Il
y a vingt ans, le 12 septembre 1980, les habitants d'Istanbul et des
grandes villes turques étaient réveillés par un fracas de chars occupant
la rue. L'armée, avec à sa tête le chef de l'état-major, le général
Kenan Evren, venait de prendre le pouvoir. Le gouvernement était démis,
l'Assemblée nationale était dissoute, de même que l'ensemble des partis
politiques, dont les dirigeants étaient arrêtés et les biens saisis, les
syndicats et les grèves étaient interdits. La radio officielle
annonçait que l'armée contrôlait la situation et que le calme régnait
dans l'ensemble du pays. Le général Evren indiquait qu'une nouvelle
Constitution serait mise en place dès que possible et que, après avoir
accompli son oeuvre, l'armée transmettrait au plus vite l'administration
du pays " à un régime démocratique, fondé sur les principes de la
laïcité et du droit ".
Dans l'immédiat cependant, la prise de pouvoir de l'armée se traduisit par une vague de répression. Selon le bilan fait plus tard par la presse turque, 650 000 personnes furent arrêtées, 230 000 passèrent en jugement, dont 7 000 pour lesquelles la peine de mort fut requise. Celle-ci fut prononcée dans 517 cas, et cinquante personnes effectivement exécutées. Et ce bilan chiffré ne dit rien des innombrables exactions, des tortures et des violences en tout genre qui accompagnèrent l'action de l'armée, des vies brisées, des militants ne trouvant plus de travail et forcés de s'expatrier.
Instabilité politique et sociale
Le coup d'Etat militaire n'était certes pas une surprise. Depuis que le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal, s'est appuyé sur l'armée pour prendre le pouvoir au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'armée turque n'a jamais été bien loin du gouvernement, même si le régime s'est souvent affublé d'une façade parlementaire. En 1960 et 1971 déjà, l'armée était intervenue pour mettre fin aux jeux parlementaires et exercer elle-même le pouvoir. Encore une fois, en cette année 1980, le but de l'armée était, par son coup d'Etat, de mettre fin à une instabilité politique et sociale qui pouvait devenir dangereuse pour la bourgeoisie.
Les années soixante et soixante-dix avaient été marquées, en particulier, par le développement de la combativité ouvrière. Le développement numérique de la classe ouvrière, sa jeunesse, sa situation proche de la misère, l'inflation de l'ordre de 100 % par an, tout cela entraînait le développement de ses luttes. On avait assisté au développement d'un nouveau syndicat, la DISK (Confédération des Syndicats Ouvriers Révolutionnaires), formé entre autres par des dirigeants syndicaux proches du PC turc, et plus combatif que le vieux syndicat officiel Türk-Is.
A ces luttes répondait souvent la répression, voire l'action armée de milices d'extrême droite ou bien les provocations des services secrets. Le 1er mai 1977, place Taksim à Istanbul, des tireurs postés sur les toits avaient tiré sur les manifestants ouvriers, faisant 34 tués. En décembre 1978, dans la ville de Kahramanmaras, des milices d'extrême droite avaient accompli une véritable expédition punitive contre la population locale, faisant des centaines de morts. Mais ces actions, et d'autres comportant parfois l'intervention directe de l'armée pour affronter des grévistes, n'avaient pas entamé la combativité ouvrière.
En même temps, sur le plan politique, l'instabilité dominait, marquée par l'alternance au pouvoir du Parti Républicain du Peuple du social-démocrate Bülent Ecevit (aujourd'hui de nouveau au gouvernement) et du Parti de la Justice, de droite, de Demirel. Mais ces gouvernements montraient, surtout, leur incapacité à mettre fin à la crise politique, économique et sociale.
Les actions de l'armée et celles de l'extrême droite étaient une annonce claire. L'état de siège avait été proclamé dans de nombreux départements. En janvier 1980 l'état-major avait lancé un premier avertissement aux " civils " disant qu'elle ne laisserait pas le désordre s'installer dans le pays. En juillet 1980, l'extrême droite avait assassiné Kemal Türkler, un des fondateurs de la DISK et dirigeant du syndicat de la métallurgie. Mais ni les syndicats, ni les organisations de gauche, ni même celles d'extrême gauche souvent d'inspiration maoïste ou guevariste, n'étaient prêtes à préparer la classe ouvrière à faire face à un coup d'Etat.
L'armée contre la classe ouvrière
Pour plusieurs années, celui-ci allait donc faire tomber une chape de plomb sur la Turquie. Bien sûr l'armée se présentait comme un arbitre au-dessus des classes, voulant éviter au pays une guerre civile et notamment stopper le développement du terrorisme dont était responsable essentiellement l'extrême droite. La répression en Turquie n'atteignit pas non plus le degré de férocité que l'on avait connu lors des coups d'Etat des années soixante-dix au Chili, en Argentine. Mais malgré tout, la répression visait essentiellement la classe ouvrière. L'armée, la bourgeoisie, l'appareil d'Etat voulaient mettre un coup d'arrêt au développement de sa combativité et de sa confiance en elle-même, à laquelle on assistait depuis des années. Le résultat du coup d'Etat fut de geler pour quelques années toutes les réactions ouvrières, et notamment ses réactions de défense face à l'inflation, qui n'en continua pas moins. Ainsi, en quelques années, les salaires ouvriers réels furent pratiquement divisés par deux. La " stabilisation économique " que les militaires disaient rechercher fut ainsi payée d'abord par les travailleurs et la population pauvre.
Dans la période suivante, l'armée allait quitter peu à peu le devant de la scène politique, mais cela non sans avoir mis en place une nouvelle Constitution. Un nouveau système électoral à logique majoritaire limita les possibilités des petits partis d'avoir des élus au Parlement. Une nouvelle législation sur le droit de grève plaça celui-ci dans le cadre d'une réglementation très stricte renforçant énormément le pouvoir des bureaucraties syndicales. Enfin, le rôle politique de l'armée fut institutionnalisé par la création du MGK, le " Conseil National de Sécurité ", sorte de super-gouvernement dans lequel les ministres durent siéger aux côtés des chefs de l'armée.
A partir du milieu des années quatre-vingt cependant, l'emprise de l'armée allait peu à peu se relâcher. Les anciens dirigeants politiques, les Demirel et les Ecevit, refirent peu à peu surface. Une certaine effervescence politique se manifesta de nouveau. Dès 1986 on assista à de premières grèves. En 1989, il y eut une multiplication des luttes, les travailleurs bravant l'interdiction de faire grève en déclarant que, s'ils quittaient le travail en masse, c'était " pour se rendre chez le médecin "... En 1990-1991, ce fut la grande grève des mineurs de Zonguldak qui, à plusieurs dizaines de milliers, entamèrent une marche sur Ankara. Dix ans après le coup d'Etat du général Evren, la classe ouvrière turque démontrait ainsi qu'elle n'était nullement brisée.
Depuis, les gouvernements qui ont remplacé le pouvoir direct des militaires se succèdent en se discréditant rapidement. L'inflation qui oscille entre 80 et 100 % l'an, les scandales de corruption, la pourriture d'une armée et d'une police gangrenées par l'extrême droite, l'arbitraire, la torture qui est monnaie courante dans les prisons, tel est le visage du régime turc même après son retour à la " démocratie " parlementaire. L'armée a quitté le devant de la scène politique, mais elle n'en adresse pas moins périodiquement ses remontrances aux gouvernements civils. Pendant plus de dix ans, c'est elle qui a dicté pratiquement seule la politique de terre brûlée menée contre la guérilla du Kurdistan.
Mais depuis des années aussi, c'est ce même régime qui, pour gouverner contre la classe ouvrière, a largement besoin du secours des bureaucraties syndicales et de la législation, mise en place par les militaires, qui renforce celle-ci face aux travailleurs. Et c'est l'aveu qu'au fond, malgré tout, la classe ouvrière reste une force dont les dirigeants turcs sont contraints de tenir compte.
Dans l'immédiat cependant, la prise de pouvoir de l'armée se traduisit par une vague de répression. Selon le bilan fait plus tard par la presse turque, 650 000 personnes furent arrêtées, 230 000 passèrent en jugement, dont 7 000 pour lesquelles la peine de mort fut requise. Celle-ci fut prononcée dans 517 cas, et cinquante personnes effectivement exécutées. Et ce bilan chiffré ne dit rien des innombrables exactions, des tortures et des violences en tout genre qui accompagnèrent l'action de l'armée, des vies brisées, des militants ne trouvant plus de travail et forcés de s'expatrier.
Instabilité politique et sociale
Le coup d'Etat militaire n'était certes pas une surprise. Depuis que le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal, s'est appuyé sur l'armée pour prendre le pouvoir au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'armée turque n'a jamais été bien loin du gouvernement, même si le régime s'est souvent affublé d'une façade parlementaire. En 1960 et 1971 déjà, l'armée était intervenue pour mettre fin aux jeux parlementaires et exercer elle-même le pouvoir. Encore une fois, en cette année 1980, le but de l'armée était, par son coup d'Etat, de mettre fin à une instabilité politique et sociale qui pouvait devenir dangereuse pour la bourgeoisie.
Les années soixante et soixante-dix avaient été marquées, en particulier, par le développement de la combativité ouvrière. Le développement numérique de la classe ouvrière, sa jeunesse, sa situation proche de la misère, l'inflation de l'ordre de 100 % par an, tout cela entraînait le développement de ses luttes. On avait assisté au développement d'un nouveau syndicat, la DISK (Confédération des Syndicats Ouvriers Révolutionnaires), formé entre autres par des dirigeants syndicaux proches du PC turc, et plus combatif que le vieux syndicat officiel Türk-Is.
A ces luttes répondait souvent la répression, voire l'action armée de milices d'extrême droite ou bien les provocations des services secrets. Le 1er mai 1977, place Taksim à Istanbul, des tireurs postés sur les toits avaient tiré sur les manifestants ouvriers, faisant 34 tués. En décembre 1978, dans la ville de Kahramanmaras, des milices d'extrême droite avaient accompli une véritable expédition punitive contre la population locale, faisant des centaines de morts. Mais ces actions, et d'autres comportant parfois l'intervention directe de l'armée pour affronter des grévistes, n'avaient pas entamé la combativité ouvrière.
En même temps, sur le plan politique, l'instabilité dominait, marquée par l'alternance au pouvoir du Parti Républicain du Peuple du social-démocrate Bülent Ecevit (aujourd'hui de nouveau au gouvernement) et du Parti de la Justice, de droite, de Demirel. Mais ces gouvernements montraient, surtout, leur incapacité à mettre fin à la crise politique, économique et sociale.
Les actions de l'armée et celles de l'extrême droite étaient une annonce claire. L'état de siège avait été proclamé dans de nombreux départements. En janvier 1980 l'état-major avait lancé un premier avertissement aux " civils " disant qu'elle ne laisserait pas le désordre s'installer dans le pays. En juillet 1980, l'extrême droite avait assassiné Kemal Türkler, un des fondateurs de la DISK et dirigeant du syndicat de la métallurgie. Mais ni les syndicats, ni les organisations de gauche, ni même celles d'extrême gauche souvent d'inspiration maoïste ou guevariste, n'étaient prêtes à préparer la classe ouvrière à faire face à un coup d'Etat.
L'armée contre la classe ouvrière
Pour plusieurs années, celui-ci allait donc faire tomber une chape de plomb sur la Turquie. Bien sûr l'armée se présentait comme un arbitre au-dessus des classes, voulant éviter au pays une guerre civile et notamment stopper le développement du terrorisme dont était responsable essentiellement l'extrême droite. La répression en Turquie n'atteignit pas non plus le degré de férocité que l'on avait connu lors des coups d'Etat des années soixante-dix au Chili, en Argentine. Mais malgré tout, la répression visait essentiellement la classe ouvrière. L'armée, la bourgeoisie, l'appareil d'Etat voulaient mettre un coup d'arrêt au développement de sa combativité et de sa confiance en elle-même, à laquelle on assistait depuis des années. Le résultat du coup d'Etat fut de geler pour quelques années toutes les réactions ouvrières, et notamment ses réactions de défense face à l'inflation, qui n'en continua pas moins. Ainsi, en quelques années, les salaires ouvriers réels furent pratiquement divisés par deux. La " stabilisation économique " que les militaires disaient rechercher fut ainsi payée d'abord par les travailleurs et la population pauvre.
Dans la période suivante, l'armée allait quitter peu à peu le devant de la scène politique, mais cela non sans avoir mis en place une nouvelle Constitution. Un nouveau système électoral à logique majoritaire limita les possibilités des petits partis d'avoir des élus au Parlement. Une nouvelle législation sur le droit de grève plaça celui-ci dans le cadre d'une réglementation très stricte renforçant énormément le pouvoir des bureaucraties syndicales. Enfin, le rôle politique de l'armée fut institutionnalisé par la création du MGK, le " Conseil National de Sécurité ", sorte de super-gouvernement dans lequel les ministres durent siéger aux côtés des chefs de l'armée.
A partir du milieu des années quatre-vingt cependant, l'emprise de l'armée allait peu à peu se relâcher. Les anciens dirigeants politiques, les Demirel et les Ecevit, refirent peu à peu surface. Une certaine effervescence politique se manifesta de nouveau. Dès 1986 on assista à de premières grèves. En 1989, il y eut une multiplication des luttes, les travailleurs bravant l'interdiction de faire grève en déclarant que, s'ils quittaient le travail en masse, c'était " pour se rendre chez le médecin "... En 1990-1991, ce fut la grande grève des mineurs de Zonguldak qui, à plusieurs dizaines de milliers, entamèrent une marche sur Ankara. Dix ans après le coup d'Etat du général Evren, la classe ouvrière turque démontrait ainsi qu'elle n'était nullement brisée.
Depuis, les gouvernements qui ont remplacé le pouvoir direct des militaires se succèdent en se discréditant rapidement. L'inflation qui oscille entre 80 et 100 % l'an, les scandales de corruption, la pourriture d'une armée et d'une police gangrenées par l'extrême droite, l'arbitraire, la torture qui est monnaie courante dans les prisons, tel est le visage du régime turc même après son retour à la " démocratie " parlementaire. L'armée a quitté le devant de la scène politique, mais elle n'en adresse pas moins périodiquement ses remontrances aux gouvernements civils. Pendant plus de dix ans, c'est elle qui a dicté pratiquement seule la politique de terre brûlée menée contre la guérilla du Kurdistan.
Mais depuis des années aussi, c'est ce même régime qui, pour gouverner contre la classe ouvrière, a largement besoin du secours des bureaucraties syndicales et de la législation, mise en place par les militaires, qui renforce celle-ci face aux travailleurs. Et c'est l'aveu qu'au fond, malgré tout, la classe ouvrière reste une force dont les dirigeants turcs sont contraints de tenir compte.
André FRYS (LO n°1680)
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