Des bombardements massifs qui préparaient l'occupation alliée
Les
cérémonies du soixantième anniversaire du débarquement sur les plages
de Normandie, le 6 juin 1944, ont été l'occasion de nombreux reportages
sur le sacrifice des soldats anglais et américains, qui ont été des
milliers à payer de leur vie pour permettre aux troupes alliées de
mettre pied sur le littoral. Pour la majorité de la population
française, qui subissait depuis quatre ans l'occupation nazie, le
débarquement des troupes alliées a certainement été accueilli avec
espoir.
Mais au-delà des images d'Épinal montrant des GI's acclamés sur leur
passage, défenseurs du monde dit libre contre la barbarie nazie,
certains témoignages ont tout de même rappelé que la guerre ne s'est pas
arrêtée à ce «Jour J» et que la population civile a elle aussi payé
cher cette libération.
Le débarquement s'est accompagné de bombardements massifs sur les
villes de l'ouest de la France. En Normandie, Caen, Cherbourg, Le Havre,
Falaise, Saint-Lô -pour ne citer que des villes d'une certaine
importance- ont été rayées de la carte. Des villes de Bretagne, à
commencer par Brest, ont subi le même sort. Plus au sud, Royan a été
anéantie sous les bombardements. De nombreuses petites bourgades ont
elles aussi été rasées. Cela s'est traduit par des dizaines de milliers
de morts et un exode des survivants cherchant tant bien que mal à se
mettre à l'abri.
Passons sur l'intérêt militaire de ces bombardements, puisque
l'état-major allié a reconnu lui-même qu'il n'y avait aucun objectif
stratégique à ces destructions. On nous a avancé, pour les justifier,
qu'il s'agissait de bloquer la retraite de l'armée allemande, afin de
l'empêcher de reconstituer des forces à l'arrière du front. Pourquoi
alors, dans ce cas, ne s'être pas contenté de bombarder les routes et
les ponts? Transformer les villes en champs de ruines n'ajoutait rien à
cet objectif.
Mais tel n'était pas le but de ce déluge de bombes sur les villes.
Les dirigeants alliés se paraient du masque de défenseurs de la
démocratie contre la barbarie, ils se proclamaient des libérateurs et
enrôlaient sous cette étiquette des dizaines de milliers de jeunes
soldats prêts à payer de leur vie, en pensant qu'ils combattaient pour
la liberté des peuples. Mais en fait, la Seconde Guerre mondiale fut,
comme la Première, une guerre entre impérialismes rivaux pour le partage
du monde, principalement entre les États-Unis, l'Allemagne et le Japon.
Pour l'impérialisme américain, il s'agissait de mettre à la raison ceux
qui apparaissaient comme ses concurrents et d'imposer, par la guerre,
sa suprématie.
La victoire militaire allait être permise à l'impérialisme américain
parce que, à l'arrière, il possédait un puissant appareil industriel
(d'autant plus puissant que le continent américain échappait aux
combats), capable de lui fournir des armes et des appareils bien
supérieurs en nombre à ceux de ses adversaires. Si, le 6 juin 1944, les
troupes alliées purent débarquer sur les plages de Normandie, c'est
justement parce que cet appareil industriel était capable d'aligner
suffisamment de bateaux, d'avions, de bombes pour vaincre la résistance
des troupes allemandes, même si cela impliquait aussi d'être capable
d'envoyer sur le terrain plus d'hommes à l'heure que les armes
allemandes ne pouvaient en tuer dans le même laps de temps.
Le carnage qui en résulta parmi les combattants correspondait, de ce
point de vue, à un froid calcul de l'état-major allié. Il allait se
doubler d'un autre parmi la population civile des pays «libérés».
Partout en Europe, l'avancée des troupes anglo-américaines s'accompagna
de bombardements massifs, que ce soit en France, en Italie ou en
Allemagne, contre des villes qui, à l'exemple de Dresde, ne regroupaient
que des civils. Les dirigeants alliés qui s'apprêtaient à occuper
l'Europe sur les ruines du IIIème Reich, craignaient d'être
difficilement acceptés par les populations européennes et d'avoir des
difficultés à imposer leur occupation à des peuples qui venaient de
vivre des années très dures et espéraient la fin des privations. Ils
craignaient des mouvements de révolte, voire des révolutions comme cela
s'était produit à la fin de la Première Guerre mondiale.
De ce point de vue, les bombardements massifs étaient, pour les
dirigeants alliés, un moyen de préparer le terrain. Il s'agissait de
terroriser les populations en déchaînant sur elles un déluge de fer et
de feu, pour bien montrer qu'ils étaient les maîtres et pour décourager
d'avance toute velléité de révolte. Car, pour les États-Unis et leurs
alliés, il n'était pas question de permettre aux peuples libérés de
choisir le régime sous lequel ils voulaient vivre.
Les bombardements massifs contre les civils, avec leurs terribles
destructions et les énormes souffrances qu'elles impliquaient pour les
populations «libérées», étaient donc aussi un calcul froid et conscient
de la part des dirigeants alliés. Le terrain était ainsi préparé pour
leur propre occupation militaire, en attendant que puisse être mis sur
pied, dans chacun des pays dits libérés, un régime présentant toutes les
garanties voulues et acceptant l'ordre impérialiste mondial que les
États-Unis, dirigeants du camp des vainqueurs, allaient établir au
lendemain de la guerre.
Il y a 70 ans, le débarquement et ses victimes : des massacres décidés froidement
Lors des célébrations officielles, des hommages ont
été rendus aux soldats alliés morts au cours du débarquement ainsi
qu'aux civils victimes des bombardements. Mais les soldats qui ont
débarqué sur les côtes françaises le 6 juin 1944 et y ont laissé la vie
ont aussi été délibérément sacrifiés par les gouvernements alliés. Et
les combattants alliés, Américains, Britanniques et Canadiens, furent
accueillis par une population préalablement écrasée sous les bombes.
De
froids calculs établis par l'état-major militaire allié avaient conclu
que, pour mettre le pied sur les plages normandes, il fallait envoyer
plus de matériel que les troupes allemandes n'avaient la possibilité
d'en détruire, et surtout plus d'hommes qu'elles n'étaient capables d'en
tuer.
Une première tentative de débarquement avait été effectuée à Dieppe
près de deux ans auparavant, le 19 août 1942. L'histoire officielle est
restée beaucoup plus discrète sur cet événement qu'elle ne l'a été pour
le 6 juin 1944, car toutes les conditions étaient réunies pour qu'il
mène à un massacre inutile. Six mille hommes, en grande majorité des
jeunes Canadiens sans aucune préparation militaire, avaient été lancés
le 19 août 1942 sur des plages de galets sur lesquelles les chars
eux-mêmes ne pouvaient avancer, cernées de falaises abruptes d'où les
défenses allemandes mitraillaient les soldats. En quelques heures, près
des deux tiers des hommes furent hors de combat, tués, blessés ou
prisonniers. Ce fut un carnage, prévu et perpétré de sang froid par les
Alliés, dont le but n'était pas alors de prendre pied en Normandie mais
de tester la résistance ennemie.
C'est fort de cette « expérience » que le 6 juin 1944 l'état-major
allié fit débarquer ou parachuter près de 200 000 soldats, appuyés par
un appareil militaire impressionnant, avions, véhicules terrestres,
bombes et armes de destruction. En une seule journée de combats, le
nombre de pertes humaines (tués, blessés, disparus ou prisonniers) fut
estimé à plus de 10 000 parmi les troupes alliées, et autant au sein des
forces allemandes, chiffre beaucoup moins cité.
Parmi la population civile, dans la bataille de Normandie qui suivit
le débarquement, ce fut aussi un carnage. Caen, Le Havre, Cherbourg,
Falaise et nombre de villes sans aucune importance stratégique furent
rasées sous « une pluie de feu, de fer, d'acier, de sang », comme
l'écrivit Prévert à propos de Brest. En quelques semaines, quelque 30
000 civils furent tués en Normandie, les survivants errant sur les
routes à la recherche d'un abri et de nourriture.
Pendant longtemps, l'histoire officielle a été très discrète sur ces
massacres de populations, affirmant que les morts civils étaient le prix
à payer pour parvenir à la libération du pays. Certains historiens
commencent tout juste à reconnaître que les bombardements systématiques
des villes étaient inutiles sur un plan stratégique. Effectivement, leur
but avait été clairement défini dès 1942 par le gouvernement
britannique, quand ils avaient été décidés sur les villes allemandes :
il fallait « détruire le moral de la population ennemie et, en
particulier, celui des travailleurs de l'industrie ».
Les dirigeants des puissances impérialistes craignaient de se trouver
à la fin de la guerre face à une situation révolutionnaire, comme celle
qui avait marqué la fin de la Première Guerre mondiale, d'une ampleur
plus grande encore dans une Europe ravagée par la guerre, où les
souffrances endurées par les peuples avaient été bien supérieures. Dans
cette perspective, les bombardements massifs avaient pour objectif de
vider les villes, de disperser leurs habitants en les terrorisant, afin
d'éviter tout regroupement concerté qui puisse contester leur
domination, en premier lieu parmi la classe ouvrière.
Les hommes, les femmes et les enfants écrasés sous les bombes ne
furent pas des « dommages collatéraux », comme on le dit aujourd'hui :
ils en étaient bien un des objectifs.