dimanche 21 août 2011

:: Bâtir une nouvelle Internationale : méthodologie organisationnelle

Pour avoir déclaré, lors de la conférence mondiale d’avril 66, que la IVe Internationale était morte, et qu’il fallait la reconstruire, les organisations invitantes du CI nous ont mis en demeure de tirer - si nous l’osions - les conclusions logiques de nos affirmations, à savoir le rejet du programme et du titre. Car de la faillite de la IIe Internationale Lénine avait déduit la nécessité de créer la IIIe et d’établir un nouveau programme, de la faillite de la IIIe, Trotsky avait conclu à la nécessité de proclamer la IVe et son programme. Il était somme toute parfaitement logique que rejetant l’enfant avec l’eau de la baignoire, nous proclamions la nécessité de créer la Ve Internationale et entreprenions l’élaboration d’un nouveau programme. Et d’ajouter en substance : « La faillite de la IIe était liée au développement d’une force sociale, le réformisme, la dégénérescence de la IIIe était lié à la naissance et au développement d’une autre force sociale, le stalinisme, à quelle force sociale est donc liée la dégénérescence de la IVe ? Or on n’a vu aucune force sociale distincte de celles qui ont fait naître et se développer le réformisme et le stalinisme, se dégager au sein de la société. » Conclusion la IVe n’a pu dégénérer.
Ce raisonnement repose en fait sur une escroquerie. Il est évident que la faillite de la IVe Internationale ne repose pas sur le développement d’une nouvelle force sociale. Elle n’a même pas eu assez d’existence réelle pour s’appuyer sur quoi que ce soit. Et c’est bien là son drame.
Il faut manquer de mesure ou d’honnêteté pour comparer, sur ce point la IVe Internationale à celles qui l’ont précédée. Ce ne sont pas seulement des principes ou des programmes que ces Internationales ont trahis, ce sont aussi des millions d’hommes qu’elles avaient rassemblés et organisés en fonction d’un but fondamental : la révolution sociale. Ces millions d’hommes représentaient l’avant-garde de la classe ouvrière internationale. Et cette avant-garde, il avait fallu d’abord la gagner aux idées socialistes et révolutionnaires. Cela n’a jamais été une tâche faciles. Quel qu’ait été leur degré de dégénérescence ou de corruption, les IIe et IIIe Internationales, avaient d’abord commencé par drainer vers elles les espoirs des meilleurs combattants ouvriers.
Stalinisme et réformisme furent le résultat dialectique des rapports du parti, des masses qu’ils dirigeaient et de la société dans laquelle ils s’étaient développés, à une époque historique donnée. Mais l’histoire de la IVe est celle de son isolement. Elle n’a cessé de subir l’énorme pression du milieu extérieur et des conditions de l’époque sans jamais influer sur eux. Aussi, point n’est besoin d’aller chercher à l’extérieur de la IVe Internationale des forces sociales toutes neuves et complaisamment écloses pour la corrompre. L’analogie historique, toute formelle ne sert qu’à camoufler la réalité et non à l’expliquer. Réformisme et stalinisme furent des trahisons des masses ouvrières et de leur avant-garde organisée au profit de la bourgeoisie et de la bureaucratie stalinienne. La IVe Internationale elle, n’a trahi personne car elle n’avait gagné personne. Elle n’a jamais eu, du moins dans les pays capitalistes avancés (Europe et Amérique), la moindre influence sur les masses ouvrières et leurs luttes. La IVe Internationale n’a jamais été une direction pour le mouvement ouvrier qui, dans la plupart des cas, ne la connaît même pas. C’est une constatation pénible mais indubitable. Et quand un parti trotskyste a réussi à devenir un parti influent, à Ceylan, ce fut sur des bases petites-bourgeoises qui l’amenèrent même à la rupture avec le pablisme.
Toute la question est de savoir si cet isolement est lié organiquement aux idées et au programme trotskyste ou s’il y avait une autre voie de développement possible et laquelle.
Rappeler les conditions extraordinairement difficiles dans lesquelles naquit et se développa l’opposition de gauche, puis la IVe Internationale, ne suffit pas à expliquer son isolement persistant. Le poids des conditions historiques est considérable, mais le révolutionnaire ne doit jamais en être écrasé. La vocation militante est étrangère à tout fatalisme.
Née dans une époque de défaite internationale du prolétariat, de montée grandissante du fascisme, à l’époque de l’extermination des bolchéviks-léninistes en Union Soviétique, en période de reflux du mouvement ouvrier, la IVe Internationale allait contre le courant et la situation objective lui était incontestablement défavorable.
Trotsky connaissait mieux que personne cette situation. Mieux que personne il savait les défauts et les faiblesses des jeunes cadres de la IVe. Il savait qu’en période de recul ouvrier ce sont essentiellement les intellectuels qui gardent confiance dans les idées révolutionnaires et dans l’avenir.
« Une tendance révolutionnaire nouvelle, qui va contre le courant général dominant de l’histoire à un moment donné, se cristallise d’abord autour d’hommes qui sont plus ou moins coupés de la vie nationale, dans quelque pays que ce soit : et c’est précisément pour eux qu’il est le plus difficile de pénétrer dans les nasses. Bien entendu, nous devons critiquer la composition sociale de notre organisation et la modifier, mais nous devons aussi comprendre qu’elle n’est pas tombée du ciel, qu’elle est déterminée au contraire aussi bien par la situation objective que par le caractère de notre mission historique en cette période. »
Et Trotsky d’ajouter : « Cela ne veut pas dire que nous puissions nous satisfaire d’une telle situation. » Et plus loin appréciant le caractère des militants français il précisait : « Il y a en France des camarades comme Naville et d’autres, qui sont venus à nous, il y a quinze, seize ans, alors qu’ils étaient encore de tout jeunes gens. Ce sont maintenant des hommes mûrs, et, pendant toute leur vie consciente, ils n’ont reçu que des coups, subi que des défaites, et ils en ont l’habitude. Ils apprécient hautement la justesse de leurs conceptions, ils sont capables de bonnes analyses, mais ils n’ont jamais été capables de pénétrer dans les masses, d’y travailler, ils n’ont jamais pu apprendre à le faire. Or il est terriblement nécessaire de regarder ce qui se passe dans les masses. » (Trotsky avril 39, interview par CLR James)
« Nous sommes l’avant-garde de l’avant-garde » disait encore Trotsky et c’était bien ce que représentait la IVe Internationale.
Dans le temps minimum qui séparait alors la fondation de la IVe de la guerre prévisible, la tâche de l’heure était de gagner l’avant-garde. Les sections de l’Internationale n’avaient ni le temps ni les moyens de créer à partir de leur propre développement le parti nécessaire, encore moins celui de conquérir les masses.
Après l’échec des pourparlers de fusion avec le PSOP de Marceau Pivert, une minorité de la section française de la IVe (POI), entra individuellement dans le PSOP, tandis que la majorité était exclue de la IVe. A la veille de la guerre il n’y avait donc plus de section en France reconnue par la IVe.
« La IVe Internationale ne porte plus de responsabilité pour le POI et ne le reconnaît plus comme section. » (Juillet 39). En septembre, la deuxième guerre mondiale devait éclater, entraînant la dissolution des organisations d’extrême gauche et l’éclatement du PSOP aussi bien que des différents groupes trotskystes français. Matériellement, en France du moins, la IVe avait cessé d’exister. Et l’on peut ajouter sans crainte de se tromper qu’elle n’avait pas eu le temps de vivre.
Septembre 1338 congrès de fondation de la IVe, septembre 1939 débuts de la deuxième guerre mondiale, août 1940 assassinat de Léon Trotsky. La IVe n’avait pas gagné l’avant-garde, elle avait perdu son théoricien et son organisateur.
Il restait un drapeau, il restait un programme, il restait enfin de nombreuses organisations se réclamant du trotskyste. C’était une base de départ infiniment plus faible qu’en 1938, mais c’était quand même une base de départ.
L’époque elle aussi avait changé, la guerre mondiale n’avait pas suscité une vague révolutionnaire comparable à celle de 1917-18, l’alliance contre-révolutionnaire de la bureaucratie du Kremlin et de l’impérialisme avait su prévenir et contenir le mouvement des masses, mais le courant n’était plus à la défaite. Si l’ordre bourgeois ne sortait pas ébranlé de la guerre, il n’en était pas moins profondément précaire et miné de l’intérieur (le mouvement d’indépendance des colonies sera une manifestation de cette faiblesse et de ces contradictions). La tache des révolutionnaires se trouvait dictée par ces nouvelles conditions.
Il fallait construire le parti et l’Internationale.
Une Internationale n’existe, en tant que direction du mouvement ouvrier mondial, que lorsque ses sections existent. En 1938 l’Internationale était proclamée, mais ses actions n’avaient, dans la plupart des cas, qu’une existence embryonnaire. Sa force était dans l’avenir, elle donnait aux futurs cadres du mouvement ouvrier un programme et un espoir, elle assurait, en la personne de Léon Trotsky, le lien vivant avec le passé révolutionnaire et la tradition bolchévique. L’Internationale décapitée pouvait et devait survivre, mais il fallait donner chair et vie au programme. Il fallait que les sections se donnent à la tâche de construction d’organisations bolcheviques, c’est-à-dire liées aux masses, en contact réel avec la classe ouvrière. C’est-à-dire ce type de tâche que, selon Trotsky lui-même - cf. citation plus haut - les cadres de la IVe n’avaient pas appris à faire.
En fait, les organisations trotskystes officielles allaient se révéler totalement incapables de se lier aux masses. Non parce qu’elles se réclamaient du Trotskysme, mais parce que leur pratique organisationnelle, leur conception donc du travail nécessaire, étaient étrangères ou bolchevisme. Leur composition petite-bourgeoise, circonstancielle et même inévitable à une époque donnée, allait devenir un défaut insurmontable ou en tout cas insurmonté.
Ce n’est pas une tare congénitale du trotskysme. Ce n’est pas davantage une conséquence de l’époque ou du stalinisme (ou plus récemment du pablisme). Il était possible de mener une autre politique, c’est ce qu’a voulu prouver le groupe qui est à l’origine des VOIX OUVRIERE actuelles.
Voici ce qu’écrivaient nos camarades en 1943 : « Nous nous sommes engagés depuis le début de la guerre, dans la création d’une organisation de type révolutionnaire bolchevique. Le Bolchevisme implique, avec une politique juste (qui pour nous est celle définie dans « La IVe Internationale et la Guerre » et « le programme de Transition » qui continue la ligne des quatre premiers congrès de l’IC), un contact réel et étendu avec la classe ouvrière, la participation quotidienne à ses luttes, il s’inspire des intérêts quotidiens et permanents de la classe ouvrière. Pour se dire Parti Bolchevique, il faut avoir un certain poids organisationnel qui permette la conduite de la lutte des classes dans tout le pays, il faut avoir des traditions de luttes ouvrières. Il faut avoir un bilan de luttes politiques favorables. »
Ce n’était pas une résolution de congrès, ce n’était pas une motion destinée à rassurer l’organisation sur la pureté de ses intentions et sa fidélité au bolchevisme. C’était une orientation politique qui devait guider et qui guide encore toute notre conception et notre pratique du travail quotidien indispensable au sein de la classe ouvrière. Gagner l’avant-garde et se lier aux masses, ne sont pas des tâches antagonistes. Elles sont au contraire complémentaires. Parce qu’ils étaient contre le courant, mais aussi par vocation personnelle, par nature et par formation, les militants trotskystes d’avant-guerre n’avaient su mener que la première tâche. Les camarades qui sont à l’origine de l’UC actuelle essayaient vainement à l’époque de montrer que l’autre tache était tout aussi indispensable, tout aussi urgente, ils ne furent pas entendus, ou du moins ils ne furent pas compris. Or, le bilan de l’expérience trotskyste d’avant-guerre était en fin de compte négatif. Il fallait en tirer les conclusions nécessaires. Pour gagner l’avant-garde, il ne suffisait pas de brandir le drapeau et d’exposer le programme. La justesse des idées trotskystes ne s’imposerait aux meilleurs éléments déjà organisés de la classe ouvrière française que lorsqu’une organisation trotskyste, même faible numériquement, aurait un bilan de luttes favorables à présenter. Un tel bilan ne pouvait pas surgir du néant, il supposait un travail systématique, régulier et quotidien dans les entreprises. Un type de travail qui n’avait rien à voir avec l’élan sporadique qui pousse les trotskystes à apparaître à la porte des usines, une ou deux fois l’an, avec des feuilles de propagande tellement peu en rapport avec les préoccupations quotidiennes des ouvriers, qu’elles en deviennent presque risibles (voir le tract de Posadas appelant les travailleurs de chez Renault à soutenir par la grève générale les masses gabonaises, lors de l’intervention des parachutistes français. Ou encore le tract de l’OCI, diffusé aux usines Babcock par des instituteurs bien intentionnés, proposant des moyens de lutter contre les licenciements, dans une entreprise qui n’est précisément pas touchée par les licenciements). Ce n’est pas de la naïveté, c’est l’aboutissement prévisible d’un manque de contact avec la réalité.
Il n’est pas possible, à notre époque, d’espérer gagner la classe ouvrière aux idées révolutionnaires en venant vendre la presse politique trotskyste aux portes des usines. Ce n’est pas une vérité éternelle, mais une conséquence du stalinisme : les travailleurs tant de fois abusés et abandonnés, sont devenus méfiants, ils n’accorderont leur confiance politique qu’à des organisations et des hommes qu’ils auront pu juger dans le domaine qui leur est familier : les problèmes rencontrés à l’usine. C’est donc vers les usines et les problèmes concrets des travailleurs que doit s’orienter le travail de l’organisation révolutionnaire.
Il ne s’agit évidemment pas d’envoyer les intellectuels à l’usine. La classe ouvrière n’a pas besoin de faux ouvriers venus sur le tas leur montrer l’exemple et leur prêcher la bonne parole. S’il est un domaine où les bonnes intentions ne suffisent pas, c’est bien celui de l’entreprise. Les ouvriers n’éprouvent que méfiance ou bienveillance ironique pour l’étudiant aux blanches mains qui vient par idéal partager leur sort. Ils savent que ce travailleur éphémère ne sera jamais des leurs et qu’il peut du jour au lendemain se recaser dans la société bourgeoise à la place que sa formation lui a assurée. Comme toute forme de charité - et en dernière analyse, c’en est une - elle se double d’un mépris inconscient. Nous laissons ce rôle aux prêtres ouvriers, toute catégorie.
Non. Il s’agit de mettre l’activité des intellectuels révolutionnaires au service des travailleurs. C’est-à-dire de faire du travail en direction des travailleurs, sous toutes ses formes, techniques, rédactionnelles, organisationnelles, etc..., la préoccupation essentielle des jeunes intellectuels qui viennent à l’organisation révolutionnaire. Il s’agit qu’ils écrivent des articles destinés aux travailleurs. Non pas des ouvrages de marxisme vulgaire et simplifié à l’usage des ouvriers, mais des articles qui répondent aux préoccupations des ouvriers, qui s’inspirent de leurs problèmes et y donnent des solutions claires. Il faut que l’activité intellectuelle de ces militants s’attache à la réalité concrète de l’exploitation sous toutes ses formes et dans toutes ses conséquences.
Mais la rédaction n’est pas tout, il faut aussi fabriquer le matériel et le diffuser. Et apprendre aux jeunes à considérer cet aspect du travail comme tout aussi important que le travail rédactionnel proprement dit. Car il n’y a pas pour un militant intellectuel d’activité plus noble que d’autres, et il y a malheureusement beaucoup plus de jeunes étudiants prêts à écrire - et bien souvent n’importe quoi - que disposés à aller jusqu’au bout de leur tâche et à se rendre à 6 heures du matin aux portes des entreprises. Ce n’est pas seulement une question de dévouement ; c’est aussi une question d’honnêteté intellectuelle. Et ce n’est d’ailleurs qu’en ayant un contact direct avec ceux auxquels on s’adresse que l’on peut apprendre la valeur des mots et des idées et à ne pas dire n’importe quoi. Il s’agit enfin d’animer des cercles ouvriers, de gagner aux idées socialistes les travailleurs les plus conscients, de les instruire et d’apprendre d’eux ce que pensent et ce que ressentent les masses. Ce n’est pas une conception originale de notre part de l’action révolutionnaire, c’était celle des militants bolcheviques, qui avaient compris que seule la classe ouvrière pouvait vaincre, à l’aide d’un parti entièrement dévoué à sa cause.
Il n’y a pas d’autre chemin pour faire pénétrer les idées révolutionnaires dans l’avant-garde de la classe ouvrière. Le socialisme n’est pas une production automatique de la lutte des classes. Pour gagner les ouvriers au socialisme, il faut et il a toujours fallu des intellectuels. Mais des intellectuels ayant rompu moralement avec leur milieu social, leur classe, leur position assise dans la société bourgeoise, et surtout avec les façons d’agir et de penser de leur milieu d’origine. Ces intellectuels entièrement dévoués à la classe ouvrière, c’étaient les militants professionnels du parti bolchévique. Ce type de militant, que la IVe Internationale précisément n’a pas pu et pas su former.
Cette sélection rigoureuse des individus, ce long apprentissage du métier de militant n’est évidemment pas naturelle et se situe aux antipodes de la mentalité petite-bourgeoise. Aussi exige-t-elle pour une organisation naissante, et d’autant plus sensible à la pression du milieu extérieur qu’elle est plus faible numériquement et politiquement, une attention de tous les instants, une constante préoccupation. Mais c’est là précisément qu’intervient la conscience révolutionnaire. Cela implique une croissance organisationnelle lente - au moins dans ses débuts - mais infiniment plus saine et plus solide, que celle de ces partis d’adhérents qui naissent et périssent comme les champignons. La IVe Internationale a connu après la guerre une période faste puisqu’elle comptait disait-elle plusieurs centaines de militants. Son effondrement n’en est que plus démonstratif, et c’est le résultat non pas d’une politique fausse, mais de moeurs organisationnelles détestables.
C’est parce qu’elles se sont toujours refusées à sélectionner les jeunes intellectuels qui venaient à elles selon ce critère-là, parce qu’elles se sont montrées incapables de les transformer en militants totalement dévoués à la classe ouvrière, que les organisations de la IVe Internationale n’ont pu pénétrer dans les masses ou même plus simplement avoir le contact avec elles. C’est de là que vient la faillite organisationnelle de l’Internationale et ses errements politiques ultérieurs.

[Lutte de classe n°10, décembre 1967]