
Pour celui qui juge les
événements à travers les lunettes électorales, il apparaît qu'au sortir du plus
grand mouvement social que la France ait connu, l'opposition se trouve finalement
bien plus mal placée qu'aux élections de 1967.
Certes la loi électorale
faite sur mesure pour s'ajuster au pouvoir gaulliste, ne pouvait manquer de
donner comme à l'accoutumée, la victoire à la majorité. Mais cette victoire fut
quant au nombre de sièges, considérable. Et si le mode de scrutin explique bien
des choses, il n'explique pas tout. Il y a eu déplacement des voix et poussée à
droite. Rien qui ressemble à un raz de marée gaulliste, mais un déplacement des
voix des centristes envers la majorité et une perte que l'on peut évaluer à 2 %
environ pour le PCF et la Fédération au premier tour.
Cette perte à quoi
est-elle due ? Le PCF pour sa part a trouvé une explication. Les excès "gauchistes"
ont effrayé l'électeur moyen. La France a eu peur des barricades.
L'analyse de Waldeck
Rochet soumise au Comité central du PCF est un assez curieux exercice de style
sur le thème conventionnel : comment on réécrit l'histoire. Les excès
révolutionnaires — comprenez les barricades, Flins, Sochaux, etc. — furent
fomentés par des provocateurs gaullistes ou "gauchistes" (c'est la
même chose) afin d'entraîner une victoire écrasante de la majorité aux
élections. Si la victorieuse lutte économique entreprise par les travailleurs
en grève qui occupaient sagement les usines n'a pu avoir de conséquences
politiques par la voie légale des élections, c'est que chaque voiture brûlée
par les étudiants retirait des milliers de voix au Parti.
On peut en déduire qu'il
y a eu deux sortes de luttes, l'une, économique, conduite de façon responsable
par le PCF et l'autre, politique, dévoyée par d'infâmes "gauchistes"
dans le but de saboter la première ou du moins d'en anéantir les conséquences
politiques.
Que de telles
affirmations soient un défi à la vérité — même purement chronologique — ne gêne
nullement le PCF Les méfaits du "gauchisme" ainsi présenté doivent
lui permettre d'expliquer sa défaite électorale. Et du même coup, ils servent à
justifier la ligne politique du parti pendant les événements.
H s'agit donc
d'exorciser le démon gauchiste et de soustraire à son influence pernicieuse les
malheureux sympathisants et militants du parti qui auraient pu se laisser
séduire.
La presse bourgeoise
s'est elle-même étonnée de la pauvreté d'un tel raisonnement. Elle feint de
déplorer cette utilisation sans nuance du bouc émissaire. Elle qui a axé toute
sa propagande électorale sur la peur du complot totalitaire visant à prendre
le pouvoir par l'insurrection !
Mais en fait le PCF et
la majorité se retrouvent sur un point : la condamnation des violences
révolutionnaires et, à fortiori, de l'insurrection proclamée but ultime des
protagonistes de mai.
Un tel accord n'est pas
fortuit. Bien avant mai, L'Humanité dénonçait Cohn Bendit et les
enragés de Nanterre avec autant de violence que "Paris-Jour" ou "Minute".
Et quand, dans la première phase des événements de mai, celle que l'on pourrait
appeler, la phase ascendante, la presse bourgeoise elle-même, du moins la
presse à grand tirage, reflétait tant bien que mal la sympathie que la lutte
des étudiants rencontrait dans l'opinion, un seul journal dissimulait son
opposition ouverte sous un silence caractéristique : L'Humanité.
En fait et partout où
ils le pouvaient, les militants du PCF ne cessaient de présenter les étudiants
comme des enragés, des incendiaires, des irresponsables dont les actes
provocateurs ne pouvaient manquer d'attirer la répression du gouvernement. En
somme, si les C.R.S. cognaient, la faute en revenait aux étudiants, ils
n'avaient qu'à ne pas résister. Et l'on vit les ouvriers se verrouiller dans
leurs usines pour éviter l'entrée des "terroristes" étudiants. A
Billancourt, place Nationale, le soir où Sauvageot en tête d'un cortège de
deux-mille étudiants, venait saluer la grève avec occupation décrétée
l'après-midi aux usines Renault, on put voir des ouvriers sortir précipitamment
pour aller garer leur voiture ailleurs "de peur que les étudiants ne les
brûlent" ! La peur du provocateur servait d'argument politique au PCF
pour isoler ses militants de la "contagion gauchiste".
Ainsi, nul ne fit plus
que le PCF pour accréditer l'idée que le mouvement de mai était fauteur de
désordres et de guerre civile. Et il le fit avec l'accord du gouvernement. On
se souvient de la manifestation organisée par l'U.N.E.F. devant la gare de
Lyon. Le même jour le PCF et la CGT organisaient deux manifestations
parallèles et pacifiques dont l'une devait se rassembler à la Bastille. Pour
fixer les détails du déroulement de la manifestation, l'entrevue Séguy-Grimaud
(préfet de police) dura une heure Mais quand les étudiants voulurent se rendre
à la Bastille où une heure plus tôt le cortège ouvrier n'avait pas rencontré
l'ombre d'un képi de flic, la place était noire de C.R.S. et tous les accès
bouclés par des cordons d'hommes armés. On connaît la suite. Ainsi, la CGT et
le gouvernement s'étaient entendus pour apporter la preuve que les travailleurs
sous la conduite de leurs organisations syndicales étaient raisonnables et
pacifiques, alors que les étudiants étaient des "violents" assoiffés de
barricades.
La ' grande force
tranquille" du prolétariat, réprouvait par la bouche du PCF les "excès" qui allaient au fil des jours devenir des - provocations". Même Flins,
même Peugeot devaient être attribués non à l'intervention des CRS mais à celle
de provocateurs professionnels dont le chef de file avait nom : Geismar.
A ce moment-là la presse
et la radio bourgeoises entonnaient le même refrain et condamnaient unanimement
les violences étudiantes. Mais les efforts du PCF pour hurler avec les loups
furent bien mal récompensés. Dans son interview par Michel Droit de Gaulle
donnait le ton de la campagne électorale. Ces violences que le PCF repoussa avec
horreur et énergie, il allait les lui attribuer, directement ou indirectement,
il allait même lui attribuer la volonté de s'emparer du pouvoir par
l'insurrection.
Ainsi, malgré sa
servilité et sa complicité, le PCF allait être lui-même victime du chantage à
la guerre civile qu'il avait de toutes ses forces contribué à entretenir. Ses
dénégations placardées sur les murs de Paris ne lui servirent à rien. Il avait
joué la carte de la peur. Avec infiniment plus de moyens et sans vergogne le
gouvernement allait faire de même contre le PCF C'était une tactique payante.
Mais si cet aspect de la
propagande gouvernementale remplit en effet parfaitement son rôle pendant les
élections, II ne suffit pas pour autant à expliquer l'échec électoral du PCF.
La défaite du PCF c'est
aussi, c'est surtout la sanction de toute une politique. La "gauche "stalinienne et réformiste en France s'est montrée résolument incapable de
conduire le mouvement jusqu'à la chute du régime gaulliste.
Il n'est pas question de
découvrir ici que le PCF n'est pas révolutionnaire et qu'il a trahi la cause
ouvrière. C'est une évidence qui appartient depuis longtemps à l'Histoire.
Mais en tant que parti
d'opposition parlementaire et adversaire proclamé du gaullisme, le PCF n'a ni
pu, ni voulu exploiter la crise ouverte du régime pendant la crise de mai.
Pourquoi ? Chantre des voies "pacifiques vers le socialisme",
de la conquête démocratique et légale du pouvoir par les élections, en d'autres
termes, fidèle partisan de l'ordre bourgeois, le PCF ne pouvait pas ne pas
désavouer ce qui venait de la rue. Ce ne sont pas les violences étudiantes qui
l'ont effrayé, c'est la crise elle-même.
Le PCF ne l'avait ni
voulue, ni prévue. Partie du monde étudiant en général et du milieu "gauchiste" en particulier, elle prit dès le début un caractère politique que le PCF ne
pouvait admettre. S'il dut pour un temps composer avec le mouvement, c'est que
celui-ci allait toujours de l'avant, entraînant derrière lui des forces de plus
en plus nombreuses.
Allumé par l'étincelle "gauchiste",
le baril de poudre accumulé à l'Université et dans la jeunesse par des années d'arbitraire
policier, avait explosé soudainement ouvrant une brèche dans I' "Etat-fort" gaulliste. Par la brèche devait déferler un mouvement social d'une ampleur sans
précédent. En affrontant les CRS de De Gaulle les étudiants mettaient en cause
le régime lui-même, ils en révélaient la faiblesse. Pour des millions cie
travailleurs ce fut une révélation. Et le 13 mai, le mécontentement et la
colère contenus depuis dix ans se donnaient enfin libre cours. On avait
l'impression d'une immense libération. La grève avec occupation d'usine en fut
la conséquence immédiate. Le drapeau rouge avait fait sa réapparition dans le
cortège de la CGT, "l'Internationale" aussi. De crainte d'être
emporté par le mouvement, le Parti suivait. Mais il n'avait pas l'initiative.
Il ne l'eut jamais.
Par son aspect radical :
affrontement violent avec les forces de répression, par l'ampleur des
revendications : remise en cause de la société toute entière, par le nombre de
jeunes qu'elle pouvait mobiliser, par l'écho qu'elle pouvait recueillir dans
les milieux de l'intelligentzia classique (écrivains, enseignants, hommes de
théâtres, cinéastes, architectes, peintres, médecins, avocats, etc.), la crise
de mai avait incontestablement un caractère révolutionnaire.
Et pour la première
fois, le PCF voyait se développer sur sa gauche, un mouvement révolutionnaire
de masse, certes encore restreint à certains milieux sociaux, encore confus et
divisé, mais suffisamment important pour l'obliger à réagir. Ce mouvement ne
mettait pas encore en danger l'hégémonie du PCF sur le monde ouvrier, mais
chaque jour plus nombreux étaient les jeunes travailleurs qui le suivaient et
les développements de la crise risquaient de favoriser un regroupement capable
de "mordre" en milieu ouvrier.
C'est pourquoi le PCF devait
s'employer à résoudre au plus vite la crise. La défense de l'ordre bourgeois,
même gaulliste, c'était aussi la défense du PCF, la sauvegarde de son
influence, de ses moyens d'action, de tout ce qui fait de lui un parti utile
pour la bourgeoisie.
C'est ainsi que le PCF,
s'il ne s'opposa pas de front au mouvement de mai, ne fut pas à même de
l'exploiter politiquement à son profit, car dès le début il se plaça sur la
défensive.
Alors que le mouvement
de lui-même, et cela apparut très clairement dès le 13 mai, se dirigeait contre
le régime gaulliste, contre le gouvernement et contre l'homme qui incarnait
tout le pouvoir depuis dix ans ; alors que la rue, spontanément, se lançait à
l'assaut du gaullisme, ses chefs traditionnels se rangeaient aux côtés du
pouvoir établi. La grève ne doit être qu'économique, disait le PCF, pas
d'aventure. En fait, à aucun moment la "gauche" n'est apparue comme
la direction naturelle du mouvement. Ce n'était pas en elle que se reconnaissaient
les milliers de combattants de mai.
Dans ces conditions, les
élections annoncées par de Gaulle perdaient tout signification politique. Ce
n'était pas le combat Classique entre la droite et la gauche, car tous les
partis à droite comme à gauche étaient au fond d'accord, d'accord pour l'ordre.
Si la grève tenait
encore quelques jours, c'est que le PCF n'osait la saborder de front, mais
l'issue était fatale. Ainsi, moins d'une semaine après le discours de de
Gaulle, l'unanimité était faite à droite comme à gauche pour liquider le
mouvement de mai. Les élections n'étaient qu'une grossière manœuvre pour amener
le rétablissement de l'ordre.
Il ne s'agissait pas en
votant pour la droite ou pour la gauche, de voter pour ou contre le mouvement,
il s'agissait de condamner le mouvement de mai au nom d'une politique di droite
ou d'une politique de "gauche".
Aucun choix politique n'était
en fin de compte laissé à l'électeur.
Mais si la politique de
la droite se ramenait à une simple formule : faire confiance à de Gaulle, la "gauche" elle n'avait même pas de programme. Qu'avait-elle à offrir dar les
circonstances créées par mai ? Rien. Si ce n'est "l'unie de tous les
républicains et de toutes les forces démocratiques pour un programme social
avancé". Des mots. De vieux mots, de vieux slogans vides et dépassés.
Cette absence de perspective et d'initiative allait plus que tout desservir la
gauche. La Fédération semblait inerte devant les événements et PCF, par sa
volonté de rétablir l'ordre, ses appels à la modération, à la "sagesse
politique" son horreur maintes fois affirmée de la violence, se
confondait presque dans sa propagande électorale avec le parti centriste ! En
fait la "gauche" traditionnelle avait été mise de côté par les
événements eux-mêmes.
Dans ces conditions, la
droite était naturellement favorisée. C'était contre elle que le mouvement
avait été dirigé. C'était à elle qu'allait de bénéfice de l'ordre revenu.
Jouant à fond la carte de la peur du désordre, du complot, de la guerre civile,
elle faisait de mai une tentative d'insurrection totalitaire, en dépit de toute
vérité. Elle seule pouvait axer sa campagne électorale sur le mouvement en ie
travestissant à son gré. Le PCF lui, ne pouvait ni revendiquer la
responsabilité et la conduite du mouvement, ni le condamner globalement. Le
tour de passe-passe qui lui faisait dénoncer les provocateurs "gauchistes" (apparentés gaullistes) tout en assumant la grève ne pouvait pas le tirer de
son inconfortable position. N'ayant jamais dirigé les opérations, ayant au
contraire tout fait pour faire avorter la crise, il ne pouvait en tirer aucun
bénéfice. Face à la situation le PCF dut se borner à faire pour ainsi dire une
campagne "négative". Le mouvement de mai qu'il avait implicitement
condamné, ne pouvait lui apporter aucune voix nouvelle, au contraire il ne
pouvait que détourner de lui certains électeurs traditionnellement fidèles mais
que l'écœurement devait jeter dans l'abstention.
Au lendemain du premier
tour des élections "Action", le journal de l'UNEF. et du SNE-Sup
titrait "la capitulation ne paie pas". Et en fait, plus qu'une
victoire — attendue — de la droite, les élections devaient sanctionner la politique
de trahison du PCF.
Des trahisons le PCF en
a déjà faites, des défaites électorales, il en a déjà connues. L'une suivant
l'autre d'ailleurs parfois. Mais cette fois, il y a quelque chose de nouveau.
La crise révolutionnaire
de mai a ébranlé le pouvoir gaulliste, mais elle a ébranlé aussi celui du PCF Tout
l'ordre ancien a été remis en question. Et le PCF en tant que partie intégrante
de cet ordre l'a été plus que toute autre formation. Des milliers d'hommes sont
descendus dans la rue malgré son hostilité et ses calomnies. Il devra bien leur
rendre des comptes. Ces milliers de jeunes n'étaient pas anticommunistes. Au
contraire, ils retrouvaient le chemin des idées révolutionnaires. La crise de
mai ne s'est pas terminée pour eux par une victoire, c'est certain. Mais elle a
révélé deux faillites : celle du pouvoir et celle du stalinisme. L'un comme
l'autre sont encore en place et se défendent farouchement. Mais leur puissance
est menacée et fragile. Mai a créé peut-être les conditions de leur éclatement.
Ou du moins la condition fondamentale: c'est-à-dire la possibilité de la
création d'un mouvement révolutionnaire ayant l'audience de masses véritables.
Certes, le chemin risque d'être long qui mène au parti mais il y mène sûrement.
Et le jour où un tel
parti existera, alors le PCF sera de moins en moins capable de sauver la mise à
la bourgeoisie.
Lutte Ouvrière, août 1968.