mercredi 30 novembre 2011

:: L'avenir communiste

Le prolétariat parvenu au pouvoir devra en premier lieu exproprier la grande bourgeoisie, les grands groupes capitalistes. Ce ne sera pas, contrairement à ce que disent ceux qui caricaturent le communisme, la fin de la propriété personnelle. Au contraire ! Car, dans notre société aujourd’hui, c’est le grand capital qui prive la majorité de la société de toute propriété, y compris, pour la majorité des hommes, celle de leur propre personne.
La socialisation mettra immédiatement fin à la concurrence et à la rivalité entre les différentes grandes entreprises. Elle réunifiera, par l’intermédiaire d’un plan unique, les éléments épars de la production. Elle recensera les besoins, établissant démocratiquement des priorités pour satisfaire d’abord les besoins les plus urgents. Elle arrêtera les fabrications inutiles ou nuisibles comme celle des armes, pour convertir les entreprises qui les produisent dans la produisent dans la production civile.
Le plan mettre au travail ceux qui aujourd’hui vivent en parasites sur la société, en répartissant le travail entre tous.
Le prolétariat au pouvoir supprimera immédiatement toute frontière, toute barrière, empêchant la circulation des hommes et des biens. Mais il assurera en même temps à tous les peuples, et pas seulement aux peuples disposant aujourd’hui d’un Etat, le droit plein et entier de vivre une existence nationale qu’ils le souhaitent et tant qu’ils le souhaitent. La planification à l’échelle d’un continent, voire du monde entier, peut coexister avec la décentralisation et les plus grandes démocraties et libertés locales et régionales.
Les réalisations sociales impossibles deviendront alors possibles, mettant le développement scientifique, technique, industriel à la disposition de toute l’humanité. Elles permettront de nourrir immédiatement tous les hommes de la terre et de faire sortir de la misère physiologique ce quart de l’humanité, et peut-être plus, qui est détruit par la malnutrition et les maladies et mis au ban de la vie digne d’un être humain de notre époque. Elles permettront de les vêtir, de les loger, de leur assurer une éducation correcte. Débarrassée du gâchis capitaliste, la capacité de production de l’humanité, tout en exigeant moins de travail de chacun des hommes, se limitera à la satisfaction des besoins réels, sans en créer d’artificiels, respectant de ce fait la nature et l’environnement comme jamais la recherche de profit ne pourra le faire.
Soulagés de la dure nécessité de consacrer toute  leur existence à gagner leur vie, comme du désespoir de ne pas la gagner faute de travail, les êtres humains pourront enfin bénéficier du progrès et consacrer davantage de temps à l’éducation.
Car c’est l’organisation capitaliste de la société qui rend la culture, la connaissance, l’instruction élémentaire, même les comportements civilisés, inaccessibles pour l’écrasante majorité de l’humanité.
C’est la possibilité pour ces milliards d’hommes, l’écrasante majorité du genre humain aujourd’hui écartée de tout, d’accéder à l’activité créatrice, à l’initiative, à la responsabilité, qui sera la source d’une évolution inimaginable de l’humanité.
Les Mozart ou les Einstein ne seront peut-être pas plus nombreux, mais plus personne n’en sera très loin.
Alors pourraient disparaître les multiples formes des rapports d’oppression qui découlent de l’inégalité fondamentale entre riches et pauvres, entre savants et ignorants, bourgeois et prolétaires, les rapports d’oppression entre hommes et femmes, entre pays riches et pays pauvres, entre nations puissantes et nations faibles, entre « races ». Ce ne sera pas la fin de l’histoire mais son début véritable, le début de la civilisation. 
Ce n’est pas un rêve, ce n’est pas une utopie, cela l’est en tout cas infiniment moins que de croire en la capacité du capitalisme à devenir meilleur.

Extrait de l'intervention d'Arlette Laguiller du vendredi 14 février 1992 à la Mutualité : "Le communisme est toujours l'avenir du monde !"

Lire les autres extraits :

:: Le communisme, seul avenir de la société #5

:: La capacité du prolétariat à prendre la direction de la société #4

:: Le remplacement de l'économie capitaliste, une nécessité inscrite dans son propre développement #1


mardi 29 novembre 2011

:: La bourgeoisie capitaliste, une classe parasitaire

Le rôle croissant de l’Etat souligne par la même occasion le caractère de plus en plus parasitaire du capitalisme. Les plus grands groupes capitalistes, quand il y a des risques à prendre, les rejettent généralement sur l’Etat. Même pour conquérir des marchés nouveaux, c’est l’Etat qui se porte garant contre les risques éventuels de pertes. C’est du capitalisme assisté. Par l’intermédiaire de l’Etat, les pertes des grands groupes capitalistes sont socialisées alors que les profits, eux, demeurent privés.
Le remplacement de l’organisation capitaliste de la société par une autre organisation plus rationnelle, plus juste, n’est pas une nécessité seulement pour le prolétariat. La société est inhumaine pour tout le monde.
Comment ne pas ressentir, même pour ceux des bourgeois petits ou moins petits qui ont un peu de dignités humaine, les retours en arrière de la société capitaliste vers la barbarie sur le plan moral, intellectuel, culturel, et l’antisémitisme, le racisme, la misogynie, l’obscurantisme croissant de l’époque actuelle.
Et puis, les Etats-Unis ou l’Europe occidentale ont beau s’entourer d’un cordon sanitaire pour sauvegarder un paradis capitaliste où les magasins sont pleins, les routes en bon état, l’eau potable, les hôpitaux équipés, les épidémies éradiquées ; ils ont beau transformer les pays du tiers monde en camps de concentration pour pauvres, quitte à ce que ceux –ci s’entretuent dans des guerres nationales, tribales, ethniques ou religieuses, sous la surveillance des kapos de leurs propres Etats, ponctuellement dépannés pour la répression par des unités d’intervention envoyées des métropoles impérialistes ; ils ont beau se préparer à rebâtir un rideau de fer, tant leurs idéologues les plus imbéciles fantasment déjà devant les « hordes » de Polonais, de Roumains, d’Albanais et, pis encore, demain de Russes, susceptibles d’envahir leurs sanctuaires : cela ne les sauve pas de la pauverté car les capitalistes de ces pays recréent la pauverté chez eux en écrasant le niveau de vie de leur propre classe ouvrière, en supprimant kes protections sociales ou en laissant les services publics se dégrader ! Et, plus cette dégradation se poursuit, plus, aux frontières entre pays riches et pays pauvres, sur le Méditerranée, sur le Rio Grande ou aux confins orientaux de l’Europe, s’ajouteront d’autres frontières qui pesseront entre ghettos pauvres, laissés à la loi de la jungle, de la drogue et de la criminalité, et quartiers riches, encadrées de gardiens de l’ordre officiels et officieux.
Non ! L’avenir de la société ne peut pas être cela.

Extrait de l'intervention d'Arlette Laguiller du vendredi 14 février 1992 à la Mutualité : "Le communisme est toujours l'avenir du monde !"


Lire les autres extraits :

:: Le communisme, seul avenir de la société #5

:: La capacité du prolétariat à prendre la direction de la société #4

:: L'avenir communiste #3

:: Le remplacement de l'économie capitaliste, une nécessité inscrite dans son propre développement #1

:: Le remplacement de l'économie capitaliste, une nécessité inscrite dans son propre développement

Le changement de l'organisation sociale n'est pas seulement souhaitable du point de vue de la justice, du point de vue de l'humanité, du point de vue de l'égalité entre les hommes. Il est aussi nécessaire. Et cette nécessité est inscrite dans le développement de l’économie capitaliste elle-même.
Il y a plus d’un siècle, l’un des apports de Marx aux idées socialistes, a été précisément de montrer tout ce qui, au sein même de la société capitaliste, annonçait l’avenir communiste.
Car ce ne sont pas les communistes qui ont fait que la production moderne nécessité la coopération de milliers, de dizaines, de centaines de milliers de personnes, de sorte que la production elle-même est socialisée, collective, depuis longtemps. Ce son la propriété et le droit d’en disposer qui restent individuels. Et c’est précisément la soumission du travail de plus en plus collectif aux intérêts privés qui est une des sources principales des désordres économiques de la société actuelle.
Mais la socialisation de la production par le capitalisme lui-même rend en même temps possible et avantageuse l’organisation, la planification de la production.
Ce ne sont pas les communistes, mais le capitalisme qui a fait surgir des multinationales gigantesques dont les activités se déploient dans des dizaines de pays, internationalisant ainsi la vie économique à un degré jamais connu auparavant.
Ce ne sont pas les communistes, mais l’économie capitaliste elle-même, qui a tissé des liens économiques entre les différents pays d’Europe au point que l’économie étouffe dans des frontières nationales surannées et que la nécessité de détruire ces frontières est ressentie par la bourgeoisie elle-même, sans pour autant qu’elle ose supprimer les Etats nationaux à son service qui lui servent de béquilles indispensables.
Ce ne sont pas les communistes qui ont détruit les productions et les cultures locales et qui ont uniformisé à l’échelle du monde les gouts alimentaires ou intellectuels. C’est l’univers entier qui s’est gavé de Mac Donald et de Mac Gyver, aussi bien – ou aussi mal – que de Dallas ou de Coca-cola, pendant que les transistors ont imposé les mêmes tubes de Harlem à Tokyo en passant par Paris ou Abidjan.
En même temps qu’elle développe et élargit ses contradictions à l’échelle de la planète, l’économie capitaliste accumule les moyens qui rendent de plus en plus accessible la mise en place d’une économie plus rationnelle à l’échelle du globe.
Même si l’économie capitaliste tient à l’écart du progrès technique la plus grosse partie de la planète et l’écrasante majorité de sa population, et malgré les limitations imposées par l’économie de profit, les sciences et les techniques ont continué à progresser, en grande partie d’ailleurs, dans cette société démente, grâce à la recherche pour la guerre et donc grâce aux Etats plus qu’à l’initiative privée.
Au cours des trois quarts de siècle qui viennent de s’écouler, l’homme a appris à domestiquer l’énergie nucléaire, a entrepris de conquérir l’espace, et d’immenses champs nouveaux se sont ouverts dans le domaine de la biologie.
Les transports ont été révolutionnés par le développement de l’aviation, et les communications par ce lui de la radio d’abord, puis par la télévision, et enfin par l’informatique et les satellites.
Cela ne rend que plus criante la contradiction entre la capacité croissante de l’homme à dominer les forces matérielles et son incapacité totale à maitriser sa vie sociale.
Les trusts multinationaux, en développant la production et le commerce internationaux suivant la logique du profit, les ont souvent développés en dépit du bons ensemble. Il est par exemple aussi révoltant sur le plan humain que stupide sur le plan économique de créer des plantations capitalistes au Sénégal ou au Burkina, produisant des fraises ou des asperges à contre-saison pour les marchés européens, au détriment de la production vivrière locale. Le luxe artificiel de petits paradis solvables produit dans un océan de misère et de famine : la décadence romaine ne faisait pas pire !
Pour parasiter l’économie, les trusts internationaux ont mis en place des formidables organisations, mobilisant des méthodes technique de pointe qui rendraient l’utilisation des ressources de la planète infiniment facile.
Les satellites utilisés aujourd’hui à surveillés la croissance du blé à l’échelle du monde pour permettre au trusts des industries agroalimentaires de mieux spéculer sur les récoltes de demain, c'est-à-dire de mieux affamer les populations pauvres, pourraient tout aussi bien servir à prévoir et à répartir la récolte mondiale entre les hommes, tous les hommes.
A condition qu’ils soient arrachés aux intérêts privés et qu’ils ne fonctionnement plus suivant la logique du profit et de la concurrence, les systèmes informatiques qui relient instantanément les grandes Bourses du monde les unes aux autres, les grandes banques de tous les pays les unes aux autres, sont un exemple de formidables instruments dont on dispose pour coordonner, pour planifier tout ce qui a besoin d’être coordonné ou planifié à l’échelle du monde.
Le rôle partout croissant de l’Etat, y compris dans les citadelles du capitalisme libéral, est une autre manière, pour l’économie capitaliste, d’exprimer ses profondes insuffisances marquées par la nécessité de la socialisation.
Cela fait longtemps en réalité que la bourgeoisie est incapable de gérer les forces productives modernes qui la dépassent.
Cette économie capitaliste, qui se veut porteuse de l’idée du chacun pour soi, ne pourrait pas fonctionner une minute sans une intervention importante du collectivisme, de ce collectivisme qui est principalement incarné par l’Etat et par tous ces organismes paraétatiques qui, même  simplement pour mieux servir les intérêts généraux de la bourgeoisie, sont obligés d’échappe, dans une certaine mesure, à la logique du produit individuel et à ses impératifs.
Sans l’Etat, il n’y aurait pas, en France, d’éducation, de routes, de système de santé, pas plus que d’aménagement du territoire ou d’urbanisme. Il n’y aurait même pas  de production de charbon, de gaz et d’électricité, de transports publics. Même les Etats-Unis ne font pas confiance aux seules lois du marché pour la conquête de l’espace ou pour les recherches fondamentales.
Oui, la tendance à la collectivisation prend une source dans le développement de l’économie capitaliste elle-même. Mais elle se manifeste de façon contradictoire, insatisfaisante, conflictuelle car, en fin de compte même l’Etat, même les organismes ou les institutions qui sont censés représenter ce qui est, en quelque sorte, collectif dans les intérêts de la bourgeoisie, finissent toujours par se soumettre aux intérêts particuliers.
D’où l’abandon progressif et brutal en cas de difficultés économiques de ce qui n’est pas prioritaire du point de vue des intérêts capitalistes privées : les services publics, les protections sociales en premier lieu.


Extrait de l'intervention d'Arlette Laguiller du vendredi 14 février 1992 à la Mutualité : "Le communisme est toujours l'avenir du monde !"


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:: Le communisme, seul avenir de la société #5

:: La capacité du prolétariat à prendre la direction de la société #4

:: L'avenir communiste #3

:: La bourgeoisie capitaliste, une classe parasitaire #2

lundi 21 novembre 2011

:: La classe ouvrière aujourd'hui


Le fait que la classe ouvrière ne pèse plus, au niveau politique, permet à tous les défenseurs du capitalisme de proclamer sa disparition, non seulement politiquement mais même, aussi absurde que ce soit, socialement. Combien de fois chaque jour n’entendons-nous pas que « la classe ouvrière n’existe plus », que l’on serait entré dans l’ère de la « société des services », dans la période post-industrielle ? La question se pose donc de savoir ce que représente le prolétariat dans la société d’aujourd’hui.

Le prolétariat, classe majoritaire sur la planète

La réponse est simple : en tant que force sociale, le prolétariat mondial est aujourd’hui infiniment plus puissant, plus développé qu’il ne l’a jamais été – et plus seulement à l’échelle des seuls pays riches.
La tendance générale du capitalisme a bien été, comme l’avait entrevu Marx, d’entraîner les autres classes que le prolétariat vers un déclin irrémédiable. Artisans, commerçants, petits patrons, travailleurs indépendants, n’ont certes pas disparu, mais ils ne représentent plus aujourd’hui qu’une petite minorité du monde du travail, incapables qu’ils sont de résister à la concurrence de la grande industrie. Pour ne prendre que l’exemple de la France, si en 1856 les travailleurs indépendants représentaient plus d’un actif sur deux, ils en représentent moins d’un sur dix aujourd’hui. Finalement, le capitalisme a exproprié bien plus de petits propriétaires qu’aucune révolution communiste ne le fera jamais !
Quant à la question de la paysannerie, dans les pays riches, elle est réglée depuis longtemps : en France, les agriculteurs ne représentent plus que 3% de la population active, et aux États-Unis, 1,4%.
Dans le Tiers-Monde, il subsiste certes une immense population de paysans pauvres – 1,3 milliard de par le monde ne travaillent qu’à la seule force de leurs bras. Au fil des décennies, la proportion de paysans dans la population mondiale n’en a pas moins continué à décroître inéluctablement. Et le phénomène s’accélère : le nombre d’habitants des villes, à l’échelle de la planète, légèrement inférieur à 30% en 1950, a dépassé les 50% en 2007.
Dans tous les pays qui ont connu un développement industriel important, cet exode rural est plus massif qu’ailleurs : entre 1985 et 2009, au Brésil, la proportion de paysans dans la population active est passée de 29% à 19%. En Chine, de 60 à 44%.
Bien sûr, cette tendance à l’urbanisation ne signifie pas automatiquement un développement du prolétariat industriel. Car les immenses métropoles, les gigantesques bidonvilles du Mexique, d’Inde, d’Afrique, renferment plus de travailleurs précaires astreints à faire mille petits boulots, de chômeurs, ou même parfois de mendiants affamés que de salariés de l’industrie. Et nul ne peut prédire dans quel camp basculera ce sous-prolétariat lors de soulèvements futurs. Mais il est certain, en revanche, que la tendance générale de l’évolution du capitalisme est à la baisse absolue du nombre de paysans dans le monde.
C’est bien le prolétariat – c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs salariés – qui est en passe de devenir, de façon absolue, la classe la plus nombreuse sur la planète.
Le prolétariat représentait en 2005, selon une étude du Bureau international du travail, environ deux milliards d’êtres humains : le BIT comptabilisait alors 600 millions d’ouvriers d’industrie, 450 millions d’ouvriers agricoles, et environ un milliard d’employés des services.
Les chiffres généralement admis faisant état d’une population active mondiale d’environ trois milliards d’individus, le prolétariat en représente donc les deux tiers, ou la moitié si l’on ne compte que le prolétariat urbain. Ce qui, on l’avouera, n’est pas si mal pour une classe qui est censée avoir disparu.
Mais la plupart des détracteurs du marxisme s’appuient sur le fait que ce sont bien les salariés des services qui représentent la majorité des travailleurs, et que le prolétariat industriel, lui, aurait tendance à diminuer. Même si elle était vraie, cette affirmation ne prouverait en réalité pas grand-chose. Elle constitue néanmoins une contre-vérité flagrante.
Un récent rapport de l’Onu relève que « l’on entend souvent dire que l’activité industrielle décline et que ce sont les services qui dominent à présent la production. » Les auteurs du rapport, avec un certain bon sens, relativisent cette conclusion en faisant remarquer « si les services jouent un rôle de plus en plus important, l’industrie, en tant que source de tous les biens matériels, reste l’élément clé de l’économie. » Et le rapport montre, au passage, que seuls les pays riches sont réellement touchés par la montée en puissance de l’économie de services. Les pays du Tiers-Monde connaissent, a contrario, une augmentation nette de l’activité industrielle. Dans ces pays, là où, il y a trente ans encore, il n’existait pour ainsi dire qu’un infime prolétariat industriel, les choses ont changé, et parfois beaucoup.

La classe ouvrière dans les pays du Tiers monde

Quelques chiffres : dans les trente dernières années, selon le BIT, aux Philippines, le nombre de travailleurs industriels a doublé, passant de 2,6 à 5 millions ; de même au Mexique, de 6,5 à 11,2 millions ; en Indonésie, il a triplé, passant de 6,7 à 19,2 millions.
Et c’est bien sûr la Chine qui représente, si ce n’est en pourcentage mais en nombre absolu d’ouvriers, l’évolution la plus spectaculaire : si l’industrie en Chine employait 20 millions de travailleurs en 1960, 77 millions en 1980, ce qui n’était déjà pas rien, le chiffre serait aujourd’hui quelque de 210 millions ! C’est deux fois plus que dans tous les pays riches réunis.
Depuis les années 1970, on assiste à une véritable explosion de l’industrie dans les pays pauvres. Le prolétariat de ces pays qui, auparavant, ne jouait dans la division internationale du travail qu’un rôle de porteurs ou d’ouvriers agricoles, a fait connaissance avec les usines.
La caractéristique commune de ces usines du Tiers-monde, c’est qu’elles appartiennent le plus souvent au secteur de l’industrie des biens de consommation, textile ou électronique, notamment, et qu’elles sont extrêmement peu mécanisées. Pourquoi les patrons investiraient-ils dans des machines perfectionnées, vu le prix de la main-d’œuvre ? De nombreux articles et enquêtes, ces derniers temps, ont détaillé la vie dans ces usines d’informatique de Chine, ou de textile au Bangladesh ou en Égypte. Tous ces témoignages montrent des conditions de travail et de vie qui n’ont pas grand-chose à envier à celles des ouvriers de la période de la révolution industrielle… avec cela en plus d’ignominie, que nous ne sommes plus en 1820 mais à l’époque de la conquête spatiale et du génie génétique.
Parmi ces bagnes-usines des pays pauvres, on trouve par exemple toutes celles se trouvant dans les zones franches, petits paradis pour capitalistes modernes où la loi ne s’applique pas, où le droit du travail n’existe pas, où les patrons ne payent pas d’impôts. On en trouve aujourd’hui 850, disséminées un peu partout en Asie, en Amérique du sud, ou en Afrique du nord, et employant 30 millions d’ouvriers. Des marques aussi célèbres que Gap, Zara, Nike, Pierre Cardin, y exploitent en toute tranquillité ouvriers et surtout ouvrières. La journaliste altermondialiste Naomi Klein écrit, à propos de ces zones franches : « Quel que soit l’endroit où elles sont situées, les témoignages des travailleurs y ont une similitude fascinante : la journée de travail est longue - 14 heures au Sri Lanka, 12 heures en Indonésie, 16 en Chine méridionale, 12 aux Philippines. La grande majorité des travailleurs sont des femmes, toujours jeunes, travaillant toujours pour des agences ou des sous-traitants. La peur est omniprésente dans les zones. »
La peur, pas seulement au travail : ces endroits sont de telles zones de non droit que la criminalité y atteint des sommets, contre les femmes en particulier. Témoin, l’épouvantable histoire de la zone franche de Ciudad Juarez, au Mexique, où entre 2 000 et 2 500 ouvrières ont été enlevées, violées et assassinées dans les 15 dernières années. Et ce dans l’impunité totale, car le gouvernement mexicain, tout comme les capitalistes qui s’engraissent là-bas, se moquent bien du sort de quelques milliers d’ouvrières de 18 ou 20 ans. Et comment s’étonner que les femmes soient là-bas considérées par tous comme des moins que rien, lorsque l’on sait, comme l’a raconté un journaliste horrifié, que dans certaines usines, les femmes, sous peine de licenciement sont obligées chaque mois de remettre à leur contremaître la preuve qu’elles ne sont pas enceintes !
Alors dans ces endroits, les assassins, ce sont peut être de pauvres tarés de la région, mais les vrais responsables, ce sont ceux qui rendent possible une telle misère matérielle et morale, et ils siègent, en costume trois-pièces, dans les conseils d’administration des plus grands trusts de ce monde !
L’une des zones industrielles les plus gigantesques de la planète a occupé le devant de la scène, ces derniers mois, car il elles ont été le théâtre d’une série de grèves. Il s’agit de la ville de Shenzhen, en Chine. Cette ville comptait 30 000 habitants en 1976. Elle en compte 16 millions aujourd’hui. C’est là que l’on trouve les usines du groupe Foxconn et leurs 200 000 ouvriers, sous-traitant taïwanais de tous les géants de l’informatique, Foxconn fabrique notamment les I-Phone, les Ipad et les Neufbox. Foxconn à Shenzen, ce sont les syndicats interdits, des salaires misérables, des journées de travail de 12 à 14 heures souvent 6 jours sur 7, et un petit scandale qui a éclaté lorsque 18 salariés s’y sont suicidés l’an dernier. Des suicides que n’a pas du tout compris Steve Jobs, le patron d’Apple, vous savez, ce milliardaire tellement « cool » et qui ne met jamais de cravate : après avoir visité les usines de Foxconn, il a déclaré que c’était pourtant « un endroit plutôt sympa » ! Soyons justes : suite à ces événements, Apple a imposé à Foxconn de prendre des mesures contre les suicides de ses ouvriers. Sitôt dit, sitôt fait : Foxconn a fait installer des filets de sécurité dans ses usines.
Non loin de là, les imprimantes Brother sont également produites dans un endroit « plutôt sympa ». Une interview d’une jeune Chinoise de 16 ans, Li, est édifiante : « Ma vie, c’est l’usine », déclare-t-elle. Elle et ses 5 000 collègues travaillent 12 à 14 heures par jour, 6 jours par semaine, debout devant de gigantesques lignes d’assemblage, avec interdiction de parler. Li mange trois fois par jour à l’usine et dort 355 nuits par an dans les dortoirs de l’usine, des chambres de dix. Le tout, pour 50 euros par mois.
Voilà ce que sont les conditions de vie des prolétaires du Tiers-monde. Et encore, la Chine n’est pas le pays où les ouvriers sont les plus mal payés : les récentes grèves qui ont eu lieu à Shenzhen poussent un certain nombre de capitalistes occidentaux à délocaliser vers des pays à plus bas coût encore, comme le Vietnam ou le Bangladesh…
Soit dit en passant, c’est l’un des aspects les plus choquants de la propagande de la bourgeoisie, ici, en Europe, que de faire passer les pays comme la Chine comme des nations expansionnistes cherchant à tout prix à imposer des conditions de travail moyenâgeuses pour voler des emplois aux ouvriers européens ou américains. Les principaux responsables de cette politique, ce sont les capitalistes des pays riches, qui font peut-être semblant de fermer les yeux sur ce qu’il se passe dans ces usines, mais en réalité, qui le savent parfaitement parce que ce sont eux qui l’imposent ! Un exemple ? C’est une stratégie clairement théorisée par le groupe Disney, que les têtes pensantes de la stratégie ont appelé le « cut and run », que l’on pourrait traduire par « coupe les ponts et tire-toi ». Le groupe Disney (vous savez, Mickey, Minnie, Pluto…) fait fabriquer ses produits dérivés dans des usines du Bangladesh, là où le salaire minimum – rarement respecté –est de 25 dollars par mois. Une association humanitaire raconte : « Pendant huit ans, les ouvrières de l’usine de Shah Makhum ont travaillé dans des conditions épouvantables : de 8h du matin à 22h, voire minuit, 7 jours sur 7, dans un silence imposé à coups de brimades physiques, sans aucun jour de vacance ni droit à un congé maternité. » Mais en 2001, les ouvrières se révoltent, et exigent que ces conditions inhumaines cessent – elles ne demandent, à vrai dire, qu’un jour de repos par semaine, des congés maternité et des salaires conformes à la loi. Et soudain, le donneur d’ordre, Disney, cesse toute commande et disparaît. C’est cela, le cut and run : dès que les ouvriers revendiquent, dès qu’un syndicat menace de se créer, les commandes s’arrêtent, et l’usine n’a plus qu’à fermer.
Un autre témoignage, d’un ouvrier vietnamien, en dit long sur le fait que ce sont bien les groupes capitalistes des pays impérialistes qui tirent salaires et conditions de travail vers le bas. Il a été recueilli dans la zone industrielle de Thang Long, près de Hanoï. Sur les 50 000 ouvriers de la zone, 11 000 travaillent chez Canon, dont le directeur japonais, Shinji Onishi, s’exclame avec enthousiasme : « C’est le meilleur endroit du monde pour produire à bas coût ! » Un ouvrier de chez Canon, Hien, témoigne : « Les usines étrangères, c’est bien pour une courte période, pendant qu’on est jeune et fort. Parce qu’on reste debout toute la journée, on souffre vite d’une mauvaise circulation sanguine, beaucoup ont des problèmes de santé. On ne peut jamais s’arrêter, nos mains sont fatiguées. Heureusement, après 30 ans, on peut aller dans les usines vietnamiennes, où le rythme est moins rapide. »
Depuis deux ans, en Chine, au Bangladesh, au Vietnam, et dans bien d’autres pays comme l’Égypte, les ouvriers ont renoué avec les traditions de lutte depuis longtemps oubliées. À Shenzhen, les ouvriers de Foxconn et ceux de Honda ont obtenu des augmentations de salaire de 20% ; au Bangladesh, après de véritables émeutes dans les quartiers des ouvriers du textile, le salaire minimum a dû être augmenté.
Ce gigantesque prolétariat du Tiers-monde réapprend très vite à lutter. Son existence même renforce de façon formidable le camp du prolétariat, notre camp. C’est pourquoi nous devons nous battre de toutes nos forces contre les préjugés des travailleurs d’ici qui voient en eux des adversaires, des concurrents, et non ce qu’ils sont : les nôtres, nos frères et nos sœurs de combat, dont il est fort possible que nous aurons beaucoup à apprendre, en matière de combativité, dans les années qui viennent !

Le prolétariat des pays riches

C’est évidemment en parlant des métropoles impérialistes que sociologues, économistes et commentateurs divers se repaissent de la « disparition du prolétariat ». Bien sûr, il ne s’agit pour nous de nier ni la désindustrialisation relative, ni les délocalisations, ni l’augmentation notable du poids des services dans ces pays. Mais cela signifie-t-il que le prolétariat y a disparu, ou qu’il ne représenterait plus une énorme force sociale ? Évidemment, non.
Tout d’abord, la baisse du nombre de travailleurs dans le secteur industriel, dans les pays riches, n’est pas si énorme qu’on voudrait nous le faire croire : de 1980 à 2009, elle oscille, selon les pays, entre 5 et 18%. Ce dernier chiffre concerne les États-Unis, ce qui n’empêche pas ce pays de compter encore pas moins de 24 millions d’ouvriers d’usine ! En France, sur cette période, la baisse a été de 5%, le nombre d’emplois industriels passant de 6,1 à 5,7 millions.
En plus, ces chiffres sur les effectifs de l’industrie sont à manier avec des pincettes. Les statistiques contribuent largement à sous-estimer le nombre réel de travailleurs de ce secteur – et les patrons eux-mêmes ont contribué à cet effort, en externalisant de très nombreuses tâches qui étaient, auparavant, exécutées en interne. Ainsi, dans le passé, les tâches d’entretien, de contrôle, de nettoyage, de logistique, etc., étaient assurées par des salariés de l’usine, qui entraient donc dans la catégorie des salariés de l’industrie. Aujourd’hui que ces tâches sont exécutées par des sous-traitants, les salariés de ces sous-traitants, qui n’ont pas changé de métier mais seulement de bleu de travail, deviennent des employés de services ! Il est bien sûr impossible de savoir combien de travailleurs de l’industrie sortent ainsi des statistiques, mais on peut probablement faire confiance à un porte-parole de la très patronale Fédération des industries métallurgiques de Grande-Bretagne, qui déclarait il y a quelques années dans le Financial Times : « L’industrie manufacturière crée une large portion de l’industrie des services en sous-traitant ses activités. (...) L’industrie pourrait représenter jusqu’à 35 % de l’économie - au lieu des 20 % généralement acceptés - si elle était mesurée en faisant usage de définitions statistiques appropriées. »
Alors certes, le prolétariat ne se limite pas aux ouvriers d’industrie ; mais il est absurde et mensonger de prétendre que celui-ci aurait disparu ou serait en passe de disparaître.
Bien sûr, il y a un certain nombre de secteurs industriels qui ont disparu dans un pays comme la France : la sidérurgie, ou le textile, par exemple. Et il n’est pas exclu que d’autres disparaissent demain. Bien sûr, il y a des grands groupes capitalistes qui ont entièrement revu leurs méthodes managériales pour ne plus avoir à s’encombrer d’ouvriers, comme Alcatel dont le patron, Serge Tchuruk, s’est vanté de vouloir construire « un groupe sans usines. » Il y est presque parvenu, mais tout simplement parce que ce que les anciens ouvriers d’Alcatel ne produisent plus, ce sont d’autres, des sous-traitants, qui le produisent.
L’exploitation, en France, en Grande-Bretagne, au Japon, aux États-Unis, elle existe très concrètement pour des millions et des millions d’ouvriers d’usine. Il y a d’une part les grandes usines, les grands groupes de la chimie, de l’automobile, où règnent les cadences épuisantes. Mais ces usines, pour dures qu’elles soient, ne sont même pas les pires, parce qu’on y trouve encore un minimum d’organisation, de militants syndicaux qui arrivent à mettre quelques freins à la rapacité patronale. Toute une partie du tissu industriel de ce pays – cela représente au moins la moitié des ouvriers – ce sont les petites usines, les abattoirs industriels où perdre un œil est monnaie courante, les menuiseries industrielles où l’on fabrique des boites de fromage et où pas un ouvrier n’a tous ses doigts, les usines où les ouvrières mettent des salades en sachet à 3h du matin, avec une température de 4 degrés… Pour toute une partie du prolétariat de ce pays, les syndicats sont inexistants, et pour leurs patrons, le Code du travail n’est tout juste qu’un objet qui peut leur servir à caler un table.
Les ouvriers, en France, vieillissent plus vite, meurent plus tôt, sont plus souvent malades. Leurs enfants sont en plus mauvaise santé que les enfants des cadres – sans parler de ceux des riches – et l’écrasante majorité d’entre eux ne fera pas d’études supérieures.
Alors peut-être que les journalistes de la presse bourgeoise ne les voient jamais – mais il suffit, pourtant, de prendre les transports en commun tôt le matin pour les côtoyer, ces ouvriers qui partent au travail déjà harassés de fatigue, ces immigrés pakistanais qui reviennent au petit matin d’une nuit passée à faire le ménage dans les avions à Roissy, ces femmes africaines qui partent à l’aube nettoyer les bureaux. Ah oui, certains ne les voient pas, ils ne les voient jamais ! parce que cela les arrange. Voilà qui fait penser à ce vers du poète Jacques Prévert, où il parlait de « ceux qui, dans les caves, fabriquent les stylos avec lesquels d’autres, en plein air, écriront que tout va pour le mieux. »

Les employés, partie intégrante du prolétariat

Quant au refrain si souvent entonné, selon lequel les salariés employés dans les services ne compteraient pas dans les rangs du prolétariat, il prête à sourire.
Penser que seuls les ouvriers d’usines sont des prolétaires relève, au mieux, d’une lecture bien rapide de Marx – qui n’a jamais rien dit de tel. Au pire, c’est une manière de lui prêter des idées caricaturales pour les réfuter à bon compte. Car ses adversaires font dire à Marx que seule une fraction des travailleurs salariés – les ouvriers d’usine – seraient potentiellement révolutionnaires. On imagine aisément la suite : cette fraction de salariés ayant tendance à diminuer, les marxistes se retrouveraient en quelque sorte dépassés par l’histoire.
Cet argument travestit d’abord la réalité sociale, puisque, on l’a vu, la proportion d’ouvriers ne cesse de croître à l’échelle mondiale.
Mais il travestit aussi les idées de Marx, et doublement.
Certes, Marx a établi, dans Le Capital, une distinction entre les travailleurs qu’il appelle « productifs », c’est-à-dire ceux qui produisent de la plus-value, et « improductifs », ceux qui n’en produisent pas. Mais il n’a jamais écrit nulle part que cette distinction avait quelque conséquence que ce soit sur leur combativité, leur poids politique, leur caractère révolutionnaire ou pas.
Deuxièmement, Marx n’a jamais dit non plus que les travailleurs « productifs » sont nécessairement des ouvriers d’industrie. Il a précisément écrit que tout salarié producteur de marchandise était un travailleur « productif », que la marchandise produite soit matérielle ou non. Il explique que le processus de production suppose la collaboration de multiples travailleurs manuels et intellectuels, « le travail manuel et intellectuel (étant) unis par des liens indissolubles. » S’il faut des ouvriers pour fabriquer une voiture, il faut aussi, indiscutablement, des ingénieurs et des dessinateurs. Pour Marx, les marchandises ne sont pas le produit d’une série de travailleurs uniques mais de ce qu’il appelle « un travailleur collectif ». Sont donc des travailleurs « productifs » tous ceux qui sont « un organe du travailleur collectif » – l’expression est de Marx. Et il poursuit : « Est productif tout travailleur (…) dont le travail féconde le capital. » Ce qui inclut, par exemple, une infirmière dans une clinique privée, un professeur dans une école privée. C’est-à-dire dans des entreprises où un capitaliste a investi son capital en vue d’en tirer un profit. Ce n’est pas la nature de sa production qui fait qu’un travailleur produit de la plus-value, c’est son rapport avec le capital. Et Marx écrit qu’un enseignant dans une école privée « est un travailleur productif non pas parce qu’il forme l’esprit de ses élèves, mais parce qu’il rapporte des sous à son patron. Que celui-ci ait placé son capital dans une fabrique de leçons plutôt que dans une fabrique de saucisses, c’est son affaire. »

Une seule classe ouvrière mondiale

En fait, l’idée que nous devons nous acharner à défendre, c’est qu’il n’existe en fait qu’un seul et même prolétariat, une seule classe aux intérêts communs, d’un bout à l’autre de la planète. Aux intérêts communs, et même, dont chaque membre dépend, par bien des aspects, de tous les autres. Ce que la société capitaliste a créé, c’est un monde qui n’est aujourd’hui qu’une gigantesque chaîne de travail humain dont il est impossible de distinguer le début et la fin. Qui est capable de dire combien de travailleurs sont impliqués dans la fabrication d’un objet aussi simple que les pieds en fer de la chaise sur laquelle vous êtes assis ? Je ne parle pas seulement des ouvriers de l’usine qui ont fabriqué ces pièces. Mais avant même que les morceaux de fer passent sous les presses, il y a le reste : ceux qui ont construit l’usine, ceux qui ont construit les matériaux qui ont servi à construire l’usine, ceux qui ont construit les machines. Et pour que la matière première elle-même arrive dans l’usine, il a fallu des mineurs pour extraire le fer, des dockers pour le charger dans des bateaux, des marins pour le faire fonctionner,. Et arrivés au port il faut encore des grutiers, sans parler des ouvriers qui ont fabriqué le bateau et les grues, les travailleurs du pétrole qui ont raffiné le mazout et l’essence servant à transporter tout ce petit monde, et ainsi de suite ! Et avant que le fer arrive à l’usine il faut des camionneurs, et pour qu’il y ait des camionneurs il faut des ouvriers qui fabriquent des camions et des pneus et des routes, et avant, des ouvriers qui fabriquent du bitume. Et je ne parle pas de tous les travailleurs qui produisent, pour tous ces autres ouvriers, de quoi manger, de quoi boire, de quoi se vêtir… Des infirmiers et infirmières qui les soignent pour qu’ils puissent retourner travailler, des instituteurs et institutrices qui leur apprennent à lire, les comptables et les secrétaires… Et pour que tout cela fonctionne il faut un réseau de communication, des téléphones portables, des ordinateurs, et tout cela c’est encore et toujours du travail humain.
Alors, il n’est sûrement pas exagéré de dire que vu sous cet angle, dans votre simple chaise, il y a le résultat du travail de millions de travailleurs. En divisant le travail, la bourgeoisie a finalement unifié le monde ! Chose que Marx, une fois de plus, avait parfaitement comprise dès son époque : « La grande industrie fonde l’histoire mondiale, en rendant chaque nation, chaque individu, dépendant du monde entier. »
Alors, prétendre que le prolétariat a disparu, c’est oublier, ou feindre d’oublier tout cela. Ou l’ignorer, tout simplement, parce qu’il y a bien des gens dans les milieux petits bourgeois que cela n’intéresse pas du tout de savoir qui a fabriqué leur stylo. La bourgeoisie, elle, elle ne l’ignore pas : parce qu’elle sait où se fabrique sa richesse. Mais par bien des aspects, ce ne sont pas les bourgeois eux-mêmes qui façonnent l’opinion, qui l’influencent, ce sont des intellectuels – journalistes, économistes, sociologues… Cette petite bourgeoisie intellectuelle, ignore pour la plupart l’existence même du prolétariat – ce qui lui permet d’écrire de doctes articles pour expliquer en toute bonne foi qu’il n’existe plus. Ces gens-là passent tous les jours à côté d’ouvriers africains qui défoncent le bitume à coup de marteau piqueur, ils montent dans des trains conduits et nettoyés par des hommes et des femmes, en chair et en os… mais ils ne les voient pas. Aussi les ouvriers ont-ils pu devenir, pour beaucoup d’intellectuels, une véritable classe invisible. Peut-être parce que ces intellectuels ne prennent pas les transports en commun ? Peut-être parce qu’ils préfèrent circuler en Vélib ? Dans ce cas, rappelons-leur que non seulement les Vélib en question sont fabriqués par des ouvriers d’une usine de Hongrie payés 400 euros par mois, mais également que si chaque matin ils en trouvent un à la borne qui est juste en bas de chez eux, c’est parce qu’il y a une petite armée de 1 400 travailleurs qui passe toute la nuit à réparer les vélos et réapprovisionner les stations !

Conclusion

S’il est invisible pour ceux qui sont aveuglés par leurs préjugés de classe, le prolétariat est donc bien une classe sociale toujours plus indispensable au fonctionnement de la société, toujours plus nombreuse, toujours plus implantée à l’échelle mondiale. Mais qui, depuis bien des années, manque cruellement de partis politiques capables de l’unifier, de lui redonner une conscience, de mener à nouveau le travail élémentaire qu’ont mené les militants du 19e siècle.
Depuis Marx, les révolutionnaires savent que trois conditions sont nécessaires pour qu’une révolution puisse accoucher d’une société nouvelle : le développement des forces productives ; le poids du prolétariat dans la société ; et ce que Marx appelait « les conditions subjectives », c’est-à-dire l’état de conscience du prolétariat. Juste avant la Seconde Guerre mondiale, Trotsky écrivait déjà : « (Le prolétariat) doit comprendre la position qu’il occupe dans la société et posséder ses propres organisations visant le renversement de l’ordre capitaliste. C’est la condition qui manque actuellement du point de vue historique. » Cette remarque, déjà profondément juste en 1938, l’est encore plus aujourd’hui. Car si les forces productives ont continué de se développer, même poussivement, car si le poids du prolétariat n’a cessé d’augmenter dans la société capitaliste – parallèlement la conscience du prolétariat n’a pas avancé mais profondément reculé, pour toutes les raisons que nous avons expliquées. Et conséquemment à ce recul, ce sont les idées les plus réactionnaires, les pires préjugés, qui ont progressé dans la classe ouvrière – corporatisme, chauvinisme, ici racisme, ailleurs ethnisme ou intégrisme religieux.
Mais l’histoire de la classe ouvrière, de ses défaites et de ses victoires, nous a appris que les choses peuvent changer très vite. Elle nous a montré quels trésors de dévouement, d’imagination, de combativité et de solidarité peuvent apparaître dans la classe ouvrière lorsqu’elle renaît à la conscience. Les prolétaires russes d’avant 1917 étaient patriotes, souvent illettrés, fréquemment antisémites. Et cela ne les a pas empêchés de se transformer en quelques mois en la classe ouvrière la plus révolutionnaire du monde.
On ne peut que constater le recul de la conscience ouvrière. Face à cette situation, la pire des choses à faire, serait d’abandonner nos idées sous prétexte que les travailleurs ne les reprennent pas. Il faut affirmer que s’ils ne les reprennent pas, la faute en incombe en premier lieu aux générations d’intellectuels qui ont dévoyé les idées communistes et ont ainsi désarmé le prolétariat. Et les trahisons de ces intellectuels, ce sont les travailleurs qui les payent, par la perpétuation d’un système qui les opprime et les écrase ! Alors, c’est tout de même la moindre des choses que le petit courant que nous représentons tente de garder vivantes ces idées et d’essayer de les transmettre, intactes, à ceux qui seront prêts demain à reprendre le combat.
Ce qui peut transformer des milliards d’individus isolés en une classe sociale agissante, c’est la conscience. Et la conscience, cela passe à travers des partis. Aujourd’hui comme hier, c’est l’existence de partis révolutionnaires communistes qui cimentera le prolétariat et en fera une véritable classe sociale, ayant une compréhension commune des événements, une politique commune, des actions communes. Qui lui feront reprendre conscience qu’elle ne devra pas seulement lutter, mais bien renverser l’ordre existant et se constituer en classe dirigeante. Nous sommes toujours partisans de la dictature du prolétariat, et fièrement, parce que la dictature de trois milliards d’individus sera infiniment plus démocratique que la dictature actuelle d’une infime poignée d’actionnaires.
Voilà pourquoi il faut continuer de militer pour ces idées, continuer de tenter de les développer malgré les vents contraires et malgré le fait que les délais soient bien plus longs que ce que les fondateurs du communisme espéraient. Il faut continuer de gagner des travailleurs à la révolution, à la conscience communiste. Les travailleurs vivent aujourd’hui non seulement dans la crainte du chômage et de la pauvreté, mais doivent en plus subir la propagande à sens unique des porte-parole de la bourgeoisie, qui tentent chaque jour de les convaincre qu’ils ne sont rien, qu’ils ne servent à rien, qu’ils coûtent trop cher, qu’ils sont des poids morts ! Eh bien notre combat, c’est aussi de restaurer la fierté d’appartenir à la classe ouvrière : car oui, nous avons toutes les raisons d’être fiers d’appartenir – par origine sociale ou par adoption – à une classe qui n’exploite personne, qui fait tourner toute la société par son travail, qui a toujours lutté contre l’exploitation – qui est, en un mot, le moteur et l’avenir de l’humanité !
Alors oui, le monde a changé depuis Marx – et la classe ouvrière a changé. En mieux, par certains aspects : la classe ouvrière des pays riches est aujourd’hui bien plus cultivée, c’est-à-dire bien plus apte à acquérir des idées qu’elle l’était au 19e siècle. Et celle des pays pauvres, est plus nombreuse, plus concentrée, plus en contact avec le progrès technique, qu’elle l’a jamais été. Et ce qui n’a certainement pas changé, c’est que le prolétariat est plus que jamais au cœur de la production et de l’exploitation, et par là-même il reste la seule classe capable de changer le monde – et ça, tant que le capitalisme existera, cela ne disparaîtra jamais !
Oui, le monde bouge, des usines ferment ici et s’ouvrent ailleurs, certaines productions apparaissent et d’autres disparaissent, les centres de gravité de la production se déplacent. Et alors ? Lorsque la production des calèches a presque disparu pour faire place à celle des automobiles, les militants révolutionnaires n’ont pas pleurniché, mais sont allés s’implanter dans les usines d’automobiles !
Oui, enfin, la période que nous vivons, dans laquelle nous militons, est dure parce qu’elle est marquée par la démoralisation. Mais nous vivons dans un monde capitaliste, dominé économiquement, politiquement et intellectuellement par la bourgeoisie, alors il n’y a rien d’étonnant à ce que le chemin soit semé d’embûches. Jusqu’à la révolution, il en sera ainsi, et, comme le disait Engels, l’histoire du prolétariat se résumera à « une longue série de défaites, interrompue par quelques victoires isolées. » Cela ne change rien à la profonde validité de nos idées, et aux tâches qui sont celles des révolutionnaires.
Les sociologues et les journalistes peuvent bien enterrer le prolétariat tous les matins si ça les amuse – ou plutôt si ça les rassure, parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous, nous savons que c’est bien le prolétariat qui enterrera ce vieux monde. Nous faisons donc nôtre plus que jamais les dernières lignes du Manifeste communiste, sans en changer un mot : « Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays , unissez-vous ! »

jeudi 17 novembre 2011

:: La classe ouvrière n’est pas prête, et c’est là le principal problème

La classe ouvrière n’est pas préparée pour le moment à l’intensification de la guerre que mènera la bourgeoisie. Les partis qui prétendent représenter ses intérêts - ils le prétendent d’ailleurs de moins en moins - l’ont trahie depuis longtemps. Ce n’est pas mieux pour les centrales syndicales. Et l’aggravation de la crise elle-même, la montée brutale du chômage à laquelle il faut s’attendre, ne poussent pas, dans un premier temps, à la combativité. Mais les coups reçus font aussi mûrir la combativité et la conscience. L’une comme l’autre peuvent changer brutalement. Que l’on se souvienne que, si la dépression des années trente a dans un premier temps surpris et désorienté les classes laborieuses, elle a par la suite conduit à des luttes de grande envergure.
La réaction de la classe ouvrière ne vint pas immédiatement. Les licenciements, l’accroissement brutal du chômage, les fermetures d’usines, les attaques de toutes sortes, dans un premier temps, surprirent et découragèrent les travailleurs.



Il fallut plusieurs années pour que la contre-offensive des travailleurs vienne. Mais elle vint, elle fut massive. Au milieu des années trente, elle ébranla des pays aussi divers que les États-Unis, l’Espagne ou la France. Des vagues de grèves eurent lieu également dans d’autres pays.

Pour l’Allemagne, la réaction vint trop tard. Par l’intermédiaire du régime hitlérien, la bourgeoisie parvint à briser la classe ouvrière de ce pays. Mais l’arrivée au pouvoir du nazisme, en faisant toucher du doigt la menace fasciste, contribua de manière décisive à la montée ouvrière en France ou en Espagne.

C’est en s’appuyant sur l’expérience de ces années de luttes ouvrières massives que Trotsky rédigea le Programme de transition destiné aux organisations de la Quatrième Internationale, en train de se constituer.

Au moment où le programme était publié, en 1938, la vague ouvrière était déjà en reflux, vaincue, détournée sur de fausses voies ou trahie. Alors que la Deuxième Guerre mondiale était déjà en marche, Trotsky le rédigea cependant, dans l’espoir que la guerre allait conduire, comme la guerre précédente, à des révoltes ouvrières.
Le programme était un outil pour une organisation révolutionnaire décidée à s’adresser à une classe ouvrière qui était déjà en lutte en lui proposant une série d’objectifs susceptibles de l’amener à contester concrètement la mainmise de la bourgeoisie sur les entreprises et sur les banques. Un programme visant à transformer des situations pré-révolutionnaires en situations révolutionnaires.

L’histoire de la crise actuelle n’est pas encore écrite et personne ne peut prédire comment, où et quand se produiront les explosions ouvrières face à l’offensive inéluctablement aggravée de la bourgeoisie. Personne ne peut même avoir la certitude qu’il se produira des luttes suffisamment amples, profondes et durables pour ébranler les bourgeoisies et leurs États.
Mais la raison d’être d’une organisation révolutionnaire est de se préparer à ces périodes-là, les seules où la lutte de classe peut bouleverser l’histoire. C’est pour une telle période que le Programme de transition a été écrit. C’est dans une telle situation, si elle se produit, qu’il gagnera sa signification.

L’évolution de la crise ramène au centre de l’actualité les objectifs partiels du Programme de transition : l’échelle mobile des salaires pour préserver le pouvoir d’achat, et la répartition du travail entre tous sans diminution des salaires pour se protéger contre le chômage qui monte.
Mais le passé a montré comment la bourgeoisie ou ses serviteurs politiques de gauche savent détourner ces deux revendications en les transformant, d’objectifs révolutionnaires d’un prolétariat agissant, en recettes de cuisine, pour le démobiliser. L’Italie a connu pendant longtemps un système d’indexation des salaires sur les prix. D’une certaine manière, la France aussi avec le smic. Quant à la répartition du travail entre tous, l’idée en a été pervertie pour devenir un argument pour le Parti Socialiste au moment des lois Aubry où la baisse de l’horaire de travail était censée créer de nouveaux emplois.

Aussi, ces revendications essentielles du Programme de transition ne gardent leur signification révolutionnaire que si elles sont liées à l’objectif du contrôle des travailleurs et de la population sur les banques et sur les entreprises. Le secret bancaire comme, plus généralement, le secret des affaires sont absolument indispensables aux capitalistes pour perpétrer leur pillage des biens de la société. La levée de ces secrets fait partie des objectifs prioritaires car elle constitue le premier pas vers le contrôle ouvrier de l’industrie.
Les objectifs sont aussi liés aux moyens, à la démocratie ouvrière dans les luttes, à la création de comités de grève ou de comités d’usine susceptibles de devenir des états-majors reconnus par tous les travailleurs, y compris les plus exploités qui se tiennent en temps normal à l’écart des syndicats comme de la politique.

La crise bancaire attire l’attention de l’opinion publique ouvrière non seulement sur la nécessité du contrôle mais aussi sur la question de qui contrôle. Le constat est évident que le contrôle des banques entre elles comme le contrôle par l’État ne sont des contrôles que du point de vue de la classe possédante et conduisent à la catastrophe. Il faut arracher le contrôle des banques aux grands financiers. Il faut non seulement nationaliser toutes les banques, et les nationaliser sans rachat, mais aussi les unifier et soumettre la banque d’État unique au contrôle des travailleurs et de la population afin qu’elle fonctionne dans l’intérêt de la société.

Ces objectifs non seulement n’ont rien de recettes magiques, mais ils ne trouveront véritablement leur signification que lorsque les masses exploitées s’en empareront. Il n’est, bien sûr, pas au pouvoir d’une petite organisation de susciter la réaction des masses ouvrières. Mais c’est dans les périodes où la classe ouvrière agit, et agit vraiment, que les petits groupes révolutionnaires peuvent grandir et, s’ils sont à la hauteur, jouer un rôle dans les événements.

Ce qui s’est passé dans les années trente montre que ce n’est pas la classe ouvrière qui a été défaillante face aux nécessités de l’époque. Si les révoltes ouvrières, des États-Unis à l’Espagne, en passant par la France, n’ont pas réussi à empêcher la bourgeoisie de faire prévaloir ses solutions contre la crise - le New Deal aux États-Unis, le fascisme en Allemagne et l’étatisme en France et finalement, la guerre mondiale -, c’est en raison de la politique menée par les organisations auxquelles la classe ouvrière faisait alors confiance.

Malgré son coût pour la société, l’organisation économique capitaliste ne disparaîtra pas toute seule. Elle ne disparaîtra que si une force sociale est capable de la faire disparaître.

Nous gardons la conviction que le prolétariat demeure la seule classe qui est porteuse de cette transformation sociale. L’actualité de la crise et le formidable gâchis de travail humain qu’elle révèle, en soulignent la nécessité. Nous ne savons pas plus aujourd’hui qu’il y a vingt ou cinquante ans par quelle voie, par quel cheminement, à travers quelles expériences collectives, le prolétariat accèdera à la conscience de son rôle historique en se donnant pour objectif le renversement révolutionnaire du règne de la bourgeoisie, la suppression de la propriété privée des moyens de production et la réorganisation de la production en fonction des besoins sous le contrôle démocratique de la collectivité.

Ce que nous savons, c’est que cette prise de conscience nécessite un parti ouvrier révolutionnaire. « La signification du programme, c’est le sens du Parti », disait Trotsky. Le parti ouvrier révolutionnaire a pour tâche de défendre et de propager ces objectifs révolutionnaires en toutes circonstances. Il doit surtout être capable par sa cohésion, par sa compréhension commune des événements, lorsque le prolétariat se mobilise de le conduire à leur réalisation.

Contribuer à cela dans la mesure de nos forces est notre raison d’être fondamentale.

:: Affirmer sa confiance dans la voie électorale et la démocratie, c’est en fin de compte laisser à la bourgeoisie tous les instruments de sa dictature


Il est vrai que les institutions de la Ve république qui laissent au suffrage universel le soin d’élire le président de la république - c’est-à-dire le chef de l’exécutif - peuvent formellement permettre à un candidat de gauche et pourquoi pas à un candidat communiste d’être élu. rien ne s’y oppose. comme les institutions de toute république parlementaire bourgeoise permettent aux partis ouvriers de se présenter et même d’avoir des élus, siégeant à la chambre aux côtés des bourgeois, si les électeurs ont en nombre suffisant voté pour eux. dans la forme, il suffit en effet aux partis qui se disent socialistes, ou partisans du socialisme, d’avoir la majorité pour se retrouver au pouvoir.
Bien entendu, la bourgeoisie et son personnel politique, tous ceux qui ont adopté ces institutions et choisi ces règles démocratiques ne l’ignorent pas. Cela fait partie des risques. Mais à tout prendre, ces risques leur semblent mineurs par rapport aux avantages qu’ils tirent du système.
Or le système parlementaire est celui qui assure aux bourgeois le maximum de liberté et de confort. Celui qui leur permet de continuer à maintenir leur domination sur les autres classes de la société et leurs richesses par l’exploitation des travailleurs, et tout cela sous les apparences agréables d’une démocratie, où tout un chacun peut donner librement son opinion, critiquer, se réunir avec ses compagnons d’idées, manifester, fonder un journal, lire les livres et voir les films de son choix, etc.
Cette liberté qu’affectionnent les bourgeois, apparemment tout le monde en profite ou, en tout cas, peut en profiter, à condition d’en avoir les moyens. C’est évidemment là le fond du problème, le droit est le même pour tous, mais l’usage du droit dépend de la fortune, de la culture. Aussi l’inégalité sociale vient dans la pratique rectifier l’égalité des droits : la démocratie pour tous devient à l’usage la démocratie pour les privilégiés.
La bourgeoisie le sait bien et parce qu’elle possède la richesse, la puissance et la culture, elle ne craint pas une démocratie qu’elle a les moyens de fausser, comme elle a les moyens de fabriquer l’opinion, et d’imposer ses idées et ses hommes, sans recourir à la violence ou à la fraude - même si c’est parfois nécessaire - simplement en profitant de la position dominante qu’elle occupe. Elle a même la possibilité de corrompre une partie du mouvement ouvrier en lui permettant d’occuper des positions et des postes dans le caere même du système.
Bien entendu, il s’agit là de garanties fondamentales mais qui peuvent se révéler parfois insuffisantes. Pour dominer et contrôler le jeu démocratique, la bourgeoisie dispose encore d’autres moyens et d’autres artifices. D’abord, tout le monde n’a pas le droit de vote dans un pays comme la France, trois millions de travailleurs émigrés et leur famille n’ont pas le droit de vote. Et il a fallu attendre 1975 pour que les jeunes de plus de 18 ans puissent voter. Il y a surtout la loi électorale qui permet de modifier les circonscriptions, celles-ci habilement découpées permettront d’équilibrer tel électorat ouvrier de banlieue avec les voix plus traditionnelles de l’électorat paysan ou citadin. A chaque veille d’élections on voit le ministère de l’Intérieur procéder fébrilement à de tels découpage. En ce moment Poniatowski vient de préparer les cantonales de cette façon. La loi électorale permet aussi de déterminer les conditions de scrutin. Quasiment aucune constitution ne reconnaît pour l’élection au Parlement la règle de la proportionnelle intégrale. En France, c’est le scrutin majoritaire à deux tours qui est en place. C’est un mode de scrutin qui favorise la formation majoritaire. En effet, un parti obtenant 49 % des suffrages au deuxième tour dans toutes les circonscriptions pourrait n’avoir aucun élu, et bien que représentant 49 % du corps électoral se trouverait quand même écarté de la Chambre. Il s’agit bien sûr d’une hypothèse, mais elle illustre une réalité : la sous-représentation des opposants au Parlement. Cette sous-représentation de l’opposition est l’une des tâches des hommes politiques bourgeois qui travaillent à la loi électorale. C’est ainsi qu’aux dernières législatives en France, on peut calculer qu’il fallait en moyenne 69 569 voix pour élire un député communiste alors que les députés de la majorité se contentaient de la moyenne de 32 858 voix.
Enfin la bourgeoisie dispose d’hommes et de partis qui lui sont dévoués et qui, pour faire barrage aux partis ouvriers, acceptent de s’entendre, voire de s’effacer, contre tel ou tel concurrent de la majorité. Le candidat de la droite ou du centre qui, par son entêtement à se présenter ou à se maintenir, diviserait les voix de l’électorat bourgeois au point de favoriser le candidat communiste, se verrait rejeté par ses collègues et sa carrière politique serait nettement compromise. Il en est évidemment de même au niveau de partis tout entiers. Les hommes qui composent les différents partis de la bourgeoisie et représentent parfois des politiques différentes, en tout cas des équipes différentes, savent parfaitement dans quelle mesure ils peuvent se concurrencer et quels sont les coups autorisés. Ils savent aussi ce qu’il leur est moralement et politiquement interdit de faire. La succession de Pompidou a mis en avant un grand nombre de candidats de droite, mais au second tour, face à un candidat de la gauche pourtant familier du pouvoir, et issu du camp même de la bourgeoisie, Giscard a été le candidat de la droite unie sans même un programme commun, et tous ses rivaux du premier tour ont appelé à voter pour lui.
En jouant sur les mécanismes électoraux, en comptant sur le sens de classe des parti bourgeois quand cela est nécessaire, en favorisant ce sens de classe par des accord plus ou moins officiels de redistribution de sièges et de postes gouvernementaux, la bourgeoisie, qui bénéficie déjà de sa position dominante dans la société, dispose donc en outre de toute une série de moyens susceptibles d’influencer le scrutin et de se prémunir contre ses résultats.
Il est arrivé pourtant, et il peut arriver encore, que dans certaines périodes de crises sociales et politiques, ces moyens se soient avérés insuffisants ; la volonté de changement des masses se traduit alors par un déplacement des voix qui rend la gauche majoritaire. Il s’agit toujours de circonstances exceptionnelles qui entraînent une partie de l’électorat à s’émanciper de la tutelle traditionnelle de la droite, de ses promesses et de ses artifices pour se tourner vers la gauche et son programme.
La question est de savoir ce que fait alors la bourgeoisie, si elle accepte ou non le verdict électoral populaire. Ce n’est pas une question théorique. Elle s’est déjà posée dans l’histoire à plusieurs reprises et encore récemment.
En février 1936, les élections avaient entraîné la victoire du Front Populaire en Espagne. Quelques mois plus tard, le 18 juillet de la même année, une partie de l’armée se soulevait et plongeait le pays dans une guerre civile qui devait se terminer par la victoire de Franco et le massacre de toute la gauche espagnole. Derrière Franco, il y avait évidemment les grands propriétaires, les possédants, les banques, l’Église, toute la haute bourgeoisie espagnole, qui n’avaient que faire de la « volonté du peuple » telle qu’elle s’était exprimée par les élections.
Au Guatemala en 1954, à Saint-Domingue en 1965, c’est encore l’armée (appuyée par les USA) qui renverse le gouvernement de gauche, élu démocratiquement. En Indonésie la même année, en Grèce en 1967, même chose, mais c’est juste la veille des élections que les colonels sont intervenus. Au Chili, il y a moins de trois ans, ce fut encore la même chose.
Les élections, c’est traditionnellement pour la bourgeoisie, le moyen de faire approuver tous les quatre ou cinq ans sa politique par l’ensemble de la nation. C’est le moyen d’amener les exploités à consentir au maintien de leur exploitation et de leur oppression, au nom de la volonté générale et de la démocratie. Mais quand il se trouve que la volonté générale ne va pas dans le sens des intérêts de la bourgeoisie, eh bien la bourgeoisie sait fort bien se passer de l’assentiment général, et de la caution démocratique. Ses appareils de répression, armée et police, lui permettent à coup sûr d’imposer sa propre volonté. Derrière la plus démocratique des républiques bourgeoises, il y a toujours ces bandes armées, véritables instruments du pouvoir qui garantissent, par la force, ce que la puissance sociale et l’argent n’ont pas su garantir par les moyens de propagande traditionnelle.
Les bourgeois ne respectent la démocratie que lorsqu’elle va dans leur sens. Si elle s’oppose à eux, ils la renversent sans aucun scrupules légalistes et pacifistes. C’est dire que pour eux la démocratie parlementaire n’est qu’une façade derrière laquelle se dissimulent les instruments de leur domination de classe, de leur dictature : la force brutale. C’est pour cela que les marxistes disent que la plus démocratique des républiques bourgeoises est en fait une dictature, celle de la bourgeoisie.
L’emploi de cette force n’est pas toujours nécessaire, mais cette force est toujours là, en réserve, prête à servir.
En France en 1936, la bourgeoisie a accepté le verdict des élections. Elle a accepté que le Front Populaire amène au pouvoir le socialiste Blum. Elle a tenté cette expérience en se réservant tous les moyens d’intervenir, Elle n’en a pas eu besoin. Le socialiste Léon Blum a été, comme il l’a proclamé fièrement lui-même, « un gérant loyal du capitalisme ».
Il s’est incliné devant le « mur d’argent » que la bourgeoisie lui opposait, il n’a pas touché à la domination bourgeoise pour défendre les travailleurs et rester au pouvoir. Il a été renversé par la même Chambre élue en 1936, la même qui a fait emprisonner les députés communistes, la même qui a élu Pétain. Les quarante heures, les congés payés n’ont été que les fruits de la mobilisation ouvrière. Loin d’être les premières conquêtes d’une bataille conduisant au socialisme, les victoires de Juin 36 ont été le sous-produit d’une montée ouvrière contenue et finalenient stoppée. La Chambre élue, la Chambre du Front Populaire, n’a pas mené au socialisme, elle a mené directement à Pétain et au régime de Vichy. Les socialistes au pouvoir ont permis à la bourgeoisie de traverser la période difficile qui devait conduire à la guerre mondiale. La bourgeoisie a su et pu utiliser les socialistes à son profit, c’est pourquoi elle a relativement peu utilisé la violence en ces circonstances. Mais la règle demeure.
De la même façon, un peu plus tard, de 1944 à 1947 la bourgeoisie française a pu et su utiliser, avec leur consentement bien sûr, les socialistes et les communistes au gouvernement. Et là encore, trois années de gouvernement « de gauche » n’ont pas conduit au socialisme, elles ont conduit au limogeage piteux des ministres communistes pressés de choisir entre les grévistes et la solidarité gouvernementale. Elle a conduit par la suite les socialistes à accepter d’user tout leur prestige et leur capital de confiance dans les combinaisons sans gloire avec les partis de droite, dans plusieurs gouvernements successifs de la IVe République.
Non, la bourgeoisie ne courait aucun danger pour sa domination dans la participation de ces hommes-là à la direction des affaires nationales. A aucun moment, ni de près, ni de loin, ils n’avaient tenté de porter la main sur la propriété. Les quelques nationalisations intervenues au lendemain de la Libération avaient été le fait de De Gaulle et non des prétendus marxistes au gouvernement.
Et quand les réformistes ne sont pas domestiqués ou quand ils le sont moins quand ils continuent à susciter malgré eu ; des illusions et des espérances, quand ils essaient même timidement d’entreprendre quelques réformes pourtant simplement démocratiques, ils sont alors rappelés à l’ordre par la bourgeoisie, chassés du gouvernement, voire massacrés comme on l’a vu au chili. allende n’avait pas trouvé une voie chilienne vers le socialisme, mais il avait entrepris une timide réforme agraire et avait du mal à contenir les occupations spontanées de la terre par les paysans, comme il avait du mal à faire maintenir la pression sur les salaires. pinochet, l’impérialisme américain, toute ta bourgeoisie chilienne ont décidé d’arrêter là l’expérience réformiste, impuissante à contenir le mouvement revendicatif des masses. cela s’est terminé par la prise du palais de la moncada, l’assassinat d’allende et un massacre sans précédent du mouvement ouvrier organisé chilien.
Si la bourgeoisie a pu mener cette entreprise à bien, c’est parce que jamais elle n’avait désarmé, parce qu’elle avait gardé intactes toutes ses possibilités d’intervention. Les armes à la main, elle surveillait le gouvernement Allende.
Voilà où peut mener la voie démocratique électorale, le respect de la démocratie : dans le meilleur des cas à une domestication complète des dirigeants réformistes qui agissent en serviteurs de la bourgeoisie, dans le pire des cas, au renvoi et au massacre. Dans le premier cas il n’est plus question même en paroles de socialisme, dans le deuxième la bourgeoisie répond par les armes à toute velléité réformatrice. Elle ne tolère les réformistes au pouvoir que dans la mesure où ils servent ses intérêts et tant qu’ils peuvent lui être utiles.
Dans ces conditions, dire que la dictature du prolétariat n’est plus nécessaire, affirmer sa confiance dans la voie électorale et la démocratie, c’est en fin de compte laisser à la bourgeoisie tous les instruments de sa dictature. C’est évidemment renoncer au socialisme, c’est même renoncer aux libertés pour tous. C’est laisser la liberté aux bourgeois, et seulement l’illusion de la liberté aux travailleurs en les invitant à s’en contenter, voire en leur faisant tirer dessus comme Blum à Clichy en 1937.

Lire la suite [LDC n°34, février 1976]