lundi 24 septembre 2012

:: Le PCF : de la révolution à la social-démocratisation [LO, 1976]

Le courant stalinien a constitué pendant longtemps, et constitue encore dans une certaine mesure, un phénomène politique original dans le mouvement ouvrier. Non révolutionnaire depuis un demi-siècle, ouvertement réformiste dans ses perspectives depuis plus de quarante ans, il s’est maintenu comme un courant séparé du courant réformiste traditionnel. Tout à fait intégré dans la société bourgeoise là où il avait une existence réelle, devenu même un des principaux facteurs de stabilisation de la société bourgeoise, il n’est nulle part parvenu à l’intégration complète, c’est-à-dire à sa reconnaissance par la bourgeoisie comme un des éléments du système démocratique parlementaire bourgeois, comme c’est le cas par exemple du parti travailliste anglais, ou encore de la social-démocratie nordique. Son existence a profondément marqué et le mouvement ouvrier, et la vie politique tout court dans un certain nombre de pays, et plus particulièrement dans deux grands pays impérialistes d’Europe occidentale, l’Italie et la France.
Le cas de la France est significatif des puissantes forces sociales qui agissent dans le sens de l’intégration d’un PC, et en même temps des raisons qui font qu’il reste dans une position marginale dans le système parlementaire bourgeois.
Cette originalité est, pour une part, liée précisément aux origines de cette variante du réformisme qu’est le stalinisme et aux circonstances de son apparition.
La Révolution Russe avait arraché à l’influence des directions réformistes une fraction importance du mouvement ouvrier français organisé. Le choix en faveur de la perspective révolutionnaire, de la Révolution russe, et de l’Internationale Communiste, constituait à l’époque un seul et même choix.
Avant que ce choix programmatique puisse se traduire par la sélection et la formation de cadres et d’une direction véritablement communistes, d’une trempe véritablement révolutionnaire, capables de mener une politique révolutionnaire de leur propre chef, la bureaucratisation de l’État soviétique avait transformé l’Internationale Communiste elle-même en un appareil au service exclusif de la bureaucratie soviétique.
Les subsides dispensés par la bureaucratie soviétique étaient devenus un puisant facteur de corruption de la direction du mouvement ouvrier. La bureaucratie soviétique, parce qu’elle usurpait l’héritage de la révolution, avait en même temps l’extraordinaire possibilité de donner, aux yeux des masses ouvrières, un certificat de communisme aux directions opportunistes qu’elle avait sélectionnées pour défendre ses intérêts.
La bureaucratie, en dressant le PCF à l’opportunisme envers elle-même, ouvrait cependant par là-même, la possibilité qu’il le devienne pour le compte de la bourgeoisie française. Quand on n’est pas révolutionnaire, on est nécessairement réformiste. Et le réformisme, même pratiqué dans un premier temps sur les ordres de la bureaucratie soviétique, conduit inévitablement vers la réconciliation avec la bourgeoisie. Le réformisme ouvert de la social-démocratie traditionnelle avait en son temps exprimé son intégration dans la société bourgeoise. Dans le cas du PCF, il l’a précédée. Réformiste, nationaliste sur ordre de la bureaucratie à partir de 1934, le PCF connut sur cette base une croissance rapide. Il s’est installé dans l’aristocratie ouvrière, dans la petite-bourgeoisie, il a acquis des postes au parlement, dans les municipalités, et, directement ou par l’intermédiaire des organisations syndicales sous son contrôle, il a occupé une multitude de postes à différents niveaux de l’appareil d’État et dans des organismes de collaboration de classe.
Mais la pénétration du PCF dans l’appareil d’État bourgeois était, en même temps, la pénétration de l’appareil d’État bourgeois dans le PCF Les milliers de gestionnaires « communistes » de l’État bourgeois ne changeaient pas la nature de cet État. Mais ces milliers de serviteurs de l’État et de l’ordre bourgeois dans l’appareil du Parti, renforçaient la dépendance de celui-ci envers la bourgeoisie.
Dès lors, le PCF ne puisait plus dans les seuls subsides du Kremlin, il puisait de plus en plus dans la mangeoire traditionnelle de la social-démocratie, mangeoire alimentée par les surprofits de l’impérialisme national.
En ce qui concerne le fond, ses rapports avec l’ordre bourgeois, la social-démocratisation du PCF et un fait acquis depuis, disons, 1936.
Depuis cette date, en tous les cas - grâce au rôle du PCF dans le Front Populaire et pendant les grandes grèves - la bourgeoisie avait expérimenté le PCF comme élément de stabilisation direct de l’ordre bourgeois. En réalité, il constituait un tel facteur de stabilisation à partir du moment où il ne menait plus une politique révolutionnaire. Mais il ne l’était pas alors de la même manière, pas d’une façon aussi directement dépendante de la bourgeoisie.
Dans son rôle fondamental de stabilisation de l’ordre bourgeois contre l’éventualité d’une révolution prolétarienne, le réformisme stalinien avait rejoint le réformisme social-démocrate. Mais - et c’est là son drame - dans des conditions historiques différentes qui laissent infiniment moins de place au réformisme qu’à la belle époque du réformisme social-démocrate.
L’offre de servir la bourgeoisie au niveau gouvernemental, renouvelée de façon spectaculaire à l’occasion du XXIIe Congrès, le PCF l’a faite depuis des décennies. La bourgeoisie française avait répondu favorablement de 1944 à 1947. Elle sait qu’elle peut le faire de nouveau, dans des circonstances exceptionnelles où la participation gouvernementale du PCF est indispensable. Elle l’a fait en 1944 par prudence, et pour mobiliser toute l’énergie de la classe ouvrière au service de la reconstruction de l’économie capitaliste. Elle le ferait peut-être de nouveau demain, si la crise économique repose le même problème, ou pour tenter d’endiguer une montée révolutionnaire. Mais là n’est pas le problème du PCF Ce qu’il revendique, c’est pouvoir devenir un parti de gouvernement comme les autres, le pendant de gauche des partis de droite, participant à l’alternance gouvernementale, dans le cadre de ce mouvement perpétuel entre une majorité et une opposition parlementaires qui constitue la règle du jeu formel de la démocratie bourgeoise.
Et c’est précisément cela que la bourgeoisie ne veut pas, c’est à cette offre qu’elle ne peut pas répondre favorablement.
Certes, cette réticence de la bourgeoisie est liée en partie à la dépendance trop longtemps maintenue du PCF à l’égard de la bureaucratie soviétique. Mais pas seulement et aujourd’hui, pas principalement. Le maintien de cette dépendance du PCF à l’égard de la bureaucratie pendant si longtemps n’était pas une donnée en elle-même. Au-delà de l’aspect humain - la vieille garde thorézienne était d’une fidélité exceptionnelle à l’égard de Moscou - la persistance des liens de fidélité à l’égard de la bureaucratie russe était le pendant du refus de la bourgeoisie d’intégrer le PCF La fidélité des hommes est d’un poids très relatif face aux pressions sociales. Elle n’aurait pas longtemps résisté à une mangeoire plus vaste et moins dangereuse.
Mais le problème dépasse le seul PCF Il concerne l’ensemble de la direction réformiste du mouvement ouvrier, sa place dans le système parlementaire bourgeois.
Fait significatif : si le PCF est écarté de toute responsabilité gouvernementale depuis trente ans, la bourgeoisie ne considère pas le Parti Socialiste français - gardons cette désignation malgré les changements de nom - exactement de la même manière, dans les responsabilités qu’elle peut lui confier, que les partis de droite.
Depuis l’époque du Front Populaire, où Léon Blum avait été président du Conseil pendant treize mois, le Parti Socialiste n’a occupé la direction du gouvernement que pendant de brèves périodes, seize mois dans l’immédiat après-guerre avec les ministères Blum, Gouin et Ramadier, et seize mois avec Guy Mollet en 1956. Chaque fois, pour mener la politique de la droite. Et chaque fois en payant cher sa participation gouvernementale aussi bien dans son implantation électorale que dans son audience politique et syndicale.

Partis du mouvement ouvrier et démocratie bourgeoise

La démocratie parlementaire n’est pas bourgeoise seulement en cela qu’elle se place fondamentalement sur le terrain de la défense de la propriété privée. Elle l’est aussi parce que, même dans les périodes où la démocratie est la moins mutilée, son « démocratisme » est purement formel pour toutes les autres classes de la société que la bourgeoisie.
Le parlement est « l’expression de la volonté populaire ». Le gouvernement est l’émanation du parlement. Et pourtant, même dans la plus démocratique des démocraties, le gouvernement est le « conseil d’administration des affaires de la bourgeoisie ».
La bourgeoisie ne peut admettre de bon gré et de façon habituelle au gouvernement que des hommes politiques dont elle soit rigoureusement sûre. Elle veut être certaine que leurs décisions ne seront motivées par aucune autre préoccupation que les intérêts de la bourgeoisie. Au temps de la démocratie censitaire - la démocratie bourgeoise qui osait dire son nom - il n’y avait pas de problèmes. On était entre soi. C’est bien pourquoi la bourgeoisie avait craint le suffrage universel. Il lui a été imposé contre son gré.
Mais les réticences de la bourgeoisie devant le suffrage universel se sont révélées dépourvues de raisons. Elle est parvenue à intégrer non seulement la petite bourgeoisie, mais également une large partie du prolétariat dans le cadre de la démocratie formelle. Autrement dit, elle est parvenue à la fois à se servir du système parlementaire comme d’un système de domination entièrement à ses ordres, et en même temps, à faire croire aux autres classes de la société que cette démocratie était la leur.
Historiquement, la démocratie parlementaire bourgeoise n’a pu naître dans les pays où existait un mouvement ouvrier organisé que parce que la bourgeoisie est parvenue à corrompre la direction du mouvement ouvrier, à intégrer ses organisations politiques ou syndicales dans le système. Et elle a pu le faire, dans une période privilégiée de son histoire, lorsque l’impérialisme triomphant drainait vers les métropoles, grâce à l’exploitation des colonies, de quoi élever le niveau de vie de certaines couches du prolétariat, de quoi payer une aristocratie ouvrière et entretenir par là une vaste bureaucratie ouvrière.
Le réformisme, « en tant que système d’illusions des masses et en tant que système de tromperies de la part de la bureaucratie ouvrière » (Trotsky) , n’était possible que parce qu’une fraction relativement large de la classe ouvrière pouvait espérer l’amélioration de son sort à l’intérieur du capitalisme.
L’existence de puissants partis réformistes est devenue un élément fondamental de la démocratie bourgeoise. La bourgeoisie préférait en tout état de cause gouverner par l’intermédiaire d’un personnel politique non lié au mouvement ouvrier. C’est ce qu’elle fit en général dans tous les impérialismes « démocratiques ». Mai le risque de voir des dirigeants du mouvement ouvrier parvenir au gouvernement grâce au suffrage universel, avait perdu son caractère menaçant.
Pour les dirigeants des partis réformistes, il était possible de maintenir leur audience sur la classe ouvrière - cette audience qui constituait leur atout dans la vie politique - et en même temps tenter de pousser jusqu’au bout le jeu parlementaire, jusques et y compris la participation à un gouvernement bourgeois.
La bourgeoisie de son côté avait la possibilité de vérifier, sur une longue période et sans grands risques, que l’intégration au gouvernement de ministres issus du mouvement ouvrier était sans danger.
C’est grâce à une longue période de prospérité économique et, liée à elle, à la profondeur et à la permanence de sentiments réformistes au sein de larges parties de la classe ouvrière, qu’a pu émerger cette race particulière de politiciens qui caractérisent essentiellement l’Angleterre et certains pays nordiques, parfaitement admis par la bourgeoisie et en même temps liés au mouvement ouvrier.

Réformisme du capitalisme en déclin

Le PCF et le PS pourraient-ils résoudre la même quadrature du cercle aujourd’hui ? Ce n’est pas seulement une question de volonté politique. C’est aussi une question de possibilité objective.
La base sociale objective du réformisme s’est brusquement effondrée dans la quasi totalité des pays capitalistes entre les deux guerres. La succession de crises a ruiné les illusions en la possibilité de la société capitaliste de s’améliorer progressivement. Le parlementarisme bourgeois n’a survécu pendant cette période, et encore de façon tronquée, que dans une poignée de pays impérialistes possesseurs d’empires coloniaux. Dans les pays impérialistes plus pauvres, la bourgeoisie a montré que le parlementarisme n’est qu’une de ses formes de domination et elle n’est nullement définitive. Elle a liquidé les partis réformistes et le système parlementaire avec. Elle a substitué à la tromperie envers la classe ouvrière la force brutale du fascisme ou de la dictature militaire.
Sur la base d’une nouvelle période de très relative prospérité, le parlementarisme bourgeois a connu, certes, un second souffle au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Il en fut ainsi en particulier en France.
Mais, réduite au rang d’impérialisme de seconde zone, engagée dans de longues guerres pour maintenir ses colonies, puis perdant son empire colonial, la bourgeoisie française n’avait plus la même capacité de se payer un réformisme de masse. Plus exactement, il lui reste encore de quoi entretenir les appareils et une bureaucratie par l’intermédiaire de postes étatiques ou para-étatiques ; par l’intermédiaire encore d’une législation sociale accordant un certain nombre de privilèges aux appareils syndicaux.
Mais la bourgeoisie française n’a plus de quoi payer l’assise large sur laquelle poussait naguère la bureaucratie réformiste.
Et c’est là le problème pour le PCF et même pour le PS Comment parvenir à tromper les masses, à leur rendre désirable une société bourgeoise qui, de toute évidence, ne l’est pas, sans en avoir les moyens ?
Même en étant dans l’opposition, la jonglerie est difficile. Au gouvernement, elle est impossible. Il faut choisir entre l’image qu’on offre à la classe ouvrière et le service loyal de la bourgeoisie.

Garder l’audience dans la classe ouvrière ou être au gouvernement ?

Qu’ils soient issus du mouvement ouvrier ou pas, la bourgeoisie exige de ses hommes politiques la même loyauté. Mais c’est précisément là qu’elle sait faire la part des choses entre son personnel politique habituel, et ceux liés au mouvement ouvrier à un degré ou à un autre.
Ce n’est pas une question de programme politique : le PC comme le PS sont de par leur politique, parfaitement bourgeois.
Ce n’est pas non plus une question d’hommes. La bourgeoisie sait qu’elle peut parfaitement compter sur les dirigeants du PS (Pas seulement sur ceux qui ont été parachutés au PS de l’extérieur comme Mitterrand, elle savait aussi pouvoir compter sur les Guy Mollet). Elle ne doit pas avoir sur ce plan-là des doutes sur les dirigeants du PCF.
Mais un Marchais, ce n’est pas seulement l’individu, c’est aussi le parti. Plus exactement, Marchais n’existe politiquement que par l’intermédiaire de son parti. Et son parti existe parce qu’il maintient de multiples liens avec la classe ouvrière, directement, par ses militants présents dans les entreprises, par l’intermédiaire des syndicats qu’il contrôle, par l’image de parti ouvrier qu’il donne de lui-même dans l’électorat, y compris dans l’électorat non ouvrier.
L’image « communiste » que le PCF donnait de lui-même a, certes, subi l’usure du temps. Il n’y a sans doute qu’une petite minorité de travailleurs qui voient encore en lui le parti de la révolution socialiste. Et le PCF multiplie les efforts pour les détromper de cela, comme il l’a fait durant le XXIIe Congrès.
Mais le PCF apparaît quand même comme le parti du changement, comme un parti anti-bourgeois. Au-delà de ce que dit ou fait le PCF, c’est un fait social. C’est un fait social lié à son passé lié à sa présence au sein de la classe ouvrière, lié au fait que bien des luttes de la classe ouvrière passent par son intermédiaire.
Le poids politique du PCF est lié précisément à cette image de lui-même au sein de la classe ouvrière. Et il le sait. Comme il sait que pour maintenir son audience, il lui faut maintenir cette image. Et la bourgeoisie a eu l’occasion d’expérimenter un certain nombre de fois que le PCF se sent contraint de se radicaliser dès qu’il a l’impression qu’il risque de perdre de l’audience dans la classe ouvrière.
C’est le reproche majeur que la bourgeoisie adresse au PCF, même en tant que parti d’opposition. Car chaque « radicalisation » du PCF est une menace pour la bourgeoisie. Oh, non pas pour sa domination, pour son ordre social. Simplement pour son porte-monnaie. Mais c’est déjà trop. Justement parce que la bourgeoisie ne peut plus, ne veut plus satisfaire même ce peu qui permettrait au PCF de maintenir son audience, en montrant devant les travailleurs son efficacité.
Il y a certes loin du PCF au PS sur ce plan. Les liens du PS avec la classe ouvrière sont plus lâches.
Mais il doit pourtant au moins en partie son rôle politique au fait qu’il bénéficie du soutien électoral d’une fraction de la classe ouvrière, à ses liens avec une fraction du mouvement syndicaliste. Son assise est dans l’aristocratie des techniciens, parmi les salariés non ouvriers de l’enseignement, de la fonction publique. Mais l’image stalinienne que donne le PCF de lui-même donne au Parti Socialiste une certaine audience même dans d’autres couches, parmi les militants que cette image stalinienne rebute.
Le PS n’est pas le PCF Mais il n’échappe pas tout à fait au problème de celui-ci : il est admis dans le jeu du parlementarisme bourgeois au moins en partie au titre de son audience parmi les travailleurs. Il reflète, fût-ce de façon très atténuée, les préoccupations, les aspirations de cette base.
Et c’est bien là le problème de la bourgeoisie, et pour le PCF et, à un moindre degré, pour le PS
Le personnel politique traditionnel de là bourgeoisie est insensible aux pressions politiques venues d’ailleurs que de la bourgeoisie. Les partis entre lesquels ce personnel se divise ne sont d’ailleurs pas des partis au sens véritable du terme, mais des clubs électoraux, faits pour transmettre les consignes des états-majors politiques et pas l’inverse. La carrière politique d’un homme politique bourgeois est liée à la conformité de ses idées avec l’opinion publique bourgeoise. La carrière politique de dirigeants réformistes est liée aux illusions qu’ils sont capables de susciter au sein de la classe ouvrière sur leur rôle, sur leur capacité à changer les choses pour les travailleurs.
L’auréole d’illusions qui entoure les dirigeants réformistes n’a certes pas que des côtés négatifs pour la bourgeoisie. C’est leur capacité à tromper les travailleurs qui les rend aptes à faire admettre à la classe ouvrière une politique contraire à ses intérêts. Et dans des circonstances catastrophiques pour la bourgeoisie, le fait de disposer de tels partis est un atout.
C’est bien pourquoi il y a des circonstances où la bourgeoisie n’hésite pas à faire appel à eux. Mais il faut que le jeu en vaille la chandelle.
Pourquoi le ferait-elle en temps ordinaire ? Pourquoi laisserait-elle accéder au pouvoir gouvernemental, dans le cadre de l’alternance parlementaire normale, des partis auxquels les masses ouvrières sont susceptibles de demander qu’ils réalisent leurs promesses ? Cela risque de coûter cher.
La bourgeoisie ne peut pas, ne veut pas honorer les chèques tirés par les partis liés au mouvement ouvrier, en prévision de leur accession au pouvoir.
Pour ce qui est du PS, la bourgeoisie sait que les risques ne sont pas excessifs. D’abord parce que les illusions qu’il suscite sont moindres. Ensuite, parce qu’il a montré dans le passé qu’il sait être loyal envers la bourgeoisie, c’est-à-dire prendre sur lui-même de payer pour les illusions qu’il aurait volontairement ou involontairement suscitées.
En menant la politique anti-ouvrière que la bourgeoisie lui demande de mener. Quitte à se couper, de la manière la plus violente s’il le faut, de sa propre base ouvrière. Quitte à revendiquer le titre de « chien sanglant » de la réaction. La social-démocratie française n’a pas eu son Noske, mais elle a eu ses Jules Moch et ses Lacoste. Ils sont tous de la même étoffe.
Le PCF ne demande peut-être qu’à démontrer qu’il est capable d’en faire autant. (Pas sur le plan des hommes, il a ce qu’il faut, mais en montrant la même capacité à se couper de sa base). Mais la bourgeoisie n’a plus la possibilité de courir des risques en faisant des expériences. Avant d’avoir Jules Moch, la social-démocratie française avait eu Millerand et Renaudel. Et à presque cinquante ans d’intervalle.
Alors, la bourgeoisie tolère le PCF dans les entreprises, et même jusqu’à un certain point, dans la vie politique. Elle lui donne quelques privilèges. Mais elle ne veut pas de lui au gouvernement. Dans le cadre normal du jeu institutionnel, il aurait sa place en faisant la preuve qu’il est capable de sacrifier aux intérêts de la bourgeoisie toute son audience dans la classe ouvrière. Mais le démontrer, c’est perdre cette audience. Et à quoi servirait-il alors ? A rien, et ça ne l’intéresserait pas.
Sans perspective, le réformisme stalinien peut se maintenir jusqu’à ce que la classe ouvrière renverse la bourgeoisie, ou que la bourgeoisie décide de se passer des réformistes et du parlement. Le stalinisme ne se maintiendra que comme un réformisme du pauvre, le réformisme du capitalisme en déclin.


Lutte de Classe, Série 1972-1977 (bilingue), n°34 (février 1976)

:: Le "marxisme-léninisme" (maoïste), idéologie petite-bourgeoise ?

Trotsky écrivait en 1932 : « Celui qui, en politique, juge selon les étiquettes et les dénominations, et non selon les faits sociaux, est perdu ». C’est pourquoi la seule attitude juste, pour des marxistes dignes de ce nom, devant l’affirmation devenue article constitutionnel, que « le marxisme, le léninisme, la pensée maotsétoung constituent le fondement théorique sur lequel (l’État chinois) guide sa pensée », doit être d’essayer de voir quels phénomènes sociaux se cachent derrière ces références constantes au marxisme et au léninisme.
Le marxisme est à la fois une conception scientifique et prolétarienne du monde. Scientifique, parce qu’il ne part d’aucun a priori sur ce que devraient être les relations entre les hommes dans une société « idéale », mais de l’étude des sociétés humaines, présentes et passées, de leur histoire, et du moteur de leur histoire -la lutte des classes pour dégager quelles peuvent être les voies futures de l’humanité. Prolétarienne, parce que le prolétariat est la seule classe sociale qui peut assurer la transformation socialiste du monde, et donc s’emparer du marxisme, du socialisme scientifique, pour en faire l’outil de cette transformation. Mais cela ne signifie évidemment pas que le prolétariat soit la seule force sociale qui puisse, pour les besoins de sa politique, faire référence au marxisme.
Il y a déjà longtemps qu’un certain nombre d’intellectuels bourgeois, ou même d’éléments issus de la classe ouvrière mais subissant la pression de l’idéologie bourgeoise, ont élaboré des conceptions politiques se référant au marxisme, mais n’ayant plus rien de commun avec la volonté de transformation révolutionnaire qui anime celui-ci. Le révisionnisme réformiste est aussi vieux que le mouvement ouvrier, et il s’est d’autant plus facilement développé au sein de celui-ci qu’il n’avait qu’à puiser dans l’arsenal des précurseurs du marxisme, des socialistes utopiques, pour y trouver des idées prétendument nouvelles. Plus d’un siècle plus tard, on voit encore, d’ailleurs, des gens aller rechercher l’inspiration chez ces précurseurs et emprunter tel ou tel élément de leurs théories - qui avaient joué à l’époque un rôle positif dans l’élaboration d’une conception scientifique du socialisme - pour les opposer à cette conception scientifique du socialisme qu’est le marxisme.
De simple corruption des conceptions socialistes sous l’influence de l’idéologie des classes dominantes, le réformisme est ensuite devenu pour celles-ci un moyen de gouvernement, quand elles ont découvert qu’elles pouvaient l’utiliser, en tant que conception politique, ainsi que les hommes et que les organisations qui propagent ces conceptions, pour mieux tromper les exploités. Le réformisme - qui promet un monde meilleur pour un futur indéterminé - est ainsi entré peu à peu en concurrence avec l’emprise déclinante de la religion et de ses promesses d’un « autre monde », comme opium du peuple.
Le socialisme, et les espoirs qu’il a soulevés parmi les exploités, ont d’ailleurs été tels qu’on ne compte plus les politiciens bourgeois qui s’en réclament. Au point que ce ne sont pas seulement les organisations ouvrières réformistes, passées corps et âme du côté de l’ordre bourgeois, qui se proclament « socialistes », mais parfois même les pires ennemis de la classe ouvrière et de ses organisations, comme l’ont parfaitement montré les exemples du fascisme italien et du nazisme.
Il ne faut donc pas oublier tout cela quand on parle des différents régimes qui se disent socialistes de par le monde, que ce soit l’Allemagne de Helmut Schmidt, ou l’Égypte de Sadate. Mais ces considérations générales ne suffisent manifestement pas a expliquer la volonté des dirigeants chinois de se proclamer les meilleurs continuateurs de Marx et de Lénine volonté qui dépasse le cadre de vagues références au socialisme, tel que cela est si fréquent dans les pays du Tiers-Monde ayant quelques velléités d’indépendance par rapport à la domination impérialiste.

L’idéologie stalinienne, idéologie "ouvrière dégénérée"...

La phraséologie révolutionnaire des dirigeants chinois, qui ont expliqué pendant des années que la guerre entre le « camp socialiste » et l’impérialisme est inévitable (bien qu’ils aient beaucoup changé de ton depuis leur entrée à l’ONU, et la normalisation partielle de leurs relations avec les USA) et qui viennent de proclamer aujourd’hui officiellement que leur État est une « dictature du prolétariat » (bien que l’utilisation de ces termes dans des textes non constitutionnels pour caractériser l’État chinois remonte à au moins une quinzaine d’années), jointe au fait que le parti qui exerce le pouvoir en Chine est issu de l’Internationale Communiste, tout cela a certes contribué à égarer de nombreuses tendances du mouvement révolutionnaire dans leur appréciation de ce qu’est la Chine d’aujourd’hui, et de ce qu’a été la révolution qui lui a donné naissance il y a vingt-cinq ans. Au point que l’immense majorité des groupes et des tendances d’extrême gauche considèrent la Chine comme un État ouvrier « dégénéré », ou « déformé », en dépit du fait que le prolétariat n’a joué aucun rôle politique autonome dans la révolution de 1949 et qu’il n’y a jamais exercé le pouvoir d’État, fut-ce pendant une brève période.
Mais de telles conceptions prouvent simplement que leurs auteurs n’ont rien compris au rôle qu’a joué l’idéologie stalinienne, non seulement en Chine, mais également dans un certain nombre d’autres pays. Car il serait absolument faux de faire de cette idéologie quelque chose de spécifiquement « ouvrier » à cause de ses origines.
Suivant en cela l’exemple des thermidoriens français qui accomplirent à la fin du XVIIIe siècle le mouvement de réaction qui suivit la chute de Robespierre en camouflant leurs buts politiques par l’utilisation du vocabulaire et des slogans de l’époque de la montée révolutionnaire, la bureaucratie stalinienne se garda bien d’engager la lutte pour le pouvoir au nom de la dénonciation du marxisme et de la tradition internationaliste du bolchevisme. La mort de Lénine survint au contraire à point nommé pour permettre à Staline de se référer à celui-ci sans crainte d’être contredit par celui qui avait été l’âme de la révolution russe. Elle n’essaya même pas de se démarquer sur tel ou tel point des positions défendues dans un passé plus ou moins récent par les révolutionnaires communistes. Elle se contenta de tenter de justifier ses positions politiques du moment à coups de citations détachées de leur contexte, voire carrément tronquées, de Marx, d’Engels et de Lénine, donnant ainsi naissance à une espèce de scolastique « marxiste » n’ayant plus rien à voir avec le marxisme, en tant que dialectique de la lutte des classes, et que théorie de la transformation révolutionnaire de la société.
Tous les efforts des intellectuels staliniens furent ainsi consacrés à tenter de construire des justifications « marxistes » de la politique de la bureaucratie.
Dans le domaine de la politique intérieure, ce fut l’élaboration de la théorie du « socialisme dans un seul pays », qui présenta les efforts énormes imposés aux masses populaires pour essayer de développer une économie nationale, le maintien et même l’accroissement des inégalités hiérarchiques, la toute puissance de l’appareil d’État, la dictature policière et l’asservissement de la pensée, comme le fin du fin du socialisme.
Dans le domaine de la politique extérieure, ce fut de plus en plus systématiquement après les coups de barre ultra-gauche de la troisième période, la justification de la politique d’alignement des différents PC derrière leur bourgeoisie nationale, quand cela servait les intérêts diplomatiques de la bureaucratie.
Dans les pays capitalistes avancés, cette mise des PC à la remorque de la bourgeoisie nationale se fit à partir de 1935 au nom de la politique des « Fronts populaires ». Mais dans les pays coloniaux et semi-coloniaux, elle avait commencé beaucoup plus tôt, précisément en Chine, avec la politique d’alignement du PCC. sur le Kuomintang qui devait aboutir au drame de 1927, mais qui devait néanmoins être systématiquement reprise par la suite, dans bien d’autres pays.
A l’origine, il s’agissait pour la bureaucratie stalinienne de dévoyer l’énergie révolutionnaire des masses chinoises par une politique cherchant à ne pas mécontenter la bourgeoisie nationale, et donc à ne pas remettre en cause l’alliance conclue par la bureaucratie avec celle-ci. Les théoriciens de l’Internationale stalinienne exhumèrent donc les dépouilles politiques du menchevisme russe sur la révolution « par étapes », c’est-à-dire sur la prétendue nécessité, pour le prolétariat, de laisser le rôle dirigeant de la révolution à la bourgeoisie nationale, sous prétexte que les tâches de la révolution démocratique bourgeoise n’avaient pas été accomplies. Ils exhumèrent également les vieilles divergences qui avaient opposé Lénine et Trotsky entre la révolution russe de 1905 et celle de 1917, pour condamner la théorie de la révolution permanente, que les faits avaient pourtant magnifiquement confirmée en octobre 17, et pour défendre au nom du « vieux bolchevisme » une politique qui était précisément à l’exact opposé de la tradition bolchevique, qui avait toujours défendu l’idée d’une organisation et d’une politique indépendantes du prolétariat, et affirmé l’incapacité de la bourgeoisie nationale à diriger la révolution démocratique bourgeoise dans un pays sous-développé.
Le Parti Communiste Chinois des années 1925-27 était un parti sans tradition et sans expérience révolutionnaire. Mais c’était néanmoins un parti authentiquement lié à la classe ouvrière, et regroupant les meilleurs éléments de celle-ci, les travailleurs les plus conscients et les plus combatifs. La politique menchevique de reconnaissance du caractère uniquement démocratique-bourgeois de la révolution à venir, et de recherche d’une alliance à tout prix avec la bourgeoisie nationale que l’Internationale stalinienne lui fit mener, n’était alors destinée qu’à égarer la classe ouvrière chinoise, qu’à la détourner d’une politique authentiquement communiste. Mais il n’y aura pratiquement rien à changer à cette politique opportuniste quand le Parti Communiste Chinois se transformera en une direction petite-bourgeoise radicale, quand il deviendra exclusivement le porte-parole de la petite-bourgeoisie jacobine.

... ou idéologie petite-bourgeoise nationaliste ?

C’est ce qui arrivera après la répression de 1927, quand le PCC. sera écrasé dans les villes, et ne réussira à survivre que dans les campagnes, complètement coupé du prolétariat urbain, de ses aspirations et de ses luttes. Par sa composition sociale, par les revendications qu’il fut alors amené à défendre, le PCC. devint alors un parti essentiellement paysan. Mais il n’était pas et ne pouvait pas être, à long terme, le représentant de la paysannerie, pour la simple raison qu’il n’y avait pas plus de place en Chine qu’ailleurs pour un parti paysan indépendant et de la bourgeoisie et du prolétariat. Encadré, dirigé par des éléments issus de la petite bourgeoisie intellectuelle des villes, le PCC. allait tout naturellement servir de pont entre la petite bourgeoisie urbaine radicale et la grande masse de la paysannerie, mettant l’énergie révolutionnaire du mécontentement paysan au service d’une politique démocratique-bourgeoise radicale (encore que n’excluant pas la recherche systématique d’un compromis avec Tchang Kai Chek).
Cette évolution, que, Trotsky avait pronostiquée dès 1932, allait se révéler au grand jour pendant la guerre sino-japonaise, et les événements qui allaient suivre.
Ce serait donc une lourde erreur que de voir dans la révolution chinoise de 1949 une révolution prolétarienne « déformée », parce que dirigée par un parti « communiste » lui-même déformé par l’influence stalinienne. Quelle qu’ait été la similitude entre le langage tenu alors par le PCC. et celui qu’il tenait vingt-deux ans plus tôt, quelles qu’aient été ses références au communisme, ce parti n’avait plus rien d’un parti prolétarien. Et dans une révolution où le prolétariat n’intervint d’ailleurs jamais comme force politique autonome, il accéda au pouvoir en tant que porte-parole de la petite bourgeoisie radicale, ; en s’appuyant sur un profond mouvement de masse paysan, et en bénéficiant de la bienveillance de toute une partie de la bourgeoisie nationale complètement écoeurée par le régime pourri de Tchang Kai Chek.
En dépit de leur phraséologie « communiste », c’est donc aux destinées d’un État bourgeois authentique que Mao Tsé Toung et les siens président donc depuis lors. Et s’ils n’ont pas renoncé depuis à cette phraséologie, ce n’est pas simplement parce que rien ne les y contraignait, c’est parce que l’idéologie stalinienne, qui leur avait si bien servi pour parvenir au pouvoir, pouvait aussi mieux leur servir que tout autre pour l’exercer.
L’élimination de toute participation des masses à la vie politique, au nom de la « dictature du prolétariat », leur encadrement, le rejet de leurs revendications au nom de la lutte contre l’esprit « bourgeois », l’appel à l’effort au nom de la construction du « socialisme », l’intervention massive de l’État pour essayer de développer l’économie nationale, tout cela s’était fait en URSS dans le cadre d’un État ouvrier dégénéré. Mais comment la petite bourgeoisie radicale n’aurait-elle pas adopté un tel programme ? Pourquoi n’aurait-elle pas repris à son compte une idéologie qui la justifiait au nom des intérêts mêmes des masses travailleuses, au nom des’ idéaux les plus susceptibles de toucher celles-ci ?
Cette appropriation de l’idéologie stalinienne allait d’ailleurs se révéler d’autant plus adéquate que dans les années qui suivirent la fondation de la République Populaire de Chine, les dirigeants du PCC. se virent amenés, sous la pression des événements, et de l’impérialisme, à s’engager dans une politique de nationalisations de plus en plus complète, dans une politique de plus en plus « socialiste », au sens que donnent à ce mot ceux qui n’y voient que l’intervention de l’État - indépendamment de la nature de classe de celui-ci dans la vie économique.
Cette intervention de l’État n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel dans les pays sous-développés, où la bourgeoisie nationale est trop faible pour pouvoir espérer développer une économie nationale par ses propres moyens. Et elle n’est même pas propre au Tiers-Monde, puisqu’elle devient au contraire de plus en plus systématique dans les pays impérialistes décadents, non seulement sous forme de commandes et de subventions, mais également sous forme de prise en charge directe de certains secteurs de l’économie. C’est ainsi qu’en France, un travailleur sur trois est un salarié de l’État. Et il est certain que si l’on mesure le caractère « socialiste » d’un pays au degré d’étatisation de son économie, la plupart des pays pauvres sont à moitié, aux trois-quarts ou à quatre-vingt dix pour cent « socialistes ».
Le phénomène prit cependant en Chine un caractère plus radical encore qu’ailleurs, non seulement du fait du retard économique de ce pays, mais également du fait du blocus économique et de la pression militaire qu’exerça sur lui l’impérialisme mondial, avec à sa tête l’impérialisme américain, dès 1950 et le commencement de la guerre de Corée. Développer dans la mesure du possible l’économie, ou du moins assurer sa survie, et se donner les moyens de résister aux pressions et aux menaces américaines, ne pouvait pratiquement se faire que par une intervention radicale de l’État dans l’économie. En quelques années, toute l’industrie chinoise - très faible - passa ainsi sous le contrôle de l’État, soit en tant qu’industrie d’État, soit en tant qu’industrie à capitaux mixtes. Et cette vague de nationalisations rencontra d’autant moins de résistance de la part de la faible bourgeoisie nationale chinoise, qu’elle se voyait offrir des compensations, un intérêt fixe pour ses capitaux investis, et la possibilité de s’intégrer à l’appareil économico-politique dirigeant.
Tous les commentateurs ont remarqué que la nouvelle constitution chinoise ne fait plus de référence à ces secteurs mixtes de l’économie, et ne stipule plus, comme celle qui la précédait « la protection par l’État du droit des capitalistes à la propriété des moyens de production », sans que l’on puisse dire pour autant si ces formes de propriété ont réellement disparu ces dernières années , ou si les dirigeants chinois se contentent de les passer sous silence. Mais quelle que soit de ce point de vue la réalité chinoise d’aujourd’hui, cela ne changerait rien à la nature de l’État chinois. Même si la bourgeoisie nationale avait entièrement disparu dans ce pays, il n’en resterait pas moins un État bourgeois, tout simplement parce que, comme d’ailleurs dans tous les pays sous-développés, sa nature de classe à sa naissance, n’était pas tant liée au fait qu’il représentait les intérêts de sa chétive bourgeoisie nationale, qu’au fait que, dans l’opposition fondamentale qui oppose à l’échelle mondiale le prolétariat et la bourgeoisie, c’est indubitablement les intérêts généraux de cette dernière qu’il incarnait. Et si l’évolution de la situation mondiale, au cours des années 1950, lui permit de s’élever au-dessus de la contradiction opposant l’impérialisme au peuple chinois, tout comme un État bonapartiste classique semble s’élever au-dessus de la contradiction opposant bourgeoisie et prolétariat dans le cadre de ses frontières nationales, cela ne changeait rien à la nature sociale de l’État chinois.
Mais là aussi, toute cette évolution s’accordait fort bien avec l’utilisation de l’idéologie stalinienne. Et la proclamation, aujourd’hui, dans la nouvelle constitution du caractère prétendument socialiste de la Chine populaire, du caractère de « dictature prolétarienne » de son État, est le meilleur camouflage possible des réalités sociales qui se cachent sous ces mots.
Cette utilisation par les dirigeants chinois du « marxisme-léninisme » a certes un caractère exceptionnel (encore que non unique). Mais cela ne signifie pas qu’elle ne sera pas de nouveau imitée dans l’avenir, et cela d’autant plus facilement précisément que la Chine a montré l’exemple. Car si la politique de la bureaucratie stalinienne a pu être une source d’inspiration pour des directions nationalistes petites-bourgeoises radicales (et pas seulement en Chine), la réussite relative de la politique de Mao Tsé Toung et de son équipe, face à la tentative de l’impérialisme de les réduire à merci, le fait qu’après plus de vingt ans de blocus économique et diplomatique, la Chine retrouve peu à peu la place qu’elle ambitionnait à l’ONU ou ailleurs, tout cela confère une nouvelle auréole à l’idéologie stalinienne, et peut très bien lui amener de nouveaux adeptes, cherchant à placer leur pays sur la voie choisie par les dirigeants chinois.
Loin d’être d’une quelconque nature prolétarienne, le « marxisme-léninisme » à la sauce chinoise est donc simplement l’illustration de ce que la théorie marxiste, lorsqu’elle n’est plus considérée comme la théorie révolutionnaire du prolétariat, mais est réduite à l’état de mots et de formules, peut parfaitement être utilisée dans un but résolument contraire à celui pour lequel elle a été élaborée.
Et c’est ce que font ceux des révolutionnaires qui, oubliant que l’ABC du marxisme consiste précisément à juger des idées et des hommes en liaison avec les faits sociaux, persistent à voir dans la Chine de Mao quelque chose de « prolétarien » ou de « socialiste ».

:: Octobre 1949, la Chine échappe à l’emprise de l’impérialisme


Le 1er octobre 1949, se réunissait la première session du Conseil du Gouvernement Populaire Central de Chine, et si la guerre civile n’était pas encore terminée, la défaite des « nationalistes » ne faisait plus aucun doute. Deux semaines plus tard, le Kuomintang était chassé de la dernière grande ville encore entre ses mains, de Canton d’où vingt-trois ans auparavant les deux adversaires d’aujourd’hui, alors alliés, étaient partis à la conquête de la Chine, de Canton dont « la commune », baroud d’honneur de l’Internationale stalinienne, avait si sauvagement été réprimée en décembre 1927.
Mais le Parti Communiste qui rentrait dans Canton n’était pas celui qui s’était battu vingt deux ans plus tôt. Après le revirement de Chang Kaï Chek, le massacre des militants communistes et syndicalistes de Changaï, le parti communiste, traqué dans les centres urbains, n’avait réussi à survivre réellement qu’à la campagne, et sa base sociale, de prolétarienne, était devenue presque exclusivement paysanne.
Pendant ces vingt deux années, on peut dire que la guerre civile, tantôt violente, tantôt larvée, ne s’arrêta jamais. Pourtant, en 1937, au début de la guerre contre le Japon, on put croire que l’union sacrée allait réconcilier les deux adversaires. Mais il n’en fut rien, et la rupture ne fut pas due aux dirigeants du PCC dont le programme se plaçait uniquement sur le plan de la démocratie bourgeoise et qui étaient prêts, de plus, à l’immoler sur l’autel de l’unité nationale, mais elle vint du Kuomintang qui s’inquiéta rapidement de voir le PCC grandir en force et en influence au cours de la guerre.
Aussi, si les deux adversaires continuèrent le combat contre le Japon, farouchement du côté « communiste », beaucoup plus modérément du côté « nationaliste », la ligne de séparation entre les zones qu’ils contrôlaient, devint à son tour un véritable front.
Par ailleurs, la guerre en Europe en 1939, l’internationalisation du conflit dans le Pacifique après Pearl Harbour, allaient profondément modifier les positions de l’impérialisme en Chine. Avant la guerre, les intérêts des pays de l’Ouest européen y étaient très fortement représentés. A partir de 1940, la France était complètement hors de course, l’Angleterre avait déjà trop de mal à garder l’Inde dans son orbite pour s’intéresser encore à la Chine. Les deux seuls impérialistes en présence furent alors le Japon et les USA Pour ces derniers, le problème avait deux aspects, celui de leurs intérêts économiques dans le pays et celui de la lutte militaire contre l’Empire nippon. La série de défaites qu’essuyèrent les Américains en 1941-1942 fit du second point le plus important.
De fait, les USA ne lésinèrent pas sur l’aide militaire à la Chine, c’est-à-dire à son gouvernement officiel Kuomintang, seul gouvernement que reconnaissait également l’URSS. De 1941 à 1945, ils équipèrent entièrement 57 divisions nationalistes (alors que l’aide à la France par exemple : se limita à 10 divisions). Les troupes communistes, elles, comme les guérillas, ne bénéficiaient d’aucune aide, ni américaine, ni même soviétique, et elles devaient se contenter des armes prises à l’ennemi.
Et malgré cela, jusqu’à la capitulation du Japon devant les USA, en 1945, les territoires contrôlés par les « nationalistes » ne devaient cesser de se rétrécir, alors que les « régions libérées », tenues par les troupes de Mao, s’étaient peu à peu accrues.
A la fin de la « longue marche », en 1935, les armées « communistes » comptaient moins de 30 000 hommes. En 1945, le PCC contrôlait une armée régulière de 910 000 soldats, doublée par deux millions de miliciens. C’est que, si les troupes communistes n’avaient pas de ressources extérieures, elles faisaient corps avec la population. Non seulement, l’administration communiste avait allégé la fiscalité, diminué les taux de fermages, mais c’était bien la première fois que le paysan chinois voyait une armée qui ne vivait pas de rapines et de pillages, mais qui au contraire, entre deux combats, se livrait aux travaux des champs et subvenait ainsi en grande partie à ses propres besoins.
Dans la zone nationaliste le régime n’était pas seulement détesté de la paysannerie, écrasée sous les impôts et les réquisitions, mais même de larges couches de la bourgeoisie trouvaient la dictature de Chang Kaï Chek étouffante et, fait bien plus grave aux yeux des bourgeois, souffraient de voir le parasitisme et la rapacité de la bureaucratie Kuomintang mettre en cause leurs propres bénéfices. La corruption régnait en maître à tous les niveaux. Armes américaines, médicaments, tout était bon aux yeux des généraux nationalistes à vendre au marché noir, quand ce n’était pas aux Japonais. Par-dessus le front un véritable marché s’était installé, ravitaillant les Nippons en matières premières, les Chinois en produits de luxe. Cette corruption ne cessera pas pendant la guerre civile, et l’anticommunisme virulent des généraux Kuomintang ne les empêchera pas de « faire de l’argent » en vendant leurs propres armes à leurs adversaires.
Lorsque le Japon capitula, les deux armées se trouveront face à face, et Chang Kaï Chek commença ses préparatifs pour éliminer son adversaire. Pourtant le PCC était toujours disposé à traiter. Sa seule revendication véritable, c’était un gouvernement de coalition, mais cela la dictature de Chang ne pouvait le supporter. Après toute une période où alternèrent trêves et combats, l’ère des batailles décisives s’ouvrit en janvier 1947. Les premiers mois de la guerre virent quelques succès initiaux des « nationalistes », mais très vite, la situation se retourna. Malgré l’aide américaine, les armées Kuomintang, composées en grande partie de paysans enrôlés plus ou moins de force, combattant à contre-coeur, démoralisées, dotées d’un commandement aussi médiocre sur le plan militaire qu’il était habile en « affaires », vomis de la population, allaient reculer sur tous les fronts devant les armées communistes, portées par les millions de paysans qui voulaient la terre, accueillis sinon en libérateur, du moins avec bienveillance par de larges couches de la bourgeoisie qui pensaient que rien ne pouvait être pire que le régime de Chang et de ses séides.
Ce fut un effondrement. En deux ans, les armées Kuomintang furent rejetées à la mer, ou plus exactement elles se dissolvèrent. Les masses énormes de soldats passant de l’autre côté du front, des armées entières capitulant.
Pourtant, jusqu’au dernier instant, ce ne fut pas une victoire complète, mais un compromis, la formation d’un gouvernement de coalition, que rechercha la direction « communiste », et ce fut seulement l’intransigeance des « nationalistes » qui rendit cette solution impossible.
Les Américains non plus ne semblaient pas hostiles à un compromis, mais dans la mesure où celui-ci ne se réalisa pas, ils soutinrent jusqu’au bout le gouvernement Chang Kaï Chek.
D’ailleurs l’aide américaine fut uniquement matérielle, et on a vu que les moeurs du commandement nationaliste la rendaient absolument vaine. L’impérialisme américain, le seul qui avait encore une certaine implantation en Chine, n’intervint pas directement. Il avait encore bien d’autres problèmes à régler.
Ainsi après la victoire des armées communistes, l’impérialisme avait disparu du continent chinois, et cela bien plus à cause de la politique des USA qui entreprirent d’isoler le nouveau gouvernement, qu’à cause de la volonté de ce dernier. Ce résultat n’était pas seulement la conséquence de la lutte du peuple chinois, c’était aussi un contre-coup de la deuxième guerre mondiale. En se dévorant entre elles, les puissances impérialistes, avaient fini par s’éliminer mutuellement de Chine, comme elles avaient dû relâcher leur étreinte sur la plupart des pays qu’elles tenaient sous leur coupe.
La vieille Chine était morte, et bien morte. Mais le Parti Communiste Chinois n’était pas un parti révolutionnaire prolétarien. La révolution mondiale était en fait le dernier de ses soucis. Le problème qu’il se posa, une fois au pouvoir, ne fut pas celui de l’extension de la révolution, mais celui de faire échapper l’économie nationale de la Chine à l’exploitation de l’impérialisme mondial afin de permettre à la bourgeoisie de survivre. Ce n’était ni la tradition de Marx, ni celle de Lénine, c’était en fait la continuation du rêve de Sun Yat Sen.
Mais les conditions de vie des masses avaient considérablement changé. Elles avaient gagné la terre, le nouveau gouvernement avait supprimé la corruption et le gaspillage éhonté qui régnait sous Chang.
En octobre 1949 un quart de l’humanité, échappait à l’emprise de l’impérialisme. Pourtant le nouveau régime ne consacrait pas la libération définitive de ces 600 millions d’hommes. Sous le signe de la « démocratie nouvelle », il les attelait à une tâche de construction économique dont allaient surtout profiter les couches dirigeantes, la bourgeoisie nationale. mais quoi qu’il en soit, cette date marque tout de même la plus grande défaite de l’impérialisme depuis octobre 1917, et dans les usines et les chantiers de la Chine nouvelle, croît et mûrit un nouveau prolétariat.

:: Automne 1923 : Staline commence sa campagne contre le "fractionnisme trotskyste"


En 1923, dans le Parti Bolchevik et l’Internationale Communiste, s’engageait une discussion qui ne devait se terminer que quatre ans plus tard, par l’exclusion de tous les éléments révolutionnaires. Pour la première fois, en cet automne 1923, la bureaucratie soviétique manifestait ouvertement son existence politique. La campagne contre les révolutionnaires, contre le « fractionnisme trotskyste » commençait.
Mais ces événements s’inscrivaient dans un cadre beaucoup plus large. Plus que les petites combines des hommes de l’appareil, il y avait le reflux de la vague révolutionnaire qui avait suivi la première guerre mondiale, reflux qui allait emporter à son tour l’Internationale.
En fait, depuis l’échec de l’Armée Rouge en Pologne, la révolution reculait sur tous les fronts, « l’offensive révolutionnaire » de mars 1921 en Allemagne ne pouvait enrayer ce mouvement. En octobre 1922, Mussolini formait le premier ministère fasciste. En septembre 1923, c’était en Espagne le coup d’État de Primo de Rivera.
Ce recul ne devait pas épargner la Russie des soviets. Dès 1921 la N.E.P. représentait toute une série de concessions faites aux éléments de la ville et de la campagne. La fin de la guerre civile trouva le pays épuisé à un tel point, l’économie si délabrée, qu’il fallut bien en passer par là et renoncer au communisme de guerre.
Le Parti Bolchevik était parfaitement conscient qu’il s’agissait d’un recul, il n’essaya pas de le cacher. Et, pour éviter que la pression de la petite bourgeoisie qui allait immanquablement renaître de la NEP ne se manifeste trop facilement dans le seul parti dirigeant, le Xe congrès supprima le droit de fractions.
Mais cette mesure se révéla la parfaitement inefficace, elle se retourna même finalement contre les révolutionnaires, car ce ne fut pas à la périphérie du parti mais en son centre, dans son appareil, que se manifesta l’influence petite-bourgeoise.
La bureaucratisation de l’appareil d’État soviétique était un mal déjà ancien, mais qui ne pouvait aller qu’en s’accentuant avec la fatigue et l’apathie politique qui gagnaient les masses ouvrières. A partir de 1922, il s’avéra que le phénomène n’était pas limité aux fonctionnaires de l’État, mais gagnait également l’appareil du parti. Lénine, bien que malade, se préparait pour le XIIe congrès à livrer la lutte contre la bureaucratisation. Sa deuxième rechute l’empêcha d’y participer, mais il fit parvenir sa « Lettre au Congrès » dans laquelle il demandait que Staline soit écarté du secrétariat général. Cette emprise grandissante des bureaux sur la vie du parti ne s’était pas encore manifestée dans le domaine de la politique de l’Internationale. Elle était surtout caractérisée par des moers nouvelles. A la libre et franche discussion faisaient place peu à peu les pressions et le chantage de toutes sortes.
Mais déjà, aussi, des différends apparaissaient dans le domaine de la politique économique. Dès la fin de 1922 Trotsky demandait un rythme d’industrialisation plus rapide de manière à pouvoir offrir des produits manufacturés aux paysans, à établir un équilibre entre les prix des produits industriels et agricoles. Trotsky utilisait l’image des ciseaux dont une branche représentait les prix agricoles et l’autre les prix industriels, les deux branches s’écartant de plus en plus. Il s’agissait donc de refermer les ciseaux, et c’était une question de première importance, car si la cherté des produits industriels lésait la paysannerie dans son ensemble, elle favorisait la différenciation sociale à la campagne, la naissance d’une classe de koulaks sur laquelle pouvait s’appuyer la bureaucratie. L’industrialisation au contraire, en abaissant les prix du matériel agricole, aurait égalisé les chances des différents paysans, elle aurait de plus permis de réformer et de renforcer la classe ouvrière russe, qui avait pratiquement disparu en 1921 (il n’y avait plus que des chômeurs et des fabricants de « perruque » destinée à être vendue au marché noir), et ne s’était que partiellement reformée durant les deux premières années de la NEP.
Ainsi, au début de l’automne 1923, deux revendications importantes apparaissaient dans le parti, sur deux plans différents, mais en fait étroitement liés : celle d’un retour à la démocratie ouvrière, celle de l’industrialisation.
Mais à cette époque des faits nouveaux captèrent l’attention de tous, faisant passer la discussion qui s’ébauchait au second plan. La crise allemande approchait de son dénouement. La victoire de la révolution en Allemagne aurait été la fin de l’isolement de l’URSS, le salut de la révolution soviétique, l’aube de la révolution mondiale. Et le parti communiste allemand se préparait à célébrer le 6e anniversaire de la Révolution russe de la plus digne manière qui soit, en prenant le pouvoir à son tour.
La situation était objectivement révolutionnaire. Cela est indiscutable. Mais entre la politique suivie par le K.P.D. et celle qu’avait menée le Parti bolchevik en 1917, il y avait un fossé énorme, et cette différence était bien significative des nouvelles moers qui régnaient dans l’IC En Russie, toute la politique des révolutionnaires consista à démontrer aux masses la nécessité de la prise du pouvoir, à leur faire apparaître l’insurrection comme leur insurrection. En Allemagne l’État-Major communiste dressa ses plans indépendamment du mouvement de masse. Si elle avait eu lieu, l’insurrection aurait coïncidé avec la montée révolutionnaire des masses ; elle n’en aurait pas été l’aboutissement.
Au dernier moment l’insurrection fut décommandée : on venait de se rendre compte que les plans étaient faux, que les stocks d’armes étaient insuffisants. Les bureaux s’étaient trompés !
Les masses n’avaient pas combattu, elles n’avaient pas été vaincues, nais le mouvement refluait. L’octobre allemand marqua un virage important, ce fut la dernière chance de la révolution russe, ce fut aussi le premier échec d’un mouvement révolutionnaire imputable à la bureaucratie.
Lorsque les nouvelles d’Allemagne arrivèrent en Russie, elles libérèrent tous les griefs accumulés contre la direction du parti et de l’IC, manifestement responsable. Staline n’avait-il pas écrit en août : « Selon moi, on doit retenir les Allemands et non pas les stimuler ».
Quarante six bolcheviks éminents, parmi lesquels Piatakov, Préobrajensky, Sérébriakov, V.M. Smirnov, publièrent une déclaration où ils disaient notamment : « La présente situation est due au fait que le régime d’une dictature fractionnelle qui se développa après le Xe congrès, a survécu à son utilité ».
Devant l’agitation croissante qui se développa, le triumvirat, Staline, Zinoviev, Kamenev - qui dirigeait en fait le parti depuis la maladie de Lénine - inquiet décida de lâcher du lest. Le 7 novembre, Zinoviev publia un article autorisant la discussion, et affirmant d’ailleurs que la démocratie ouvrière existait dans le parti. Le 5 décembre, le Comité Central adopta une résolution condamnant la bureaucratie, les privilèges spéciaux, permettant la restauration du droit de critique.
Trotsky, malade depuis le début novembre (c’est de son lit qu’il participa à toute la discussion), signa la résolution du C.C., mais compléta sa position en publiant quelques jours plus tard une lettre dans laquelle il pesait le problème dans tout son ensemble et expliquait ses craintes sur le danger d’une dégénérescence bureaucratique.
Les réactions de la majorité du c.c. furent significatives de sa mauvaise foi. alors qu’il ne semblait pas y avoir de désaccord entre la résolution du c.c. et la lettre de trotsky, la pravda se déchaîna contre ce dernier. de 1917 à 1923 les discussions s’étaient caractérisées par un certain côté conciliant en ce sens qu’il n’était pas dans les méthodes du parti d’envenimer la discussion par le rappel des divergences passées. là au contraire, la discussion ne porta pas tant sur les positions présentes de trotsky que sur le rappel de ses « fautes passées » de 1903 à 1923.
La lutte contre l’opposition qui se formait sur la base de la revendication de la démocratie ouvrière et de l’industrialisation se confondit avec la lutte que menaient nombre de cadres supérieurs du parti contre Trotsky. La position de ce dernier n’était pas facile : nouveau venu dans le Parti bolchevik à la veille de la Révolution, il avait rapidement surclassé et dominé nombre de « vieux » bolcheviks. Commissaire à la guerre, il avait souvent dû au cours de son activité piétiner bien des amours-propres. Pour beaucoup les ennemis de Trotsky étaient animés par des sentiments de rancune, et ils ne se rendaient pas toujours compte que la politique qu’ils menaient était la négation du bolchevisme.
La discussion fit rage dans le parti jusqu’à la fin décembre. Le Comité Central décréta alors que Trotsky malade avait besoin de se reposer, et il l’envoya en Crimée. C’est là que celui-ci apprit la mort de Lénine, qui pour un temps arrêta la discussion. Celle-ci reprit en fin 1924, d’autant plus acharnée qu’après la mort de Lésine, la bureaucratie, par la plume de Staline, osa enfin parler de « socialisme dans un seul pays ». L’opposition se renforça alors, au moins temporairement, de tous ceux qui ne pouvaient renier leur formation internationaliste, même s’ils avaient, tels Zinoviev et Kamenev, contribué à mener la bureaucratie au pouvoir. Mais le vieux Parti bolchevik qui avait fait la révolution n’existait plus. Les militants de 1917 étaient submergés par le flot des nouveaux venus, par ceux qui étaient venus au Parti pendant la guerre civile, la plupart dévoués et sincères mais dépourvus de culture politique, par ceux bien plus nombreux qui adhérèrent après 1921 avec parmi eux beaucoup d’arrivistes et de trafiquants en tous genres.
Il n’était pas au pouvoir de l’opposition d’arrêter le reflux de la révolution mondiale ; elle ne pouvait prendre le pouvoir en URSS, mais ce n’est pas non plus ce qu’elle voulait. Défendant avec intransigeance les principes de la démocratie ouvrière, de l’internationalisme prolétarien, l’opposition trotskiste maintenait haut le drapeau révolutionnaire. Analysant l’évolution du monde moderne, la dégénérescence de l’URSS, elle renouvelait et enrichissait le programme marxiste.
Malgré la répression bourgeoise, la calomnie et les méthodes de gangstérisme et d’assassinat du stalinisme, malgré l’extermination presque totale d’une génération de révolutionnaires, ce drapeau et ce programme sont restés vivants, et pour les militants qui s’attachent aujourd’hui à construire un parti ouvrier révolutionnaire, ils représentent un capital inappréciable.
L’opposition de 1923 se voulait » bolchevik-léniniste », elle se défendait bien d’être trotskiste, mais l’histoire, comme ses adversaires, lui a donné ce non, et avec le « trotskisme » qui naissait en 1923, c’est le bolchevisme lui-même qui continuait.

mercredi 19 septembre 2012

:: Gagner la base ouvrière du PCF à une véritable politique communiste et révolutionnaire [LO, 1986]


[...] Du côté de la bourgeoisie, de son système politique et de ses jeux électoraux, les perspectives du Parti Communiste sont aujourd’hui passablement bouchées. Mais cette position d’éternel opposant, au contraire de ce qu’en disent ou en pensent tous les commentateurs qui enterrent le Parti Communiste trois fois par semaine, et tous les réformateurs - pour qui le défaut du Parti Communiste, c’est de ne pas être le Parti Socialiste - n’est cependant pas nécessairement un handicap dans la classe ouvrière. A certains égards, au contraire, cela accrédite l’idée que le Parti Communiste est un adversaire radical de la société bourgeoise, plus radical en tout cas que le Parti Socialiste.
Et la politique que mène la direction du Parti Communiste français par exemple avec son attitude toute récente de critique systématique du Parti Socialiste, avec ses tentatives d’actions spectaculaires dans la classe ouvrière, chez Renault ou ailleurs, c’est précisément de reconquérir cette image de défenseur intransigeant de la classe ouvrière que sa participation gouvernementale a sérieusement ternie.
Il faut que les révolutionnaires connaissent bien la nature et les mécanismes des liens qui unissent le Parti Communiste à la classe ouvrière et qui ne sont certainement pas que des liens électoraux. Sur le plan électoral, le recul du Parti Communiste français est patent. C’est ce recul qui a amené sa direction à quitter le gouvernement pour adopter une attitude plus critique à l’égard du Parti Socialiste. Mais c’est aussi ce recul qui a poussé un certain nombre de cadres, de responsables, de notables du Parti Communiste à se faire les porte-parole de l’attitude inverse, plus ouvertement réformiste, impatiente d’officialiser une politique d’alignement derrière le Parti Socialiste, que la direction a cessé momentanément de prôner.
Bien sûr, la lutte plus ou moins feutrée que cela entraîne dans l’appareil du Parti et parmi ses dirigeants peut pousser les travailleurs communistes du rang à se poser des questions et peut-être à leur trouver des réponses qui ne vont ni dans le sens de Marchais, ni dans le sens de Juquin.
Il faut être attentif à cela. Il faut en tout cas discuter avec les travailleurs communistes, de quelque obédience qu’ils soient, pour peu qu’ils acceptent de discuter politique, pour peu qu’ils acceptent de se demander comment et avec quelle politique le mouvement ouvrier de demain pourrait, en cas de remontée de la combativité, éviter d’en arriver de nouveau à la situation de recul et de démoralisation présents.
Mais force est de constater que, jusqu’à maintenant, on n’a vu apparaître dans cette discussion aucun courant, fut-il minuscule, prônant au sein du Parti Communiste un retour aux traditions de lutte de classe, aux véritables traditions communistes.
Et, dans ces conditions, du débat entre rénovateurs et partisans de la direction actuelle, ne peut sortir rien de bon pour les travailleurs, à supposer que débat il y ait. Juquin et les autres chefs de file actuels des rénovateurs ne représentent pas une politique plus juste, du point de vue des intérêts de la classe ouvrière, que Marchais. La politique de Marchais, qui a conduit le Parti Communiste à la situation où il est, était d’ailleurs la leur. Et il n’y a aucun automatisme qui puisse donner à cette discussion une dynamique conduisant à des positions de lutte de classe : il faudrait pour cela que des hommes, des militants, choisissent consciemment et clairement, au sein du Parti Communiste, une telle politique.
Le recul du Parti Communiste lui-même ne résulte pas d’une montée ouvrière qui aurait débordé la politique du Parti Communiste sur la gauche. Il se fait, au contraire, dans une période de démoralisation de la classe ouvrière et il en est, dans une certaine mesure, l’expression.
Mais c’est dans la perspective d’une nouvelle remontée de la combativité de la classe ouvrière que les révolutionnaires doivent bien connaître le Parti Communiste et bien connaître ses militants. Parce que, en tant que révolutionnaires, nous serons inévitablement, nécessairement, en compétition avec le Parti Communiste, sur la question de savoir dans quelles perspectives politiques s’orientera cette remontée.
En raison de sa situation spéciale, c’est probablement au Parti Communiste que profitera, dans un premier temps, toute remontée ouvrière. Et il faudra que les révolutionnaires soient préparés à lutter politiquement pour disputer cette influence du Parti Communiste.
C’est pourquoi il faudra que les révolutionnaires soient capables de profiter de la période de recul présente pour s’implanter dans un grand nombre d’entreprises ; et qu’ils y aient des militants aussi dévoués que ceux du Parti Communiste. C’est le préalable à tout développement. Mais cela étant, il faut qu’ils soient conscients que, même s’il se produit une remontée, les révolutionnaires resteront nécessairement minoritaires pendant un temps. Il faut qu’ils sachent alors à la fois se soumettre à des majorités qui seront influencées par le Parti Communiste et ses militants, et à la fois défendre ouvertement, clairement, publiquement leur propre politique devant les travailleurs. Et il faudra qu’ils montrent toujours, concrètement, en quoi la politique qu’ils proposent est différente de celle du Parti Communiste.
Enfin, tout en acceptant d’être minoritaires, il faudra que les révolutionnaires se battent pour que les travailleurs se donnent des structures démocratiques pour diriger leurs luttes.
Car même si ces structures démocratiques elles-mêmes refléteront sans doute, dans un premier temps, l’influence du Parti Communiste, c’est uniquement si les travailleurs ont la possibilité de comparer les politiques, de les juger et de trancher, qu’ils pourront dans la dynamique du mouvement dépasser le stade où ils se sentiront représentés par le Parti Communiste. Car le Parti Communiste trahira leurs luttes, à une étape ou à une autre, inévitablement.
Nous disons cela sans aucun esprit d’hostilité vis-à-vis des travailleurs communistes, bien au contraire. Car les travailleurs communistes sont, tout comme les autres travailleurs et peut-être à certains égards, plus que les autres, trahis par la direction et l’appareil de leur parti, qui utilise leur énergie militante mais la canalise finalement toujours au profit du système bourgeois.
Certains de ces militants communistes, même ceux de la classe ouvrière, parce que ce sont ceux-là qui nous importent, sont peut-être définitivement perdus pour la révolution, déformés et corrompus qu’ils ont été par leur parti et par sa politique.
Mais il y a les autres, et même s’ils ne constituent qu’une minorité dans le Parti Communiste, de toutes façons ils représentent dans les entreprises une force numérique et militante supérieure à celle des révolutionnaires.
Et puis, il y a aussi les jeunes, ceux que la simple existence et l’activité militante des précédents attirent en permanence vers l’activité militante.
Mais il n’y aura de véritable parti révolutionnaire, en France comme en Italie, comme ailleurs, que lorsque ces travailleurs communistes, ces militants actuels ou potentiels du Parti Communiste, renoueront avec les idées véritablement communistes, véritablement révolutionnaires. Il n’y aura de véritable Parti Communiste que lorsqu’ils éprouveront le besoin de s’organiser sur la base des idées communistes en se séparant des partis qui portent encore ce nom mais qui, eux, sont définitivement passés, et depuis longtemps, dans le camp de la bourgeoisie.