et finalenient stoppée. La Chambre élue, la Chambre du Front Populaire, n’a pas mené au socialisme, elle a mené directement à Pétain et au régime de Vichy. Les socialistes au pouvoir ont permis à la bourgeoisie de traverser la période difficile qui devait conduire à la guerre mondiale. La bourgeoisie a su et pu utiliser les socialistes à son profit, c’est pourquoi elle a relativement peu utilisé la violence en ces circonstances. Mais la règle demeure.
De la même façon, un peu plus tard, de 1944 à 1947 la bourgeoisie française a pu et su utiliser, avec leur consentement bien sûr, les socialistes et les communistes au gouvernement. Et là encore, trois années de gouvernement « de gauche » n’ont pas conduit au socialisme, elles ont conduit au limogeage piteux des ministres communistes pressés de choisir entre les grévistes et la solidarité gouvernementale. Elle a conduit par la suite les socialistes à accepter d’user tout leur prestige et leur capital de confiance dans les combinaisons sans gloire avec les partis de droite, dans plusieurs gouvernements successifs de la IVe République.
Non, la bourgeoisie ne courait aucun danger pour sa domination dans la participation de ces hommes-là à la direction des affaires nationales. A aucun moment, ni de près, ni de loin, ils n’avaient tenté de porter la main sur la propriété. Les quelques nationalisations intervenues au lendemain de la Libération avaient été le fait de De Gaulle et non des prétendus marxistes au gouvernement.
Et quand les réformistes ne sont pas domestiqués ou quand ils le sont moins quand ils continuent à susciter malgré eu ; des illusions et des espérances, quand ils essaient même timidement d’entreprendre quelques réformes pourtant simplement démocratiques, ils sont alors rappelés à l’ordre par la bourgeoisie, chassés du gouvernement, voire massacrés comme on l’a vu au chili. allende n’avait pas trouvé une voie chilienne vers le socialisme, mais il avait entrepris une timide réforme agraire et avait du mal à contenir les occupations spontanées de la terre par les paysans, comme il avait du mal à faire maintenir la pression sur les salaires. pinochet, l’impérialisme américain, toute ta bourgeoisie chilienne ont décidé d’arrêter là l’expérience réformiste, impuissante à contenir le mouvement revendicatif des masses. cela s’est terminé par la prise du palais de la moncada, l’assassinat d’allende et un massacre sans précédent du mouvement ouvrier organisé chilien.
Si la bourgeoisie a pu mener cette entreprise à bien, c’est parce que jamais elle n’avait désarmé, parce qu’elle avait gardé intactes toutes ses possibilités d’intervention. Les armes à la main, elle surveillait le gouvernement Allende.
Voilà où peut mener la voie démocratique électorale, le respect de la démocratie : dans le meilleur des cas à une domestication complète des dirigeants réformistes qui agissent en serviteurs de la bourgeoisie, dans le pire des cas, au renvoi et au massacre. Dans le premier cas il n’est plus question même en paroles de socialisme, dans le deuxième la bourgeoisie répond par les armes à toute velléité réformatrice. Elle ne tolère les réformistes au pouvoir que dans la mesure où ils servent ses intérêts et tant qu’ils peuvent lui être utiles.
Dans ces conditions, dire que la dictature du prolétariat n’est plus nécessaire, affirmer sa confiance dans la voie électorale et la démocratie, c’est en fin de compte laisser à la bourgeoisie tous les instruments de sa dictature. C’est évidemment renoncer au socialisme, c’est même renoncer aux libertés pour tous. C’est laisser la liberté aux bourgeois, et seulement l’illusion de la liberté aux travailleurs en les invitant à s’en contenter, voire en leur faisant tirer dessus comme Blum à Clichy en 1937.

Lire la suite [LDC n°34, février 1976]

:: 16 novembre 1927 en URSS : suicide d'Adolf Joffé


Adolf Joffé était l'un des hommes les plus capables qui entouraient Lénine au temps de la révolution et avait consacré toute sa vie au mouvement communiste. Il prit une part active à la révolution de 1905 ; emprisonné d'abord, il fut ensuite déporté en Sibérie et soumis au régime du travail forcé. Après la révolution d'octobre, dans laquelle il joua un rôle de premier plan, Lénine le désigna pour deux des postes diplomatiques alors de la plus haute importance pour la Russie soviétique : Berlin - il avait présidé la délégation russe à Brest-Litovsk – puis Tokyo. Il se tua le 16 novembre 1927, d’un coup de revolver dans la tempe. On trouva auprès de son corps la lettre ci-dessous. 

Son enterrement sera l’occasion de la dernière grande manifestation de l’Opposition de Gauche en Russie.



Lettre d'adieu 
16 novembre 1927 

A Léon Trotsky 
Cher Léon Davidovitch, 

Toute ma vie j'ai été d'avis qu'un homme politique devait comprendre lorsque le moment était venu de s'en aller ainsi qu'un acteur quitte la scène et qu'il vaut mieux pour lui s'en aller trop tôt que trop tard. 

Pendant plus de trente ans j'ai admis l'idée que la vie humaine n'a de signification qu'aussi longtemps et dans la mesure où elle est au service de quelque chose d'infini. Pour nous, l'humanité est cet infini. Tout le reste est fini, et travailler pour ce reste n'a pas de sens. Même si l'humanité devait un jour connaître une signification placée au-dessus d'elle-même, celle-ci ne deviendrait claire que dans un avenir si éloigné que pour nous l'humanité serait néanmoins quelque chose de complètement infini. Si on croit, comme je le fais, au progrès, on peut admettre que lorsque l'heure viendra pour notre planète de disparaître, l'humanité aura longtemps avant trouvé le moyen d'émigrer et de s'installer sur des planètes plus jeunes. C'est dans cette conception que j'ai, jour après jour, placé le sens de la vie. Et quand je regarde aujourd'hui mon passé, les vingt-sept années que j'ai passées dans les rangs de notre parti, je crois pouvoir dire avec raison que, tout le long de ma vie consciente, je suis resté fidèle à cette philosophie. J'ai toujours vécu suivant le précepte : travaille et combat pour le bien de l'humanité. Aussi je crois pouvoir dire à bon droit que chaque jour de ma vie a eu son sens. 

Mais il me semble maintenant que le temps est venu où ma vie perd son sens, et c'est pourquoi je me sens le devoir d'y mettre fin. 

Depuis plusieurs années, les dirigeants actuels de notre parti, fidèles à leur orientation de ne donner aux membres de l'opposition aucun travail, ne m'ont permis aucune activité, ni en politique, ni dans le travail soviétique, qui corresponde à mes aptitudes. Depuis un an, comme vous le savez, le bureau politique m'a interdit, en tant qu'adhérent de l'opposition, tout travail politique. Ma santé n'a pas cessé d'empirer. Le 20 septembre, pour des raisons inconnues de moi, la commission médicale du comité central m'a fait examiner par des spécialistes. Ceux-ci m'ont déclaré catégoriquement que ma santé était bien pire que je ne le supposais, et que je ne devais pas passer un jour de plus à Moscou, ni rester une heure de plus sans traitement, mais que je devais immédiatement partir pour l'étranger, dans un sanatorium convenable. 

A ma question directe ; « Quelle chance ai-je de guérir à l'étranger, et ne puis-je pas me faire traiter en Russie sans abandonner mon travail », les médecins et assistants, le médecin en activité du comité central, le camarade Abrossov, un autre médecin communiste et le directeur de l'hôpital du Kremlin m'ont répondu unanimement que les sanatoriums russes ne pouvaient absolument pas me soigner, et que je devais subir un traitement à l'Ouest. Ils ajoutèrent que si je suivais leurs conseils, je n'en serais pas moins sans aucun doute hors d'état de travailler pour une longue période. 

Après quoi, la commission médicale du comité central, bien qu'elle eût décidé de m'examiner de sa propre initiative, n'entreprit aucune démarche, ni pour mon départ à l'étranger, ni pour mon traitement dans le pays. Au contraire, le pharmacien du Kremlin, qui, jusqu'ici, m'avait fourni les remèdes qui m'étaient prescrits, se vit interdire de le faire. J'étais ainsi privé des remèdes gratuits dont j'avais bénéficié jusque-là. Cela arriva, semble-t-il, au moment où le groupe qui se trouve au pouvoir commença à appliquer sa solution contre les camarades de l'opposition : frapper l'opposition au ventre. 

Tant que j'étais assez bien pour travailler, tout cela m'importait peu ; mais comme j'allais de mal en pis, ma femme s'adressa à la commission médicale du comité central, et, personnellement, au docteur Semachko, qui a toujours affirmé publiquement qu'il ne fallait rien négliger pour « sauver la vieille garde » ; mais elle n'obtint pas de réponse, et tout ce qu'elle put faire fut d'obtenir un extrait de la décision de la commission. On y énumérait mes maladies chroniques, et on y affirmait que je devais pour un an environ me rendre dans un sanatorium comme celui du professeur Riedländer. 
Il y a maintenant huit jours que j'ai dû m'aliter définitivement, car mes maux chroniques, dans de telles circonstances, se sont naturellement fortement aggravés, et surtout le pire d'entre eux, ma vieille polynévrite, qui est redevenue aiguë, me causant des souffrances presque intolérables, et m'empêchant même de marcher. 

Depuis neuf jours je suis resté sans aucun traitement, et la question de mon voyage à l'étranger n'a pas été reprise. Aucun des médecins du comité central ne m'a visité. Le professeur Davidenko et le docteur Levine, qui ont été appelés à mon chevet, m'ont prescrit des bagatelles, qui manifestement ne peuvent guérir, et ont reconnu qu'on ne pouvait rien faire et qu'un voyage à l'étranger était urgent. Le docteur Levine a dit à ma femme que la question s'aggravait du fait que la commission pensait évidemment que ma femme voudrait m'accompagner, « ce qui rendrait l'affaire trop coûteuse ». Ma femme répondit que, en dépit de l'état lamentable dans lequel je me trouvais, elle n'insisterait pas pour m'accompagner, ni elle, ni personne. Le docteur Levine nous assura alors que, dans ces conditions, l'affaire pourrait être réglée. Il m'a répété aujourd'hui que les médecins ne pouvaient rien faire, que le seul remède qui restait était mon départ immédiat pour l'étranger. Puis, ce soir, le médecin du comité central, le camarade Potiomkrine, a notifié à ma femme la décision de la commission médicale du comité central de ne pas m'envoyer à l'étranger, mais de me soigner en Russie. La raison en était que les spécialistes prévoyaient un long traitement à l'étranger et estimaient un court séjour inutile, mais que le comité central ne pouvait donner plus de 1000 dollars pour mon traitement et estimait impossible de donner plus. 

Lors de mon séjour à l'étranger il y a quelque temps, j'ai reçu une offre de 20 000 dollars pour l'édition de mes mémoires ; mais comme ceux-ci doivent passer par la censure du bureau politique, et comme je sais combien, dans notre pays, on falsifie l'histoire du parti et de la révolution, ,je ne veux pas prêter la main à une telle falsification. Tout le travail de censure du bureau politique aurait consisté à m'interdire une appréciation véridique des personnes et de leurs actes - tant des véritables dirigeants de la révolution que de ceux qui se targuent de l'avoir été. Je n'ai donc aujourd'hui aucune possibilité de me faire soigner sans obtenir de l'argent du comité central, et celui-ci, après mes vingt-sept ans de travail révolutionnaire, ne croit pas pouvoir estimer ma vie et ma santé à un prix supérieur à 1000 dollars. C'est pourquoi, comme je l'ai dit, il est temps de mettre fin à ma vie. Je sais que l'opinion générale du parti n'admet pas le suicide ; mais je crois néanmoins qu'aucun de ceux qui comprendront ma situation ne pourra me condamner. Si j'étais en bonne santé, je trouverais bien la force et l'énergie de combattre contre la situation existant dans le parti ; mais, dans mon état présent, je ne puis supporter un état de fait dans lequel le parti tolère en silence votre exclusion, même si je suis profondément persuadé que, tôt ou tard, se produira une crise qui obligera le parti à expulser ceux qui se sont rendus coupables d'une telle ignominie. En ce sens, ma mort est une protestation contre ceux qui ont conduit le parti si loin qu'il ne peut même pas réagir contre une telle honte. 

S'il m'est permis de comparer une grande chose avec une petite, je dirai que l'événement historique de la plus haute importance que constituent votre exclusion et celle de Zinoviev, une exclusion qui doit inévitablement ouvrir une période thermidorienne dans notre révolution, et le fait que, après vingt-sept années d'activité dans des postes responsables, il ne me reste plus rien d'autre à faire qu'à me tirer une balle dans la tête, ces deux faits illustrent une seule et même chose : le régime actuel de notre parti. Et ces deux faits, le petit et le grand, contribuent tous les deux à pousser le parti sur le chemin de Thermidor. 

Cher Léon Davidovitch, nous sommes unis par dix ans de travail en commun, et je le crois aussi par les liens de l'amitié ; et cela me donne le droit, au moment de la séparation, de vous dire ce qui me parait être chez vous une faiblesse. 

Je n'ai jamais douté que vous étiez dans la voie juste, et, vous le savez, depuis plus de vingt ans, y compris dans la question de la « révolution permanente », j'ai toujours été de votre côté. Mais il m'a toujours semblé qu'il vous manquait cette inflexibilité, cette intransigeance dont a fait preuve Lénine, cette capacité de rester seul en cas de besoin, et de poursuivre dans la même direction, parce qu'il était sûr d'une future majorité, d'une future reconnaissance de la justesse de ses vues. Vous avez toujours eu raison en politique depuis 1905, et Lénine lui aussi l'a reconnu ; je vous ai souvent raconté que je lui avais entendu dire moi-même : en 1905, c'était vous et non lui qui aviez raison. A l'heure de la mort, on ne ment pas et je vous le répète aujourd'hui. 

Mais vous vous êtes souvent départi de la position juste en faveur d'une unification, d'un compromis dont vous surestimiez la valeur. C'était une erreur. Je le répète : en politique, vous avez toujours eu raison, et maintenant vous avez plus que jamais raison. Un jour, le parti le comprendra, et l'histoire sera forcée de le reconnaître. 

Ne vous inquiétez donc pas si certains vous abandonnent, et surtout si la majorité ne vient pas à vous aussi vite que nous le souhaitons. Vous êtes dans le vrai, mais la certitude de la victoire ne petit résider que dans une intransigeance résolue, dans le refus de tout compromis, comme ce fut le secret des victoires de Vladimir Iliitch. 

J'ai souvent voulu vous dire ce qui précède, mais je ne m'y suis décidé que dans le moment où je vous dis adieu. Je vous souhaite force et courage, comme vous en avez toujours montré, et une prompte victoire. Je vous embrasse. Adieu. 

A. Joffé. 

P.-S. - J'ai écrit cette lettre pendant la nuit du 15 au 16, et, aujourd'hui 16 novembre, Maria Mikhailovna est allée à la commission médicale pour insister pour qu'on m'envoie à l'étranger, même pour, un mois ou deux. On lui a répondu que, d’après l'avis des spécialistes, un séjour de courte durée à l'étranger était tout à fait inutile ; et on l'a informée que la commission avait décidé de me transférer immédiatement à l'hôpital du Kremlin. Ainsi ils me refusent même un court voyage à l'étranger pour améliorer ma santé, alors que tous les médecins sont d'accord pour estimer qu'une cure en Russie est inutile. 

Adieu, cher Léon Davidovitch, soyez fort, il faut l'être, et il faut être persévérant aussi, et ne me gardez pas rancune.