lundi 14 mai 2012

:: L’école de Jules Ferry, une "école du peuple" séparée de celle réservée aux enfants de la bourgeoisie

Ce qu’apportèrent les lois Ferry
L’obligation scolaire était devenue une nécessité sociale. Avec les lois Ferry de 1881 et 1882, l’État créait enfin le service public national d’éducation qui avait été envisagé plusieurs fois et toujours reporté. Il instituait l’école gratuite, obligatoire et laïque.
La gratuité, cela signifiait que l’État prenait en charge les salaires des instituteurs. Même s’il fut longtemps le moins payé des fonctionnaires, et qu’il dut souvent assurer des tâches complémentaires à la mairie pour boucler les fins de mois, il n’était plus à la charge des familles. L’État aida également les communes à financer la construction de nouvelles écoles, en créant une Caisse nationale, alimentée par le budget public. En sept ans, 16 000 nouvelles écoles furent construites, 30 000 furent restaurées. Il fallut imposer des critères de construction, avec des normes de surface ou d’éclairage, et contrôler la salubrité des bâtiments restaurés. Ce fut un effort sans précédent : le budget qu’y consacra l’État fut multiplié par dix ! On peut voir encore, dans bien des communes, l’école datant de cette époque qui reste l’un des plus beaux bâtiments publics. Et quand on pense qu’aujourd’hui il faut quatre à six ans de procédures pour construire un collège, cela prouve bien que ce n’est pas un problème de moyens, mais une question de volonté politique !
L’obligation allait permettre de scolariser les enfants durablement. Avant l’obligation, plus de 70 % des enfants de cinq à quinze ans bénéficiaient déjà d’une petite instruction. Mais une partie d’entre eux ne restait pas à l’école six mois par an, occupés par les travaux des champs. Les garçons étaient plus scolarisés que les filles, ces dernières l’étant plus souvent dans le privé. Car selon les préjugés de l’époque, elles étaient « plus enclines au péché », et on disait qu’elles seraient mieux tenues par les curés. Il y avait également une certaine disparité régionale, le nord du pays étant plus alphabétisé que le sud.
Avec la loi Ferry, le nombre d’écoliers n’augmenta que de 10 %, passant de 4,7 millions en 1876 à 5,3 en 1884. Mais ils allaient à l’école toute l’année, et surtout plusieurs années, puisque l’école devenait obligatoire de six à treize ans. À la fin du XIXe siècle, près de 95 % des enfants étaient sur les bancs de l’école, et le taux d’alphabétisation de la population avait grimpé de 20 % : 95 % chez les femmes et 97 % chez les hommes.
Ce qui posa le plus de problème, ce fut la laïcité. Avec la laïcisation, tout enseignement religieux fut exclu des programmes scolaires. Mais Jules Ferry concéda aux curés qu’un jour de la semaine leur serait réservé. Il fit supprimer la classe le jeudi, pour que les enfants puissent suivre le catéchisme ce jour-là !
Vingt ans plus tard, en 1905, la séparation de l’Église et de l’État entraîna la fermeture des écoles tenues par les congrégations religieuses, et donna lieu à des affrontements entre les partisans laïques et les cléricaux. La presse catholique en fit une épopée digne de la guerre de Vendée. Quant au monde ouvrier, certains firent de l’anticléricalisme le combat du moment mais, pour les marxistes, cela détournait du combat essentiel, celui contre l’exploitation capitaliste et la domination de la bourgeoisie sur la société.
Suite à la laïcisation, un journal catholique regrettait amèrement : « Dans l’école laïque, le crucifix et l’image de la Sainte Vierge ont été enlevés, les pieuses sentences, les préceptes de la morale chrétienne inscrits sur les murs ont été effacés. Un commentaire sur la déclaration des droits de l’homme, un éloge du régime républicain, a remplacé la leçon de catéchisme et la lecture d’histoire sainte. Les jours suivants, on étudiera, selon le programme, l’anatomie et la géologie, sans qu’il ne soit jamais question du créateur. »
Mais même débarrassée du catéchisme, des soutanes et des crucifix, l’école publique restait imprégnée de préjugés religieux puisque, selon les instructions officielles, les enfants de la « laïque » devaient « apprendre à ne pas prononcer à la légère le nom de Dieu ». Ce n’est qu’en 1923 que les « devoirs envers Dieu » disparaîtront des instructions !
Les critiques ne venaient pas que de la droite catholique, elles venaient aussi de la gauche. Une publication spécialisée de pédagogie dénonçait les conseils qu’un inspecteur d’académie donnait aux instituteurs : « Il faut aussi mettre en garde les enfants, fils d’ouvriers, contre les théories égalitaires qui hantent souvent les ateliers (…). Sans être de profonds théoriciens, il vous sera facile de montrer à vos élèves l’impossibilité de partager les biens entre tous et de donner à chacun selon ses forces et son mérite. »

Jules Ferry, un homme politique de la bourgeoisie

Au moment où il fit voter ces lois scolaires, Jules Ferry avait déjà derrière lui une carrière d’homme politique de la bourgeoisie. Pendant le siège de Paris, puis pendant la Commune, il s’était distingué dans la chasse aux «  rouges ». Sous la IIIème République, il fut un des meilleurs défenseurs de l’Empire colonial, faisant voter à l’Assemblée les interventions militaires en Tunisie, à Madagascar et au Tonkin.
Il justifiait la politique coloniale : « La paix sociale est une question de débouchés ». C’est en effet le pillage des colonies qui permit à la bourgeoisie française d’avoir de quoi maintenir la paix sociale, en faisant quelques concessions à la classe ouvrière. Et pour domestiquer les masses, on remplaça la religion des curés par celle du drapeau et de la patrie.
Pour Jules Ferry, l’instituteur avait une mission : apprendre « l’obéissance aux lois, le respect de la hiérarchie sociale, la frugalité et le travail sans récrimination ».

Endoctriner et « moraliser » les masses populaires : l’exemple du manuel Le tour de France par deux enfants

Ce sont la morale, la résignation à son sort, et surtout le patriotisme qui imprègnent quasiment chaque page du manuel Le tour de France par deux enfants, véritable petit livre rouge de la IIIe République. Publié pour la première fois en 1877, ce fut rapidement ce qu’on appellerait aujourd’hui un best-seller.
Réédité plus de cent fois jusqu’au XXe siècle, des millions d’exemplaires en furent vendus et équipèrent les bibliothèques.
Le sous-titre de l’ouvrage annonce la couleur : « Devoir et patrie ». On suit l’initiation de deux jeunes garçons qui parcourent le pays, et qui découvrent chaque région, chaque ville, avec son industrie, comme les hauts fourneaux du Creusot, son commerce, avec le port de Marseille, ou encore son agriculture et les vaches de Normandie. Il s’agissait de mieux connaître le pays et ses hommes certes, mais en les identifiant toujours à la patrie. Ainsi, comme le dit le texte, « ils l’aimeraient encore davantage et pourraient encore mieux la servir ». La morale de chaque histoire est la même : riche ou pauvre, ce que tu as, tu ne le dois qu’à toi-même, et tu dois en être reconnaissant à ta patrie !

Le cas des instituteurs de Noisiel liés aux Menier

Ce n’était pas seulement les manuels, mais les instituteurs eux-mêmes qui devaient être des éléments moralisateurs. Ce fut le cas des instituteurs liés, et complètement inféodés, à la famille Menier qui bâtit sa fortune avec le chocolat auquel elle donna son nom. Dans leur ville de Noisiel, les Menier père et fils développèrent un système paternaliste qui dominait toute la vie sociale : de la mairie à l’usine, et du logement au banc de l’école, tout était une création estampillée « Menier ».
Le directeur de l’école participait à ce système et il contribuait à reproduire l’ordre social des Menier, qui existait dans l’usine comme dans la ville. C’est ainsi que les faits essentiels de la scolarité de chaque ouvrier natif de Noisiel figuraient dans les notes confidentielles du patron : assiduité, comportement, diplôme obtenu, etc. Dans les courriers que le directeur de l’école ou les instituteurs envoyaient régulièrement à l’ingénieur-maison de l’usine, chaque fait, chaque nom était consigné, jusqu’aux mesures disciplinaires prises ! Dans une lettre datée de 1903, l’instituteur dénonçait : « J’ai constaté que des arbustes au square avaient été abîmés et que des balançoires y avaient été installées en permanence. On peut voir encore le reste des cordes. » Et plus loin : « Plusieurs jeunes ont aussi l’habitude de se servir de frondes à caoutchouc, pour tirer les oiseaux : entre autres, X à qui j’ai maintes fois fait des observations à ce sujet. » Il finit : « Je pourrai, si vous le voulez, vous donner quelques renseignements sur les enfants dont vous me donnerez les noms. »
Voilà des instituteurs comme Sarkozy les aurait aimés !

Défense de la patrie et de l’Empire colonial

Mise en place dix ans après la perte de l’Alsace et de la Lorraine, l’école de Jules Ferry fut en première ligne pour défendre le retour de ces deux régions dans les frontières nationales. Une carte de France bordée par l’Alsace-Lorraine en violet ornait les murs de nombreuses salles de classe.
La propagande nationaliste prépara l’Union sacrée de 1914.
Cette propagande était aussi colonialiste. Les manuels défendaient la colonisation comme un progrès. Les massacres de populations, le pillage des richesses, tout cela était justifié au nom de la grande oeuvre civilisatrice de l’Empire colonial français.
Bien sûr, certains instituteurs étaient anticolonialistes, ou antipatriotiques. L’un d’eux fut même révoqué pour avoir écrit, à propos de la cérémonie militaire de son village, qu’il aurait mieux valu planter le drapeau français sur un tas de fumier ! Mais ceux-là étaient encore une minorité.

Les instituteurs, « hussards noirs de la République »

L’État de la bourgeoisie voulait que les instituteurs soient un rouage de sa propagande. Ils étaient soumis à un véritable bourrage de crâne pendant leur formation dans les écoles normales, considérées alors comme de véritables « séminaires laïques ». Recrutés à quinze ans et originaires de milieux populaires, majoritairement des fils de paysans au début, puis de plus en plus des fils d’ouvriers, ils étaient soumis pendant trois ans à une discipline stricte qui tenait aussi bien de l’armée que de la congrégation religieuse. L’école normale étant située au chef-lieu du département, ils étaient coupés de leur famille, de leurs amis, leurs sorties étaient surveillées, leurs correspondances lues. Leur dévouement à la morale républicaine devait primer sur tout le reste, puisqu’ils étaient censés incarner l’autorité intellectuelle et morale de la République dans les villes et les campagnes. On les conditionnait donc pour qu’ils se sentent appartenir à un corps prestigieux, une sorte de milice, vêtus de l’uniforme noir qui faisait d’eux les fameux « hussards noirs de la République ».
Prenant son poste à dix-huit ans, l’instituteur était mal payé, sous la menace constante de son inspecteur. Au village, sa conduite devait être irréprochable : il ne devait pas aller au café, ne pas manger à la table commune de l’auberge. Ses seules distractions autorisées : lecture et jardinage. Les notables de la commune lui faisaient sentir qu’il n’était pas des leurs, ni par son origine sociale, ni par son niveau de vie. Quant à l’institutrice, sa vocation fut longtemps considérée comme une déchéance. Les plus féministes engagèrent le combat contre la différence des salaires, et contre l’usage d’abandonner le métier lorsqu’elles se mariaient.

L’essor du mouvement ouvrier

Mais le bel édifice de l’école républicaine commençait à se fissurer : la montée du mouvement ouvrier le travaillait. Les instituteurs se considéraient comme des prolétaires intellectuels. La loi de 1884 autorisait les syndicats, ils en formèrent aussitôt. Mais l’État les interdit, leur refusant le droit de former des syndicats, comme il leur refusait le droit de grève.
Pour contourner l’interdiction, les instituteurs allaient multiplier les amicales, qui regroupaient en1903 les trois quarts d’entre eux. Le Manifeste des instituteurs syndicalistes, paru en 1905, revendiquait le droit de former des syndicats, d’entrer dans les Bourses du travail et à la CGT. Il expliquait : « Par leurs origines, par la simplicité de leur vie, les instituteurs appartiennent au peuple. Ils lui appartiennent aussi parce que c’est aux fils du peuple qu’ils sont chargés d’enseigner (…). C’est au milieu des Syndicats ouvriers que nous prendrons connaissance des besoins intellectuels et moraux du peuple. C’est à leur contact et avec leur collaboration que nous établirons nos programmes et nos méthodes. » En 1907, la Fédération Nationale des Syndicats d’Instituteurs, qui n’était toujours pas autorisée par le pouvoir, vota son adhésion à la CGT. À la suite, six instituteurs furent révoqués, dont le secrétaire national, et tous les syndicats dissous.
Mais cela ne brisa pas le mouvement de politisation des instituteurs, pas plus que la politisation de la classe ouvrière n’était brisée par la répression des grèves. Les ouvriers luttaient pour la journée de huit heures, qu’ils revendiquaient aussi comme le droit à pouvoir se cultiver. Les instituteurs prenaient leur part dans ce combat pour l’émancipation, en donnant des cours du soir dans les Bourses du travail. Les militants anarcho-syndicalistes multipliaient les expériences pédagogiques. Le lien avec la classe ouvrière et l’attitude militante de nombre d’instituteurs ne pouvaient pas ne pas se répercuter sur la façon dont ils concevaient leur enseignement dans les milieux populaires. Cela se concrétisait dans de nouvelles pédagogies, comme celle que Célestin Freinet allait développer, basées sur la motivation, la responsabilisation et sur le caractère collectif des activités scolaires.
La bourgeoisie avait formé des instituteurs pour moraliser les ouvriers, mais cela menaçait de se retourner contre elle, puisque nombre de ces instituteurs, gagnés aux idées socialistes ou anarchistes, se mettaient au service de la lutte contre la société capitaliste et revendiquaient un autre rôle éducatif !
Un autre aspect du rôle des écoles, qui n’était pas plus dans les intentions de la bourgeoisie, c’est qu’en apprenant à lire et à écrire à de larges couches de la population, elles favorisèrent la propagande des organisations ouvrières, qui purent toucher un public plus nombreux. Avec l’essor du mouvement ouvrier, la diffusion des idées marxistes, en particulier, allait passer par les journaux, les brochures et différents ouvrages de base. Les Partis Socialistes multiplièrent les écoles, les bibliothèques, et éduquèrent des millions d’ouvriers, les éveillant à la vie politique et sociale.

Le bilan : une « école du peuple » séparée de celle réservée aux enfants de la bourgeoisie

Si l’éducation était une revendication ouvrière, l’instruction élémentaire, telle qu’elle fut mise en place en un demi-siècle, était le fait de l’État dans l’intérêt de la bourgeoisie, même si elle dut être imposée à sa fraction la plus avide et la plus égoïste. Les premières lois furent prises sous la monarchie de Juillet, et complétées dans les dernières années du Second Empire. Quant aux lois Ferry, elles furent promulguées dix ans après l’écrasement de la Commune pour « préparer et prédisposer les garçons aux futurs travaux de l’ouvrier et du soldat, les filles aux soins du ménage et aux ouvrages de femmes », selon les mots même de Jules Ferry.
Et l’instruction donnée était vraiment basique, l’école se terminant par le certificat d’études, le fameux « certif », que l’on pouvait passer dès l’âge de 11 ans, mais qu’un tiers seulement des enfants d’une classe d’âge obtenaient au début du XXe siècle.
L’autre utilité pour la bourgeoisie, c’était d’inculquer ses valeurs aux classes populaires, de leur apprendre le respect de l’ordre, de faire des exploités des « citoyens », convaincus que leur place dans la société et dans la production était celle qu’ils méritaient, une place déterminée non par leur situation sociale mais par leurs capacités.
Contrairement à l’aristocratie, qui en son temps avait revendiqué son parasitisme sur la société, la bourgeoisie voulait montrer que sa réussite et son argent tenaient à ses mérites personnels, non au profit qu’elle tirait de l’exploitation. D’un autre côté, comme il lui fallait aussi conserver certains signes distinctifs de cette classe aristocratique pour être reconnue comme son héritière politique, elle donna à ses propres enfants l’accès à de longues études dégagées de toute contingence matérielle. Ce n’était plus l’oisiveté à la naissance, mais dans les études. Plus on s’éloignait de la Révolution de 1789, qui avait au moins développé l’enseignement des sciences et des techniques dans les lycées, plus les études étaient centrées sur les disciplines classiques, le grec et le latin. Seulement 1 % des jeunes gens en France obtenaient alors leur baccalauréat, le sésame pour accéder aux études supérieures. Et les jeunes filles en étaient largement écartées : la première femme à obtenir le baccalauréat, en1861, était une institutrice de 37 ans ; il fallut attendre 1905 pour qu’elles puissent se présenter à certaines agrégations, plus d’un siècle après leur création !
Enseignement primaire rudimentaire dans les écoles pour les enfants du peuple d’un côté ; enseignement secondaire classique et élitiste, excluant les filles et payant dans les lycées pour les enfants de la bourgeoisie de l’autre : voilà ce qu’était l’éducation il y a seulement cent ans.


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