samedi 3 novembre 2012

:: L'Etat de la bourgeoisie


L’État bourgeois, issu du développement historique de la bourgeoisie dans les pays avancés, s’il agit en fondé de pouvoir de la classe dominante et s’il met toute la puissance de son appareil exécutif au service de ses maîtres, n’intervient dans l’économie, au nom des intérêts généraux de la bourgeoisie, que pour appuyer la politique de la haute finance et des grands monopoles. Qu’il intervienne de plus en plus fréquemment, de plus en plus ouvertement, cela est une évidence. En France, un tiers des salariés a pour patron l’État, et le dernier train d’ordonnances gaullistes représente une ingérence directe de l’État dans la vie économique du pays. Cela n’a rien d’étonnant et ne fait que révéler la crise permanente de l’impérialisme.
Si la bourgeoisie crée ses propres fossoyeurs, elle est loin d’organiser elle-même ses propres funérailles. Et si elle a recours aux solutions socialistes, c’est pour mieux maintenir sa domination sur la planète. Là encore, on ne peut apprécier la signification et la valeur des nationalisations et des planifications intervenant dans les pays avancés qu’en les replaçant dans le processus de développement, ou plutôt de décadence, de l’impérialisme qui se survit alors que le développement des forces productives l’a depuis longtemps condamné.
Mais, s’il n’y a que Pompidou pour parler sans rire d’un régime français « original, mi-socialiste, mi-capitaliste », il y a par contre pléthore d’apologistes du prétendu socialisme de certains pays sous-développés. Démocraties populaires, Chine, Cuba, Yougoslavie, et pourquoi pas l’Egypte, présentent tous à un degré plus ou moins achevé, cette fameuse étatisation des moyens de production au moins dans le domaine industriel.
Formes collectivistes de l’économie, essai plus ou moins couronné de succès de planifications diverses, il n’en faut pas plus pour parler d’États ouvriers. Or ces mesures, nous l’avons vu, ne visent qu’à donner à l’État des pouvoirs discrétionnaires en matière d’économie. De même que les bourgeoisies « avancées » mais décadentes, ne peuvent plus se maintenir qu’à l’aide de la béquille étatique, de même les bourgeoisies jeunes et faibles des pays du Tiers Monde ne peuvent tenter de se développer qu’en utilisant la contrainte étatique. Que cette contrainte aille jusqu’à concentrer entre les mains de l’État tout ou partie de la propriété des moyens de production, au moins industriels, cela est indéniable. Que cela revienne à une expropriation de la bourgeoisie, cela est plus contestable, dans bien des cas, il s’agit souvent d’intervention étatique dans la création d’une industrie, et très rarement d’expropriation de ses propriétaires, et, dans ce cas, il s’agit, quasi-généralement, de propriétaires non « nationaux ». Mais quel est le sens de ce développement ? Quel est le point de départ de cette évolution ? Et quel en peut être le terme ? Au point de départ, il y a toujours la bourgeoisie nationale, dont les intérêts entrent en conflit immédiat avec l’impérialisme. Cela est flagrant pour l’Egypte, Cuba ou la Chine, ce l’est moins pour les Démocraties populaires, où cet aspect a été quelque peu masqué par l’occupation par l’Armée Rouge et où le conflit avec l’impérialisme a été dû artificiellement à la guerre froide et à la politique de l’URSS.
Partout, les intérêts de cette bourgeoisie nationale « anti-impérialiste » sont défendus par des partis petits-bourgeois de type radical classique comme à Cuba ou de type stalinien comme en Chine. Il ne faut pas se laisser aveugler par le titre de communiste dont s’est paré le parti de Mao-Tsé-Toung, ce fut un parti petit-bourgeois radical, s’appuyant sur la paysannerie et luttant pour des objectifs démocratiques bourgeois. Sa victoire a été saluée d’enthousiasme par les industriels chinois, déçus par Tchang-Kaï-Chek.
De même, dans les Démocraties populaires, les partis staliniens sont - et par leur recrutement sur des bases nationalistes-réformistes, et par leur politique même - des partis petits-bourgeois. Cela devient manifeste quand l’emprise de la bureaucratie du Kremlin se relâche.
Enfin, dans tous les cas, la perspective du développement est toujours nationale. Devant l’incapacité de la bourgeoisie nationale à conduire ce développement nécessaire - et dans tous ces pays la bourgeoisie a d’abord eu « sa chance », l’État l’a aidée, parfois même remise en selle - l’État a été amené à prendre directement en mains les leviers de l’économie. Contre la bourgeoisie ? Non, car les buts coïncident avec les intérêts généraux de la bourgeoisie en tant que classe internationale.
La domination politique de la bourgeoisie, et donc sa survie en tant que classe, passe par le maintien d’états nationaux. Or, à l’époque de la division mondiale du travail, à l’époque où l’économie réclame une organisation internationale, une rationalisation au niveau de la planète, toute tentative de développement national, même baptisé socialiste, est en dernière analyse un facteur conservateur. C’est dans ce sens également que la théorie du « socialisme dans un seul pays » était une théorie réactionnaire, une utopie petite-bourgeoise. Aussi n’est-il pas étonnant que la petite-bourgeoisie radicale des pays « anti-impérialistes », se soit retrouvée dans la théorie du socialisme dans un seul pays et ait emprunté à l’exemple stalinien ce qu’il avait de moins « ouvrier ».
Planification et propriété étatique des moyens de production étaient entre les mains de l’État ouvrier russe, des armes pour lutter contre sa propre bourgeoisie et la bourgeoisie internationale dans la préparation de la révolution mondiale, entre les mains des staliniens, c’est devenu de simples recettes économiques dans la voie sans issue du développement national. Ce ne sont, et ce ne peuvent être, les critères sur lesquels les marxistes fondent leur analyse de la nature sociale d’un État. Si leur signification absolue reste « socialiste », leur utilisation relative est inséparable du processus dans lequel elles s’inscrivent. Quel que soit le degré de nationalisation de son économie, ne peut être ouvrier qu’un État issu d’une révolution prolétarienne victorieuse et se donnant pour tâche le renversement de la bourgeoisie mondiale.

LO, novembre 1967. Texte intégral ici