jeudi 8 mai 2008

:: Lukacs, une régression du marxisme ?

C'est le point de vue de Pierre Fougeyrollas, un ex du PCI, en 1979 [inSciences sociales et marxisme, Payot]. A discuter. Extrait :

A la différence des œuvres de Marx, d'Engels, de Rosa Luxemburg, de Lénine et de Trotsky dont nous avons rappelé qu'elles avaient été conçues en relation étroite avec le mouvement ouvrier et l'activité politique de construction du parti révolution naire, les textes du « marxisme occidental » ont été produits soit par des universitaires dent la formation intellectuelle s'était, pour l'essentiel, faite hors du mouvement ouvrier, comme dans les cas de Korsch et de Lukacs, soit par un dirigeant révolutionnaireemprisonné et mis par le fascisme hors d'état de militer effectivement, comme « fut le cas pour la plupart des œuvres de Gramsci. Aussi ces textts présentent-ils des traits spéculatifs qui ne permettent pas de les intégrer à la continuité à la fois pratique et théorique du marxisrre. En revanche, les recherches effectuées sous le signe du freudo-marxisme (Reich, Marcuse, Fromm) et les recherches accomplies par l'Ecole de Francfort (Adorno, Horkhei-mer, Benjamin) présentent avec le « marxisme occidental » des affinités électives qui n'échappent à personne.

[…]

Lukacs, par exemple, écrit : « Ce n'est pas la prédominance des motifs économiques dans l'explication de l'histoire qui distingue de façon décisive le marxisme de la science bourgeoise, c'est le point de vue de la totalité. La catégorie de la totalité, la domination déterminante, et dans tous les domaines, du tout sur les parties, constitue l'essence de la méthode que Marx a empruntée à Hegel et qu'il a transformée de manière originale pour en faire le fondement d'une science entièrement nouvelle… Le règne de la catégorie de la totalité est le porteur du principe révolutionnaire dans lascience ».

Que le marxisme ne se réduise pas à un « déterminisme économique » — formule naguère utilisée par Kautsky dans sa polémique contre Bernstein —, nous en sommes bien d'accord. Ne nous sommes-nous pas nous-même employé à montrer que, selon le matérialisme historique, les processus économiques de la production et de l'échange se déroulaient dans le cadre de rapports sociaux fondamentaux, essentiellement — depuis la production d'un surproduit — dans le cadre de rapports de classes qui les font ce qu'ils sont à partir d'un niveau déterminé des forces productives? Mais prétendre, à partir de là, comme le fait Lukacs, que ce qui caractérise par-dessus tout le marxisme, c'est le « point de vue de la totalité » et la mise en œuvre méthodologique de la « catégorie de la totalité », voilà qui est une tout autre affaire.

Sans doute le matérialisme historique refuse-t-il la conception et la méthode des « sciences sociales » qui séparent et, finalement, isolent les uns des autres les phénomènes économiques, les phénomènes politiques, les phénomènes culturels ou d'autres variétés de phénomènes sociaux. Et, en tant que le matérialisme historique, au contraire, analyse les divers processus sociaux en les intégrant à l'ensemble constitué par la « base réelle » et la « superstructure » de la vie sociale dans leur inséparabilité, son point de vue peut être caractérisé comme celui de la totalité. Mais cela ne suffit pas à définir le marxisme dans son originalité théorique et méthodologique et à le distinguer, par exemple, d'une conception totalisante de l'histoire comme celle de Hegel.

Non seulement, la catégorie de totalité ne permet pas de distinguer entre le matérialisme et l'idéalisme, mais en outre ce n'est pas elle qui est la catégorie fondamentale de la dialectique matérialiste; c'est, en fait, la catégorie de la pratique dont dérive le critère scientifique de l'unité de la théorie et de la pratique. Enfin, la totalité est vide sans son contenu qui se définit dialectiquement à partir de la catégorie de contradiction. Car lesformations sociales analysées effectivement par le matérialisme historique comme des totalités ne se spécifient que dans et par les contradictions fondamentales qui les font ce qu'elles sont, essentiellement — à partir de la division de la société en classes — par les contradictions de classe et la lutte de classe qui en résulte.

En fait, Lukacs opère, au nom d'une prétendue compréhension correcte du marxisme, une véritable régression de Marx à Hegel, et, plus généralement, de la théorie scientifique du prolétariat à une vision spéculative néo-hégélienne et passablement proche de l'idéologie de théoriciens des « sciences sociales », comme Dilthey et Weber, dont il n'a pas cessé de subir l'influence. L'analyse par Marx du fétichisme économique, dont le fondement se situe dans l'exploitation capitaliste du travail salarié, est remplacée dans Histoire et conscience de classe par une spéculation sur la réification qui prolonge, en fait, la conception idéaliste de Hegel selon laquelle l'aliénation serait consubstantielle à l'être même de l'homme.

Détachée des conditions matérielles de sa formation et séparée de l'effort historique du prolétariat pour se constituer en classe révolutionnaire en construisant des organisations indépendantes, la « conscience de classe », selon Lukacs, se confond avec le « point de vue » du prolétariat, comme point de vue de la totalité — celui de la bourgeoisie ne pouvant qu'être particulier, en raison de la particularité de ses intérêts de classe. Ainsi un jeu optique nous est proposé à la place des rapports de force étudiés par le matérialisme historique.