jeudi 26 janvier 2012

:: "La condition qui manque actuellement du point de vue historique"

S’il est invisible pour ceux qui sont aveuglés par leurs préjugés de classe, le prolétariat est donc bien une classe sociale toujours plus indispensable au fonctionnement de la société, toujours plus nombreuse, toujours plus implantée à l’échelle mondiale. Mais qui, depuis bien des années, manque cruellement de partis politiques capables de l’unifier, de lui redonner une conscience, de mener à nouveau le travail élémentaire qu’ont mené les militants du 19e siècle.
Depuis Marx, les révolutionnaires savent que trois conditions sont nécessaires pour qu’une révolution puisse accoucher d’une société nouvelle : le développement des forces productives ; le poids du prolétariat dans la société ; et ce que Marx appelait « les conditions subjectives », c’est-à-dire l’état de conscience du prolétariat. Juste avant la Seconde Guerre mondiale, Trotsky écrivait déjà : « (Le prolétariat) doit comprendre la position qu’il occupe dans la société et posséder ses propres organisations visant le renversement de l’ordre capitaliste. C’est la condition qui manque actuellement du point de vue historique. » Cette remarque, déjà profondément juste en 1938, l’est encore plus aujourd’hui. Car si les forces productives ont continué de se développer, même poussivement, car si le poids du prolétariat n’a cessé d’augmenter dans la société capitaliste – parallèlement la conscience du prolétariat n’a pas avancé mais profondément reculé, pour toutes les raisons que nous avons expliquées. Et conséquemment à ce recul, ce sont les idées les plus réactionnaires, les pires préjugés, qui ont progressé dans la classe ouvrière – corporatisme, chauvinisme, ici racisme, ailleurs ethnisme ou intégrisme religieux.
Mais l’histoire de la classe ouvrière, de ses défaites et de ses victoires, nous a appris que les choses peuvent changer très vite. Elle nous a montré quels trésors de dévouement, d’imagination, de combativité et de solidarité peuvent apparaître dans la classe ouvrière lorsqu’elle renaît à la conscience. Les prolétaires russes d’avant 1917 étaient patriotes, souvent illettrés, fréquemment antisémites. Et cela ne les a pas empêchés de se transformer en quelques mois en la classe ouvrière la plus révolutionnaire du monde.
On ne peut que constater le recul de la conscience ouvrière. Face à cette situation, la pire des choses à faire, serait d’abandonner nos idées sous prétexte que les travailleurs ne les reprennent pas. Il faut affirmer que s’ils ne les reprennent pas, la faute en incombe en premier lieu aux générations d’intellectuels qui ont dévoyé les idées communistes et ont ainsi désarmé le prolétariat. Et les trahisons de ces intellectuels, ce sont les travailleurs qui les payent, par la perpétuation d’un système qui les opprime et les écrase ! Alors, c’est tout de même la moindre des choses que le petit courant que nous représentons tente de garder vivantes ces idées et d’essayer de les transmettre, intactes, à ceux qui seront prêts demain à reprendre le combat.
Ce qui peut transformer des milliards d’individus isolés en une classe sociale agissante, c’est la conscience. Et la conscience, cela passe à travers des partis. Aujourd’hui comme hier, c’est l’existence de partis révolutionnaires communistes qui cimentera le prolétariat et en fera une véritable classe sociale, ayant une compréhension commune des événements, une politique commune, des actions communes. Qui lui feront reprendre conscience qu’elle ne devra pas seulement lutter, mais bien renverser l’ordre existant et se constituer en classe dirigeante. Nous sommes toujours partisans de la dictature du prolétariat, et fièrement, parce que la dictature de trois milliards d’individus sera infiniment plus démocratique que la dictature actuelle d’une infime poignée d’actionnaires.
Voilà pourquoi il faut continuer de militer pour ces idées, continuer de tenter de les développer malgré les vents contraires et malgré le fait que les délais soient bien plus longs que ce que les fondateurs du communisme espéraient. Il faut continuer de gagner des travailleurs à la révolution, à la conscience communiste. Les travailleurs vivent aujourd’hui non seulement dans la crainte du chômage et de la pauvreté, mais doivent en plus subir la propagande à sens unique des porte-parole de la bourgeoisie, qui tentent chaque jour de les convaincre qu’ils ne sont rien, qu’ils ne servent à rien, qu’ils coûtent trop cher, qu’ils sont des poids morts ! Eh bien notre combat, c’est aussi de restaurer la fierté d’appartenir à la classe ouvrière : car oui, nous avons toutes les raisons d’être fiers d’appartenir – par origine sociale ou par adoption – à une classe qui n’exploite personne, qui fait tourner toute la société par son travail, qui a toujours lutté contre l’exploitation – qui est, en un mot, le moteur et l’avenir de l’humanité !
Alors oui, le monde a changé depuis Marx – et la classe ouvrière a changé. En mieux, par certains aspects : la classe ouvrière des pays riches est aujourd’hui bien plus cultivée, c’est-à-dire bien plus apte à acquérir des idées qu’elle l’était au 19e siècle. Et celle des pays pauvres, est plus nombreuse, plus concentrée, plus en contact avec le progrès technique, qu’elle l’a jamais été. Et ce qui n’a certainement pas changé, c’est que le prolétariat est plus que jamais au cœur de la production et de l’exploitation, et par là-même il reste la seule classe capable de changer le monde – et ça, tant que le capitalisme existera, cela ne disparaîtra jamais !
Oui, le monde bouge, des usines ferment ici et s’ouvrent ailleurs, certaines productions apparaissent et d’autres disparaissent, les centres de gravité de la production se déplacent. Et alors ? Lorsque la production des calèches a presque disparu pour faire place à celle des automobiles, les militants révolutionnaires n’ont pas pleurniché, mais sont allés s’implanter dans les usines d’automobiles !
Oui, enfin, la période que nous vivons, dans laquelle nous militons, est dure parce qu’elle est marquée par la démoralisation. Mais nous vivons dans un monde capitaliste, dominé économiquement, politiquement et intellectuellement par la bourgeoisie, alors il n’y a rien d’étonnant à ce que le chemin soit semé d’embûches. Jusqu’à la révolution, il en sera ainsi, et, comme le disait Engels, l’histoire du prolétariat se résumera à « une longue série de défaites, interrompue par quelques victoires isolées. » Cela ne change rien à la profonde validité de nos idées, et aux tâches qui sont celles des révolutionnaires.
Les sociologues et les journalistes peuvent bien enterrer le prolétariat tous les matins si ça les amuse – ou plutôt si ça les rassure, parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous, nous savons que c’est bien le prolétariat qui enterrera ce vieux monde. Nous faisons donc nôtre plus que jamais les dernières lignes du Manifeste communiste, sans en changer un mot : « Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays , unissez-vous ! »


[lire le texte intégrale]

mercredi 25 janvier 2012

:: Le congrès des peuples d'Orient à Bakou - Les peuples opprimés appelés en renfort de la révolution prolétarienne (1920)


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Le 1er septembre 1920, plus de deux mille militants venus de toute l'Asie centrale, de la Russie soviétique et des principaux pays impérialistes se retrouvaient à Bakou, capitale de la toute jeune république socialiste d'Azerbaïdjan. Ce congrès des peuples d'Orient proclamait que l'alliance du prolétariat des pays industrialisés et des peuples colonisés ou opprimés par l'impérialisme pouvait en finir avec l'ordre capitaliste et construire un monde vivable pour les opprimés.

Il le faisait à Bakou, la ville du pétrole russe, aux bords de la mer Caspienne, où les travailleurs de cette industrie, originaires de toutes les nationalités d'Asie centrale, s'étaient fondus en une classe ouvrière révolutionnaire, aux avant-postes du mouvement depuis le début du siècle. Pour l'Internationale Communiste, regroupant depuis 1919 les ouvriers révolutionnaires des pays développés et qui avait convoqué ce congrès des peuples d'Orient, il s'agissait de proposer une perspective et une politique au milliard et demi d'opprimés de ce qu'on n'appelait pas encore le Tiers Monde
TEMPETE SUR L'ASIE
Si la Révolution russe de 1917, explosant après trois ans de guerre mondiale, avait marqué le début d'un processus révolutionnaire dans les pays industrialisés, elle avait aussi puissamment accéléré l'agitation sociale et les crises révolutionnaires dans les pays coloniaux et semi-coloniaux. Au moment même où les ouvriers luttaient pour le pouvoir en Allemagne, en Hongrie, en Finlande, en Italie, la domination impérialiste était contestée en Turquie, en Chine, en Perse, en Inde, etc. De plus, la Révolution russe ne symbolisait pas seulement la victoire possible du prolétariat et la construction d'un État ouvrier, mais aussi l'alliance entre le prolétariat et une paysannerie pauvre, immense, opprimée et humiliée, qui ressemblait par bien des traits à celle des pays d'Asie. En outre, une des premières mesures du jeune État ouvrier avait été de mettre fin à l'oppression nationale exercée depuis des siècles par l'État russe sur les peuples de son Empire. Si la Russie des tsars avait été surnommée « la prison des peuples », la Russie soviétique avait brisé ces barreaux et détruit ces murailles. De là étaient nées la Finlande et la Pologne, qui s'étaient éloignées de la Russie soviétique, et les républiques d'Ukraine, d'Azerbaïdjan et d'autres, qui allaient constituer avec elle l'Union soviétique. L'Internationale Communiste pouvait donc s'adresser aux masses opprimées d'Asie en s'appuyant sur le bilan de la Révolution russe qui avait donné la terre aux paysans et la liberté aux peuples opprimés. Et en effet, l'écho d'Octobre 1917 avait puissamment résonné en Asie et les délégués qui avaient parcouru des milliers de kilomètres pour se rendre à Bakou n'avaient pas grand-chose à voir avec les politiciens socialistes d'Europe de l'Ouest ni même avec les bolcheviks russes. Ces derniers furent en effet assez surpris de voir qu'un certain nombre de délégués avaient profité du voyage pour faire des affaires commerciales et que d'autres, ou les mêmes, interrompaient les travaux du congrès à l'heure de la prière. La flamme de la révolution attirait à cette époque les papillons les plus bigarrés.
DE LA REVOLUTION RUSSE A LA REVOLUTION MONDIALE
En 1919, le Manifeste du premier congrès de l'Internationale Communiste affirmait : « Esclaves coloniaux d'Afrique et d'Asie, l'heure de la dictature prolétarienne en Europe sonnera pour vous comme l'heure de votre délivrance. » Comme Lénine l'expliquait cette même année, la capacité de résistance des bourgeoisies était, entre autres, fondée sur l'exploitation éhontée des peuples coloniaux, laquelle leur permettait à la fois d'entasser d'immenses richesses et d'en distraire une partie pour servir d'amortisseur social dans les métropoles impérialistes. Aussi la révolution sociale devait-elle attaquer de l'intérieur, par des révolutions ouvrières, et de l'extérieur, par des luttes d'émancipation dans les colonies et semi-colonies, pour vaincre les puissantes bourgeoisies d'Angleterre, de France, des États-Unis.
L'alliance avec les mouvements révolutionnaires dans les colonies correspondait à une nécessité vitale pour l'État ouvrier russe. Ce dernier était alors menacé militairement par les armées impérialistes. Des mouvements dans les colonies auraient immédiatement desserré l'étau entourant la forteresse révolutionnaire.
C'est Lénine lui-même qui rédigea et défendit les thèses sur la question nationale et coloniale au deuxième congrès de l'Internationale Communiste, en août 1920. Et ce sont quelques-uns des dirigeants de ce congrès qui, à son issue, se rendirent à Bakou pour y rencontrer les délégués des peuples d'Orient. Cette confiance dans les capacités révolutionnaires des peuples les plus opprimés, véritables damnés de la terre, rompait avec les traditions du mouvement ouvrier d'avant-guerre. Car si Marx et Engels avait affirmé en leur temps qu'un « peuple qui en opprime un autre ne saurait être libre » et soutenu les révolutionnaires irlandais et les révoltés indiens contre la Grande-Bretagne, leurs successeurs sociaux-démocrates avaient la plupart du temps fermé les yeux sur la politique coloniale. Et il ne fut pas facile de les faire ouvrir à certains. En 1921, Trotsky écrivait : « Il nous faut profiter de toutes les occasions pour inculquer aux ouvriers l'idée que les colonies ont le droit de se soulever contre la métropole et de s'en séparer. Nous sommes tenus, en toute occasion, de souligner que le devoir de la classe ouvrière est de soutenir les colonies qui s'insurgent contre la métropole. Non seulement en Angleterre, mais en France, la révolution sociale comporte, en même temps que l'insurrection du prolétariat, l'insurrection des peuples coloniaux contre la métropole. »
UNE POLITIQUE COMMUNISTE
Les résolutions du deuxième congrès de l'Internationale définissaient les tâches des communistes dans les pays d'Orient et soulignait la nécessité « que les éléments des plus purs partis communistes soient groupés et instruits de leurs tâches particulières, c'est-à-dire leur mission de combattre le mouvement bourgeois et démocratique ». Le congrès de Bakou, en même temps qu'il s'adressait aux peuples d'Orient dans leur ensemble, tentait de jeter les bases d'un mouvement communiste dans chacune des régions concernées.
L'explosion révolutionnaire sortie de la guerre mondiale a commencé à refluer dans les années suivantes et ce reflux a emporté avec lui jusqu'au souvenir du congrès du Bakou et d'une politique révolutionnaire à l'échelle de la planète. Mais, malgré tout, l'alliance de fait de l'État ouvrier, du prolétariat des pays industrialisés et des peuples opprimés a prouvé sa validité. En effet en ce début des années 1920 l'impérialisme, incapable de combattre sur tous les fronts, avait été obligé de laisser vivre l'État ouvrier russe... même si l'isolement de ce dernier allait permettre en quelques années à un appareil bureaucratique d'usurper le pouvoir.
Paul GALOIS (LO, 1er septembre 2010)

mardi 24 janvier 2012

:: 24 janvier 1919 : appel pour la formation de L'internationale communiste, par Lénine et Trotsky


Le 24 janvier 1919.


Chers camarades,


"Pendant la guerre et la Révolution, on a constaté, avec une évidence totale, non seulement que les vieux partis socialistes et sociaux-démocrates sont en faillite complète, et avec eux la Deuxième Internationale, non seulement aussi que les éléments modérés de la vieille social-démocratie (ceux dits du «centre») sont incapables d'une action révolutionnaire réelle ; mais, en plus, que les grandes lignes d'une véritable Internationale révolutionnaire sont déjà clairement définies.


L'élan gigantesque de la révolution mondiale, qui pose sans cesse de nouveaux problèmes, le danger de voir l'alliance des Etats capitalistes, qui s'organisent contre la révolution sous la bannière hypocrite de la Société des Nations, étrangler cette révolution ; les tentatives des partis sociaux-traîtres de se rassembler et, après s'être mutuellement amnistiés, d'aider leurs gouvernements et leurs bourgeoisies à décevoir les classes laborieuses une fois de plus ; enfin, l'énorme expérience révolutionnaire qui s'est constituée et l'internationalisation de tout le processus révolutionnaire - tout cela nous conduit à prendre l'initiative de poser la date de convocation d'un congrès international des partis prolétariens révolutionnaires.


A notre avis, la nouvelle Internationale devrait être fondée sur les thèses suivantes, avancées ici comme une plate-forme et élaborées d'après le programme de la Ligue Spartakiste en Allemagne et du Parti communiste (bolchevique) en Russie.


1) L'époque actuelle est celle de la désintégration et de l'effondrement de tout le système capitaliste mondial, ce qui impliquera l'écroulement de la civilisation européenne tout entière, si le capitalisme et ses contradictions insolubles ne sont pas détruits.


2) La tâche du prolétariat, à présent, est de s'emparer du pouvoir politique sans attendre. La prise du pouvoir politique consiste dans la destruction de l'appareil étatique de la bourgeoisie et dans l'organisation d'un nouvel appareil prolétarien de gouvernement.


3) Ce nouvel appareil de gouvernement devrait réaliser la dictature de la classe ouvrière (et en quelques régions aussi du demi-prolétariat rural, i.e. les paysans pauvres), c'est-à-dire qu'il devrait être un instrument de la suppression systématique des classes exploitantes et leur expropriation. Non pas une fausse démocratie bourgeoise - cette forme hypocrite de la domination de l'oligarchie financière - avec son égalité purement formelle, mais la démocratie prolétarienne, qui permet de donner la liberté aux masses travailleuses ; pas le parlementarisme, mais le self-government de ces masses par leurs organes élus ; pas la bureaucratie capitaliste, mais des organes administratifs, créés par les masses elles-mêmes, avec leur réelle participation à l'administration du pays et à la construction du socialisme - voilà ce que devrait être l'Etat prolétarien. Le pouvoir exercé par des soviets ou des organisations similaires, sa forme concrète (...)


4) En vue de sauvegarder la révolution socialiste, de la défendre contre ses ennemis intérieurs et extérieurs, d'assister d'autres sections nationales du prolétariat en lutte, il est essentiel que la bourgeoisie et ses agents soient complètement désarmés, et le prolétariat armé.


5) La situation mondiale demande à présent le maximum de contacts entre les différentes parties du prolétariat révolutionnaire et une alliance étroite entre les pays où la révolution socialiste a déjà triomphé.


6) La méthode fondamentale de lutte est l'action de masse par le prolétariat, action allant jusqu'au conflit armé ouvert avec la puissance politique du Capital (...)"


Lénine et Trotski

mercredi 18 janvier 2012

:: "Communisme et franc-maçonnerie" (Trotsky, 1922)

Le dévéloppement du capitalisme a toujours approfondi et approfondit sans cesse les antagonismes sociaux. Les efforts de la bourgeoisie ont toujours tendu à émousser ces antagonismes en politique. L'histoire du siècle dernier nous présente une extrême diversité de moyens employés par la bourgeoisie à cet effet. La répression pure et simple est son argument ultime, elle n'entre en scène que dans les moments critiques. En temps «normal», l'art politique bourgeois consiste à enlever pour ainsi dire de l'ordre du jour la question même de la dénomination bourgeoise, à la masquer de toutes sortes de décors politiques, juridiques, moraux, religieux, esthétiques et à créer de cette façon dans la société l'impression de la solidité inébranlable du régime existant.

Il est ridicule et naïf, pour ne pas dire un peu sot, de penser que la politique bourgeoise se fasse tout entière dans les parlements et dans les articles de tête.
Non, cette politique se fait au théâtre, à l'église, dans les poèmes lyriques et à l'Académie, et à l'école. La bourgeoisie enveloppe de tous côtés la conscience des couches intermédiaires et même de catégories importantes de la classe ouvrière, empoisonnant la pensée, paralysant la volonté.

C'est la bourgeoisie russe, primitive et mal douée, qui a le moins réussi dans ce domaine, et elle a été cruellement punie. La poigne tsariste mise à nu, en dehors de tout système compliqué de camouflage, de mensonge, de duperie, et d'illusions, se trouva insuffisante. La classe ouvrière russe s'empara du pouvoir.

La bourgeoisie allemande, qui a donné incomparablement plus dans les sciences et les arts, était politiquement d'un degré à peine supérieure à la bourgeoisie russe : la principale ressource politique du capital allemand était le Hohenzollern prussien et le lieutenant prussien. Et nous voyons actuellement la bourgeoisie allemande occuper une des premières places dans la course à l'abîme.

Si vous voulez étudier la façon, les méthodes et les moyens par lesquels la bourgeoisie a grugé le peuple au cours des siècles, vous n'avez qu'à prendre en mains l'histoire des plus anciens pays capitalistes : l'Angleterre et la France. Dans ces deux pays, les classes dirigeantes ont affermi peu à peu leur domination en accumulant sur la route de la classe ouvrière des obstacles d'autant plus puissants qu'ils étaient moins visibles.

Le trône de la bourgeoisie anglaise aurait été brisé en mille morceaux s'il n'eût été entouré d'une atmosphère de respectabilité, de tartufferie et d'esprit sportif. Le bâton blanc des policemen ne protège que la ligne de repli de la domination bourgeoise et une fois le combat engagé sur cette ligne — la bourgeoisie est perdue. Infiniment plus important pour la conservation du régime britannique est l'imperceptible toile d'araignée de respectability et de lâcheté devant les commandements bourgeois et les «convenances» bourgeoises qui enveloppe les cerveaux des tradeunionistes, des chefs du Labour Party et de nombreux éléments de la classe ouvrière elle-même.

La bourgeoisie française vit, politiquement, des intérêts du capital hérité de la Grande Révolution. Le mensonge et la perversion de la démocratie parlementaire sont suffisamment connus et semble-t-il, ne laissent plus place à aucune illusion. Mais la bourgeoisie fait de cette perversion même du régime son soutien. Comment cela ? Par l'entremise de ses socialistes. Ces derniers, par leur critique et leur opposition, prélèvent sur les masses du peuple l'impôt de la confiance, et au moment critique transmettent toutes les voix qu'ils ont recueillies à l'Etat capitalistes. Aussi la critique socialistes est-elle actuellement un des principaux étais de la domination bourgeoise. De même que la bourgeoisie française fait servir à ses but non seulement l'Eglise catholique, mais aussi le dénigrement du catholicisme, elle se fait servir non seulement par la majorité parlementaire, mais aussi par les accusateurs socialistes, ou même souvent anarchistes, de cette majorité. Le meilleur exemple en est fourni par la dernière guerre, où l'on vit abbés et francs-maçons, royalistes et anarcho-syndicalistes, se faire les tambours enthousiastes du capital sanglant.

Nous avons prononcé le mot : franc-maçonnerie. La franc-maçonnerie joue dans la vie politique française un rôle qui n'est pas mince. Elle n'est en somme qu'une contrefaçon petite bourgeoise du catholicisme féodal par ses racines historiques. La République bourgeoise de France avançant tantôt son aile gauche, tantôt son aile droite, tantôt les deux à la fois, emploie dans un seul et même but soit le catholicisme authentique, ecclésiastique, déclaré, soit sa contrefaçon petite-bourgeoise, la franc-maçonnerie, où le rôle des cardinaux et des abbés est joué par des avocats, par des tripoteurs parlementaires, par des journalistes véreux, par des financiers juifs déjà bedonnants ou en passe de le devenir. 

La franc-maçonnerie, ayant baptisé le vin fort du catholicisme, et réduit, par économie petite-bourgeoise, la hiérarchie céleste au seul «Grand Architecte de l'Univers», a adapté en même temps à ses besoins quotidiens la terminologie démocratique : Fraternité, Humanité, Vérité, Equité, vertu. La franc-maçonnerie est une partie non officielle, mais extrêmement importante, du régime bourgeois. Extérieurement, elle est apolitique, comme l'Eglise ; au fond, elle est contre-révolutionnaire comme elle. A l'exaspération des antagonismes de classes, elle oppose des formules mystiques sentimentales et morales, et les accompagne, comme l'Eglise, d'un rituel de Mi-Carême. Contrepoison impuissant, de par ses sources petites-bourgeoises contre la lutte de classe qui divise les hommes, la maçonnerie, comme tous les mouvements et organisations du même genre, devient elle-même un instrument incomparable de lutte de classe, entre les mains de la classe dominante contre les opprimés.

Le grand art de la bourgeoisie anglaise a toujours consisté à entourer d'attention les chefs surgissant de la classe ouvrière, à flatter leur respectabilité, à les séduire politiquement et moralement, à les émasculer. Le premier artifice de cet apprivoisement et de cette corruption, ce sont les multiples sectes et communautés religieuses où se rencontrent sur un terrain «neutre» les représentants des divers partis. Ce n'est pas pour rien que Lloyd George a appelé l'Eglise «la Centrale électrique de la politique». 

En France, ce rôle, en partie du moins, est joué par les loges maçonniques. Pour les socialistes, et plus tard pour le syndicaliste français, entrer dans une loge signifiait communier avec les hautes sphères de la politique. Là, à la loge, se lient et se délient les relations de carrière ; des groupements et des clientèles se forment, et toute cette cuisine est voilée d'un crêpe de morale, de rites et de mystique. La franc-maçonnerie ne change rien de cette tactique, qui a fait ses preuves, à l'égard du Parti Communiste : elle n'exclut pas les communistes de ses loges, au contraire, elle leur en ouvre les portes toutes grandes. La maçonnerie cesserait d'être elle-même, si elle agissait autrement. Sa fonction politique consiste à absorber les représentants de la classe ouvrière pour contribuer à ramollir leurs volontés et, si possible, leurs cerveaux. Les «frères» avocats et préfets sont naturellement très curieux et même enclins à entendre une conférence sur le communisme. 

Mais est-ce que le frère de gauche, qui est le frère cadet, peut se permettre d'offrir au frère aîné, qui est le frère de droite, un communisme sous le grossier aspect d'un bolchévik le couteau entre les dents ? Oh ! non. Le communisme qui est servi dans les loges maçonniques doit être une doctrine très élevée d'un pacifisme recherché, humanitaire, reliée par un très subtil cordon ombilical de philosophie à la fraternité maçonnique. La maçonnerie n'est qu'une des formes de la servilité politique de la petite-bourgeoisie devant la grande. Le fait que des "communistes" participent à la maçonnerie indique la servilité morale de certains pseudo-révolutionnaires devant la petite bourgeoisie et, par son intermédiaire, devant la grande.

Inutile de dire que la Ligue pour la Défense des Droits de l'homme et du citoyen n'est qu'un des accès de l'édifice universel de la démocratie capitaliste. Les loges étouffent et souillent les âmes au nom de la Fraternité ; la Ligue pose toutes les questions sur le terrain du Droit. Toute la politique de la Ligue, comme l'a démontré avec clarté la guerre, s'exerce dans les limites indiquées par l'intérêt patriotique et national des capitalistes français. Dans ce cadre, la Ligue a tout loisir de faire du bruit autour de telle ou telle injustice, de telle ou telle violation du droit ; cela attire les carriéristes et abasourdit les simples d'esprit.

La Ligue des Droits de l'Homme a toujours été, de même que les loges maçonniques, une arène pour la coalition politique des socialistes avec les radicaux bourgeois. Dans cette coalition, les socialistes agissent, bien entendu, non pas comme représentants de la classe ouvrière, mais individuellement. Toutefois, l'importance prise par tel ou tel socialiste dans les loges est déterminée non pas le poids de sa vertu individuelle, mais par l'influence politique qu'il a dans la classe ouvrière. Autrement dit : dans les loges et autres institutions du même genre, MM. les socialistes tirent profit pour eux-mêmes du rôle qu'ils jouent dans le mouvement ouvrier. Et ni vu ni connu, car toutes les machinations sont couvertes par le rituel idéaliste.

Bassesse, quémandage, écorniflage, aventurismes, carriérismes, parasitisme, au sens le plus direct et le plus matériel du mot, ou bien, en un sens plus occulte et «spirituel» — voilà ce que signifie la franc-maçonnerie pour ceux qui viennent à elle d'en bas. Si les amis de Léon Blum et de Jouhaux s'embrassent dans les loges avec leurs frères du bloc des gauches, ils restent, ce faisant, complètement dans le cadre de leur rôle politique ; ils parachèvent dans les séances secrètes des loges maçonniques ce qu'il serait incongru de faire ouvertement en séance publique du Parlement ou dans la presse. Mais nous ne pouvons que rougir de honte en apprenant que dans les rangs d'un Parti communiste (!!!) il y a des gens qui complètent l'idée de la dictature du prolétariat par la fraternisation dans les tenues maçonniques avec les dissidents, les radicaux, les avocats et les banquiers. Si nous ne savions rien d'autre sur la situation de notre Parti français, cela nous suffirait pour dire avec Hamlet : «Il y a quelque chose de pourri dans le royaume de Danemark...» 

L'Internationale peut-elle permettre à cet état de choses véritablement honteux de se prolonger et même de se développer ? Ce serait permettre que la Parti communiste français occupe dans les système du conservatisme démocratique la place de soutien de gauche occupée autrefois par le Parti socialiste. Mais cela ne sera pas — nous avons trop foi en l'instinct révolutionnaire et en la pensée révolutionnaire de l'avant-garde prolétarienne française. D'une lame impitoyable elle tranchera une fois pour toutes les liens politiques, philosophiques, moraux et mystiques qui rattachent encore la tête de son Parti aux organes déclarés ou masqués de la démocratie bourgeoise, à ses loges, à ses ligues, à sa presse. Si ce coup d'épée laisse par delà les murs de notre Parti quelques centaines et même quelques milliers de cadavres politiques, tant pis pour eux. Tant pis pour eux et tant mieux pour le Parti du prolétariat, car ses forces et son poids ne dépendent pas du seul nombre de ses membres.

Une organisation de 50.000 membres, mais construite comme il faut, qui sait fermement ce qu'elle veut et qui suit la voie révolutionnaire sans jamais s'en écarter, peut et doit conquérir la confiance de la majorité de la classe ouvrière et occuper dans la révolution la place directrice. Une organisation de 100.000 membres contenant centristes, pacifistes, franc-maçons, journalistes bourgeois, etc., est condamnée à piétiner sur place, sans programme, sans idée, sans volonté — et jamais ne pourra conquérir la confiance de la classe ouvrière.

La franc-maçonnerie est une plaie mauvaise sur le corps du communisme français. Il faut la brûler au fer rouge.

Léon Trotsky

25 novembre 1922

mardi 17 janvier 2012

:: La situation du mouvement ouvrier révolutionnaire [UCI, 1994]


Cinquante ans après la fin de la Deuxième Guerre mondiale, la question peut se poser de la profondeur du recul du mouvement révolutionnaire prolétarien. Durant ce demi-siècle, non seulement la révolution ne s'est pas produite, mais le problème de la construction de partis ouvriers révolutionnaires n'a toujours pas trouvé de solution.
Ces cinquante ans ont pourtant été riches d'événements, y compris d'événements révolutionnaires. Par ailleurs, le courant stalinien qui, à l'époque, dominait parmi les fractions les plus politisées du mouvement ouvrier est en train de s'effondrer sans que cet effondrement provoque des fractures amenant une partie des militants à renouer avec des traditions communistes que la direction stalinienne leur a fait oublier.
Ceux qui continuent à militer le font sur le terrain du réformisme et, avec la disparition de l'Union soviétique, ils ne se distinguent pratiquement plus des militants d'autres courants réformistes. Mais, bien plus nombreux sont ceux qui cessent de militer, et une partie considérable du capital militant du mouvement ouvrier disparaît purement et simplement.
Aucun militant ne peut éviter de se demander si les objectifs révolutionnaires sont toujours valables et comment ils pourraient se réaliser, en d'autres termes, quelles pourraient être les conditions du renouveau du mouvement communiste.

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[extrait de la Lutte de classe n°11, décembre 1994]

lundi 9 janvier 2012

:: A propos de La Véritable histoire de LO, Robert Barcia (alias Hardy) au micro de Pierre Weill [France Inter, 2003]


  • Pierre Weill: Robert Barcia, bonsoir.
  • Hardy: Bonsoir.
  • PW: Vous êtes un dirigeant historique de Lutte Ouvrière, vous publiez chez Denoël "La véritable histoire de Lutte Ouvrière". Alors, ce qu'il faut dire, c'est que vous avez toujours fui les journalistes. On savait que vous existiez, que vous aviez un rôle clé au sein de Lutte Ouvrière, mais vous viviez dans une sorte de clandestinité... Pourquoi ?
  • H: Bon, d'abord.. "Toujours" connu.. Que vous saviez depuis "toujours" que j'existais, ça, c'est faux : vous savez depuis 1998 que j'existe, c'est-à-dire depuis 5 ans...
  • PW: C'est pas mal déjà..
  • H: Ce n'est pas "toujours". Sur 60 ans de militantisme, c'est pas "toujours". Là, il y a quelques exagérations. Et vous ne vous êtes intéressés à Lutte Ouvrière, réellement, qu'à partir de 1995, où Arlette Laguiller a obtenu 5% des suffrages à l'élection présidentielle...
  • PW: Non, on a commencé à bien connaitre Lutte Ouvrière lorsque le phénomène Arlette Laguiller a pu s'imposer, dès 1974, où elle a fait quand même une campagne très remarquée.
  • H: C'est vrai. C'était "remarqué". Avec amusement, avec une certaine faveur...
  • PW: On aimait sa sincérité, son naturel... Même si on n'était pas d'accord.
  • H: Oui, oui, et je pense qu'il faut toujours l'aimer. Mais à partir de 1995, elle a commencé à gêner. Alors il y a eu des réactions, et des réactions péjoratives, des calomnies... Quant à moi, je...
  • PW: Attendez : quelles calomnies ? 
  • H: Que nous serions une secte...
  • PW: Oui, oui, on va en parler, on va en parler..
  • H: Bien, ce sont des calomnies. Je peux le dire dès maintenant. Et je le répéterai... Arlette Laguiller était le porte-parole de Lutte Ouvrière. C'est elle qui apparaissait, c'est elle qui est apparue pour se présenter à cette présidentielle. Et, à partir de là, c'est la presse qui la médiatisée. Quand un journaliste nous téléphonait pour parler à Arlette Laguiller, on lui disait : "Elle n'est pas libre, elle travaille au Crédit Lyonnais, il faut que vous veniez entre midi et 2 heures pour la voir parce qu'elle travaille... Mais on peut vous faire rencontrer un autre dirigeant de Lutte Ouvrière"... Bon, en bien, ça n'intéressait personne. C'était Arlette qui intéressait, pas qui que ce soit d'autre..
  • PW: Je sais tout de même, depuis ces dernières années, que votre nom n'apparaissait pas. Vous étiez extrêmement discret. On a même, à un moment donné... Des gens on essayé de comprendre : vous aviez un autre pseudonyme : Girardot. Il y a toujours une sorte de mystère autour de Robert Barcia, son dirigeant...
  • H: Attendez, attendez : c'est classique dans les organisations trotskistes. Krivine a un pseudo. Vous le connaissez son pseudo ?
  • PW: Non, non...
  • H: La liste du comité central de la Ligue communiste, ce ne sont que des prénoms ou des pseudos. Besancenot, il a un pseudo...
  • PW:  Pour ceux qui ne sont pas des spécialistes, pourquoi cette pratique de pseudos ?
  • H: C'est parce que, vous savez, quand on milite dans les entreprises, et bien sur tous les règlements d'entreprise, absolument tous, il est noté qu'il est interdit de faire de la politique ou de faire de la propagande politique à l'intérieur des entreprises. Dès qu'on entre dans une entreprise, dès qu'on franchit la porte, on perd ses droits civiques. On n'a plus le droit de faire de la politique. On peut avoir une activité syndicale, mais on ne peut plus faire de politique. Or, nos militants font de la politique dans les entreprises. Certains peuvent le faire ouvertement, mais pas d'autres.. Quand vous êtes en contrat à durée déterminée, vous ne pouvez pas vous permettre d'enfreindre le règlement. Et oui, même, la répression existe dans un certain nombre d'entreprises.
  • PW: Donc, votre pseudo, c'est Hardy
  • H: Oui.
  • PW: Quelle est celui d'Arlette Laguiller ? 
  • H: Bizet
  • PW: Je ne savais pas.. Bon, on le saura maintenant... Evidemment, quand on vit un peu, comme vous, dans le secret, ça entraîne automatiquement des rumeurs. On a beaucoup parlé de vous : dirigeant historique d'un parti trotskiste, on a dit - comble le l'hérésie - que vous étiez un patron en fait. Que vous étiez patron de sociétés para-médicales. En fait, vous avez participé à des SARL, ou à une SARL...
  • H: J'ai participé à une SARL il y a déjà pas mal d'année. J'avais quitté mon emploi (parce que j'étais salarié), j'avais quitté mon emploi pour participer à une réunion internationale d'une organisation trotskiste et que je n'avais pas eu l'autorisation de m'absenter (parce que, quand on est salarié, on n'est pas entièrement libre...), et je m'étais installé comme travailleur indépendant. Et puis, au bout de deux trois ans... - je travaillais avec des amis, et comme je ne voulais pas les exploiter... - et bien nous nous sommes mis en société. Y a-t-il là quelque chose d'extraordinaire ? On devient un "patron" à cause de ça ?
  • PW: Non, non, c'est un trotskiste qui participe au système... Vous collaborez..
  • H: Ecoutez, enfin, je reprends l'exemple de la Ligue communiste : elle a une SARL, l'imprimerie qui édite son journal. Elle a une SCI, une société civile immobilière, qui est le nouveau siège qu'elle a acheté... Alors, il y a un  gérant là-dessus, ce sont des "patrons" tout ça, avec parfois des salariés... La LCR (je m'excuse, je ne voudrais.. je ne critique pas la LCR), elle a eu...
  • PW: Vous n’arrêtez pas d'en parler !
  • H: Oui, mais par comparaison ! On tend à nous faire passer comme une organisation réellement à part. Mais nous ne sommes pas à part, et même peut-être moins... La LCR a eu jusqu'à 140 salariés (c'est elle qui le dit), et après elle en a eu beaucoup moins, il a fallu qu'elle en licencie... Krivine est connu, Besancenot est connu... Krivine est connu, mais quand il s'est présenté la première fois en 1969, qui dirigeait l'organisation à laquelle il appartenait ? Qui dirigeait ? Pas lui. Un vieux.
  • PW: Un gourou, comme vous ? Caché...
  • H: Il s'appelait Pierre Frank, il avait aussi un pseudonyme. Son nom était connu parce qu'il avait milité depuis longtemps, mais c'était le dirigeant de l’organisation, la IVe Internationale, à laquelle avait adhéré Krivine.
  • PW: C'est quand même bizarre cette pratique de secret qui est... comme ça : un dirigeant qui se cache, qui est dans l'ombre... Je vous aurais invité il y a deux ans, vous m'auriez dit non. Et là, subitement..
  • H: Vous ne m'AURIEZ pas invité il y a deux ans ! C'est parce qu'un journaliste a crée le mythe du secret, que ça a créé...
  • PW: Vous avez participé à ce mythe du secret..
  • H: Mais non : c'est parce qu'un journaliste a raconté un tas d'histoires sur moi, dont pas mal de fausses, ou d'exagérées ; j'ai trouvé un éditeur quand je l'ai décidé et l'éditeur m'a ouvert les portes des studios. Comprenez : vous me dîtes "depuis toujours", mais quand en 1968, on a crée Lutte Ouvrière, je serais venu frapper à la porte d'un studio quelconque, même le dernier des studios, le plus petit des studios, en disant : "je suis le dirigeant d'un groupe de 20 militants", ou "de 200 militants", "un groupe qui aura beaucoup de notoriété dans 20 ans", est-ce que vous m'auriez invité ?
  • PW: Mais maintenant Lutte ouvrière est un mouvement connu grâce à Arlette Laguiller, vous avez mis le temps, vous avez mis le temps...
  • H: Mais non, je n'ai pas mis le temps : j'ai attendu que les élections passent..
  • PW: Il y en a eu plusieurs..
  • H: Mais non, il n'y en a pas eu tellement. Là, parce que coup sur coup, vous avez eu les régionales, vous avez eu les législatives, vous avez eu une présidentielle...
  • PW: 74, 81..
  • H: Non, non, je ne parle pas de 74, je parle du moment à partir duquel on a vraiment commencé à s’intéresser à nous..
  • PW: Bon, parlons un peu de Lutte Ouvrière. Vous faîtes un peu figure - j'emploi encore ce mot - de gourou, et on pense à une secte. Et on découvre (d'ailleurs, vous le dîtes dans ce livre) qu'un militant qui s'engage dans Lutte Ouvrière, et bien Lutte ouvrière lui donne certains conseils concernant sa vie privée.
  • H: Ce n'est pas vrai !
  • PW: Par exemple, le mariage n'est pas conseillé, et faire des enfants n'est pas conseillé non plus
  • H: Ce n'est pas vrai !
  • PW: Vous le dîtes dans le livre !
  • H: Ce n'est pas dit comme ça ! Ce n'est pas dit "conseillé" ! Vous exagérez, là... C'est une déformation de l'information
  • PW: Non, non, pas du tout : vous dîtes : "le mariage est contraire à nos idées". C'est écrit noir sur blanc.
  • H. Oui : le mariage est contraire à nos idées ! Mais ce n'est pas se mêler de la vie privée, c'est avoir des opinions politiques et sociales. Ouvrez le Manifeste communiste ! Ecrit en 1848 par Karl Marx, et vous avez déjà la question du mariage, la question des droits de la femme... Et les socialistes, les communistes, les bolcheviques...
  • PW: Mais en quoi le mariage pose un problème à un militant de Lutte Ouvrière ? Expliquez-moi ça.
  • H: Parce que... Alors, Monsieur, je vais vous raconter l'histoire du mariage, ne serait-ce qu'en France... Une femme mariée perdait une grande partie de ses droits en se mariant. Il n'y a que depuis quelques années - il n'y pas tellement longtemps - qu'elle peut louer un appartement sans l'autorisation du mari, de prendre un travail sans l'autorisation du mari. Ça s'est produit après la guerre, après la Deuxième guerre mondiale. Une femme perdait une partie de ses droits, elle devenait mineure.. Le logement du couple, la résidence du couple, était décidé par le mari, pas par la femme. Et..
  • PW: Et les enfants ? Une femme qui a des enfants ne peut pas être une bonne militante de Lutte Ouvrière ? 
  • H: Mais si, elle peut devenir une bonne militante. Ecoutez, au comité central... on ne dit pas ça comme ça : on dit qu'il y a des choix à faire. On dit qu'il y a des niveau de militantisme où on ne peut pas élever convenablement des jeunes enfants. Des niveaux, comme dans beaucoup d'activité... Il y a des activité, des métiers où on peut se dire qu'il est déconseillé - mais c'est un choix, pas une obligation - de... On peut adhérer à Lutte Ouvrière et avoir des enfants. Beaucoup de nos dirigeants ont des enfants... Arlette Laguiller, elle n'en a pas, d'accord.
  • PW: Bizet, elle s'appelle Bizet.
  • H: Non, elle s'appelle Arlette Laguiller.
  • PW: Non, mais maintenant, je connais son pseudo.
  • H: Vous lisez mal vos confrères, parce que ça fait des années que c'est révélé.
  • PW: J'étais absent de France pendant très longtemps..
  • H: Bah, vous avez des excuses...
  • PW: Robert Barcia, je voudrais qu'on parle un petit peu d'Arlette Laguiller.
  • H: La-G-U-I-ller.
  • PW: LaGUIller. Comment l'avez-vous trouvée en 1974 ? Comment l'avez-vous propulsée pour cette élection présidentielle ?
  • H: Nous ne l'avons pas "propulsée". Nous l'avons trouvée parce que c'était l'une de nos camarades depuis déjà quelques années. Nous voulions présenter un candidat à l'élection présidentielle. Nous étions encore sur le coup de la campagne d'Alain Krivine, une campagne un peu désastreuse, dirigée aux limites du Quartier latin, et nous ne voulions pas donner dans le même défaut, dans le même travers... Alors, nous avions décidé à l'avance de prendre une femme. Et une travailleuse.
  • PW: Attendez, vous dîtes "nous". C'est "nous", ou c'est vous ?
  • H: Mais c'est nous, évidement ! Vous croyez que notre direction n'est pas collégiale ? Mais si, c'est collégial. Tout le reste, c'est du baratin ! Des histoires. Moi, je ne dirige rien de spécial... Ecoutez, j'ai 75 ans : ce n'est pas à 75 ans que je vais me propulser à travers toute la France pour diriger !... Parce que diriger, c'est ça. 
  • PW: Je ne parle pas maintenant, mais dans le passé...
  • H: Dans le passé, on était 20 bonshommes à Paris. Alors, vous savez, il n'y avait pas grand chose à diriger... Mais ce n'est pas moi qui l'aie choisie.
  • PW: Vous n'êtes pas son mentor ?
  • H: Mais non ! Tout ça, c'est du phallocratisme... Qui a choisi Besancenot ? Qui est le mentor de Besancenot ? Pourquoi on ne dit pas que Besancenot est "une marionnette" entre les mains de Krivine ? On le dit d'Arlette, pourquoi ? Parce que ce sont des phallocrates qui disent ça, parce qu'on n'est pas sorti du Moyen-Age, parce qu'on n'est pas sorti de ces âneries-là ! On en dit pas cela de Besancenot : on dira il est gentil, etc, le "petit facteur"... Et il est gentil, je peux vous dire que c'est un garçon intelligent, qui a plein de qualité, mais..
  • PW: Il est la marionnette de Krivine
  • H: Mais non, il n'est pas la marionnette de Krivine. Je ne dit pas ça, c'est vous qui le dîtes !
  • PW: C'est vous qui avez employé le mot ! C'est vous qui avez...
  • H: Je dis : pourquoi on dit : "Arlette est la marionnette d'Hardy" ? Et pourquoi on ne dit pas ça de Besancenot ? Parce que Besancenot est un homme, et qu'Arlette est une femme. Voilà pourquoi on le dit... Pourquoi vous essayez de me le faire dire ? C'est un vieux truc. Je n'aurai pas milité pendant 60 ans si je tombais dans vos chausse-trappes. C'est vous qui le dîtes ! C'est vous qui essayer de me le faire dire !
  • PW: Mais pas du tout : c'est vous qui avez dit : "Besancenot est la marionnette de Krivine", je l'ai entendu, on peut réécouter l'émission..
  • H: Oui, on écoutera l'enregistrement.. Je dis : pourquoi on ne dit pas que "Besancenot est la marionnette de Krivine" ? Et la réponse est : parce qu'il est un homme. 
  • PW: Alors, avec Arlette Laguiller, comment ça se passe ? Vous la conseillez, vous lui suggérez des idées quand il y a une campagne..
  • H: Les derniers six mois, j'ai dû la voir quatre fois...
  • PW: Mais au moment d'une élection présidentielle, au moment-test, comment ça se passe ? Comment est-ce que vous, dirigeant historique, intervenez ?
  • H: Attendez, "dirigeant historique"... Je ne vous ai pas repris, parce qu'il faudrait vous reprendre sur tout.. Mais je ne suis pas un dirigeant historique ! Qu'est-ce que ça veut dire, "dirigeant historique" ? Ce ne sont que des mots de journalistes, mais ce ne sont pas nos mots.
  • PW: Donc, le livre qui est sorti, c'est le livre d'un simple militant de Lutte Ouvrière ? 
  • H: De l'un des dirigeants et de l'un des fondateurs de Lutte Ouvrière. Mais "d'un des". Le principal dirigeant de Lutte Ouvrière, et de Voix Ouvrière qui a précédé, c'était un dénommé Pierre Bois. Vous ne le connaissez pas parce que vous vous en foutez de Pierre Bois. Mais c'était notre dirigeant principal. Il est mort il y a un an. Il a dirigé la grève de Renault 47 qui a fait sortir les ministres communistes, qui a chassé les ministres communistes du gouvernement. Il avait son nom dans l'annuaire, il vivait sous son nom : Pierre Bois,  il militait à Lutte Ouvrière, il était à la direction, il était absolument connu, il suffisait de le demander pour le trouver.. eh bien, personne, aucun journaliste ne s'est intéressé à lui... Aucun, aucun, absolument aucun !.. Bon, parce qu'ils s'en foutaient...
  • PW: Je termine...
  • H: Bon, maintenant, il y a un parfum de scandale autour de ma personne, ça fait vendre le livre, très bien.. mais c'est ridicule !
  • PW: D'un mot, je reviens sur un des derniers chapitres du livre qui s'appelle "Aujourd'hui et demain", dans lequel vous parlez des idéaux de Lutte Ouvrière, et vous préconisez, vous le dites: la liberté pour le peuple, pour le travailleur, c'est la dictature du prolétariat. En gros, vous dîtes qu'élire des dirigeants tous les cinq ans, c'est une apparence de démocratie. En un mot, c'est le slogan, "élections, pièges à cons", c'est ça ?
  • H: Mais non, mais non, mais non. Je dis qu'il faut révoquer, qu'il faut être susceptible de révoquer... Je ne dis pas ça comme ça, vous traduisez...
  • PW: J'interprète un peu...
  • H: Je dis : en France, comme dans le monde, il y a une dictature.. Vous comprenez : aujourd'hui..
  • PW: Et vous voulez la remplacer par une autre dictature ?..
  • H: Attendez, attendez, laissez-moi finir mes phrases... Il y a une dictature des trusts, des grandes entreprises, qui licencient, qui ruinent une région, qui balancent tout ce qu'ils veulent, qui polluent les côtes, depuis la Mer du Nord jusqu'à l'Espagne. Et personne n'y peut rien ! Ils sont intouchables ! Ils sont absolument intouchables ! Ils peuvent licencier. Ils peuvent faire ce qu'ils veulent. Ils peuvent menacer, en disant : "si vous nous gêner, si vous nous empêcher de polluer, et bien nous irons ailleurs, on va investir ailleurs. Et bien, cela, c'est la dictature économique de la bourgeoisie. C'est la dictature économique de la bourgeoisie. Ce n'est pas une dictature politique ici, je n'ai pas dit ça, je ne le dirais pas : je dis : il y a une dictature économique de la bourgeoisie.
  • PW: Mais les élections sont là pour chasser les dirigeants ! 
  • H: Oui, on remplace les dirigeants, mais on mène la même politique ! Et vous ne me direz pas le contraire. Que ce soit Jospin ou Raffarin, personne n'empêche les plans de licenciement. Ils pleurent, en disant "c'est très mal", mais ils ne les empêchent pas. Ils ne peuvent pas les empêcher !.. Alors nous, nous voulons un régime démocratique. Vous savez : Marx, Lénine, voulaient des régimes démocratiques. Ce que nous appelons, ce que Marx appelait la "dictature du prolétariat", c'était la dictature économique du prolétariat, c'est-à-dire ôter à la bourgeoisie, ôter aux grandes puissances financières les moyens de faire pression sur la vie sociale. Nous sommes pour le régime le plus démocratique, nous sommes pour les élections, nous sommes pour les parlements, mais avec des élus révocables par ceux qui les ont élus. Ce qui n'est pas le cas ici.
  • PW: Robert Barcia, vous êtes très bon au micro, vous auriez pû faire un très bon candidat. Ce n'était pas la peine de prendre Arlette laguiller et de vous cacher.
  • H: Je ne me suis pas caché ! 
  • PW: Robert Barcia, La..
  • H: Nous ne voulions pas présenter un Krivine...
  • PW: ...Véritable Histoire de Lutte Ouvrière...
  • H: ... présenter un intellectuel, parce que ça ne représente pas notre organisation, nos buts. Nos buts, c'est de promouvoir des travailleurs, promouvoir des femmes... Nous, nous sommes féministes, et nous choisissons une femme comme candidat !
  • PW: Merci beaucoup !

mardi 3 janvier 2012

:: Quand, avec l’aggravation de la crise, la démagogie protectionniste se renforce…

L’unification de l’Europe est une nécessité depuis au bas mot un siècle. Les deux guerres mondiales, parties toutes les deux de rivalités impérialistes internes à l’Europe, ont exprimé de la façon la plus tragique pour les peuples et la plus stérile pour l’histoire l’incapacité des bourgeoisies à surmonter le morcellement étatique d’un continent où le développement économique étouffait, plus que partout ailleurs, dans les cadres nationaux. Les bourgeoisies d’Europe, même les plus puissantes, freinées par l’insuffisance de leurs marchés nationaux respectifs, pas assez puissantes pour conquérir ceux de leurs concurrentes, ont fini par devenir des acteurs de second ordre de l’économie capitaliste mondiale.
Malgré l’interpénétration croissante des économies des différents pays européens, malgré l’intérêt évident des grandes entreprises capitalistes agissant à l’échelle du continent, les bourgeoisies nationales restent cramponnées à leurs États et défendent pied à pied les prérogatives de ces derniers.
Il a fallu plus d’un demi-siècle de tractations laborieuses pour que le Marché commun entre six pays d’Europe occidentale devienne l’Union européenne, composée de 27 pays après l’intégration de l’ancien glacis de l’Union soviétique (sans jamais englober l’ensemble du continent qui, pour plus de la moitié de sa superficie et un tiers de ses habitants, reste toujours en dehors de l’Union).
L’Union européenne s’est dotée progressivement de certains attributs d’un pouvoir d’État, avec l’accroissement des prérogatives de la Commission européenne, sorte d’exécutif, flanquée d’un Parlement européen dont le pouvoir à légiférer s’est élargi. A été surtout mise en place une vaste bureaucratie administrative, pesante et coûteuse comme un véritable appareil d’État, sans en être un.
Les prérogatives étatiques de l’Union européenne sont, de plus, à géométrie variable. C’est ainsi, par exemple, que l’espace Schengen, à l’intérieur duquel les déplacements des personnes sont libres, ne concerne pas l’ensemble de l’Union (la Grande-Bretagne notamment se tient à l’écart), alors qu’en revanche d’autres pays, la Norvège et l’Islande qui n’appartiennent pas à l’Union européenne, font partie de cet espace. De plus, les États peuvent revenir en arrière, comme l’a fait quelque temps le Danemark en rétablissant le contrôle à ses frontières nationales sous la pression de formations d’extrême droite.
Un autre pas en avant plus important a été la création d’une monnaie unique européenne. La Grande-Bretagne a cependant refusé d’adopter l’euro, ainsi que la Suède et le Danemark.
Ces petits pas de la construction européenne ont représenté chaque fois un certain abandon négocié de souveraineté. Mais les États nationaux ne se sont pas pour autant effacés au profit d’un État fédéral à l’échelle de l’Union. Les prérogatives abandonnées par les États nationaux au profit de Bruxelles sont soit celles exigées par les grandes entreprises pour assurer le grand marché dont elles ont besoin, soit au contraire celles qui les indiffèrent totalement. D’où ce mélange de pouvoir réglementaire des institutions européennes qui, dans certains domaines, frise le ridicule, alors que dans d’autres il appartient aux États nationaux de décider. Et, évidemment, « l’Europe sociale », que promettent les partis de la gauche réformiste quand ils sont dans l’opposition, est le cadet des soucis des grandes entreprises mondialisées au profit de qui se construit l’Europe actuelle.
L’euro a été le complément logique du marché unique, indispensable pour préserver celui-ci des soubresauts monétaires internes à l’Union. Mais, faute d’une homogénéisation fiscale et surtout d’un exécutif centralisé capable de mener une politique monétaire, il n’a jamais cessé d’être exposé à des tensions que la crise financière a exacerbées.
La crise financière a mis en évidence la fragilité de l’Union européenne. Le roi est nu. Le capital financier à la recherche permanente de placements spéculatifs a su trouver les failles derrière la façade de l’unité de la zone euro et, par là même, les élargir. Les taux d’intérêt, qui étaient identiques pour tous les États emprunteurs dans les premières années de la zone euro, ont commencé à se différencier, ouvrant de nouveaux champs aux spéculateurs.
Même les quelques pas en avant faits par les bourgeoisies pour surmonter les rivalités nationales, comme dans le domaine de l’unification monétaire, sont aujourd’hui menacés. Cela confirme les idées des révolutionnaires communistes, Trotsky en particulier, qui affirmaient, il y a près d’un siècle, qu’il appartiendra à la révolution prolétarienne de parvenir à une Europe réellement unie à l’échelle du continent, sans frontières et sans morcellement.
Les États-Unis d’Europe, inscrits depuis plus d’un siècle dans les nécessités économiques, seront communistes ou ne seront pas. Les crises financières répétées de 2008 et 2011 ont mis en évidence et accentué les inégalités dans les relations entre États de l’Union. Avec une Grande-Bretagne faisant cavalier seul, la zone euro et l’Union européenne elle-même sont devenues une sorte de condominium franco-allemand. Faute d’un gouvernement européen, les décisions concernant l’ensemble de l’Union sont prises lors des rencontres informelles entre Sarkozy et Merkel. Et elles sont prises plus encore par la Banque centrale européenne, qui apparaît du coup comme le seul pouvoir exécutif à l’échelle de l’Union en matière de politique monétaire. Mais l’indépendance de la Banque centrale européenne signifie seulement l’indépendance à l’égard des formalités vaguement démocratiques des institutions européennes et à l’égard des petits États de l’Union. La BCE est en même temps le lieu où se déroulent discrètement les tractations entre les principales puissances impérialistes de la zone euro et où s’élaborent les compromis entre elles.
L’entente entre les deux principales puissances impérialistes de l’Europe, la France et l’Allemagne (avec la Grande-Bretagne qui se tient à l’écart), est la condition nécessaire, mais certainement pas suffisante, pour toute décision de l’Union.
Non seulement les puissances impérialistes de moindre envergure, l’Italie ou les Pays-Bas, cherchent à faire prévaloir leurs intérêts, mais les multiples rebondissements de la politique de l’Union à l’égard de la Grèce montrent que des États nationaux de la taille de la Finlande, de la Slovaquie, voire de Malte, sont susceptibles de retarder des décisions, même si elles correspondent aux intérêts des deux plus puissants. Le vote du Parlement slovaque contre le renforcement du fonds de stabilité européen est significatif de leurs problèmes, même si, sous la pression, il a vite fait de revenir dessus.
Devant les soubresauts de la spéculation financière, renforcés en Europe par la cacophonie des intérêts divergents des États, l’absence de gouvernance européenne est patente. On ne peut cependant pas écarter la possibilité que la crise financière agisse dans un premier temps comme une incitation à renforcer les actions communautaires imposées par les circonstances, c’est-à-dire par les intérêts de la finance. De fait, la Banque centrale européenne a déjà pris plusieurs mesures d’urgence en matière de politique monétaire qui outrepassent largement ses prérogatives. Ses statuts, soigneusement étudiés à l’époque de sa mise en place pour éviter que les États les plus riches n’aient à payer pour les États les plus pauvres, sont foulés aux pieds depuis plusieurs mois pour venir au secours, non point de la Grèce, mais des banques impliquées dans les prêts à la Grèce. C’est ainsi que la Banque centrale européenne, prenant exemple de manière hypocrite sur la Banque centrale américaine, s’est engagée dans une politique de rachat d’obligations pourries détenues par les banques privées, une politique inflationniste qui augmente la masse de monnaie et de crédits en euros.
Le rôle des dirigeants politiques étant de justifier politiquement ce que veulent et ce que font les groupes financiers, les propositions se multiplient pour renforcer la gouvernance européenne. Le regain de la phraséologie fédéraliste ou pro-européenne ne sort pas de rien. Il s’enracine dans la même situation de crise qui fait fleurir symétriquement la phraséologie protectionniste.
Mais la seule forme de gouvernance européenne possible est l’entente entre les deux principales puissances impérialistes pour imposer leurs quatre volontés aux pays moins puissants. Cette entente elle-même ne peut avoir d’autre fondement que la conjonction des intérêts de deux bourgeoisies impérialistes rivales. Jusqu’où ira cette conjonction d’intérêts si la crise s’aggrave ? L’avenir le dira, mais plus que jamais leurs relations ressemblent, pour paraphraser Trotsky, à celles de deux brigands attachés à la même chaîne.
Dans le débat qui oppose, dans le camp de la bourgeoisie, ceux qui revendiquent plus d’Europe à ceux qui prônent le protectionnisme national, les communistes révolutionnaires n’ont pas à prendre parti. Les circonstances peuvent amener la bourgeoisie à adopter successivement les deux attitudes, voire l’attitude qui consiste à renforcer encore le protectionnisme de l’Union européenne vis-à-vis de l’extérieur, ce qui en soi implique dans la réalité une plus grande centralisation des décisions à l’intérieur de l’Union. Si plus personne dans les milieux dirigeants de la bourgeoisie n’écarte la menace d’un éclatement de la zone euro et/ou la dislocation de l’ensemble de l’Union européenne, cela peut prendre une multitude de formes : le retour à un simple Marché commun, comme le prônent bien des dirigeants politiques de Grande-Bretagne, ou la fragmentation en plusieurs zones avec des degrés de coopération variables, en maintenant ou pas la fiction de l’Union européenne actuelle.
Quelle qu’en soit la forme, le repliement national serait le signe d’une évolution catastrophique de la situation économique et redoublerait l’offensive de la bourgeoisie contre les classes laborieuses. Mais plus d’Europe n’ouvrirait pas pour autant une perspective plus favorable aux classes exploitées. Cela signifierait seulement que la construction européenne s’aligne sur les exigences du moment du capital financier.
Il est significatif, par exemple, que la proposition la plus concrète en matière d’avancée de gouvernance européenne soit de créer des euro-obligations, en l’occurrence une certaine mise en commun des budgets des États pour venir en aide au système bancaire. Le Marché commun a été institué il y a plus de cinquante ans en raison de l’exigence des grandes entreprises capitalistes – y compris et surtout à l’époque de trusts américains – de disposer d’un vaste marché sans enfermement douanier national. Il serait tout à fait dans la logique du capitalisme que le nouvel élan dans l’unification européenne vienne du besoin de la finance de doter l’Europe d’une gouvernance capable de prendre en charge la mutualisation de l’aide aux banques. Cela signifierait que les États les plus riches acceptent de vider les poches de leurs classes populaires en faveur non seulement des banques qui sévissent sur leur propre territoire, mais aussi de celles qui sévissent sur le territoire de pays plus pauvres.
Il y a là non seulement le résumé de plus d’un demi-siècle de construction européenne sur la base du capitalisme, mais aussi l’expression de plusieurs décennies de financiarisation de l’économie.
La mise sous tutelle de la Grèce, dont les finances sont aujourd’hui contrôlées par une Troïka, composée de représentants de la Commission européenne, du FMI et de la Banque centrale européenne, rabaisse ce pays au niveau d’un protectorat. Cette Troïka est en train d’être complétée par un groupe d’une cinquantaine de hauts fonctionnaires européens représentant principalement les intérêts des États français et allemand, c’est-à-dire de leurs banques particulièrement mouillées dans les prêts à l’État grec. Cet organisme de tutelle est destiné, pour reprendre l’expression de Sarkozy, à « vérifier pas à pas que les engagements demandés par l’Europe à la Grèce sont scrupuleusement tenus ». Jean-Claude Junker, président de l’Eurogroupe, c’est-à-dire des pays de la zone euro, a exprimé encore plus clairement les choses en affirmant que « la souveraineté de la Grèce sera énormément restreinte ». Et cela, sans même tenir compte de la privatisation des entreprises nationalisées et de la mise à l’encan des services publics eux-mêmes, dont de grandes sociétés françaises ou allemandes s’approprieront les éléments profitables.
L’exemple de la Grèce montre d’ailleurs que l’appartenance au club plus limité de la zone euro ne protège pas des relations de dépendance par rapport aux puissances impérialistes d’Europe. À plus forte raison, l’ensemble des pays de l’Est européen ont été intégrés dans l’Union européenne comme des pays de seconde zone, dont la vie économique, mais aussi dans une large mesure la vie politique, dépendent des pays impérialistes de la partie occidentale de l’Europe.

:: La gauche altermondialiste, cette gauche qui se place fondamentalement sur le terrain de la bourgeoisie…

Il est désormais courant, et pas seulement dans les milieux de la gauche réformiste, de dénoncer la finance et ses excès. L’économiste Joseph Stiglitz, ex-ministre de Clinton et prix Nobel d’économie, qui passe pour le maître à penser des altermondialistes, a intitulé son ouvrage analysant les derniers rebondissements de la crise : Le triomphe de la cupidité. Comme si la chose était inconnue du capitalisme d’avant les dérégulations des fatidiques années quatre-vingt !
Critiquer les politiques libérales, les dérégulations ou encore la globalisation ou la financiarisation de l’économie, et en rester à cette critique-là sans expliquer comment tout cela s’enracine dans l’évolution de l’économie capitaliste elle-même, est une façon de défendre l’économie capitaliste. Le fait que le Parti socialiste, le Parti communiste, et jusqu’à une partie de l’extrême gauche, reprennent à leur compte ce type d’explication, montre que tous ces gens se placent fondamentalement sur le terrain de la bourgeoisie.
Les altermondialistes n’ont que des platitudes à offrir en guise de réponse à la question « Pourquoi un tel développement de la financiarisation ? » En rester à la dénonciation des politiques libérales menées par les gouvernements, voire à l’influence des théories monétaristes de certains gourous de l’économie politique bourgeoise, est une de ces platitudes. Elles n’expliquent pas pourquoi, en un moment de l’histoire économique de l’après-guerre – précisément après les premières manifestations de la crise économique au tournant des années soixante-soixante-dix – ces politiques libérales ont commencé à s’imposer.
Que les États et leurs dirigeants aient joué un rôle à chaque étape dans la financiarisation de l’économie, c’est une évidence. Les multitudes de mesures prises pour « déréguler », pour supprimer des obstacles devant les placements et les déplacements de capitaux, d’un pays à l’autre, d’un secteur à l’autre, ont été des mesures étatiques. Mais les gouvernements n’ont fait que donner une traduction juridique à l’évolution du capitalisme lui-même, à sa dynamique interne – fût-ce parfois en anticipant.
Les altermondialistes dénoncent les têtes pensantes du libéralisme économique qui défendent l’idée que les marchés s’autorégulent. À juste raison. La multiplication des crises financières et leur gravité croissante font le deuil de ce genre de stupidités. Les crises de l’économie capitaliste n’ont cependant pas disparu, mêmes aux périodes où le marché était plus ou moins réglementé. Et surtout, c’est le marché réglementé qui a enfanté le marché déréglementé. Et, avant de l’avoir enfanté, il l’a porté en son sein. Il a préparé les financiers à l’exiger, les économistes à le justifier, et les politiques à en assurer les conditions légales. De quoi donc le retour à la réglementation – si tant est qu’il soit possible aujourd’hui – pourrait-il préserver l’économie capitaliste ?
La prépondérance du capital financier sur le capital industriel a une histoire plus que séculaire derrière elle. C’est même une des caractéristiques de l’évolution du capitalisme arrivé à maturité – à la sénilité, pour reprendre l’expression de Lénine –, un des signes de son passage du stade concurrentiel vers le stade impérialiste. Mais dans le cadre de cette évolution globale, la finance et l’activité productive évoluent en symbiose. Leurs rôles respectifs reflètent les pulsations de l’économie capitaliste.
La régulation, moyen de circonstance pour sauver le grand capital
Les mesures de régulation, qui font tant rêver les économistes qui se posent en maîtres à penser de la gauche bourgeoise, ont été réinventées dans le contexte de la crise de 1929 et des années de dépression. Elles ont pris des formes différentes dans la démocratie impérialiste des États-Unis et sous le régime fasciste de l’Allemagne bourgeoise, mais les objectifs étaient les mêmes : sauver le grand capital.
Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la régulation devint la règle dans tous les pays impérialistes. Cette régulation non seulement n’a pas empêché les grands trusts de prospérer, mais au contraire la guerre fut une période d’enrichissement pour les plus gros requins de l’économie capitaliste.
La régulation se prolongea bien longtemps après la guerre, imposée par la nécessité de fournir des béquilles étatiques au capital privé, incapable de faire face, sur la base du profit privé et de la concurrence, à toutes les tâches de la reconstruction et de la relance de la production. Même dans les pays impérialistes, notamment ceux d’Europe, l’État n’a pas seulement réglementé : il a joué un rôle important en matière de production comme de crédit. Ont été élaborées de multiples règles juridiques et administratives, parmi lesquelles la séparation des activités respectives des banques et des assurances, le cloisonnement à l’intérieur même du secteur bancaire entre banques de dépôt et banques d’investissement. S’y ajoutaient, dans les relations entre pays, le contrôle des changes et la mise en place d’un système monétaire international avec la prédominance du dollar.
Preuve qu’il est en effet possible de truffer le capitalisme de règlements. Mais preuve aussi que, si l’on ne touche pas aux fondements de l’économie capitaliste, la propriété privée des moyens de production et la course au profit, les crises ne disparaissent pas, et dès lors que les règles destinées au départ à aider le grand capital se transforment en corsets, le grand capital sait les faire sauter.
Les Reagan, Thatcher, les grands prêtres du capitalisme libéral, n’ont été que des instruments, des exécutants de la volonté du grand capital en un moment donné de son évolution. Parmi les balivernes véhiculées par les milieux altermondialistes, il y a le reproche fait aux traités de Maastricht et de Lisbonne d’interdire à la Banque centrale européenne de prêter aux États.
Du coup, ceux-ci sont contraints d’emprunter sur les marchés financiers, ce qui les rend prisonniers de ces marchés. Le montant élevé de la dette publique serait exclusivement dû aux intérêts versés aux banques privées. S’il est tout à fait exact qu’une partie importante de l’endettement est due aux prélèvements des banques et que les décisions des gouvernements de se financer sur le marché des capitaux moyennant intérêts a été un immense cadeau au système financier, l’explication des altermondialistes est partielle, et pour des raisons intéressées. D’abord parce que mettre au pilori uniquement les traités de Maastricht et de Lisbonne, qui ont donné le fondement juridique en Europe à cette limitation des droits de la Banque centrale, c’est taire volontairement que les dettes publiques des États-Unis et de la Grande-Bretagne sont également considérables, alors que ces deux pays ne font pas partie de la zone euro et que les obligations créées par Maastricht et Lisbonne ne les concernent pas.
Ensuite parce que présenter comme une alternative à la crise financière actuelle le retour au droit de chaque État de la zone euro de faire marcher la planche à billets n’est en rien une solution pour surmonter la crise, ni une perspective plus favorable pour les classes exploitées. Une politique inflationniste, même menée par l’État national, c’est encore une politique destinée à vider les poches des salariés en démolissant le pouvoir d’achat des salaires. Les circonstances peuvent amener la bourgeoisie à adopter cette politique. Les États-Unis l’appliquent déjà. L’Europe aussi, dans une certaine mesure.
Les travailleurs n’ont évidemment pas à se retrouver derrière la politique de la bourgeoisie, qu’elle vise la stabilité monétaire ou qu’elle soit inflationniste. Cela repose la nécessité pour le monde du travail de mettre parmi ses objectifs l’échelle mobile des salaires, susceptible de préserver leur pouvoir d’achat.
Dans le texte du congrès de l’année dernière consacré à « La crise de l’économie capitaliste », nous constations que : « Contrairement aux craintes des milieux financiers, voire des dirigeants politiques des grandes puissances impérialistes, l’utilisation effrénée de la planche à billets ne s’est pas traduite, ou pas encore, par un retour à la forte inflation des années soixante-dix. […] Tout se passe comme si l’économie était cloisonnée et que la masse monétaire supplémentaire résultant de la planche à billets était entièrement absorbée par le système financier lui-même. »
Étant donné cependant le fonctionnement forcené de la planche à billets aux États-Unis, en Grande-Bretagne et, d’une autre manière, en Europe, il est probable que la masse monétaire en circulation puisse alimenter tout à la fois le casino des riches et l’inflation pour les classes populaires.
Les altermondialistes prennent soin de ne jamais mettre en cause les fondements de l’économie capitaliste tout en critiquant certains de ses dégâts. Ce n’est pas pour rien qu’ils peuvent postuler à l’insigne honneur d’être les maîtres à penser du Parti socialiste. Ne sont-ils pas déjà flattés que même le très réactionnaire duo Sarkozy-Merkel envisage d’un œil favorable la taxe Tobin, ce dérisoire prélèvement qui non seulement ne touche en rien aux fondements de l’économie capitaliste, c’est-à-dire aux véritables causes de la crise, mais effleure à peine les intérêts des financiers spéculateurs. La dernière réunion du G20, ce cénacle des dignitaires de l’impérialisme, a même mis l’idée de taxer les opérations financières à l’ordre du jour de ses palabres.
La gauche gouvernementale et ses inspirateurs altermondialistes et assimilés posent en fait leur candidature pour être les exécutants de la volonté du grand capital, si le chaos financier actuel l’amène à faire appel aux béquilles étatiques.

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