mercredi 5 septembre 2012

:: Révolution espagnole : le rôle des anarchistes, par Trotsky [décembre 1937]


Les anarchistes n'ont eu, dans la révolution espagnole, aucune position indépendante. Ils n'ont fait qu'osciller entre menchevisme et bolchevisme. Plus exactement, les ouvriers anarchistes tendaient instinctivement a trouver une issue dans la voie bolchevique (19 juillet 1936, journées de mai 1937), alors que les chefs, au contraire, repoussaient de toute leur force les masses dans le camp du Front populaire, c'est-à-dire du régime bourgeois. Les anarchistes ont fait preuve d'une incompréhension fatale des lois de la révolution et de ses tâches lorsqu'ils ont tente de se limiter aux syndicats, c'est-à-dire a des organisations de temps de paix, imprégnées de routine et ignorant ce qui se passait en dehors d'eux, dans la masse, dans les partis politiques et dans l’appareil d'Etat. Si les anarchistes avaient été des révolutionnaires, ils auraient avant tout appelé à la création de Soviets réunissant tous les représentants de la ville et du village, y compris ceux des millions d'hommes les plus exploités qui n'étaient jamais entres dans les syndicats. Dans les Soviets, les ouvriers révolutionnaires auraient naturellement occupe une position dominante. Les staliniens se seraient trouvés en minorité insignifiante. Le prolétariat se serait convaincu de sa force invincible. L'appareil de l'Etat bourgeois n'aurait plus été en prise sur rien. II n'aurait pas fallu un coup bien fort pour que cet appareil tombât en poussière. La révolution socialiste aurait reçu une impulsion puissante. Le prolétariat français n'aurait pas permis longtemps à Léon Blum de bloquer la révolution prolétarienne au-delà des Pyrénées.


La bureaucratie de Moscou n'aurait pu se permettre un tel luxe. Les questions les plus difficiles se seraient résolues d'elles-mêmes.

Au lieu de cela, les anarcho-syndicalistes qui tentaient de se réfugier dans la politique des syndicats se sont retrouvés, au grand étonnement de tout le monde et d'eux-mêmes, la cinquième roue du carrosse de la démocratie bourgeoise. Pas pour longtemps, car la cinquième roue ne sert à personne. Apres que Garcia Oliver et Cie eurent bien aidé Staline et ses acolytes à enlever le pouvoir aux ouvriers, les anarchistes furent eux-mêmes chassés du gouvernement de Front populaire. Ils dissimulèrent la frayeur du petit bourgeois devant le grand bourgeois, du petit bureaucrate devant le grand bureaucrate, sous des discours pleurnichards sur la sainteté du front unique (des victimes avec les bourreaux) et sur I'impossibilité d'admettre toute dictature, y compris la leur propre. "Nous aurions pu prendre le pouvoir en juillet 1936... Nous aurions pu prendre le pouvoir en mai 1937..." C'est ainsi que les anarchistes imploraient Negri et Staline de reconnaître et de récompenser leur trahison de la révolution. Tableau repoussant.

Cette seule autojustification : "Nous n'avons pas pris le pouvoir, non parce que nous n'avons pas pu, mais parce que nous n'avons pas voulu, parce que nous sommes contre toute dictature", etc., renferme une condamnation de l'anarchisme en tant que doctrine complètement contre-révolutionnaire. Renoncer à la conquête du pouvoir, c'est le laisser volontairement à ceux qui l'ont, aux exploiteurs. Le fond de toute révolution a consisté et consiste à porter une nouvelle classe au pouvoir et à lui donner ainsi toutes possibilités de réaliser son programme. Impossible de faire la guerre sans désirer la victoire. Personne n'aurait pu empêcher les anarchistes d'établir, après la prise du pouvoir, le régime qui leur aurait semblé bon, en admettant évidemment qu'il fut réalisable. Mais les chefs anarchistes eux-mêmes avaient perdu foi en lui. Ils se sont éloignés du pouvoir, non pas parce qu'ils sont centre toute dictature — en fait, bon gré, mal gré... — mais parce qu'ils avaient complètement abandonné leurs principes et perdu leur courage, s'ils eurent jamais l'un et l'autre. Ils avaient peur. Ils avaient peur de tout, de l’isolement, de l'intervention, du fascisme, ils avaient peur de Staline, ils avaient peur de Negri. Mais, ce dont ces phraseurs avaient peur avant tout, c'était des masses révolutionnaires.

Le refus de conquérir le pouvoir rejette inévitablement toute organisation ouvrière dans le marais du réformisme et en fait le jouet de la bourgeoisie ; il ne peut en être autrement, vu la structure de classe de la société.

Se dressant contre le but, la prise du pouvoir, les anarchistes ne pouvaient pas, en fin de compte, ne pas se dresser contre les moyens, la révolution. Les chefs de la CNT et de la FAI ont aidé la bourgeoisie, non seulement à se maintenir a l'ombre du pouvoir en juillet 1936, mais encore a rétablir morceau par morceau ce qu'elle avait perdu d'un seul coup. En mai 1937, ils ont saboté l'insurrection des ouvriers et ont sauvé par là la dictature de la bourgeoisie. Ainsi l'anarchiste, qui ne voulait être qu'antipolitique, s'est trouvé en fait antirévolutionnaire et, dans les moments les plus critiques, contre-révolutionnaire.

Les théoriciens anarchistes qui, après le grand examen des années 1931 a 1937, répètent les vieilles sornettes réactionnaires sur Cronstadt et affirment : le stalinisme est le produit inévitable du marxisme et du bolchevisme, ne font que démontrer par la qu'ils sont a jamais morts pour la révolution.

Vous dites que le marxisme est violence en soi et que le stalinisme est sa descendance légitime ? Alors pourquoi donc nous, marxistes révolutionnaires, nous trouvons-nous en lutte mortelle contre le stalinisme dans le monde entier ? Pourquoi donc la clique stalinienne voit-elle dans le trotskisme son ennemi prin­cipal ? Pourquoi toute proximité avec nos conceptions ou notre système d'action (Durruti, Andres Nin, Landau et autres) force-t-elle les gangsters du stalinisme à recourir à une répression sanglante ? Pourquoi, d'autre part, les chefs de l'anarchisme espagnol, au moment des crimes du GPU à Moscou et à Madrid, étaient-ils des ministres de Caballero-Negri, c'est-à-dire les serviteurs de la bourgeoisie et de Staline ? Pourquoi, même maintenant, sous le prétexte de lutter contre le fascisme, les anarchistes restent-ils prisonniers volontaires de Staline-Negri, c'est-à-dire des bourreaux de la révolution, par leur incapacité à lutter contre le fascisme ?

Les avocats de l'anarchisme qui prêchent pour Cronstadt et pour Makhno ne trompent personne. Dans l'episode de Cronstadt et dans la lutte contre Makhno, nous avions défendu la révolution prolétarienne contre la contre-révolution paysanne. Les anarchistes espagnols ont défendu et dépendent encore la contre-révolution bourgeoise contre la révolution prolétarienne. Aucun sophisme ne fera disparaître de I'histoire le fait que l'anarchisme et le stalinisme se sont trouvés du même côté de la barricade, les masses révolutionnaires et les marxistes de l'autre. Telle est la vérité qui entrera pour toujours dans la conscience du prolétariat.

[Léon Trotsky, extrait de : "Leçon d'Espagne : dernier avertissement" (17 décembre 1937), in : La Révolution Espagnole (1930 - 1940), Léon Trotsky, Les Editions de Minuit, pp. 484 - 488]