vendredi 22 juin 2012

:: Le PCF face à la crise de mai 68

Les élections qui couronnèrent le retour à l'ordre consacrèrent la défaite du  PCF et de la Fédération. Survenant après les "victoires" économiques remportées par les travailleurs, leur défaite a pu paraître paradoxale voire inexplicable.


Pour celui qui juge les événements à travers les lunettes électorales, il apparaît qu'au sortir du plus grand mouvement social que la France ait connu, l'opposition se trouve finalement bien plus mal placée qu'aux élections de 1967.

Certes la loi électorale faite sur mesure pour s'ajuster au pouvoir gaulliste, ne pouvait manquer de donner comme à l'accoutumée, la victoire à la majorité. Mais cette victoire fut quant au nombre de sièges, considérable. Et si le mode de scrutin explique bien des choses, il n'explique pas tout. Il y a eu déplacement des voix et poussée à droite. Rien qui ressemble à un raz de marée gaulliste, mais un déplacement des voix des centristes envers la majorité et une perte que l'on peut évaluer à 2 % environ pour le PCF et la Fédération au premier tour.

Cette perte à quoi est-elle due ? Le PCF pour sa part a trouvé une explication. Les excès "gauchistes" ont effrayé l'électeur moyen. La France a eu peur des barricades.

L'analyse de Waldeck Rochet soumise au Comité central du PCF est un assez curieux exercice de style sur le thème conventionnel : comment on réécrit l'histoire. Les excès révolutionnaires — comprenez les barricades, Flins, Sochaux, etc. — furent fomentés par des provocateurs gaullistes ou "gauchistes" (c'est la même chose) afin d'entraîner une victoire écrasante de la majorité aux élections. Si la victorieuse lutte économique entreprise par les travailleurs en grève qui occupaient sagement les usines n'a pu avoir de conséquences politiques par la voie légale des élections, c'est que chaque voiture brûlée par les étudiants retirait des milliers de voix au Parti.

On peut en déduire qu'il y a eu deux sortes de luttes, l'une, économique, conduite de façon responsable par le PCF et l'autre, politique, dévoyée par d'infâmes "gauchistes" dans le but de saboter la première ou du moins d'en anéantir les conséquences politiques.

Que de telles affirmations soient un défi à la vérité — même purement chronologique — ne gêne nullement le PCF Les méfaits du "gauchisme" ainsi présenté doivent lui permettre d'expliquer sa défaite électorale. Et du même coup, ils servent à justifier la ligne politique du parti pendant les événements.

H s'agit donc d'exorciser le démon gauchiste et de soustraire à son influence pernicieuse les malheureux sympathisants et militants du parti qui auraient pu se laisser séduire.

La presse bourgeoise s'est elle-même étonnée de la pauvreté d'un tel raisonnement. Elle feint de déplorer cette utilisation sans nuance du bouc émissaire. Elle qui a axé toute sa propagande électorale sur la peur du complot tota­litaire visant à prendre le pouvoir par l'insurrection !

Mais en fait le PCF et la majorité se retrouvent sur un point : la condamnation des violences révolutionnaires et, à fortiori, de l'insurrection proclamée but ultime des prota­gonistes de mai.

Un tel accord n'est pas fortuit. Bien avant mai, L'Huma­nité dénonçait Cohn Bendit et les enragés de Nanterre avec autant de violence que "Paris-Jour" ou "Minute". Et quand, dans la première phase des événements de mai, celle que l'on pourrait appeler, la phase ascendante, la presse bourgeoise elle-même, du moins la presse à grand tirage, reflétait tant bien que mal la sympathie que la lutte des étudiants rencontrait dans l'opinion, un seul journal dissimulait son opposition ouverte sous un silence caractéristique : L'Humanité.

En fait et partout où ils le pouvaient, les militants du PCF ne cessaient de présenter les étudiants comme des enragés, des incendiaires, des irresponsables dont les actes provocateurs ne pouvaient manquer d'attirer la répression du gouvernement. En somme, si les C.R.S. cognaient, la faute en revenait aux étudiants, ils n'avaient qu'à ne pas résister. Et l'on vit les ouvriers se verrouiller dans leurs usines pour éviter l'entrée des "terroristes" étudiants. A Billancourt, place Nationale, le soir où Sauvageot en tête d'un cortège de deux-mille étudiants, venait saluer la grève avec occupation décrétée l'après-midi aux usines Renault, on put voir des ouvriers sortir précipitamment pour aller garer leur voiture ailleurs "de peur que les étudiants ne les brûlent" ! La peur du provocateur servait d'argument politique au PCF pour isoler ses militants de la "contagion gauchiste".

Ainsi, nul ne fit plus que le PCF pour accréditer l'idée que le mouvement de mai était fauteur de désordres et de guerre civile. Et il le fit avec l'accord du gouvernement. On se souvient de la manifestation organisée par l'U.N.E.F. devant la gare de Lyon. Le même jour le PCF et la CGT orga­nisaient deux manifestations parallèles et pacifiques dont l'une devait se rassembler à la Bastille. Pour fixer les détails du déroulement de la manifestation, l'entrevue Séguy-Grimaud (préfet de police) dura une heure Mais quand les étudiants voulurent se rendre à la Bastille où une heure plus tôt le cortège ouvrier n'avait pas rencontré l'ombre d'un képi de flic, la place était noire de C.R.S. et tous les accès bouclés par des cordons d'hommes armés. On connaît la suite. Ainsi, la CGT et le gouvernement s'étaient entendus pour apporter la preuve que les travailleurs sous la conduite de leurs organisations syndicales étaient raisonnables et pacifiques, alors que les étudiants étaient des "violents" assoiffés de barricades.

La ' grande force tranquille" du prolétariat, réprouvait par la bouche du PCF les "excès" qui allaient au fil des jours devenir des - provocations". Même Flins, même Peugeot devaient être attribués non à l'intervention des CRS mais à celle de provocateurs professionnels dont le chef de file avait nom : Geismar.

A ce moment-là la presse et la radio bourgeoises entonnaient le même refrain et condamnaient unanimement les violences étudiantes. Mais les efforts du PCF pour hurler avec les loups furent bien mal récompensés. Dans son interview par Michel Droit de Gaulle donnait le ton de la campagne électorale. Ces violences que le PCF repoussa avec horreur et énergie, il allait les lui attribuer, directement ou indirectement, il allait même lui attribuer la volonté de s'emparer du pouvoir par l'insurrection.

Ainsi, malgré sa servilité et sa complicité, le PCF allait être lui-même victime du chantage à la guerre civile qu'il avait de toutes ses forces contribué à entretenir. Ses dénégations placardées sur les murs de Paris ne lui servirent à rien. Il avait joué la carte de la peur. Avec infiniment plus de moyens et sans vergogne le gouvernement allait faire de même contre le PCF C'était une tactique payante.

Mais si cet aspect de la propagande gouvernementale remplit en effet parfaitement son rôle pendant les élections, II ne suffit pas pour autant à expliquer l'échec électoral du PCF.

La défaite du PCF c'est aussi, c'est surtout la sanction de toute une politique. La "gauche "stalinienne et réformiste en France s'est montrée résolument incapable de conduire le mouvement jusqu'à la chute du régime gaulliste.

Il n'est pas question de découvrir ici que le PCF n'est pas révolutionnaire et qu'il a trahi la cause ouvrière. C'est une évidence qui appartient depuis longtemps à l'Histoire.

Mais en tant que parti d'opposition parlementaire et adversaire proclamé du gaullisme, le PCF n'a ni pu, ni voulu exploiter la crise ouverte du régime pendant la crise de mai. Pourquoi ? Chantre des voies "pacifiques vers le socialisme", de la conquête démocratique et légale du pouvoir par les élections, en d'autres termes, fidèle partisan de l'ordre bourgeois, le PCF ne pouvait pas ne pas désavouer ce qui venait de la rue. Ce ne sont pas les violences étudiantes qui l'ont effrayé, c'est la crise elle-même.

Le PCF ne l'avait ni voulue, ni prévue. Partie du monde étudiant en général et du milieu "gauchiste" en particulier, elle prit dès le début un caractère politique que le PCF ne pouvait admettre. S'il dut pour un temps composer avec le mouvement, c'est que celui-ci allait toujours de l'avant, entraînant derrière lui des forces de plus en plus nombreuses.

Allumé par l'étincelle "gauchiste", le baril de poudre accumulé à l'Université et dans la jeunesse par des années d'arbitraire policier, avait explosé soudainement ouvrant une brèche dans I' "Etat-fort" gaulliste. Par la brèche devait déferler un mouvement social d'une ampleur sans précédent. En affrontant les CRS de De Gaulle les étudiants mettaient en cause le régime lui-même, ils en révélaient la faiblesse. Pour des millions cie travailleurs ce fut une révélation. Et le 13 mai, le mécontentement et la colère contenus depuis dix ans se donnaient enfin libre cours. On avait l'impression d'une immense libération. La grève avec occupation d'usine en fut la conséquence immédiate. Le drapeau rouge avait fait sa réapparition dans le cortège de la CGT, "l'Internationale" aussi. De crainte d'être emporté par le mouvement, le Parti suivait. Mais il n'avait pas l'initiative. Il ne l'eut jamais.

Par son aspect radical : affrontement violent avec les forces de répression, par l'ampleur des revendications : remise en cause de la société toute entière, par le nombre de jeunes qu'elle pouvait mobiliser, par l'écho qu'elle pouvait recueillir dans les milieux de l'intelligentzia classique (écrivains, enseignants, hommes de théâtres, cinéastes, architectes, peintres, médecins, avocats, etc.), la crise de mai avait incontestablement un caractère révolutionnaire.
Et pour la première fois, le PCF voyait se développer sur sa gauche, un mouvement révolutionnaire de masse, certes encore restreint à certains milieux sociaux, encore confus et divisé, mais suffisamment important pour l'obliger à réagir. Ce mouvement ne mettait pas encore en danger l'hégémonie du PCF sur le monde ouvrier, mais chaque jour plus nombreux étaient les jeunes travailleurs qui le suivaient et les développements de la crise risquaient de favoriser un regroupement capable de "mordre" en milieu ouvrier.

C'est pourquoi le PCF devait s'employer à résoudre au plus vite la crise. La défense de l'ordre bourgeois, même gaulliste, c'était aussi la défense du PCF, la sauvegarde de son influence, de ses moyens d'action, de tout ce qui fait de lui un parti utile pour la bourgeoisie.

C'est ainsi que le PCF, s'il ne s'opposa pas de front au mouvement de mai, ne fut pas à même de l'exploiter politiquement à son profit, car dès le début il se plaça sur la défensive.

Alors que le mouvement de lui-même, et cela apparut très clairement dès le 13 mai, se dirigeait contre le régime gaulliste, contre le gouvernement et contre l'homme qui incarnait tout le pouvoir depuis dix ans ; alors que la rue, spontanément, se lançait à l'assaut du gaullisme, ses chefs traditionnels se rangeaient aux côtés du pouvoir établi. La grève ne doit être qu'économique, disait le PCF, pas d'aventure. En fait, à aucun moment la "gauche" n'est apparue comme la direction naturelle du mouvement. Ce n'était pas en elle que se reconnaissaient les milliers de combattants de mai.

Dans ces conditions, les élections annoncées par de Gaulle perdaient tout signification politique. Ce n'était pas le combat Classique entre la droite et la gauche, car tous les partis à droite comme à gauche étaient au fond d'accord, d'accord pour l'ordre.

Si la grève tenait encore quelques jours, c'est que le PCF n'osait la saborder de front, mais l'issue était fatale. Ainsi, moins d'une semaine après le discours de de Gaulle, l'unanimité était faite à droite comme à gauche pour liquider le mouvement de mai. Les élections n'étaient qu'une grossière manœuvre pour amener le rétablissement de l'ordre.

Il ne s'agissait pas en votant pour la droite ou pour la gauche, de voter pour ou contre le mouvement, il s'agissait de condamner le mouvement de mai au nom d'une politique di droite ou d'une politique de "gauche".

Aucun choix politique n'était en fin de compte laissé à l'électeur.

Mais si la politique de la droite se ramenait à une simple formule : faire confiance à de Gaulle, la "gauche" elle n'avait même pas de programme. Qu'avait-elle à offrir dar les circonstances créées par mai ? Rien. Si ce n'est "l'unie de tous les républicains et de toutes les forces démocratiques pour un programme social avancé". Des mots. De vieux mots, de vieux slogans vides et dépassés. Cette absence de perspective et d'initiative allait plus que tout desservir la gauche. La Fédération semblait inerte devant les événements et PCF, par sa volonté de rétablir l'ordre, ses appels à la modération, à la "sagesse politique" son horreur maintes fois affirmée de la violence, se confondait presque dans sa propagande électorale avec le parti centriste ! En fait la "gauche" traditionnelle avait été mise de côté par les événements eux-mêmes.

Dans ces conditions, la droite était naturellement favorisée. C'était contre elle que le mouvement avait été dirigé. C'était à elle qu'allait de bénéfice de l'ordre revenu. Jouant à fond la carte de la peur du désordre, du complot, de la guerre civile, elle faisait de mai une tentative d'insurrection totalitaire, en dépit de toute vérité. Elle seule pouvait axer sa campagne électorale sur le mouvement en ie travestissant à son gré. Le PCF lui, ne pouvait ni revendiquer la responsabilité et la conduite du mouvement, ni le condamner globalement. Le tour de passe-passe qui lui faisait dénoncer les provocateurs "gauchistes" (apparentés gaullistes) tout en assumant la grève ne pouvait pas le tirer de son inconfortable position. N'ayant jamais dirigé les opérations, ayant au contraire tout fait pour faire avorter la crise, il ne pouvait en tirer aucun bénéfice. Face à la situation le PCF dut se borner à faire pour ainsi dire une campagne "négative". Le mouvement de mai qu'il avait implicitement condamné, ne pouvait lui apporter aucune voix nouvelle, au contraire il ne pouvait que détourner de lui certains électeurs traditionnellement fidèles mais que l'écœurement devait jeter dans l'abstention.

Au lendemain du premier tour des élections "Action", le journal de l'UNEF. et du SNE-Sup titrait "la capitulation ne paie pas". Et en fait, plus qu'une victoire — attendue — de la droite, les élections devaient sanctionner la politique de trahison du PCF.

Des trahisons le PCF en a déjà faites, des défaites électorales, il en a déjà connues. L'une suivant l'autre d'ailleurs parfois. Mais cette fois, il y a quelque chose de nouveau.

La crise révolutionnaire de mai a ébranlé le pouvoir gaulliste, mais elle a ébranlé aussi celui du PCF Tout l'ordre ancien a été remis en question. Et le PCF en tant que partie intégrante de cet ordre l'a été plus que toute autre formation. Des milliers d'hommes sont descendus dans la rue malgré son hostilité et ses calomnies. Il devra bien leur rendre des comptes. Ces milliers de jeunes n'étaient pas anticommunistes. Au contraire, ils retrouvaient le chemin des idées révolutionnaires. La crise de mai ne s'est pas terminée pour eux par une victoire, c'est certain. Mais elle a révélé deux faillites : celle du pouvoir et celle du stalinisme. L'un comme l'autre sont encore en place et se défendent farouchement. Mais leur puissance est menacée et fragile. Mai a créé peut-être les conditions de leur éclatement. Ou du moins la condition fondamentale: c'est-à-dire la possibilité de la création d'un mouvement révolutionnaire ayant l'audience de masses véritables. Certes, le chemin risque d'être long qui mène au parti mais il y mène sûrement.

Et le jour où un tel parti existera, alors le PCF sera de moins en moins capable de sauver la mise à la bourgeoisie.

Lutte Ouvrière, août 1968.