vendredi 11 novembre 2011

:: La notion de dictature du prolétariat est-elle dépassée ?

Pour beaucoup, la “dictature du prolétariat”, c'est de l'histoire ancienne. La considérant dépassée, le PCF l'a abandonné en 1976 (pour préparerl'union de la gauche) et la LCR en 2003 (pour préparer l'union de la gauche anticapitaliste).
Il ne faudrait pourtant pas l'oublier : la notion de “dictature du prolétariat” constitue aujourd'hui plus que jamais un des aspects fondamentaux des valeurs défendues par les militants du mouvement ouvrier révolutionnaire.
Le texte suivant, extrait d'une brochure de LO publiée en 1976 ("Le Parti Communiste Français et la dictature du prolétariat"), montre combien la notion de “dictature du prolétariat”, loin d'être anachronique, reste essentielle. 
1. — D'où vient le terme “dictature du prolétariat”
Cette idée-là a été l'une des idées originales de Karl Marx, l'un des fonda­teurs de la doctrine marxiste — le marxisme — à laquelle se réfèrent tous les partis socialistes, tous les partis communistes et bien d'autres encore dont les maoistes et les trotskystes et même certains États, comme l'URSS et les Démo­craties Populaires, ou la Chine et Cuba. Marx a même écrit que le mérite qui lui revient n'est pas d'avoir découvert l'existence des classes, ni leur lutte entre elles, ce que d'autres avaient fait avant lui, mais d'avoir démontré “que la lutte de classe conduit nécessairement à la dictature du prolétariat” (cité par Lénine). C'est donc une idée à laquelle Marx tenait particulièrement.
2. — Mais qu'est-ce qu'il entendait par là ?
Évidemment pas que le prolétariat devait construire un régime dont la liberté serait bannie.
D'abord, il faut dire que Marx utilisait ce mot de prolétariat pour désigner les ouvriers de l'industrie naissante à son époque. Il voulait un mot qui dis­tingue ces ouvriers des villes surpeuplées des habitants des villes du siècle d'avant qui étaient des artisans, c'est-à-dire des travailleurs certes, mais des travailleurs qui possédaient leur boutique et leurs outils, en un mot leurs instruments de travail.
Il voulait aussi les distinguer des travailleurs de la terre du Moyen-Age, qui ne possédaient rien et étaient vendus avec la terre qu'ils cultivaient : les serfs. Les serfs étaient un reste du Moyen-Age, mais les ouvriers de l'industrie étaient un phénomène nouveau, une classe nouvelle, apparue avec les débuts de l'industrialisation, qui allait en augmentant à l'époque de Marx et qui existe encore largement aujourd'hui, alors que les serfs n'existent plus et qu'il faut chercher pour trouver un artisan dans les villes modernes.
Il fallait aussi un mot qui distingue les ouvriers de l'industrie des paysans libres, qui possédaient leur terre ou la louaient librement et qui sont martres chez eux.
Le prolétaire est celui qui travaille, en ville, dans l'industrie, c'est-à-dire pas chez lui mais chez un autre, et qui ne possède ni les instruments avec lesquels il travaille — l'usine — ni le produit de son travail, contrairement à l'artisan et au paysan. Marx a utilisé le mot de prolétaire parce que, dans l'ancienne Rome, les prolétaires étaient ces citoyens romains qui étaient certes des citoyens libres comme les autres, mais qui ne possédaient rien à eux et qui devaient donc accepter de travailler pour d'autres, comme des esclaves, qui étaient normalement les seuls à devoir travailler. C'est-à-dire des gens qui avaient la liberté . . . d'être esclaves.
Le mot a eu beaucoup de succès puisque, de nos jours, il n'est pas besoin d'un volume pour savoir ce qu'est un “prolo” dans le langage des faubourgs.
3. — Alors, cette dictature du prolétariat, c'était sans doute qu'à force d'être malheureux, les prolétaires devaient se venger ?
Mais non. Pas du tout. Pour Marx, il n'était question ni de vengeance, ni de privation de liberté pour les non-prolétaires et encore moins pour les prolétaires évidemment.
Marx a défendu toute sa vie la démocratie et même, d'ailleurs, la démo­cratie bourgeoise, puisqu'il a passé une partie de sa vie sous la dictature prussienne.
Mais c'est exprès qu'il employait ce terme, car il pensait que, quand les ouvriers et les bourgeois combattaient l'absolutisme prussien, ils se battaient contre la même dictature, mais ne combattaient pas pour la même démo­cratie.
Et c'est pour bien distinguer la démocratie des ouvriers de celle des bourgeois que Marx parlait de dictature du prolétariat.
Marx voulait mettre en garde les ouvriers pauvres et incultes contre la démocratie des bourgeois qui, dans la réalité, est une démocratie seulement pour les riches. Dans cette démocratie, les ouvriers auraient certes plus ou moins la liberté, mais comme le prolétariat de Rome, ils auraient surtout la liberté d'être esclaves, la liberté de se faire exploiter pour permettre aux autres de profiter de la démocratie.
4. — Mais pourquoi, quand même, parler de dictature ?
Ce que disait Marx, c'est que, par exemple, Rome avait été à certains moments de son histoire un empire, c'est-à-dire une dictature, et à d'autres une république, c'est-à-dire une démocratie, mais qu'à tout moment, dictature ou démocratie, l'esclavage, légal, avait existé. Et les esclaves, Ies9/10èmesde la population, étaient privés de tous les droits, et la démocratie ou la dicta­ture pour 1/10ème de la population, cela ne changeait pas le fait que c'était tout le temps la dictature pour les esclaves. Marx disait que la démocratie des citoyens romains, comme la dictature d'un empereur sur les citoyens romains, reposaient l'une et l'autre, de toute façon, sur la dictature — démocratique ou autocratique — des esclavagistes sur les esclaves.
Par exemple, on parle, pour la France d'avant 1789, de monarchie absolue. C'est par opposition à une époque encore antérieure qu'on appelait la féoda­lité, où la monarchie n'était pas absolue, c'est-à-dire que le roi avait moins de pouvoir personnel.
Mais est-ce que, sous la monarchie absolue, les serfs avaient moins de liberté que pendant la féodalité ? Eux, pas du tout. Ils n'étaient pas concernés par la chose et, dans la mesure où ils le furent, il y avait même un peu moins d'oppression pour eux après qu'avant.
Non, ceux qui étaient seulement concernés, c'étaient les nobles qui participaient à peu près démocratiquement, entre eux, au pouvoir sous la féodalité et subissaient la dictature du roi sous la monarchie absolue.
Alors, Marx a enseigné que la démocratie bourgeoise la plus libérale, la république parlementaire la plus démocratique, étaient des démocraties pour la classe bourgeoise, qui gouverne alors démocratiquement entre ses membres, mais que cela cachait toujours plus ou moins bien la dictature économique — voire militaire et policière — de la bourgeoisie sur le prolétariat et sur les autres classes pauvres.
Par exemple, dans la France d'aujourd'hui, nous avons le droit d'aller chaque semaine de Paris à Nice ou de Brest àStrasbourg et même plus loin si nous le voulons. Il ne nous faut ni passeport intérieur comme en URSS, ni autorisation. Nous en avons le droit, et c'est déjà bien, c'est vrai. Mais le pouvons-nous ? Non. Nous n'en avons — tous ceux qui liront cette brochure — sûrement pas les moyens. Les bourgeois, eux, le peuvent. Ils sont de ce point de vue plus libres que nous. Plus exactement, ils peuvent profiter pleinement de toutes les libertés. Dans le même ordre d'idées, chacun d'entre nous a le droit d'aller faire un tour dans le Concorde. Mais à part quelques-uns à qui on a fait l'aumône d'un passage gratuit — il y en a même un qui en est mort de saisissement — ce n'est que quelques favorisés qui pourront le faire réel­lement. Ceux-là sont plus libres que les autres, ceux sur qui s'exerce la dic­tature de l'argent, voire du chômage.
Le promoteur qui vend des appartements sur plans à des dupes dont il encaisse les économies et qui lève le pied — en Concorde, cela va plus vite — en laissant dupes et appartements en plans, n'est-il pas, et, surtout, ne restera-t-il pas plus libre que la mère de famille qu'on emprisonne parce qu'elle n'a pas payé quelques traites de sa télévision, et qui ne sait même pas qu'on est en démocratie et qu'avec une simple carte d'identité, elle aurait le droit de quitter la France, de partir à l'étranger. Et c'est pourquoi, alors que tout le monde est libre en France, il y a finalement dans les prisons énormément plus de pauvres que de riches.
5. — Alors, Marx voulait sans doute dire qu'il valait mieux la dictature avec le prolétariat, voire avec le socialisme ou le communisme, que la démocratie avec la bourgeoisie, avec le capitalisme ?
Cela, c'est ce que disaient ses ennemis de son temps. Mais cela ne le faisait pas changer d'idée, ni de terme. Car ce qu'il voulait dire, c'était autre chose.
D'abord, il disait que la démocratie (bourgeoise bien sûr, car il n'y en avait pas d'autre) c'était le meilleur régime que pouvait espérer la classe ouvrière sous la dictature de la bourgeoisie ; et que, de toutes les formes que pouvait prendre cette dictature de fait, c'était la démocratie la plus souhaitable et la plus utile pour la classe ouvrière.
Mais ce qu'il voulait surtout, c'est que la classe ouvrière n'oublie jamais que la plus démocratique des républiques bourgeoises cachait cette dictature et qu'en conséquence, si la classe ouvrière avait un jour à prendre le pouvoir — et Marx considérait cela comme inéluctable — elle ne devrait pas oublier de se donner les moyens et la force de conserver et de consolider ce pouvoir. Aussi, derrière le régime démocratique qu'elle installerait — bien plus démocratique encore que celui de la bourgeoisie — elle devrait installer la dictature du pro­létariat, afin de garantir et de sauvegarder la démocratie pour les pauvres.
Il ne s'agissait pas d'empêcher riches et bourgeois de profiter de la liberté ou de la démocratie, il s'agissait de les empêcher d'en profiter plus que les autres, voire de confisquer l'une ou l'autre à leur profit exclusif.
6. — N'aurait-ce pas été de meilleure propagande de trouver un autre terme ?
Sur le plan de la propagande, cela aurait été sûrement meilleur. D'ailleurs, d'autres, du vivant et après la mort de Marx, s'en sont rendu compte et ont fait de la propagande surtout avec le terme de démocratie socialiste, pour l'opposer à démocratie bourgeoise. Mais nous verrons cela plus loin, avec Lénine.
Pour Marx, l'avantage de l'expression “Dictature du prolétariat”, c'est que cela mettait en garde les travailleurs sur les illusions qu'ils auraient pu avoir sur le passage pacifique du capitalisme au socialisme. Le Parlement, c'est la façade : derrière il y a l'armée, la police, tout un tas d'hommes armés qui obéissent au Parlement dans certaines circonstances et ne lui obéissent plus à d'autres. L'État, c'est eux. Ils sont les mercenaires de la bourgeoisie et la classe ouvrière devra les remplacer complètement si elle veut aller du capita­lisme au socialisme. On l'a vu avant guerre en Italie, en Espagne, en Allemagne et, il n'y a pas si longtemps, au Chili. Il ne suffit pas d'être majoritaire au Parlement, il faut encore avoir les armes et que la bourgeoisie n'en ait plus. C'est cela le message de Marx et c'est cela qu'il voulait rappeler en parlant de dictature du prolétariat.
7. — Oui, mais Marx n'avait pas connu le fascisme, par exemple, ni le stali­nisme et, après les expériences que nous avons faites depuis cinquante ans, le mot dictature évoque vraiment trop de choses sinistres.
C'est un peu ce que dit Marchais. Mais c'est oublier que Marx avait vécu au temps de la dictature de Bismarck, qu'à l'Est de l'Europe il y avait le Tsar en Russie, un pays où le servage n'était même pas officiellement aboli et qui, en plus, opprimait la Pologne ; c'est oublier qu'au moment même où il écrivait tout cela, en juin 1848, on fusillait les ouvriers dans les rues de Paris, qu'en mai 1871, après la Commune de Paris, Thiers en fit encore massacrer 50.000, sans compter ceux qu'il envoya au bagne. Alors, la dictature,Karl Marx la connaissait. Mais c'est justement parce qu'il la connaissait qu'il voulait mettre les ouvriers en garde : la démocratie bourgeoise fusillait les ouvriers, en 48 comme en 71. Alors, il fallait que la classe ouvrière se révolte, détruise l'État de la bourgeoisie, construise le sien (son armée) et installe une forme de démocratie bien plus large et bien plus libre que celle de la bourgeoisie, mais derrière laquelle veilleraient les fusils et les hommes de l'État ouvrier, c'est-à-dire une démocratie derrière laquelle il y aurait la dictature du prolétariat, comme il y a la dictature de la bourgeoisie derrière la plus républicaine des républiques chilienne, espagnole ou française. Sinon, la démocratie était un piège et ceux qui seraient massacrés seraient toujours les mêmes : ceux qui n'ont pas les armes. Ce que Marx voulait dire, pour que ce soit gravé dans la tête de chaque ouvrier, c'est qu'il fallait installer un nouveau régime, démo­cratique oui, mais avec ce changement fondamental que les armes seront entre les mains des prolétaires et pas entre celles des mercenaires de la bourgeoisie.
8. - Et Lénine ?
Lénine voyait la chose exactement comme Marx. Il a surtout insisté pour rappeler cet enseignement de Marx que ses successeurs, les sociaux-démocrates justement, ceux qu'on appelle aujourd'hui les socialistes, avaient quelque peu passé sous silence.
Le principal ouvrage de Lénine sur la question a été écrit en août 1917, au cœur de la Révolution Russe, et en pleine guerre mondiale : il était destiné à combattre les idées répandues par les sociaux-démocrates.
Ces derniers, comme le nom qu'ils avaient l'indique, mettaient l'accent sur la démocratie et oubliaient volontairement de distinguer le capitalisme avec dictature de la bourgeoisie du passage au socialisme avec dictature du prolé­tariat. Pour eux, depuis le début du siècle, le passage du capitalisme au socia­lisme devait se faire graduellement, par la conquête démocratique de la majo­rité au Parlement. En Europe, il y avait, avant 1914, de grands partis sociaux-démocrates ; et en particulier en France et en Allemagne. Tout d'ailleurs semblait leur donner raison jusqu'en août 1914, où a éclaté la Première Guerre Mondiale.
Alors, le Parti Social-Démocrate Allemand découvrit que l'Allemagne (de Guillaume II) avait comme ennemi … le tsar autocratique de toutes les Russies. Qu'il fallait donc que le parti des ouvriers allemands mette en veilleuse la lutte des classes et aide l'empereur d'Allemagne, paraît-il allié des ouvriers, à tordre le cou du Tsar.
En France, le Parti Social-Démocrate, qui rencontrait peu de temps auparavant les camarades allemands dans la même organisation internationale (la llème Internationale) décida qu'il devait faire une Union Sacrée avec la bourgeoisie française, jusqu'à la victoire, contre le militarisme allemand et son empereur. On oublia pudiquement qu'on était allié avec le Tsar et avec le roi d'Angleterre …
En Angleterre, d'ailleurs, les socialistes firent de même, ainsi qu'en Italie, en Belgique et dans toute l'Internationale. Les syndicats allemands, les Trades Unions anglais, la C G T française rivalisèrent de patriotisme pour envoyer les prolétaires, qu'ils étaient censés représenter et défendre, aller s'entretuer pour la gloire des généraux de chaque nation et des capitalistes et des ban­quiers de tous les pays.
C'est ainsi que, petite histoire mais triste réalité, lorsque les soldats alle­mands étaient bombardés par les Anglais et qu'un obus n'explosait pas, ils pouvaient lire sur le fonds de l'engin “licenced Krupp” ; le fair-play des marchands de mort anglais exigeait non seulement de payer des royalties — des intérêts — par l'intermédiaire des banques suisses neutres pour des brevets Krupp aux magnats allemands de l'armement, mais encore de le dire ouver­tement.
Et les ouvriers anglais, qui travaillaient dans les usines d'armement an­glaises, suaient, au nom de la défense de la patrie, des profits dont une partie allait aux capitalistes allemands. Les soldats allemands qui mouraient sous les obus avaient le privilège de savoir que cela rapportait encore un peu à leurs exploiteurs.
Les Français, eux, avaient la consolation de savoir que leurs obus, Schneider du Creusot, de Wendel, etc, étaient bien français et que les intérêts des capitalistes français et allemands étaient inconciliables. Mais c'est justement pour cela qu'il y avait la guerre, c'est pour les intérêts de Schneider et de de Wendel qu'ils se battaient et mouraient.
Voilà la situation où la classe ouvrière d'Europe avait été conduite par la social-démocratie, en cette année 1917 où Lénine avait voulu rappeler que la démocratie bourgeoise c'était en fait la dictature de la bourgeoisie et qu'il n'y aurait pas d'émancipation de la classe ouvrière sans renversement des rôles.
9. — Mais Lénine n'a-t-il pas mis un peu plus l'accent sur la dictature et un peu moins sur la démocratie ?
Les sociaux-démocrates étaient, comme partout en Europe, au pouvoir au moment où Lénine écrivait son livre. Et en Russie, ce n'était pas mieux qu'ailleurs, la duperie était encore pire.
Quelques mois auparavant, en effet, les ouvriers, les paysans et les soldats russes excédés par la guerre avaient renversé, spontanément le tsarisme. Des soviets — on dirait aujourd'hui des comités — d'ouvriers, de soldats, de pay­sans avaient un peu partout remplacé le pouvoir disparu.
Un gouvernement, composé en grande partie de sociaux-démocrates, s'était formé. Il avait, après quelques hésitations, proclamé la République et voulait organiser l'élection d'une Assemblée constituante destinée à rem­placer les soviets. Mais, en attendant, il continuait la guerre, laissant les généraux tsaristes en place, ne touchait pas au corps des officiers et laissait les soldats sous leur autorité.
C'est alors qu'il y eut la seconde Révolution Russe, celle d'Octobre 17, qui porta le parti de Lénine jusque-là minoritaire au pouvoir, à travers le pou­voir de cette multitude de comités d'usines, de quartiers, de casernes, de régiments, de villages, ce qu'on appela pour cela le pouvoir des soviets, et qui fut la première dictature du prolétariat et des paysans pauvres du monde.
Et Lénine, s'il était fier de cette dictature du prolétariat, c'est à cause de sa démocratie ; voici ce qu'il en écrivait :
« La démocratie prolétarienne est un million de fois plus démocratique que « n'importe quelle démocratie bourgeoise ; le pouvoir des soviets est des « mi/fions de fois plus démocratique que la plus démocratique des républiques bourgeoises.,.
« Parmi les pays bourgeois les plus démocratiques, en est-il un seul dans le « monde où, dans sa masse, l'ouvrier moyen, le salarié agricole moyen ou, « en général, le semi-prolétaire des campagnes, c'est-à-dire le représentant « de fa masse opprimée, de l'énorme majorité de la population, jouissent, « ne serait-ce qu'à peu près, d'une liberté aussi grande qu'en Russie soviétique « d'organiser des réunions, dans les meilleurs locaux, d'une liberté aussi « grande d'avoir, pour exprimer leurs idées, défendre leurs intérêts, les plus « grandes imprimeries et les meilleurs stocks de papier ; d'une liberté aussi « grande d'appeler justement des hommes de leur classe à gouverner et à « “policer” l'État ?».
10. — Alors, en URSS, c'est la dictature du prolétariat ?
Au temps de Lénine, indiscutablement. Le mot figure même dans la première constitution de la République Soviétique, la Constitution de 1918, dont l'article 9 dit :
« Le principal but de la Constitution […], pour la période transitoire actuelle, consiste dans l'établissement de la dictature du prolétariat urbain et rural et de la paysannerie la plus pauvre sous la forme d'un pouvoir soviétique pan-russe puissant en vue de l'écrasement total de la bourgeoisie, de l'abolition de l'exploitation de l'homme par l'homme et de l'instauration du socialisme, où il n'y aura ni division en classes ni pouvoir d'État ».
Et à l'époque, nous l'avons vu, cette dictature se présentait comme une démocratie large, riche, complète pour la classe ouvrière et pour les classes populaires, qui disposaient alors de tous les moyens pour exercer toutes les libertés.
Mais, par la suite, le régime russe a vu apparaître, dans ses organes diri­geants, le pouvoir sans partage d'une petite minorité d'hommes sur l'appareil de l'État. Cela a été la période de la dictature stalinienne et, à l'apogée de cette dictature en 1936 — les années où elle fut la pire, où il n'y eut plus aucune liberté pour la classe ouvrière ni pour personne — Staline fit rédiger une nouvelle Constitution où le mot dictature du prolétariat ne figurait plus.
Dans l'actuelle Constitution soviétique, cette notion n'a pas été réintro­duite.
On peut estimer qu'il y a la même distance entre le régime russe et la démocratie prolétarienne qu'entre le fascisme et la démocratie bourgeoise. Le régime russe représente quand même, d'une façon déformée, la dictature du prolétariat, tout comme le fascisme représente la dictature de la bour­geoisie ; mais, dans un cas comme dans l'autre, il n'y a aucune liberté pour personne. Mais, comme on le voit alors, même les dirigeants de l'URSS n'osent pas parler de dictature du prolétariat pour leur régime, ils préfèrent que sa Constitution ressemble à une Constitution bourgeoise, comme c'est le cas actuellement. Et, là encore, on peut se rendre compte que la Constitution dite libérale de l'URSS actuelle cache les camps de concentration et les hôpitaux psychiatriques policiers, alors que la Constitution de 1918, qui se revendiquait de la dictature du prolétariat, représentait la liberté.
11. — Depuis quand le terme de “Dictature du prolétariat” figurait-il dans les statuts du Parti Communiste Français ?
Depuis sa création en 1920. L'Internationale Communiste avait été créée en 1919 à cause de la faillite de la Deuxième Internationale et des partis sociaux-démocrates qui la composaient. Les dirigeants de ceux-ci avaient par­ticipé à presque tous les gouvernements des pays belligérants et même, dans l'immédiat après-guerre, dirigèrent très souvent la répression anti-ouvrière.
Les travailleurs, les révolutionnaires ne pouvaient pas rester dans ces partis et dans la Deuxième Internationale. C'est pourquoi la Troisième Internatio­nale s'est créée.
Mais il fallait que les partis et les hommes qui adhéreraient à cette Troi­sième Internationale aient rompu avec la mentalité et les pratiques des chefs sociaux-démocrates. Il fallait qu'ils ne soient pas seulement attirés par la vague d'enthousiasme qui poussait tous les ouvriers révolutionnaires du monde à soutenir la Russie des Soviets. C'est pourquoi la Troisième Internationale imposa 21 conditions à accepter pour y appartenir, et l'une de ces conditions était de se prononcer pour la dictature du prolétariat. C'était donc, pour des gens qui furent à l'origine des partis et de l'Internationale Communiste, un critère déterminant pour se distinguer des sociaux-démocrates — ceux qu'on appela par la suite socialistes, pour les distinguer des communistes.
Nous avons vu que, de Marx à Lénine, ce critère a été d'importance.
12.— Comment le Parti Communiste Français justifie-t-il l'abandon de la dictature du prolétariat dans ses statuts ?
D'abord avec des arguments soi-disant de “bon sens”.Marchais a dit : « Le mot dictature a une signification insupportable » et « Même le mot prolétariat ne convient plus ». Mais on l'a vu, pour Marx, la dictature avait déjà une signification insupportable et, s'il l'employait quand même, c'est parce qu'il considérait qu'il était vital pour les travailleurs de comprendre qu'ils auraient à se défendre. On a vu que ce n'était incompatible, ni pour Marx, ni pour Lénine avec la plus large démocratie pour tous, mais garantie par la force au service des travailleurs. Marchais le sait bien ; s'il ne se donne pas la peine d'expliquer ce que signifie la dictature du prolétariat pour un marxiste, ce n'est pas parce que le terme le gêne — pourquoi le gênerait-t-il d'ailleurs aujourd'hui plus qu'hier — c'est pour des raisons bien plus pro­fondes. Et c'est la principale explication. Marchais a dit : « L'expression de “Dictature du prolétariat” ne recouvre pas la politique du P C F aujourd'hui. Ce n'est pas seulement une question formelle, c'est une question de fond ».
Cela veut dire que, pour le P C F, la dictature du prolétariat est incom­patible avec la ligne qu'il défend, à savoir la participation du Parti Commu­niste au gouvernement aux côtés des socialistes. C'est-à-dire la politique des sociaux-démocrates qu'a combattue Lénine et contre laquelle s'est constituée la Troisième Internationale. Cette politique n'est, au mieux, qu'un moyen de faire supporter aux travailleurs les maux du capitalisme en les endormant avec
des promesses et, au pire, de laisser le champ libre aux menées bellicistes de la bourgeoisie comme en 1914, ou de lui laisser préparer les pires dictatures comme au Chili.
13. — Mais n'est-ce pas quand même à cause des affaires comme celle de Pliouchtch ou à cause des camps de concentration que le P C F veut se démarquer de ce qui se passe en Union Soviétique en abandonnant le terme de dictature du prolétariat ?
Si c'était réellement les camps de concentration et les hôpitaux psychia­triques pour oppositionnels qui préoccupaient le P C F, on ne pourrait qu'ap­plaudir des deux mains à ce qu'il cherche à s'en démarquer.
Mais ces camps de concentration ne datent pas d'aujourd'hui. Leur exis­tence était largement connue, ne serait-ce que par les témoignages des com­munistes authentiques qui y furent enfermés en raison de leur opposition au stalinisme. Et cela depuis trente ou quarante ans déjà ! Non seulement le P C F ne s'en est jamais fait l'écho, mais il criait à la calomnie. Il n'y a pas si longtemps, il justifiait franchement l'absence de libertés en URSS et la terreur policière, quand il n'en chantait pas les louanges.
Bien des travailleurs se souviennent avec quel acharnement le P C F présentait l'insurrection ouvrière de Budapest en 1956 comme un soulève­ment fasciste, pour mieux justifier l'intervention des chars de l'URSS. Lorsque, en 1968, les mêmes chars sont intervenus en Tchécoslovaquie, le P C F avait une attitude plus prudente. Mais s'il est allé cette fois-là jusqu'à désapprouver timidement cette intervention, il en est resté là.
Alors, bien sûr, on pourrait se dire qu'il vaut mieux tard que jamais et que, cette fois-ci, le P C F veut réellement que des affaires comme celle de Pliouchtch n'aient plus lieu en Union Soviétique.
Mais ce n'est justement pas le P C F qui a porté à la connaissance de l'opinion publique l'affaire Pliouchtch, ce n'était pas lui qui était à l'origine de la campagne pour sa libération.
Il s'est simplement résolu à s'associer à une campagne qui sensibilisait l'opinion publique.
Il a simplement saisi l'occasion et le prétexte pour, sous une justification libérale, accomplir un nouveau pas dans la voie du compromis et de la servilité vis-à-vis des hommes politiques de la bourgeoisie française.
14. — Mais à qui le P C F voulait-il plaire en abandonnant la dictature du prolétariat et en se démarquant de l'Union Soviétique ? Au Parti Socia­liste ?
Non. Tout en étant associés par le Programme commun, le Parti Commu­niste et le Parti Socialiste sont également concurrents. Ils veulent gagner les mêmes électeurs. On voit que, depuis deux ans, le Parti Socialiste progresse dans l'électorat et, en particulier, au détriment du Parti Communiste. Une partie des électeurs, partisans du Programme commun, considèrent que puisque le programme est le même, il vaut encore mieux voter pour le parti qui dénonce le stalinisme et la dictature en URSS que pour celui qui a l'air de s'en réclamer. En se démarquant de l'Union Soviétique, le P C F ne cherche pas à faire plaisir au P S, il cherche au contraire à lui enlever un argument. Mais dans cette concurrence entre P C F et P S, le résultat le plus clair c'est que le P C F ressemble de plus en plus au Parti Socialiste.
Etre associé au stalinisme est sans doute un handicap pour le P C F dans sa rivalité avec le Parti Socialiste, même aux yeux d'une partie de l'opinion ouvrière. Mais renoncer à la dictature du prolétariat, ce n'est pas rompre avec le stalinisme et ses méthodes. Ce n'est pas la dictature du prolétariat qui a éloigné certains ouvriers du P C F, ce sont les méthodes staliniennes … Or, ces méthodes, le P C F n'y renonce pas. Par contre, abandonner la référence à la dictature du prolétariat, c'est renoncer à construire la démocratie pour les ouvriers. En faisant cela, le P C F choisit dans son programme et ses statuts de ressembler encore un peu plus au parti de Jules Moch, Guy Mollet, Defferre et Mitterrand.
15. — Veut-il plaire alors à l'opinion publique bourgeoise ?
Fondamentalement, oui. Le Parti Communiste Français veut accéder au pouvoir dans le cadre de la société existante. Or cette société est dominée par la bourgeoisie.
Alors le P C F ne peut devenir un parti respectable comme les autres qu'en étant admis, comme tel, par la bourgeoisie.
A plus forte raison, le P C F ne peut espérer parvenir au gouvernement, ce conseil d'administration des affaires politiques de la bourgeoisie, qu'avec l'accord entier de celle-ci.
Et l'opinion publique bourgeoise, celle qui est de droite comme celle qui se prétend de gauche, reproche au P C F à la fois ses liens avec l'Union Soviétique et ses références, même formelles, à la révolution et au commu­nisme. Abandonner explicitement certaines de ces références, comme la dictature du prolétariat, et se démarquer de l'Union Soviétique, est une manière pour le P C F de montrer publiquement qu'il est sensible aux exi­gences de la bourgeoisie, et qu'il est prêt à les satisfaire.
16. — L'abandon de la référence à la dictature du prolétariat changera-t-il quelque chose pour le Parti Communiste ? Aura-t-il plus de chances de devenir un parti de gouvernement ?
Cela n'est même pas dit.
En abandonnant cette référence, le P C F a fait un pas de plus pour montrer à la bourgeoisie qu'il renie ses origines et qu'au fond il n'y a pas de raison qu'il subisse un traitement à part, puisqu'il ressemble de plus en plus au Parti Socialiste qui, lui, est accepté par la bourgeoisie comme un parti à part entière.
Mais le P C F n'est pas au bout de ses peines. La bourgeoisie veut plus encore. Elle veut que le P C F fasse la preuve qu'il est prêt, tout comme le Parti Socialiste, à perdre toute influence dans la classe ouvrière plutôt que de faire quelque chose de gênant ou de nuisible à la bourgeoisie.
Elle veut que le P C F fasse la preuve qu'il n'est plus sensible à des criti­ques venues de sa gauche, comme il l'est encore aujourd'hui.
En 1968, par exemple, le P C F, par l'intermédiaire de la C G T, a joué un rôle décisif dans la généralisation de la grève. Pourquoi a-t-il agi de cette ma­nière, ce que la bourgeoisie lui a reproché par la suite ?
Parce qu'il craignait d'être débordé sur sa gauche, parce qu'il craignait de perdre de l'influence sur la classe ouvrière et peut-être même de se saborder, comme il s'est sabordé en milieu étudiant pour s'être opposé à la lutte des étudiants.
Eh bien, la bourgeoisie demande au P C F d'être prêt à se saborder, plutôt que de nuire aux intérêts des possédants.
Mais pour donner ces preuves à la bourgeoisie, le P C F sera obligé de sacrifier son audience dans les usines, de sacrifier tout ce qui fait qu'aux yeux des travailleurs, il apparaft plus comme le parti des travailleurs que le Parti Socialiste.
Quand il ressemblera complètement au Parti Socialiste, alors la bour­geoisie pourra l'accepter. Mais il ne lui servira alors plus à rien.

:: Léon Trotsky (17 juillet 1915) : "Jean Jaurès"

Trois années ont passé depuis la mort du plus grand homme de la Troisième République. Le torrent furieux des événements qui ont suivi immédiatement cette mort n'a pas pu submerger la mémoire de Jaurès et n'a réussi que partiellement à détourner de lui l'attention. Il y a maintenant dans la vie politique française un grand vide. Les nouveaux chefs du prolétariat, répondant au caractère de la nouvelle période révolutionnaire, ne sont pas encore apparus. Les anciens ne font que rappeler plus vivement que Jaurès n'est plus...
La guerre a rejeté à l'arrière-plan, non seulement des figures individuelles, mais une époque toute entière : celle pendant laquelle a grandi et s'est formée la génération dirigeante actuelle. Cette époque, qui appartient déjà au passé, attire l'esprit par le perfectionnement de sa civilisation, le développement ininterrompu de sa technique, de la science, des organisations ouvrières, et paraît en même temps mesquine dans le conservatisme de sa vie politique, dans les méthodes réformistes de sa lutte des classes.
A la guerre franco-allemande et à la Commune de Paris a succédé une période de pays armée et de réaction politique où l'Europe, abstraction faite de la Russie, ne connut ni la guerre ni la révolution. Alors que le capital se développait puissamment, débordant les cadres des états nationaux, déferlant sur tous les pays et s'assujettissant les colonies, la classe ouvrière, elle construisait ses syndicats et ses partis socialistes. Néanmoins, toute la lutte du prolétariat durant cette époque était imprégnée de l'esprit de réformisme, d'adaptation au régime de l'industrie nationale et à l'état national. Après l'expérience de la Commune de Paris, le prolétariat européen ne posa pas une seule fois pratiquement, c'est à dire révolutionnairement, la question de la conquête du pouvoir politique.
Ce caractère pacifique de l'époque laissa son empreinte sur toute une génération de chefs prolétariens imbus d'une méfiance sans borne envers la lutte révolutionnaire directe des masses. Lorsque éclata la guerre et que l'Etat national entra en campagne avec toutes ses forces, il n'eut pas de peine à mettre à genoux la majorité des chefs " socialistes ". De la sorte l'époque de la IIème Internationale se termina par la faillite irrémédiable des partis socialistes officiels. Ces partis subsistent encore, c'est vrai, comme monuments de l'époque passée, soutenus par l'inertie et l'ignorance et... les efforts des gouvernements. Mais l'esprit du socialisme prolétarien les a quittés et ils sont voués à la ruine. Les masses ouvrières qui durant des dizaines d'années, ont absorbé des idées socialistes, acquièrent maintenant seulement, dans les terribles épreuves de la guerre, la trempe révolutionnaire. Nous entrons dans une période de bouleversement révolutionnaires sans précédent. La masse fera surgir en son sein de nouvelles organisations et de nouveaux chefs se mettront à sa tête.
Deux des plus grands représentants de la II° Internationale ont quitté la scène avant l'ère des tempêtes et des ébranlements : ce sontBebel et Jaurès. Bebel est mort à la limite de l'âge, après avoir dit ce qu'il avait à dire. Jaurès a été tué dans sa 55° année, en plein épanouissement de son énergie créatrice. Pacifiste et adversaire irréductible de la politique de la diplomatie russe, Jaurès lutta jusqu'à la dernière minute contre l'intervention de la France dans la guerre. Dans certains milieux on considérait que la " guerre de revanche " ne pourrait s'ouvrir la voie que sur le cadavre de Jaurès. Et en juillet 1914, Jaurès fut tué à la table d'un café par un obscur réactionnaire du nom de Villain. Qui a armé le bras de Villain ? Les impérialistes français seulement ? Et ne pourrait-on, en cherchant bien, découvrir également dans cet attentat la main de la diplomatie russe ? C'est là la question qui s'est posée fréquemment dans les milieux socialistes. Lorsque la révolution européenne s'occupera de la liquidation de la guerre, elle nous dévoilera entre autres le mystère de la mort de Jaurès [1]...
Jaurès naquit le 3 septembre 1859 à Castres, dans ce Languedoc qui a donné à la France des hommes éminents comme Guizot, Auguste Comte, La Fayette, La Pérouse, Rivarol et beaucoup d'autres. Un mélange de races multiples, dit un biographe de Jaurès, Rappoport, a mis son heureuse empreinte sur le génie de cette région qui, au Moyen-Age déjà, était le berceau des hérésies et de la libre pensée.
La famille de Jaurès appartenait à la moyenne bourgeoisie et devait mener pour l'existence une lutte de tous les instants. Jaurès lui-même eut besoin de l'aide d'un protecteur pour achever ses études universitaires. En 1881, à sa sortie de l'Ecole Normale Supérieure, il est nommé professeur au lycée de jeunes filles d'Albi et, en 1883, passe à l'Université de Toulouse où il enseigne jusqu'en 1885, année où il est élu député. Il n'avait que 26 ans. Il se donne alors tout entier à la lutte politique et sa vie se confond avec celle de la Troisième République.
Jaurès débuta au Parlement sur les questions d'instruction publique. " La Justice ", alors organe du radical Clémenceau, qualifia de " magnifique " le premier discours de Jaurès et souhaita à la Chambre d'entendre fréquemment " une parole aussi éloquente et aussi nourrie d'idées ". Dans la suite, Jaurès eut maintes fois à appliquer cette éloquence contre Clémenceau lui-même.
A cette première époque de sa vie, Jaurès ne connaissait le socialisme que théoriquement et très imparfaitement. Mais son activité le rapprochait de plus en plus du parti ouvrier. Le vide idéologique et la dépravation des partis bourgeois le repoussaient invinciblement.
En 1893, Jaurès adhère définitivement au mouvement socialiste et occupe presque aussitôt une des premières places dans le socialisme européen. En même temps, il devient la figure la plus éminente de la vie politique de la France.
En 1894, il assume la défense de son très peu recommandable ami Gérault-Richard déféré aux tribunaux pour outrage au Président de la République dans l'article " A bas Casimir ! ". Dans son plaidoyer, tout entier subordonné à un but politique et dirigé contre Casimir Périer, il dévoile cette force terrible d'un sentiment agissant qui a nom la haine. Avec des mots vengeurs il flagella le président lui-même et les usuriers ses aïeux, qui trahissaient la bourgeoisie, une dynastie pour l'autre, la monarchie pour la république, tout le monde en bloc et chacun en particulier et ne restaient fidèles qu'à eux-mêmes.
" Monsieur Jaurès ", lui dit le président du tribunal, " vous allez trop loin...vous assimilez la maison Périer à une maison publique. "
Jaurès : " Pas du tout, je la mets au-dessous. "
Gérault-Richard fut acquitté. Quelques jours plus tard, Casimir Périer donnait sa démission. Du coup Jaurès grandit de plusieurs coudées dans l'opinion publique : tous sentirent la force effrayante de ce tribun.
Dans l'affaire Dreyfus, Jaurès se révéla dans toute sa puissance. Il eut au début, comme d'ailleurs dans tous les cas sociaux critiques, une période de doutes et de faiblesses où il était accessible aux influences de droite et de gauche. Sous l'influence de Guesde et de Vaillant qui considéraient l'affaire Dreyfus comme une querelle de coteries capitalistes à laquelle le prolétariat devait rester indifférent, Jaurès hésitait à s'occuper de l'affaire. L'exemple courageux de Zola le tira de son indécision, l'enthousiasma, l'entraîna. Une fois en mouvement, Jaurès alla jusqu'au bout, il aimait dire de lui : ago quod ago.
Pour Jaurès l'affaire Dreyfus résumait et dramatisait la lutte contre le cléricalisme, la réaction, le népotisme parlementaire, la haine de race, l'aveuglement militariste, les intrigues sourdes de l'état-major, la servilité des juges, toutes les bassesses que peut mettre en action le puissant parti de la réaction pour arriver à ses fins.
De tout le poids de sa colère, Jaurès accabla l'antidreyfusard Méline, qui vient précisément de remonter à la surface avec un portefeuille dans le " grand " ministère Briand : " Savez-vous, dit-il, de quoi nous périssons ? Je vais vous le dire sous ma propre responsabilité : nous mourons tous, depuis l'ouverture de cette affaire, des demi-mesures, des silences, des équivoques, du mensonge, de la lâcheté. Oui : des équivoques et de la lâcheté. "
" Il ne parlait plus, dit Reinach, il tonnait, le visage enflammé, les mains tendus vers les ministres, qui protestaient, et la droite, qui hurlait. " C'était là le véritable Jaurès.
En 1899, Jaurès réussit à proclamer l'unité du parti socialiste. Mais cette unité fut éphémère. La participation de Millerand au ministère, conséquence logique de la politique du Bloc des Gauches, détruisit l'unité et, en 1900-1901, le socialisme français se scinda de nouveau en deux partis. Jaurès prit la tête de celui d'où était sorti Millerand. Au fond, par ses conceptions, Jaurès était et restait un réformiste. Mais il possédait une étonnante faculté d'adaptation et en particulier d'adaptation aux tendances révolutionnaires du moment. C'est ce qu'il montra dans la suite à maintes reprises.
Jaurès était entré dans le parti, homme mûr, avec une philosophie idéaliste entièrement formée... Cela ne l'empêcha pas de courber son cou puissant (Jaurès était d'une complexion athlétique) sous le joug de la discipline organique et il eut maintes fois l'occasion de démontrer qu'il savait non seulement commander mais aussi se soumettre. A son retour du Congrès International d'Amsterdam qui avait condamné la politique de dissolution du parti ouvrier dans le Bloc de Gauches et la participation des socialistes au ministère, Jaurès rompit ouvertement avec la politique du Bloc. Le président du Conseil, l'anticlérical Combes, prévint Jaurès que la rupture de la coalition l'obligerait à quitter la scène. Cela n'arrêta pas Jaurès. Combes donna sa démission. L'unité du parti, où se fondirent jauressistes et guesdistes, était assurée. Depuis lors, la vie de Jaurès se confond avec celle du parti unifié, dont il avait pris la direction.
Le meurtre de Jaurès n'a pas été le fait du hasard. Il a été le dernier chaînon d'une fumeuse campagne de haine, de mensonges et de calomnies que menaient contre lui ses ennemis de toutes nuances. On pourrait composer une bibliothèque entière des attaques et des calomnies dirigées contre Jaurès. " Le Temps " publiait chaque jour un et parfois deux articles contre le tribun. Mais on devait se borner à attaquer ses idées et ses méthodes d'action : comme personnalité il était presque invulnérable, même en France, où l'insinuation personnelle est une des armes les plus puissantes de la lutte politique. Pourtant on parla à mots couverts de la force de corruption de l'or allemand... Jaurès mourut pauvre. Le 2 août 1914, " Le Temps " fut obligé de reconnaître " l'honnêteté absolue " de son ennemi terrassé.
J'ai visité en 1915, le café désormais célèbre du Croissant situé à deux pas de " l'Humanité ". C'est un café parisien typique : plancher sale avec de la sciure de bois, banquettes de cuir, chaises usées, tables de marbre, plafond bas, vins et plats spéciaux, en un mot ce que l'on ne rencontre qu'à Paris. On m'a indiqué un petit canapé près de la fenêtre : c'est là qu'a été tué d'un coup de revolver le plus génial des fils de la France actuelle.
Famille bourgeoise, université, députation, mariage bourgeois, fille que la mère mène à la communion, rédaction du journal, direction d'un parti parlementaire : c'est dans ce cadre extérieur qui n'a rien d'héroïque que s'est écoulée une vie d'une tension extraordinaire, d'une passion exceptionnelle.
On a maintes fois appelé Jaurès le dictateur du socialisme français, parfois même, la droite l'a appelé le dictateur de la République. Il est incontestable que Jaurès a joué dans le socialisme français un rôle incomparable. Mais dans sa " dictature " il n'y avait rien de tyrannique. Il dominait sans effort : homme de grande envergure, esprit puissant, tempérament génial, travailleur exceptionnel, orateur à la voix merveilleuse, Jaurès, par la force des choses, occupait la première place, à une si grande distance de ses rivaux qu'il ne pouvait éprouver le besoin de concilier sa position par les intrigues et les machinations où Pierre Renaudel, le " chef " actuel du social-patriotisme, était passé maître.
Nature large, Jaurès avait une répulsion physique pour tout sectarisme. Après quelques oscillations il découvrait le point qui lui semblait décisif pour le moment donné. Entre ce point de départ pratique et ses constructions idéalistes, il disposait sans effort sur soi-même, les points de vue qui complétaient ou restreignaient son point de vue personnel, conciliait les nuances opposées, fondait les arguments contradictoires dans une unité qui était loin d'être irréprochable. C'est pourquoi il dominait non seulement les assemblées populaires et parlementaires, où sa passion extraordinaire maîtrisait l'auditoire, mais encore les congrès du parti où il dissolvait les oppositions de tendances dans des perspectives vagues et des formules souples. Au fond, il était un éclectique, mais un éclectique de génie.
" Notre devoir est haut et clair : toujours propager l'idée toujours exciter et organiser les énergies, toujours espérer, toujours lutter jusqu'à la victoire finale... " Tout Jaurès est dans cette lutte dynamique. Son énergie créatrice bouillonne dans toutes les directions, excite et organise les énergies, les pousse à la lutte.
Comme l'a bien dit Rappoport, la magnanimité et la bonté émanaient de Jaurès. Mais il possédait en même temps, au degré suprême, le talent de la colère concentrée, non pas de la colère qui aveugle, obscurcit le cerveau et mène aux convulsions politiques, mais de la colère qui tend la volonté et lui inspire les caractéristiques les plus justes, les épithètes les plus expressives qui frappent directement au but. On a vu plus haut sa caractéristique des Périer. Il faudrait relire tous ses discours et articles contre les héros ténébreux de l'affaire Dreyfus. Voici ce qu'il disait de l'un d'eux, le moins responsable : " Après s'être essayé dans l'histoire de la littérature à des constructions vides, à des systèmes fragiles et inconsistants, M Brunetière a trouvé enfin asile sous les voûtes lourdes de l'Eglise ; il cherche maintenant à voiler sa banqueroute personnelle en proclamant la faillite de la science et de la liberté. Après avoir vainement essayer de tirer de ses profondeurs quelque chose qui ressemble à une pensée, il glorifie l'autorité avec une sorte de magnifique humiliation ; maintenant qu'il a perdu, aux yeux des générations nouvelles, tout le crédit dont il a abusé un certain moment, grâce à son aptitude aux généralisations vides, il veut tuer la pensée libre qui lui échappe. " Malheur à celui sur qui s'abattait sa lourde main !...
Entré au parlement en 1885 Jaurès y siégea sur les bancs de la gauche modérée. Mais son passage au socialisme ne fut pas une catastrophe ni un saut. Sa " modération " primitive recelait d'immenses réserves d'humanisme social agissant qui, dans la suite, se développa naturellement en socialisme. D'autre part, son socialisme ne prenait jamais un caractère de classe nettement accusé et ne rompait jamais avec les principes humanitaires et les conceptions du droit naturel si profondément imprimées dans la pensée politique française de l'époque de la grande révolution.
En 1889 Jaurès demande aux députés : " Le génie de la Révolution française est-il donc épuisé ? Est-il possible que vous ne puissiez trouver dans les idées de la Révolution une réponse à toutes les questions qui se posent actuellement, à tous les problèmes qui se dressent devant vous ? La Révolution n'a-t-elle pas conservé sa vertu immortelle, ne peut-elle pas donner une réponse à toutes les difficultés sans cesse renouvelées parmi lesquelles nous passons notre chemin ? " L'idéalisme du démocrate, on le voit, n'est encore nullement touché par la critique matérialiste. Plus tard Jaurès s'assimilera une grande partie du marxisme. Mais le fond démocratique de sa pensée subsistera jusqu'au bout.
Jaurès entra dans l'arène politique à l'époque la plus sombre de la Troisième République qui n'avait alors qu'une quinzaine d'années d'existence et qui, dépourvue de traditions solides, avait contre elle des ennemis puissants. Lutter pour la République, pour sa conservation, pour son " épuration ", ce fut là l'idée fondamentale de Jaurès, celle qui inspira toute son action. Il cherchait pour la République une base sociale plus large, il voulait mener la République au peuple pour organiser par elle ce dernier et faire en fin de compte de l'Etat républicain l'instrument de l'économie socialiste. Le socialisme pour Jaurès démocrate était le seul moyen sûr de consolider la République et le seul moyen possible de la parachever. Il ne concevait pas la contradiction entre la politique bourgeoise et le socialisme, contradiction qui reflète la rupture historique entre le prolétariat et la bourgeoisie démocratique. Dans son aspiration infatigable à la synthèse idéaliste, Jaurès était, à sa première époque, un démocrate prêt à adopter le socialisme ; à sa dernière époque, un socialiste qui se sentait responsable de toute la démocratie.
Si Jaurès a donné au journal qu'il a créé le nom de " l'Humanité ", ce n'est pas là l'effet du hasard. Le socialisme n'était pas pour lui l'expression théorique de la lutte des classes du prolétariat. Au contraire, le prolétariat restait à ses yeux une force historique au service du droit, de la liberté et de l'humanité. Au-dessus du prolétariat il réservait une grande place à l'idée de " l'humanité " en soi, qui chez les déclamateurs français ordinaires n'est qu'une phrase vide, mais dans laquelle il mettait, lui, un idéalisme sincère et agissant.
En politique Jaurès alliait une extrême acuité d'abstraction idéaliste à une forte intuition de la réalité. C'est ce qu'on peut constater dans toute son activité. L'idée matérielle de la Justice et du Bien va chez lui de pair avec une appréciation empirique des réalités même secondaires. En dépit de son optimisme moral, Jaurès comprenait parfaitement les circonstances et les hommes et savait très bien utiliser les unes et les autres. Il y avait en lui beaucoup de bon sens. On l'a appelé à maintes reprises le paysan madré. Mais par le fait seul de l'envergure de Jaurès, son bon sens était étranger à la vulgarité. Et ce qui est le principal, ce bon sens était mis au service de " l'idée ".
Jaurès était un idéologue, un héraut de l'idée telle que l'a définie Alfred Fouillée lorsqu'il parle des " idées-forces " de l'histoire. Napoléon n'avait que du mépris pour les " idéologues " (le mot est de lui). Pourtant il était lui-même l'idéologue du nouveau militarisme. L'idéologue ne se borne pas à s'adapter à la réalité, il en tire " l'idée " et il la pousse jusqu'aux extrêmes conséquences. Aux époques favorables cela lui donne des succès que ne pourrait jamais obtenir le praticien vulgaire ; mais cela lui prépare aussi des chutes vertigineuses lorsque les conditions objectives se retournent contre lui.
Le " doctrinaire " se fige dans la théorie dont il tue l'esprit. Le " praticien-opportuniste " s'assimile des procédés déterminés du métier politique ; mais qu'il survienne un bouleversement inopiné et il se trouve dans la situation d'un manœuvre que l'adaptation d'une machine rend inutile. " L'idéologue " de grande envergure n'est impuissant qu'au moment où l'histoire le désarme idéologiquement, mais même alors il est parfois capable de se réarmer rapidement, de s'emparer de l'idée de la nouvelle époque et de continuer à jouer un rôle de premier plan.
Jaurès est un idéologue. Il dégageait de la situation politique l'idée qu'elle comportait et, dans son service de cette idée, ne s'arrêtait jamais à mi-chemin. Ainsi, à l'époque de l'affaire Dreyfus, il poussa à ses dernières conséquences l'idée de la collaboration avec la bourgeoisie de gauche et soutint avec passion Millerand, politicien empirique vulgaire qui n'a jamais rien eu et qui n'a rien de l'idéologue, de son courage et de son envolée. Dans cette voie, Jaurès ne pouvait que s'acculer lui-même à une impasse politique - ce qu'il fit avec l'aveuglement volontaire et désintéressé d'un idéologue prêt à fermer les yeux sur les faits pour ne pas renoncer à l'idée-force.
Avec une passion idéologique sincère, Jaurès combattit le danger de la guerre européenne. Dans cette lutte comme dans toutes celles qu'il mena, il appliqua parfois les méthodes qui étaient en contradiction profonde avec le caractère de classe de son parti et qui semblaient à beaucoup de ses camarades pour le moins risquées. Il espérait beaucoup en lui-même, en sa force personnelle, en son ingéniosité, en sa faculté d'improvisateur ; dans les couloirs du Parlement il apostrophait ministres et diplomates et, avec un optimisme exagéré sur son influence, les accablait du poids de son argumentation. Mais les conversations et les influences de coulisse ne découlaient nullement de la nature de Jaurès qui ne les érigeait pas en système, car il était un idéologue politique et non un doctrinaire de l'opportunisme. Il était prêt à mettre avec une égale passion au service de l'idée qui le possédait, les moyens les plus opportunistes et les plus révolutionnaires, et si cette idée répondait au caractère de l'époque, il était capable comme pas un d'en obtenir des résultats splendides. Mais il allait également au devant des catastrophes. Comme Napoléon, il pouvait dans sa politique avoir des Austerlitz et des Waterloo.
La guerre mondiale devait mettre Jaurès face à face avec des questions qui divisèrent le socialisme européen en deux camps ennemis. Quelle position eut-il occupé ? Indubitablement, la position patriotique. Mais il ne se serait jamais résigné à l'abaissement qu'a subi le parti socialiste français sous la direction de Guesde, Renaudel, Sembat et Thomas... Et nous avons entièrement le droit de croire qu'au moment de la révolution future, le grand tribun eût déterminé, choisi sans erreur sa place et développé ses forces jusqu'au bout.
Un morceau de plomb a soustrait Jaurès à la plus grande des épreuves politiques.
Jaurès était l'incarnation de la force personnelle. Le moral en lui correspondait parfaitement au physique : l'élégance et la grâce en elles-mêmes lui étaient étrangères ; par contre ses discours et ses actes avaient cette beauté supérieure qui distingue les manifestations de la force créatrice sûre d'elle-même. Si l'on considère la limpidité et la recherche de la forme comme les traits typiques de l'esprit français, Jaurès peut paraître peu caractéristique de la France. En réalité il était Français au plus haut degré. Parallèlement aux Voltaire, aux Boileau, aux Anatole France en littérature, aux héros de la Gironde ou aux Viviani et Deschanel actuels en politique, la France a produit des Rabelais, des Balzac, des Zola, des Mirabeau, des Danton et des Jaurès. C'est là une race d'hommes d'une puissante musculature physique et morale, d'une intrépidité sans égale, d'une force de passion supérieure, d'une volonté concentrée. C'est là un type athlétique. Il suffisait d'entendre la voix tonnante de Jaurès et de voir son large visage éclairé d'un reflet intérieur, son nez impérieux, son cou de taureau inaccessible au joug pour se dire : voilà un homme.
La force principale de Jaurès orateur était la même que celle de Jaurès politicien : la passion tendue extériorisée, la volonté d'action. Pour Jaurès l'art oratoire n'a pas de valeur intrinsèque, il n'est pas un orateur, il est plus que cela : l'art de la parole pour lui n'est pas une fin mais un moyen. C'est pourquoi, orateur le plus puissant de son temps, et peut-être de tous les temps, il est " au-dessus " de l'art oratoire, il est toujours supérieur à son discours comme l'artisan l'est à son outil...
Zola était un artiste - il avait débuté par l'impossibilité morale du naturalisme - et soudain il se révéla par le coup de tonnerre de sa lettre " J'accuse ". Sa nature recelait une puissante force morale qui trouva son expression dans son œuvre gigantesque, mais qui était en réalité plus large que l'art : c'était une force humaine détruisant et construisant. Il en était de même de Jaurès. Son art oratoire, sa politique, avec toutes ses conventions inévitables, dévoilaient une personnalité royale avec une musculature morale véritable, une volonté acharnée de lutte et de victoire. Il ne montait pas à la tribune pour y présenter les visions qui l'obsédaient ou pour donner l'expression la plus parfaite à une chaîne d'idée, mais pour rassembler les volontés dispersées dans l'unité d'un but : son discours agit simultanément sur l'intelligence, le sentiment esthétique et la volonté, mais toutes ces forces de son génie oratoire, politique, humain, sont subordonnées à sa force principale : la volonté d'action.
J'ai entendu Jaurès aux assemblées populaires de Paris, aux Congrès internationaux, aux commissions des Congrès. Et toujours je croyais l'entendre pour la première fois. En lui aucune routine : se cherchant , se trouvant lui-même, toujours et inlassablement mobilisant à nouveau les forces multiples de son esprit, il se renouvelait sans cesse et ne se répétait jamais. Sa force puissante, naturelle, s'alliait à une douceur rayonnante qui était comme un reflet de la plus haute culture morale. Il renversait les rochers, tonnait, ébranlait mais ne s'étourdissait jamais lui-même, était toujours sur ses gardes, saisissait admirablement l'écho qu'il provoquait dans l'assemblée, parait les objections, balayant quelquefois impitoyablement tel un ouragan, toute résistance sur son chemin, parfois écartant tous les obstacles avec magnanimité et douceur comme un maître, un frère aîné. Ainsi le marteau-pilon gigantesque réduit en poussière un bloc énorme ou enfonce avec précision un bouchon dans une bouteille sans la briser.
Paul Lafargue, marxiste et adversaire de Jaurès, l'appelait un diable fait homme. Cette force diabolique, ou pour mieux dire " divine ", s'imposait à tous, amis ou ennemis. Et fréquemment, fascinés et admiratifs comme devant un grandiose phénomène de la nature, ses adversaires écoutaient suspendus à ses lèvres le torrent de son discours qui roulait irrésistible, éveillant les énergies, entraînant et subjuguant les volontés.
Il y a trois ans, ce génie, rare présent de la nature à l'humanité, a péri avant d'avoir donné toute sa mesure. Peut-être la fin de Jaurès était-elle nécessaire à l'esthétique de sa physionomie ? Les grands hommes savent disparaître à temps. Sentant la mort, Tolstoï prit un bâton, s'enfuit de la société qu'il reniait et s'en fut mourir en pèlerin dans un village obscur. Lafargue, épicurien doublé d'un stoïcien, vécut dans une atmosphère de paix et de méditation jusqu'à 70 ans, décida que c'en était assez et prit du poison. Jaurès, athlète de l'idée, tomba sur l'arène en combattant le plus terrible fléau de l'humanité et du genre humain : la guerre. Et il restera dans la mémoire de la postérité comme le précurseur, le prototype de l'homme supérieur qui doit naître des souffrances et des chutes, des espoirs et de la lutte.[2]

Notes
[1] Trotsky pensait que Villain avait été l'instrument de "services", probablement tsaristes. Rien n'a été définitivement prouvé, dans un sens ou dans l'autre. Villain sera quant à lui abattu par des miliciens ouvriers aux Baléares où il s'était fixé lors de l'engagement de la guerre d'Espagne.