lundi 9 novembre 2009

"La chute du Mur de Berlin, ce n'était pas l'écroulement du communisme" http://post.ly/BflX

:: de la fin des "Démocraties populaires"...

Les événements au travers desquels les Démocraties populaires ont disparu en tant que telles dans le courant de l'année 1989 - quelques mois plus tard en Albanie - ont été divers et variés. Mais leur concomitance ne devait rien au hasard.
C'est la mainmise soviétique qui a façonné les États dans ces pays et qui y a uniformisé les structures sociales et le fonctionnement de l'économie. Le caractère dictatorial de leurs régimes ne venait pas seulement de l'influence de la bureaucratie soviétique car la plupart de ces pays étaient déjà des dictatures ou des semi-dictatures avant la guerre. Mais c'est en raison de cette influence qu'ils étaient dirigés par des partis plus ou moins uniques se prétendant "socialistes" ou "communistes". Dans la plupart de ces pays, l'étatisme économique était déjà assez fort avant la mainmise soviétique - il fallait bien pallier la débilité de la bourgeoisie locale - mais c'est sous l'influence soviétique que l'étatisme fut poussé jusqu'au bout dans l'industrie, voire dans l'artisanat, que l'agriculture fut collectivisée, mise à part la Pologne, et que la planification fut instaurée.
C'est la bureaucratie soviétique et son armée qui constituaient le principal garant des régimes contre leurs propres peuples... mais aussi, contre toute tentative d'infidélité de ces régimes à l'égard de ce "protecteur" dont les plus pro-soviétiques des satrapes locaux trouvaient la protection trop lourde et dont tous les États aspiraient à se débarrasser depuis longtemps. Pesant de moins en moins avec l'usure du temps, la mainmise de la bureaucratie soviétique sur les pays de l'Est resta déterminante pour la survie des régimes des Démocraties populaires durant quarante ans (même si, dans le cas de l'Albanie et, dans une certaine mesure, de la Roumanie, l'influence de Moscou s'exerçait de façon moins directe et plus complexe).
Il a suffi que la crise du pouvoir en Union soviétique amène Gorbatchev à abandonner ces régimes à leur sort pour que les Démocraties populaires tombent les unes après les autres, comme des châteaux de cartes. Mais autant le facteur déclenchant de la série des événements de 1989 se trouvait à Moscou, autant la balle n'a pu être reprise au bond, partout, que parce que les États de ces pays y étaient déjà disposés, que leurs sociétés y aspiraient et que leurs dirigeants préparaient déjà les modalités de ces changements.
Au moment de ces événements, il était à la mode de parler de révolution. Passons sur l'égarement de ceux qui, même dans l'extrême gauche, employaient le mot en lui donnant son sens de "révolution populaire", sinon "prolétarienne". C'était stupide car, même si dans certains pays - et même pas dans tous ! - le changement de régime s'est accompagné d'une certaine mobilisation, celle-ci n'a pas plus été une révolution que ne l'avait été, dans le sens inverse, le coup de Prague de 1948.
Accompagné de mobilisation ou pas, le changement a été entièrement dirigé et pour l'essentiel contrôlé d'en haut. Nulle part la classe ouvrière n'a été en tant que telle partie prenante, elle n'a été que spectatrice regardant cette évolution plutôt avec sympathie, tant les régimes qui étaient en place auparavant étaient des dictatures anti-ouvrières. Ce qu'ils ont montré, bien des fois dans le passé, de façon sanglante, de 1953 à Berlin à 1981 en Pologne, en passant par 1956 à Budapest ! En outre, le caractère dictatorial de ces régimes semblait découler de leur subordination à l'Union soviétique. Et il y avait un consensus général pour souhaiter la fin de cette subordination.
Sur le moment, il paraissait aux travailleurs qu'ils n'avaient rien à regretter, même sur le plan social. Ils ne pensaient ni à l'éventualité du chômage, ni à celle de la disparition de la protection sociale. Ils espéraient en revanche des boutiques pleines et un niveau de vie se rapprochant de celui de l'Occident, y compris pour la classe ouvrière. La promesse de liberté occultait d'autant plus le reste que ce qui, dans les Démocraties populaires, limitait le droit des bourgeois à l'enrichissement, n'a nulle part été une conquête de la classe ouvrière, mais a été partout ressenti comme imposé de l'extérieur et que l'égalitarisme officiellement prôné apparaissait de toute façon hypocrite, tant les dignitaires du régime étaient visiblement "plus égaux que les autres". En outre, en 1989, c'est la petite bourgeoisie qui a imposé partout sa propre conception de la liberté, laquelle comportait tout naturellement la liberté d'entreprendre et de s'enrichir, ce qui semblait former un tout.
La transition, en 1989, oui. Le bouleversement, sûrement pas ! Même pas sur le plan politique ! Oh, certes, il y a eu un changement brusque dans la phraséologie. Le "communisme", l'"amitié soviétique" ont disparu du langage de ceux-là même qui faisaient le plus grand usage de tels termes, et cela pratiquement du jour au lendemain, pour être remplacés par des hymnes à la propriété privée et à la libre entreprise. Dans les rayons spécialisés des librairies, les oeuvres de Marx et de Lénine disparurent pour être remplacés par des ouvrages religieux.
Mais il n'y eut guère de changements en profondeur.
Un des problèmes majeurs, aussi bien de la couche dirigeante locale que de la bourgeoisie internationale, a été précisément de liquider des régimes dictatoriaux sans toucher aux appareils d'État qui en avaient été les instruments. Il s'agissait de faire en sorte que la police, l'armée, la justice, de "communistes" deviennent capitalistes sans que les masses soient tentées de s'en mêler, ne fût-ce que pour se venger des coups antérieurs. Au plus fort de leurs rivalités pour les postes et les positions, les coteries politiques diverses - issues des clans différents des ex-PC ou hostiles aux PC - ont partout fait preuve d'une prudence extrême sur ce terrain.
A plus forte raison, il n'y pas eu, dans les pays de l'Est, de rupture sociale mais une accélération de cet accroissement des inégalités sociales, déjà largement engagé avant le changement de régime. La couche privilégiée, issue de la "nomenklatura" de l'État ou de la petite bourgeoisie et qui dominait déjà la société, continua à la dominer, intégrant dans ses rangs des gens de la vieille bourgeoisie, celle d'avant les années cinquante, et qui avaient retrouvé certaines de leurs propriétés ou qui rentraient de l'émigration.
Avant même l'instauration de régimes plus ou moins contrôlés par l'Union soviétique, en Europe centrale et orientale, la bourgeoisie était globalement plus faible dans l'ensemble de ces pays qu'en Occident. Cela tenait à l'arriération plus ou moins prononcée de ces pays - avec des écarts considérables entre la Tchécoslovaquie à une extrémité et l'Albanie à une autre - et au poids du capital impérialiste, notamment allemand, dans la plus ou moins faible économie de ces régimes. Les coups successifs de l'occupation allemande (ou italienne), des destructions dues à la guerre, de l'entrée des troupes soviétiques, ont chaque fois entraîné des vagues de dépossession ou de migration vers l'Occident, rendant les déjà faibles bourgeoisies nationales encore plus exsangues.
La rupture entre les deux blocs à partir de 1947, la guerre froide déclenchée par les États-Unis et la réplique de l'Union soviétique transformant sa zone d'occupation en glacis politique et militaire, ont été les derniers en date de ces coups. Les armées soviétiques qui, au sortir de la guerre, avaient remis en place dans leurs zones d'occupation, les anciens appareils d'État bourgeois, plus ou moins rafistolés, plus ou moins truffés de membres des partis staliniens, œuvraient pour le retour de la bourgeoisie et le redémarrage de l'économie sur une base bourgeoise. Elles changèrent brusquement d'attitude avec la guerre froide. La bourgeoisie apparut alors comme une menace pour la mainmise soviétique sur l'Europe de l'Est. Ce qui restait de la bourgeoisie grande et petite d'avant et qui n'avait pas encore été touché par les nationalisations antérieures fut dépossédé. Ceux qui pouvaient le faire partirent.
Au début des années cinquante, l'ancienne bourgeoisie semblait avoir disparu des Démocraties populaires. En tout cas, la grande bourgeoisie. Quant à la petite, elle fut elle-même atteinte par les nationalisations successives, par la collectivisation forcée, par la pression pseudo-égalitaire de la dictature qui ne semblait avoir laissé comme couche privilégiée que la nomenklatura des serviteurs de l'État.
Mais les États nationaux, eux, ne disparurent pas. Ce sont eux qui sauvegardèrent la possibilité d'une évolution bourgeoise pour ces pays. Vers l'extérieur d'abord : ces appareils d'État, contrôlés, surveillés par la bureaucratie soviétique, se révélèrent cependant comme les principaux facteurs de résistance à la mainmise soviétique.
Vers l'intérieur aussi et d'abord contre leurs propres classes ouvrières. Si aujourd'hui la bourgeoisie hongroise s'approprie bruyamment l'insurrection de 1956, en faisant de l'anniversaire de son déclenchement une fête nationale, elle n'est pas fâchée en son for intérieur de ce que l'armée soviétique ait écrasé l'insurrection, liquidé les conseils ouvriers et brisé la classe ouvrière pour toute une période historique.
Et, sur le plan économique, les quarante ans d'étatisme imposé par la bureaucratie soviétique n'ont pas que des aspects négatifs pour la bourgeoisie d'aujourd'hui. C'est grâce à cet étatisme que ces pays ont connu pendant trois décennies un taux de développement relativement élevé et que certains d'entre eux - la Bulgarie, par exemple - de pays quasi exclusivement agricoles sont devenus des pays industriels. En outre, bien que la grande propriété semi-féodale eût été liquidée et la réforme agraire réalisée avant l'instauration du système de parti unique au profit des partis staliniens, cela fut tout de même accompli en Hongrie, comme en Pologne ou en Roumanie, sur l'ordre de l'armée d'occupation de la bureaucratie soviétique. Et cela alors que la bourgeoisie de ces pays n'avait pas été capable dans le passé de liquider l'aristocratie foncière là où elle existait, cette aristocratie foncière qui lui portait pourtant de l'ombre et l'écrasait, avant la guerre, de sa domination sociale.
Les anciennes bourgeoisies avaient été expropriées ; elles ne tardèrent pas à être remplacées par une nouvelle couche privilégiée qui, une fois terminées les quelques années d'égalitarisme bureaucratique des années cinquante - égalitarisme d'ailleurs tout relatif - émergea un peu partout dans les pays de l'Est. Une couche, constituée de hauts fonctionnaires du parti et de l'appareil d'État, de dignitaires politiques et des chefs d'entreprises nationalisées mais aussi de cette frange de la petite bourgeoisie, culturelle, scientifique ou sportive, que le régime tolérait et qui disposait de magasins spéciaux, de villas et de limousines.
Mais, dans certaines des Démocraties populaires, c'est une authentique bourgeoisie d'affaires qui a fini par se constituer dans les interstices de l'économie d'État, en parasitant souvent celle-ci : principalement dans le commerce ou dans l'agriculture.
En Hongrie ou en Pologne, où la petite bourgeoisie eut assez tôt pignon sur rue, elle s'est mélangée à l'autre composante de la couche privilégiée, aux hauts dignitaires de l'État ou du parti stalinien, aux notables "communistes" des administrations, à la tête de féodalités locales ou régionales, aux managers des entreprises d'État. Cette partie-là de la couche dirigeante devait sa position à la présence de l'armée soviétique. Elle n'en rêvait pas moins d'émancipation, quitte à se fondre avec la petite bourgeoisie traditionnelle, ancienne ou nouvelle. C'est l'ensemble de cette couche privilégiée qui aspirait aux changements qui finirent par se produire en 1989.

[Extrait de Lutte de Classe 12, janvier-février 1985]