dimanche 27 février 2011

:: L'INCENDIE DU REICHTAG, par Hippolyte Etchebehere [1933 : la tragédie du prolétariat allemand]



Le 27 février, les social-démocrates tiennent une réunion au Sport Palast pour commémorer le cinquantenaire de la mort de Karl Marx. Nous voudrions y aller, mais nous tenons à réunir nos camarades de la «Masch».
La «Masch» a déménagé. Elle se trouve maintenant dans la Neue-Friedrichstrasse, une vieille rue dans le vieux Berlin. Le quartier, centre de magasins de tissus en gros, s'endort de bonne heure. Les ombres sont longues sur les trottoirs abandonnés. Des rues larges, des ruelles pointues. Dans cette grosse maison grise habite maintenant la «Masch». Le vieil escalier sent le moisi et le pissat de chat, ce relent que sentent tous les vieux escaliers de bois de toutes les vieilles maisons du monde.
L'école est silencieuse, froide. Une pénible impression de maison à louer monte de ses corridors sans élèves.
Notre cours, qui a assez bien tenu, ne compte pas, ce soir, plus de dix camarades. On attend le professeur. Il est déjà huit heures et demie, il n'arrive pas, il ne vient pas. Nous nous entretenons comme toujours, de la situation politique. Nos copains sont déprimés, découragés. Le camarade F..., militant du Parti, affiche un pessimisme résigné.
— Die Proleten werden es sehr schwer hahen (ce sera très dur pour les prolos), nous dit-il quand nous lui demandons comment vont les choses dans son quartier.
— Est-ce que le Parti attendait autre chose du fascisme?
— Bien sûr, on savait, mais, tout de même, les choses sont arrivées à une telle vitesse!
— Moi, dit le camarade B..., je trouve que le Parti se tait trop, disparaît trop. On ne le voit pas. On ne sait que dire à ceux qui nous questionnent à chaque instant.
"— Et qu'est-ce que tu veux qu'il fasse? Il est tellement traqué! Toutes ses réunions sont défendues.
— Les réunions du S.P.D. sont très souvent interdites, mais ils arrivent tout de même à en tenir quelques-unes.
— Oui, accepte F..., ils ont manifesté hier dans notre quartier, et il faut avouer que ce fut assez bien. Plus de trois cents personnes. Par le temps qui court ...
— Et nous? Pourquoi agissons-nous si peu?
— Si peu, si peu ... Nous sommes traqués comme des bêtes fauves. Tu veux commencer à bouger et tu as déjà la matraque sur le dos.
— Moi, s'entête B..., je crois que les social-démocrates ont mieux en main leurs masses. Ils peuvent mieux compter sur elles que notre parti. Et veux-tu que je te dise quelque chose? Je souhaite que notre parti soit mis le plus tôt possible dans l'illégalité.
Nous protestons tous, indignés, mais il continue:
— Mais oui, mais oui, le plus tôt possible, puisque c'est sûr qu'il sera déclaré illégal. Il se peut que nos dirigeants, ramollis aujourd'hui dans des postes bien payés, aient besoin de revenir au pain sec des jours difficiles.
Nous en venons à parler des élections:
— Je crois que nous perdrons des voix, continue B...
— Sûrement.
Presque tout le monde est d'accord là-dessus.
— Moi, dit un jeune, je crois que les nazis vont atteindre les cinquante pour cent.
— Tu es fou ...
Notre professeur n'est pas venu, et c'est déjà l'heure de partir. Nous descendons et marchons, comme toujours, avec quelques camarades que nous accompagnons souvent jusqu'à Neukolln. Arrivés à la Kônig'strasse, il y a quelque chose dans la rue qui change son aspect habituel. Un je ne sais quoi, une légère inquiétude. Nous entendons courir derrière nous. C'est un groupe de jeunes gens. En nous rejoignant, ils jettent:
— Le Reichstag est en flammes ...
— Sans blague?
— Pas de blague. Il brûle bel et bien.
— Je n'arrive pas à le croire, continue F... A qui peut venir l'idée de mettre le feu au Reichstag?
— A qui?...» Et la voix du jeune homme siffle, haineuse: «Aux communistes. Ce sont les communistes, bien sûr.»
— Que peuvent avoir les communistes contre l'édifice du Reichstag? Nos objections ne sont pas de leur goût. Ils nous dévisagent d'un air provocant, se regardant entre eux, et, à la fin, s'en vont. Nous demandons à un schupo si c'est vrai que le Reichstag brûle.
— Je n'en sais rien, nous répond-il. Une dame vient de me poser la même question.
Nous décidons de le vérifier nous-mêmes et nous nous mettons en marche. Arrivés à la Schloss-Platz, nous délibérons: il se peut que ce soit une provocation nazie, un guet-apens. C'est tellement énorme. On n'ira pas.
Le jour suivant, Berlin est en branle. La nouvelle de l'incendie du Reichstag est arrivée aux quartiers les plus reculés. Une caravane de vélos et de piétons monte par Unter den Linden, vers la porte de Brandebourg. Une curiosité froide chez la plupart: voir, vérifier l'action des flammes. La police empêche la formation des groupes. On cause peu et de façon discrète.
Toute la presse communiste est interdite pour quatre semaines. Prison préventive pour tous les fonctionnaires du P.C.. Ordre de détention contre deux de ses députés «soupçonnés de complicité» dans l'incendie du Reichstag. (22)
L'ensemble de la presse social-démocrate tombe également sous le coup d'une interdiction de quatorze jours. Van der Lûbbe aurait avoué «des liaisons avec le S.P.D.».
Des arrestations en masse. On dit que Torgler s'est présenté à la préfecture de police, accompagné de son avocat.
Et cette terreur féroce ne trouve aucune réponse, aucune résistance organisée.
La maison du Vorwârts est occupée par la police. On saisit des tracts, des brochures. Après quatre heures d'occupation, la police s'en va.
Les journaux publient le roman-feuilleton enfanté par Goering sur les plans du P.C. Il y avait là des ponts sautés à la dynamite, des trains déraillés, des kilos de poisons pour les cuisines collectives, des milliers de femmes et d'enfants pris comme otages, une fantastique organisation de communistes habillés en' hommes d'assaut destinés à piller les magasins, et encore, et encore ...

samedi 19 février 2011

:: Le Capital, de Karl Marx, en manga

Ceux qui ne connaissent pas, ou peu, les idées de Marx, et en particulier son analyse du capitalisme et de ses contradictions, trouveront dans cette lecture une belle entrée en matière... Je conseille donc.


jeudi 17 février 2011

:: Léon Trotsky : Les leçons de la Commune de Paris [1921]


Chaque fois que nous étudions l'histoire de la Commune, nous la voyons sous un nouvel aspect grâce à l'expérience acquise par les luttes révolutionnaires ultérieures, et surtout par les dernières révolutions, non seulement par la révolution russe, mais par les révolutions allemande et hongroise. La guerre franco-allemande fut une explosion sanglante présage d'une immense boucherie mondiale, la Commune de Paris, un éclair, présage d'une révolution prolétarienne mondiale.

La Commune nous montre l'héroïsme des masses ouvrières, leur capacité de s'unir en un seul bloc, leur don de se sacrifier au nom de l'avenir, mais elle nous montre en même temps l'incapacité des masses à choisir leur voie, leur indécision dans la direction du mouvement, leur penchant fatal à s'arrêter après les premiers succès, permettant ainsi à l'ennemi de se ressaisir, de rétablir sa position.

La Commune est venue trop tard. Elle avait toutes les possibilités de prendre le pouvoir le 4 septembre et cela aurait permis au prolétariat de Paris de se mettre d'un seul coup à la tête des travailleurs du pays dans leur lutte contre toutes les forces du passé, contre Bismarck aussi bien que contre Thiers. Mais le pouvoir tomba aux mains des bavards démocratiques, les députés de Paris. Le prolétariat parisien n'avait ni un parti, ni des chefs auxquels il aurait été étroitement lié par les luttes antérieures. Les patriotes petits-bourgeois, qui se croyaient socialistes et cherchaient l'appui des ouvriers, n'avaient en fait aucune confiance en eux. Ils ébranlaient la foi du prolétariat en lui-même, ils étaient continuellement à la recherche d'avocats célèbres, de journalistes, de députés, dont tout le bagage ne consistait qu'en une dizaine de phrases vaguement révolutionnaires, afin de leur confier la direction du mouvement.

La raison pour laquelle Jules Favre, Picard, Garnier-Pagès et Cie ont pris le pouvoir à Paris le 4 septembre, est la même que celle qui a permis à Paul-Boncour, à A. Varenne, à Renaudel et à plusieurs autres, d'être pendant un temps les maîtres du parti du prolétariat.

Les Renaudel et les Boncour et même les Longuet et les Pressemane par leurs sympathies, leurs habitudes intellectuelles et leurs procédés, sont beaucoup plus proches de Jules Favre et de Jules Ferry, que du prolétariat révolutionnaire. Leur phraséologie socialiste n'est qu'un masque historique qui leur permet de s'imposer aux masses. Et c'est justement parce que Favre, Simon, Picard et les autres ont usé et abusé de la phraséologie démocratico-libérale, que leurs fils et leurs petits-fils ont été obligés d'avoir recours à la phraséologie socialiste. Mais les fils et les petits-fils sont restés dignes de leurs pères et continuent leur oeuvre. Et quand il faudra décider non pas la question de la composition d'une clique ministérielle, mais celle beaucoup plus importante de savoir quelle classe en France doit prendre le pouvoir, Renaudel, Varenne, Longuet et leurs pareils seront dans le camp de Millerand --collaborateur de Galliffet, le bourreau de la Commune... Lorsque les bavards réactionnaires des salons et du Parlement se trouvent face à face, dans la vie, avec la Révolution, ils ne la reconnaissent jamais.

Le parti ouvrier --le vrai-- n'est pas une machine à manoeuvres parlementaires, c'est l'expérience accumulée et organisée du prolétariat. C'est seulement à l'aide du parti, qui s'appuie sur toute l'histoire de son passé, qui prévoit théoriquement les voies du développement, toutes ses étapes et en extrait la formule de l'action nécessaire, que le prolétariat se libère de la nécessité de recommencer toujours son histoire: ses hésitations, son manque de décision, ses erreurs.

Le prolétariat de Paris n'avait pas un tel parti. Les socialistes bourgeois, dont fourmillait la Commune, levaient les yeux au ciel, attendaient un miracle ou bien une parole prophétique, hésitaient et pendant ce temps-là, les masses tâtonnaient, perdaient la tête à cause de l'indécision des uns et de la franchise des autres. Le résultat fut que la Révolution éclata au milieu d'elles, trop tard. Paris était encerclé.

Six mois s'écoulèrent avant que le prolétariat eût rétabli dans sa mémoire les leçons des révolutions passées, des combats d'autrefois, des trahisons réitérées de la démocratie, et s'emparât du pouvoir.

Ces six mois furent une perte irréparable. Si en septembre 1870, à la tête du prolétariat de France s'était trouvé le parti centralisé de l'action révolutionnaire, toute l'histoire de la France, et avec elle toute l'histoire de l'humanité, auraient pris une autre direction.

Si le 18 mars le pouvoir se trouva entre les mains du prolétariat de Paris, ce ne fut pas qu'il s'en fut emparé consciemment, mais parce que ses ennemis avaient quitté Paris.

Ces derniers perdaient du terrain de plus en plus, les ouvriers les méprisaient et les détestaient, la petite-bourgeoisie n'avait plus confiance en eux et la haute bourgeoisie craignait qu'ils ne fussent pas capables de la défendre. Les soldats étaient hostiles aux officiers. Le gouvernement s'enfuit de Paris pour concentrer ailleurs ses forces. Et ce fut alors que le prolétariat devint maître de la situation.


Mais il ne comprit que le lendemain. La Révolution tomba sur lui sans qu'il s'y attendit.

Ce premier succès fut une nouvelle source de passivité. L'ennemi s'était enfui à Versailles. N'était-ce pas une victoire? En ce moment on aurait pu écraser la bande gouvernementale presque sans effusion de sang. A Paris, on aurait pu faire prisonniers tous les ministres, avec Thiers en tête. Personne n'aurait levé la main pour les défendre. On ne l'a pas fait. Il n'y avait pas d'organisation de parti centralisée, ayant une vue d'ensemble sur les choses et des organes spéciaux pour réaliser ses décisions.

Les débris de l'infanterie ne voulaient pas reculer sur Versailles. Le fil qui liait les officiers et les soldats était bien mince. Et s'il y avait eu à Paris un centre dirigeant de parti, il aurait incorporé dans les armées en retraite --puisqu'il y avait possibilité de retraite-- quelques centaines ou bien quelques dizaines d'ouvriers dévoués, et en leur donnant les directives suivantes: exciter le mécontentement des soldats contre les officiers et profiter du premier moment psychologique favorable pour libérer les soldats des officiers et les ramener à Paris pour s'unir avec le peuple. Cela pouvait être facilement réalisé, d'après l'aveu même des partisans de Thiers. Personne n'y pensa. Il n'y eut personne pour y penser. En présence des grands événements, d'ailleurs, de telles décisions ne peuvent être prises que par un parti révolutionnaire qui attend une révolution, s'y prépare, ne perd pas la tête, par un parti qui est habitué d'avoir une vue d'ensemble et n'a pas peur d'agir.

Et précisément le prolétariat français n'avait pas de parti d'action.

Le Comité central de la Garde nationale est, en fait, un Conseil de Députés des ouvriers armés et de la petite-bourgeoisie. Un tel Conseil élu immédiatement par les masses qui ont pris la voie révolutionnaire, représente un excellent appareil d'action. Mais il reflète en même temps et justement à cause de sa liaison immédiate et élémentaire avec les masses qui sont dans l'état où les a trouvées la révolution, non seulement tous les côtés forts, mais aussi tous les côtés faibles des masses, et il reflète d'abord les côtés faibles plus encore que les côtés forts: il manifeste l'esprit d'indécision, d'attente, la tendance à être inactif après les premiers succès.

Le Comité central de la Garde nationale avait besoin d'être dirigé. Il était indispensable d'avoir une organisation incarnant l'expérience politique du prolétariat et toujours présente --non seulement au Comité central, mais dans les légions, dans les bataillons, dans les couches les plus profondes du prolétariat français. Au moyen des Conseils de Députés, --dans le cas donné c'était des organes de la Garde nationale,-- le parti aurait pu être en contact continuel avec les masses, connaître leur état d'esprit; son centre dirigeant aurait pu donner chaque jour un mot d'ordre qui, par des militants du parti, aurait pénétré dans les masses, unissant leur pensée et leur volonté.

A peine le gouvernement eut-il reculé sur Versailles, que la Garde nationale se hâta de dégager sa responsabilité, au moment même où cette responsabilité était énorme. Le comité central imagina des élection "légales" à la Commune. Il entra en pourparlers, avec les maires de Paris pour se couvrir, à droite, par la "légalité".

Si l'on avait préparé en même temps une violente attaque contre Versailles, les pourparlers avec les maires auraient été une ruse militaire pleinement justifiée et conforme au but. Mais, en réalité, ces pourparlers, n'étaient menés que pour échapper par un miracle quelconque à la lutte. Les radicaux petits-bourgeois et les socialistes-idéalistes, respectant la "légalité" et les gens qui incarnaient une parcelle de l'état "légal", les députés, les maires, etc. , espéraient au fond de leurs âmes que Thiers s'arrêterait respectueusement devant le Paris révolutionnaire, aussitôt que ce dernier se couvrirait de la Commune "légale".

La passivité et l'indécision furent dans ce cas appuyés par le principe sacré de la fédération et d'autonomie. Paris, voyez-vous n'est qu'une commune parmi d'autres communes. Paris ne veut en imposer à personne; il ne lutte pas pour la dictature, si ce n'est pour la "dictature de l'exemple".

En somme, ce ne fut qu'une tentative pour remplacer la révolution prolétarienne, qui se développait, par une réforme petite-bourgeoise: l'autonomie communale. La vraie tâche révolutionnaire consistait à assurer au prolétariat le Pouvoir dans tout le pays. Paris en devait servir de base, d'appui, de place d'armes. Et, pour atteindre ce but, il fallait, sans perdre de temps, vaincre Versailles et envoyer par toute la France des agitateurs, des organisateurs, de la force armée. Il fallait entrer en contact avec les sympathisants, raffermir les hésitants et briser l'opposition des adversaires. Au lieu de cette politique d'offensive et d'agression qui pouvait seule sauver la situation les dirigeants de Paris essayèrent de s'enfermer dans leur autonomie communale: ils n'attaqueront pas les autres, si les autres ne les attaquent pas; chaque ville a son droit sacré de self-government. Ce bavardage idéaliste --du genre de l'anarchisme mondain-- couvrait en réalité la lâcheté devant l'action révolutionnaire qui devait être menée sans arrêt jusqu'à son terme, car, autrement, il ne fallait pas commencer...

L'hostilité à l'organisation centraliste --héritage du localisme et de l'autonomisme petit-bourgeois-- est sans doute le côté faible d'une certaine fraction du prolétariat français. L'autonomie des sections, des arrondissements, des bataillons, des villes, est pour certains révolutionnaires la garantie supérieure de la vraie activité et de l'indépendance individuelle. Mais c'est là une grande erreur, qui a coûté bien cher au prolétariat français.

Sous forme de "lutte contre le centralisme despotique" et contre la discipline "étouffante" se livre une lutte pour la propre conservation des divers groupes et sous-groupes de la classe ouvrière, pour leurs petits intérêts, avec leurs petits leaders d'arrondissement et leurs oracles locaux. La classe ouvrière tout entière, tout en conservant son originalité de culture et ses nuances politiques, peut agir avec méthode et fermeté, sans rester en arrière des événements et en dirigeant chaque fois ses coups mortels contre les parties faibles de ses ennemis, à condition qu'à sa tête, au-dessus des arrondissements, des sections, des groupes, se trouve un appareil centralisé et lié par une discipline de fer. La tendance vers le particularisme, quelque forme qu'elle revête est un héritage du passé mort. Plus tôt le communisme français --communisme socialiste et communisme syndicaliste-- s'en délivrera, mieux ce sera pour la réalisation prolétarienne.

*

Le parti ne crée pas la révolution à son gré, il ne choisit pas à sa guise le moment pour s'emparer du pouvoir, mais il intervient activement dans les événements, pénètre à chaque instant l'état d'esprit des masses révolutionnaires et évalue la force de résistance de l'ennemi, et détermine ainsi le moment le plus favorable à l'action décisive. C'est le côté le plus difficile de sa tâche. Le parti n'a pas de décision valable pour tous les cas. Il faut une théorie juste, une liaison étroite avec les masses, la compréhension de la situation, un coup d'oeil révolutionnaire, une grande décision. Plus un parti révolutionnaire pénètre profondément dans tous les domaines de la lutte prolétarienne, plus il est uni par l'unité du but et par celle de la discipline, plus vite et mieux peut-il arriver à résoudre sa tâche.

La difficulté consiste à lier étroitement cette organisation de parti centralisée, soudée intérieurement par une discipline de fer, avec le mouvement des masses avec ses flux et reflux. La conquête du pouvoir ne peut être atteinte qu'à condition d'une puissante pression révolutionnaire des masses travailleuses. Mais, dans cet acte, l'élément de préparation est tout à fait inévitable. Et mieux le parti comprendra la conjoncture et le moment, mieux les bases de résistance seront préparées, mieux les forces et les rôles seront répartis, plus sûr sera le succès, moins de victimes coûtera-t-il. La corrélation d'une action soigneusement préparée et du mouvement de masse est la tâche politico-stratégique de la prise du pouvoir.

La comparaison du 18 mars 1871 avec le 7 novembre 1917 est de ce point de vue très instructive. A Paris, c'est un manque absolu d'initiative pour l'action de la part des cercles dirigeants révolutionnaires. Le prolétariat, armé par le gouvernement bourgeois est, en fait, maître de la ville, dispose de tous les moyens matériels du pouvoir --canons et fusils-- mais il ne s'en rend pas compte. La bourgeoisie fait une tentative pour reprendre au géant son arme: elle veut voler au prolétariat ses canons. La tentative échoue. Le Gouvernement s'enfuit en panique de Paris à Versailles. Le champ est libre. Mais ce n'est que le lendemain que le prolétariat comprend qu'il est maître de Paris. Les "chefs" sont à la queue des événements, les enregistrent, quand ces derniers se sont déjà accomplis et font tout leur possible pour en émousser le tranchant révolutionnaire.

A Pétrograd, les événements se sont développés autrement. Le parti allait fermement, décidément à la prise du pouvoir, ayant partout ses hommes, renforçant chaque position, élargissant toute fissure entre les ouvriers et la garnison d'une part et le gouvernement d'autre part.

La manifestation armée des journées de juillet, c'est une vaste reconnaissance faite par le parti pour sonder le degré de liaison intime entre les masses et la force de résistance de l'ennemi. La reconnaissance se transforme en lutte des avant-postes. Nous sommes rejetés, mais, en même temps, entre le parti et les masses profondes s'établit une liaison par l'action. Les mois d'août, de septembre et d'octobre, voient un puissant flux révolutionnaire. Le parti en profite et augmente d'une manière considérable ses points d'appui dans la classe ouvrière et dans la garnison. Plus tard, l'harmonie entre les préparatifs de la conspiration et l'action de masse se fait presque automatiquement. Le Deuxième Congrès des Soviets est fixé pour le 7 novembre. Toute notre agitation antérieure devait conduire, à la prise du pouvoir par le Congrès. Ainsi, le coup d'Etat était d'avance adopté au 7 novembre. Ce fait était bien connu et compris par l'ennemi. Kerensky et ses conseillers ne pouvaient pas ne pas faire des tentatives pour se consolider, si peu que ce fût, dans Pétrograd pour le moment décisif. Aussi avaient-ils besoin avant tout de faire sortir de la capitale la partie la plus révolutionnaire de la garnison. Nous avons de notre part profité de cette tentative de Kerensky pour en faire la source d'un nouveau conflit, qui eut une importance décisive. Nous avons accusé ouvertement le gouvernement de Kerensky --notre accusation a trouvé ensuite une confirmation écrite dans un document officiel-- d'avoir projeté l'éloignement d'un tiers de la garnison de Pétrograd, non pas à cause de considérations d'ordre militaire, mais pour des combinaisons contre-révolutionnaires. Ce conflit nous lia encore plus étroitement à la garnison et posa devant cette dernière une tâche bien définie, soutenir le Congrès des Soviets fixé au 7 novembre. Et puisque le gouvernement insistait --bien que d'une manière assez molle-- pour que la garnison fut renvoyée, nous créâmes auprès du Soviet de Pétrograd, se trouvant déjà entre nos mains, un Comité révolutionnaire de guerre, sous prétexte de vérifier les raisons militaires du projet gouvernemental.

Ainsi nous eûmes un organe purement militaire, se trouvant à la tête de la garnison de Pétrograd, qui était, en réalité, un organe légal d'insurrection armée. Nous désignâmes, en même temps, dans toutes les unités militaires, dans les magasins militaires, etc., des commissaires (Communistes). L'organisation militaire clandestine accomplissait des tâches techniques spéciales et fournissait au Comité révolutionnaire de guerre, pour des tâches militaires importantes, des militants en qui on pouvait avoir pleine confiance. Le travail essentiel concernant la préparation, la réalisation et l'insurrection armée se faisait ouvertement et avec tant de méthode et de naturel que la bourgeoisie, avec Kerensky en tête, ne comprenait pas bien ce qui se passait sous ses yeux. (A paris, le prolétariat ne comprit que le lendemain de sa victoire réelle --qu'il n'avait pas d'ailleurs consciemment cherchée-- qu'il était maître de la situation. A Pétrograd, ce fut le contraire. Notre parti, s'appuyant sur les ouvriers et la garnison, s'était déjà emparé du pouvoir, la bourgeoisie passait une nuit assez tranquille et n'apprenait que le lendemain que le gouvernail du pays se trouvait entre les mains de son fossoyeur.

En ce qui concerne la stratégie, il y avait dans notre parti beaucoup de divergences d'opinion.

Une partie du Comité Central se déclara, comme on le sait, contre la prise du pouvoir, croyant que le moment n'était pas encore venu de le faire, que Pétrograd se trouverait détaché du reste du pays, les prolétaires des paysans, etc.

D'autres camarades croyaient que nous n'attribuions pas assez d'importance aux éléments de complot militaire. Un des membres du Comité Central exigeait en octobre l'encerclement du théâtre Alexandrine, où siégeait la Conférence Démocratique, et la proclamation de la dictature du Comité central du Parti. Il disait: en concentrant notre agitation de même que le travail militaire préparatoire pour le moment du Deuxième Congrès, nous montrons notre plan à l'adversaire, nous lui donnons la possibilité de se préparer et même de nous porter un coup préventif. Mais il n'y a pas de doute que la tentative d'un complot militaire et l'encerclement du Théâtre Alexandrine auraient été un fait trop étranger au développement des événements, que cela aurait été un événement déconcertant pour les masses. Même au Soviet de Pétrograd, où notre fraction dominait, une pareille entreprise prévenant le développement logique de la lutte aurait provoqué, à ce moment, un grand désarroi, et surtout parmi la garnison où il y avait des régiments hésitants et peu confiants, en premier lieu les régiments de cavalerie. Il aurait été beaucoup plus facile à Kerensky d'écraser un complot non attendu par les masses, que d'attaquer la garnison, se consolidant de plus en plus sur ses positions: la défense de son inviolabilité au nom du futur Congrès des Soviets. La majorité du Comité central rejeta donc le plan de l'encerclement de la Conférence démocratique et elle eut raison. La conjoncture était fort bien évaluée: l'insurrection armée, presque sans effusion de sang, triompha précisément le jour, fixé d'avance et ouvertement pour la convocation du Deuxième Congrès des Soviets.

Cette stratégie ne peut pourtant pas devenir une règle générale, elle demande des conditions déterminées. Personne ne croyait plus à la guerre avec les Allemands, et les soldats les moins révolutionnaires, ne voulaient pas partir de Pétrograd au front. Et bien que pour cette seule raison la garnison était tout entière du côté des ouvriers, elle s'affermissait dans son point de vue à mesure que se découvraient les machinations de Kerensky. Mais cet état d'esprit de la garnison de Pétrograd avait une cause plus profonde encore dans la situation de la classe paysanne et dans le développement de la guerre impérialiste. S'il y avait eu scission dans la garnison et si Kerensky avait reçu la possibilité de s'appuyer sur quelques régiments, notre plan aurait échoué. Les éléments de complot purement militaire (conspiration et grande rapidité dans l'action) auraient prévalu. Il aurait fallu, bien entendu, choisir un autre moment pour l'insurrection.

La Commune eut de même la complète possibilité de s'emparer des régiments même paysans, car ces derniers avaient perdu toute confiance et toute estime pour le pouvoir et pour le commandement. Pourtant elle n'a rien entrepris dans ce but. La faute est ici non pas aux rapports de la classe paysanne et de la classe ouvrière, mais à la stratégie révolutionnaire.

Quelle sera la situation sous ce rapport dans les pays européens à l'époque actuelle? Il n'est pas facile de prédire quelque chose là-dessus. Pourtant les événements se développant lentement et les gouvernements bourgeois faisant tous leurs efforts pour utiliser l'expérience passée, il est à prévoir que le prolétariat pour s'attirer les sympathies des soldats aura, à un moment donné, à vaincre une grande résistance, bien organisée. Une attaque habile et à l'heure propice de la part de la révolution sera alors nécessaire. Le devoir du parti est de s'y préparer. Voilà justement pourquoi il doit conserver et développer son caractère d'organisation centralisée, qui dirige ouvertement le mouvement révolutionnaire des masses et est, en même temps, un appareil clandestin de l'insurrection armée.

*

La question de l'éligibilité du commandement fut une des raisons du conflit entre la Garde nationale et Thiers. Paris refusa d'accepter le commandement désigné par Thiers. Varlin formula ensuite la revendication d'après laquelle tout le commandement de la Garde nationale, d'en bas jusqu'en haut, devrait être élu par les gardes nationaux eux-mêmes. C'est là que le Comité central de la Garde nationale trouva son appui.

Cette question doit être envisagée des deux côtés: du côté politique et du côté militaire, qui sont liés entre eux, mais qui doivent être distingués. La tâche politique consistait à épurer la Garde nationale du commandement contre-révolutionnaire. L'éligibilité complète en était le seul moyen, la majorité de la Garde nationale étant composée d'ouvriers et de petits-bourgeois révolutionnaires. Et de plus, la devise "éligibilité du commandement" devant s'étendre aussi à l'infanterie, Thiers aurait été d'un seul coup privé de son arme essentielle, les officiers contre-révolutionnaires. Pour réaliser ce projet, il manquait une organisation de parti, ayant ses hommes dans toutes les unités militaires. En un mot, l'éligibilité avait dans ce cas pour tâche immédiate non pas donner aux bataillons de bons commandements, mais les libérer de commandants dévoués à la bourgeoisie. L'éligibilité servit de coin pour scinder l'armée en deux parties suivant la ligne de classe. Ainsi les choses se passèrent chez nous à l'époque du Kerensky, surtout à la veille d'Octobre.

Mais la libération de l'armée du vieil appareil de commandement amène inévitablement l'affaiblissement de la cohésion d'organisation, et l'abaissement de la force combative. Le commandement élu est le plus souvent assez faible sous le rapport technico-militaire et en ce qui touche le maintien de l'ordre et de la discipline. Ainsi, au moment où l'armée se libère du vieux commandement contre-révolutionnaire qui l'opprimait, la question surgit de lui donner un commandement révolutionnaire, capable de remplir sa mission. Et cette question ne peut aucunement être résolue par de simples élections. Avant que les larges masses de soldats acquièrent l'expérience de bien choisir et de sélectionner des commandants, la révolution sera battue par l'ennemi, qui est guidé dans le choix de son commandement par l'expérience des siècles. Les méthodes de démocratie informe (la simple éligibilité) doivent être complétées et dans une certaine partie remplacées par des mesures de sélection d'en haut. La révolution doit créer un organe composé d'organisateurs expérimentés, sûrs, dans lesquels on peut avoir une confiance absolue, lui donner pleins pouvoirs pour choisir, désigner et éduquer le commandement. Si le particularisme et l'autonomisme démocratique sont extrêmement dangereux pour la révolution prolétarienne en général, ils sont dix fois plus dangereux encore pour l'armée. Nous l'avons vu par l'exemple tragique de la Commune.

Le Comité central de la Garde nationale puisa son autorité dans l'éligibilité démocratique. Au moment où le Comité central avait besoin de développer au maximum son initiative dans l'offensive, privé de la direction d'un parti prolétarien, il perdit la tête, se hâta de transmettre ses pouvoirs aux représentants de la Commune, qui avait besoin d'une base démocratique plus large. Et ce fut une grande erreur, dans cette période, de jouer aux élections. Mais une fois les élections faites et la Commune réunie, il fallait concentrer d'un seul coup et entièrement dans la Commune et créer par elle un organe possédant un pouvoir réel pour réorganiser la Garde nationale. Il n'en fut pas ainsi. A côté de la Commune élue restait le Comité central; le caractère d'éligibilité de ce dernier lui donnait une autorité politique grâce à laquelle il pouvait faire concurrence à la Commune. Mais cela le privait en même temps de l'énergie et de la fermeté nécessaires dans les questions purement militaires, qui, après l'organisation de la Commune, justifiaient son existence. L'éligibilité, les méthodes démocratiques ne sont qu'une des armes entre les mains du prolétariat et de son parti. L'éligibilité ne peut aucunement être fétiche, remède contre tous les maux. Il faut combiner les méthodes d'éligibilité avec celles de désignations. Le pouvoir de la Commune vint de la Garde nationale élue. Mais une fois créée la Commune aurait dû réorganiser d'un main bien forte la Garde nationale de haut en bas, lui donner des chefs sûrs et établir un régime de discipline bien sévère. La Commune ne l'a pas fait, étant privée elle-même d'un puissant centre directeur révolutionnaire. Aussi fut-elle écrasée.

Nous pouvons ainsi feuilleter page par page toute l'histoire de la Commune, et nous y trouverons une seule leçon: il faut une forte direction de parti. Le prolétariat français plus qu'aucun autre prolétariat a fait des sacrifices à la Révolution. Mais plus qu'aucun autre aussi, a-t-il été dupé. La bourgeoisie l'a plusieurs fois ébloui par toutes les couleurs du républicanisme, du radicalisme, du socialisme, pour lui mettre toujours des chaînes capitalistes. La bourgeoisie a apporté par ses agents, ses avocats et ses journalistes, toute une masse de formules démocratiques, parlementaires, autonomistes qui ne sont que des entraves aux pieds du prolétariat et qui gênent son mouvement en avant.

Le tempérament du prolétariat français est une lave révolutionnaire. Mais cette lave est recouverte à présent des cendres --du scepticisme-- résultat de plusieurs duperies et désenchantements. Aussi, les prolétaires révolutionnaires de la France doivent-ils être plus sévères envers leur parti et dévoiler plus impitoyablement la non-conformité entre la parole et l'action. Les ouvriers français ont besoin d'une organisation d'action, forte comme l'acier avec des chefs contrôlés par les masses à chaque nouvelle étape du mouvement révolutionnaire.

Combien de temps l'histoire nous donnera-t-elle pour nous préparer ? Nous ne le savons pas. Durant cinquante ans la bourgeoisie française détint le pouvoir entre ses mains, après avoir érigé la Troisième République sur les os des communards. Ces lutteurs de 71 ne manquaient pas d'héroïsme. Ce qui leur manquait, c'était la clarté dans la méthode et une organisation dirigeante centralisée. C'est pourquoi ils ont été vaincus. Un demi-siècle s'écoula, avant que le prolétariat de France pût poser la question de venger la mort des communards. Mais, cette fois, l'action sera plus ferme, plus concentrée. Les héritiers de Thiers auront à payer la dette historique, intégralement.

Zlatoouste, 4 février 1921.


[source : Bolchevisme contre stalinisme, Léon Trotsky]

jeudi 10 février 2011

:: [pour info] Les fondements programmatiques de la politique de #LO

Extrait de la Lutte de classe n°77

En 1848, Marx et Engels écrivaient dans le Manifeste du parti communiste : « Le caractère distinctif de notre époque, de l’époque de la bourgeoisie, est d’avoir simplifié les antagonismes de classe. La société se divise de plus en plus en deux vastes camps ennemis, en deux grandes classes diamétralement opposées : la bourgeoisie et le prolétariat ».
C’est sur cette assertion capitale, vérifiée par plus d’un siècle et demi de développement historique, que se fondent le programme et la pratique des révolutionnaires prolétariens.
Dès l’aube du XVIe siècle, le développement de la bourgeoisie, de la production manufacturière, avec le commerce vers les Amériques, l’Afrique et les Indes, ont entraîné l’extension du commerce mondial, souvent sous la forme du pillage et, en retour, la création d’un marché intérieur et mondial.
L’industrialisation provoqua un exode des campagnes vers les villes, une urbanisation croissante et l’apparition du prolétariat industriel s’entassant près des lieux de production dans des taudis insalubres avec des conditions de travail abominables.
C’est avec la révolution industrielle au tout début du XIXe siècle que le marché mondial s’est développé considérablement et que l’industrialisation de l’Europe occidentale, puis de la côte est des États-Unis, a créé une véritable division internationale du travail et donné naissance au prolétariat moderne.
Le développement des capacités de production tant industrielle qu’agricole, lié au développement de la bourgeoisie, a créé les fondements économiques susceptibles de satisfaire tous les besoins tant physiques que matériels et intellectuels de toute la population mondiale.
Il est d’ores et déjà possible de construire un monde débarrassé de la faim, de la misère, de l’exploitation et de l’aliénation. Ce sera cette société communiste à laquelle nous voulons oeuvrer.
La surnatalité dans la plupart des pays sous-développés ne sera pas un problème, contrairement à ce que disent certains économistes qui la rendent responsable du sous-développement. Car on a pu juger que, dans les pays occidentaux, sous l’effet du niveau de vie et de la culture, la natalité se stabilise, voire diminue et que la population n’y augmente que grâce à l’apport de l’immigration en provenance des pays pauvres.
La lutte du prolétariat ne saurait donc se concevoir limitée au cadre de frontières nationales. C’est, au contraire, une lutte internationale, se donnant pour but la destruction de la puissance économique et politique de la bourgeoisie et l’organisation de la classe ouvrière en classe économiquement et politiquement dominante à l’échelle mondiale. L’internationalisme exprime cette communauté fondamentale des intérêts et des objectifs, et non pas une simple solidarité. Il implique sur le plan politique que, pour reprendre l’expression du Manifeste communiste, « dans les différentes luttes nationales des prolétaires, (les communistes) mettent en avant et font valoir les intérêts indépendants de la nationalité et communs à tout le prolétariat ». C’est parce que la révolution russe est restée isolée qu’elle a connu l’épouvantable dégénérescence bureaucratique incarnée par Staline.
Gagner aux idées communistes révolutionnaires une fraction de la classe ouvrière et des autres classes prolétariennes directement ou indirectement exploitées pour construire un parti communiste révolutionnaire ici même, en France, ne peut se concevoir que dans le cadre de la construction ou, au moins, dans la perspective d’un parti mondial de la révolution socialiste.
C’est pourquoi, malgré l’absence d’une telle internationale, nous devons en permanence nous efforcer de poser les problèmes politiques du prolétariat et de la société française en fonction des intérêts politiques et sociaux du prolétariat mondial.
Notre programme se fonde sur les acquis politiques du mouvement communiste révolutionnaire et, en conséquence, sur les bases programmatiques exprimées par le Manifeste communiste, les quatre premiers congrès de l’Internationale communiste et le Programme de transition, programme de fondation de la Quatrième internationale.
Le Manifeste communiste de 1848, en affirmant que « le prolétariat se servira de sa suprématie politique pour arracher petit à petit tout le capital de la bourgeoisie, pour centraliser tous les instruments de production entre les mains de l’État, c’est-à-dire du prolétariat organisé en classe dominante... », exprime le rôle irremplaçable du prolétariat dans la transformation sociale.
Ce passage donne aussi la véritable signification de l’expression « dictature du prolétariat » exprimée en 1852 sous la plume de Marx comme le pouvoir démocratique du « prolétariat organisé en classe dominante » (ce qui n’a rien à voir avec la déformation de cette notion imposée par les staliniens pour justifier la dictature de la bureaucratie en URSS). Elle n’est une dictature que dans la mesure où sa fonction essentielle sera de procéder à la « violation despotique du droit de propriété et du régime bourgeois de production... comme moyen de bouleverser le mode de production tout entier ».
Le pouvoir ouvrier sera l’antithèse de l’État de la bourgeoisie qui, même sous l’apparence des régimes les plus formellement démocratiques, a un caractère dictatorial dans sa fonction fondamentale de défendre la propriété bourgeoise et le mode de production capitaliste.
La « dictature démocratique du prolétariat » devra être d’emblée plus démocratique que le plus démocratique des pouvoirs bourgeois où, derrière les institutions électives, le grand capital impose sa propre dictature. Un pouvoir politique destiné à s’éteindre pour laisser la place à « une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous ».
Cette conception marxiste de l’État, de son rôle et de sa nature, bourgeoise aujourd’hui, prolétarienne après la révolution, et sa disparition inéluctable, progressive, au fur et à mesure que la société se transforme, a été exposée et surtout défendue par Lénine, en août 1917, entre les deux révolutions, celle de février 1917 qui avait renversé le tsarisme et celle d’octobre-novembre de la même année qui renversa la bourgeoisie.
Lénine, dans sa brochure L’État et la Révolution, écrite en août 1917, rétablit la pensée de Marx sur cette question, déformée par tous les opportunistes qui l’avaient soi-disant représentée, en éclairant les idées de Marx et Engels par l’expérience des révolutions russes de 1905 et de février 1917 et de la situation de crise révolutionnaire de la période où la brochure a été écrite.
Des quatre premiers congrès de l’Internationale communiste, nous tirons la conviction qu’un Parti est indispensable pour que le prolétariat puisse accomplir la révolution socialiste.
« Ce n’est que dans le cas où le prolétariat est guidé par un parti organisé et éprouvé, poursuivant des buts clairement définis et possédant un programme d’actions susceptible d’être appliqué, tant dans la politique intérieure que dans la politique extérieure, ce n’est que dans ce cas que la conquête du pouvoir politique peut être considérée non comme un épisode, mais comme le point de départ d’un travail durable d’édification communiste de la société par le prolétariat ». (Texte adopté en juillet 1920 par le 2e congrès de l’Internationale communiste).
Cela nous distingue non seulement des anarchistes, mais aussi d’une multitude de courants d’aujourd’hui qui répudient toute idée d’organisation politique des classes exploitées et opprimées pour ne parler que de « mouvements sociaux » et qui cachent toujours des objectifs politiques réformistes voire réactionnaires, derrière l’apolitisme.
Mais cela nous distingue, aussi, des partisans d’un « parti ouvrier de masse ». Un parti oeuvrant pour la transformation révolutionnaire de la société ne pourrait être un parti de masse que dans un contexte de montée révolutionnaire lorsque la grande majorité de la classe ouvrière elle-même est convaincue de la nécessité de s’emparer du pouvoir politique. La notion de « parti ouvrier de masse » sert en général de refuge à ceux qui défendent une politique réformiste. L’ensemble des travailleurs n’est pas révolutionnaire en temps normal. Les masses sont au contraire réformistes et ce n’est que dans des périodes critiques que la nécessité d’un changement radical de politique s’empare des masses. En dehors de ces périodes, on ne peut gagner aux idées révolutionnaires qu’une minorité du monde du travail.
Le Programme de transition (septembre 1938) prolongeant les textes programmatiques précédents, outre son analyse de la dégénérescence bureaucratique du premier État ouvrier et sa défense du programme communiste contre les déformations staliniennes, définit ce que sont les « revendications transitoires » qu’il met en avant : « partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat », par opposition à la séparation entre le programme minimum qui se limitait à des réformes dans le cadre de la société bourgeoise et le programme maximum qui promettait pour un avenir indéterminé le remplacement du capitalisme par le socialisme".
C’est guidés par ce programme qu’en fonction de la situation économique, sociale et politique actuelle, nous mettons en avant la revendication de l’interdiction des licenciements collectifs sous peine de réquisition surtout dans les entreprises qui affichent cyniquement des profits. C’est une revendication transitoire car sa mise en oeuvre nécessite un niveau de luttes sociales en mesure de mettre en cause la propriété privée capitaliste.
Comme est une revendication transitoire la revendication de l’abolition du secret commercial et bancaire dans la mesure où ce ne peut être que le prolétariat qui se charge de son application. Bien entendu, si la publicité des comptabilités, la transparence des affaires restaient des articles de loi ou si seuls des organismes de collaboration de classe, genre comités d’entreprise, avaient le droit de vérifier les comptes des entreprises, de révolutionnaires ces objectifs deviendraient platement réformistes. Si, cependant, le prolétariat mobilisé les prend en charge, cela l’amène à contrôler les comptes des entreprises et des banques, à intervenir dans leur gestion et, en fin de compte, à remette en cause la disposition totale du capital industriel, commercial et bancaire par la grande bourgeoisie.
Le Programme de transition est également la clé de la compréhension de la dégénérescence bureaucratique du premier État ouvrier et de toutes les déformations introduites par le stalinisme dans le programme et dans les valeurs fondamentales du mouvement ouvrier. Nous avons toujours défendu l’analyse trotskyste contre des courants, et ils ont été nombreux, qui, avant même la mort de Trotsky et plus encore après, en abandonnant pour l’URSS la notion d’État ouvrier dégénéré ont en fait abandonné la notion d’État ouvrier tout court.
En ne remettant pas fondamentalement en cause, même aujourd’hui, cette appréciation alors que l’Union soviétique est morcelée et que la quasi-totalité de ses dirigeants oeuvrent au retour du capitalisme, nous nous plaçons dans la continuité de ce combat politique car, même aujourd’hui, certains traits de la société ex-soviétique ne s’expliquent pas sans un raisonnement basé sur les analyses trotskystes et, surtout, parce que l’évolution vers la domination sociale et économique totale de la bourgeoisie est loin d’être encore accomplie.
La Quatrième internationale, fondée par Léon Trotsky en 1938, a en effet été, jusqu’à la mort de ce dernier en 1940, la seule continuatrice politique du mouvement successivement incarné par l’Association internationale des travailleurs de Marx et Engels, par la Deuxième internationale jusqu’à la Première Guerre mondiale et par l’Internationale communiste des années 1919-1923. Si, en tant que direction internationale, la Quatrième internationale n’a pas résisté à la Seconde Guerre mondiale, le Programme de transition, son programme constitutif, malgré la marque des circonstances où il fut écrit, est encore le meilleur guide existant pour les révolutionnaires prolétariens. C’est en quoi la tâche fondamentale de ceux-ci est la reconstruction d’une Internationale communiste révolutionnaire.

Notre programme politique

La reconstruction d’une Internationale implique la construction, dans tous les pays du monde, de partis prolétariens, défendant le rôle historique du prolétariat, ce qui n’empêche pas, au contraire, de défendre ses intérêts immédiats, mais sans perdre de vue et en restant dans le cadre de la défense de ses intérêts généraux, c’est-à-dire de ceux de toute la société.
Il en résulte, à notre échelle, que nos camarades d’entreprise participent aux luttes petites et grandes que les travailleurs et les exploités en général mènent pour défendre leurs conditions d’existence. Comme il en résulte qu’ils doivent se donner une activité syndicale. Mais, dans les luttes petites et grandes contre la bourgeoisie et son État, comme dans l’activité syndicale, les révolutionnaires communistes, pour reprendre l’expression du Manifeste communiste, « représentent toujours les intérêts du mouvement dans sa totalité ».
La construction de partis authentiquement prolétariens et la lutte pour la révolution socialiste nécessitent une délimitation rigoureuse, tant politique qu’organisationnelle, du terrain de classe sur lequel les révolutionnaires doivent se placer. Face aux « fronts » de toutes sortes visant à mettre la classe ouvrière à la remorque d’organisations et d’intérêts bourgeois, les révolutionnaires doivent en particulier défendre la nécessité d’une organisation et d’une politique prolétariennes indépendantes, se donnant pour but l’instauration du pouvoir démocratique du prolétariat représenté par un pluralisme des partis révolutionnaires.
La société bourgeoise entretient et reproduit bien des formes d’oppression ou d’exclusion contre les femmes, des minorités nationales, voire ethniques et bien d’autres, car elle en suscite sans cesse de nouvelles - les sans-papiers, les sans-logis - provoquant des réactions de protestation, momentanées ou permanentes. Comme en provoquent fréquemment les multiples conséquences du fonctionnement de l’économie capitaliste.
Les révolutionnaires communistes soutiennent la contestation, même limitée et partielle, de l’organisation capitaliste de la société, sans pour autant attribuer automatiquement à ces mouvements un caractère révolutionnaire que, le plus souvent, ils n’ont pas.
Le stalinisme a déformé ou vidé de sens la plupart des objectifs du mouvement ouvrier. Il en est ainsi des notions d’« anti-impérialisme », d’« anti-capitalisme », voire d’« internationalisme ». Cela fait qu’aujourd’hui bien des courants politiques n’ayant aucun lien, ni passé, ni présent, avec le mouvement ouvrier peuvent s’emparer de ces mots et faire d’autant plus de bruit avec qu’ils les ont vidés de sens.
Le courant altermondialiste n’est que le dernier avatar de ce type de courants qui utilisent certaines notions héritées du mouvement ouvrier, mais vidées de contenu, en canalisant l’indignation voire la révolte que soulève telle ou telle injustice criante ou telle ou telle conséquence catastrophique de l’économie capitaliste.
Nous devons nous démarquer clairement et fermement de ces courants, lever les ambiguïtés de leur langage et dénoncer leur politique qui, derrière des aspects contestataires, est fort respectueuse de l’ordre social.
De façon analogue, le stalinisme a déformé la tradition bolchévique du parti communiste révolutionnaire, reprise par la Troisième internationale. À la notion de parti, à la fois discipliné et démocratique et, surtout, entièrement dévoué aux intérêts politiques du prolétariat, il a substitué celle de parti stalinien où la discipline est remplacée par un autoritarisme destiné à interdire toute critique susceptible de dévoiler que le parti a abandonné les intérêts du prolétariat pour se mettre d’abord au service de la bureaucratie ex-soviétique puis, par son intermédiaire, de la bourgeoisie de chaque pays.
L’évolution des partis staliniens, leur social-démocratisation sur le plan politique et organisationnel, ont parachevé une évolution. Sous prétexte de remise en cause de leur passé stalinien, les PC - et le PCF en particulier - ont surtout abandonné leurs références aux traditions communistes. Cette évolution a contribué au rejet de l’idée même que le prolétariat a besoin d’un parti politique démocratique, mais centralisé et discipliné, pour parvenir à son émancipation. Entraînant derrière eux bien des organisations pseudo-révolutionnaires qui affirment aujourd’hui que le parti n’est plus le principal dans la révolution sociale.
La nécessité d’un parti communiste révolutionnaire refusant de se fondre dans des fronts plus larges n’est pas seulement vraie pour les pays capitalistes avancés, où les tâches de la révolution démocratique bourgeoise ont été accomplies et où le prolétariat constitue une classe très nombreuse.
Cela est également vrai pour les pays « sous-développés » où les tâches de la révolution démocratique bourgeoise n’ont pas été accomplies et qui sont soumis au pillage impérialiste et dont le prolétariat, souvent numériquement faible, est soumis à une exploitation forcenée. Bien que la quasi-totalité des pays pauvres de la planète ne soit plus soumise à l’oppression coloniale directe, ils subissent toujours, et de façon aggravée, la domination économique et politique de l’impérialisme. Le principal changement apporté par la décolonisation réside dans le fait qu’une couche dirigeante autochtone a pris en charge les tâches d’oppression de l’ancienne métropole coloniale. Les États des pays pauvres sont le plus souvent des dictatures corrompues qui, après les prélèvements de l’impérialisme, pressurent encore leur population pour en extraire ce qui pourrait rester à en soutirer. La misère des masses pauvres n’y a pas de limite.
Les contradictions de classe restent, en conséquence, explosives dans les pays pauvres. Les aspirations de larges masses à des droits démocratiques et surtout à une vie meilleure ont été canalisées pendant toute une période historique, pendant et après le mouvement de décolonisation, par l’influence d’organisations petites-bourgeoises nationalistes plus ou moins progressistes, se prétendant même, parfois, marxistes-léninistes.
Le pillage impérialiste ne fait cependant pas que saigner ces pays. Il les a aussi fait régresser sur le plan de la conscience politique. L’ère du nationalisme « progressiste », du panafricanisme, du tiers-mondisme de différentes variétés, cède la place à l’ère de la montée des forces réactionnaires, de l’intégrisme dans certains pays, de l’ethnisme dans d’autres. La domination impérialiste repousse nombre de pays pauvres vers une barbarie moyenâgeuse, vers les guerres permanentes et le règne des seigneurs de guerre.
Dans tous les pays pauvres, les révolutionnaires prolétariens devraient prendre en charge les aspirations anti-impérialistes des masses, ainsi que leurs aspirations aux droits et libertés démocratiques. Un parti prolétarien chercherait à se mettre à la pointe de cette lutte en démontrant par sa politique qu’il est le seul à pouvoir aller jusqu’au bout de ce combat.
Mais il doit le faire sur un terrain de classe, ce qui exige sa rigoureuse indépendance de classe. Il doit le faire en éclairant sans cesse les travailleurs urbains et ruraux sur leurs intérêts de classe et sur ce qui les sépare ou les oppose aux catégories sociales dont les représentants sont susceptibles d’utiliser un langage « anti-impérialiste ». Cela l’opposera de façon radicale aux courants intégristes, ethnistes, etc., mais cela l’opposera également aux organisations nationalistes petites-bourgeoises même à prétention progressiste.
Nous n’avons jamais prétendu être une Internationale, même au sens qu’avait la IVe internationale au moment de sa fondation. Même en étant organisationnellement extrêmement faible, la IVe internationale de l’époque était dirigée par Trotsky qui représentait à lui seul le capital politique issu de l’expérience de la révolution russe et celui de la IIIe internationale, capital qui a disparu presque totalement avec lui. Les différents courants trotskystes qui ont joué à l’Internationale, outre le caractère dérisoire de ces jeux, masquaient en même temps l’abandon des efforts d’implantation dans la classe ouvrière de leurs pays, c’est-à-dire l’abandon en fait de la construction des partis communistes révolutionnaires.
Nous avons cependant toujours essayé de raisonner en fonction des intérêts du prolétariat international. C’est de ce point de vue-là que nous avons analysé les phénomènes politiques nouveaux depuis la mort de Trotsky, comme les Démocraties populaires ou la révolution chinoise. Cela nous a amenés souvent à nous différencier, voire à nous opposer aux différents courants trotskystes existants. Avec la disparition des Démocraties populaires, l’objet de nos divergences a disparu, mais pas leur histoire et pas la différence dans les méthodes d’analyse sociale. Ces différences, on les retrouve dans nos jugements respectifs des courants nationalistes plus ou moins radicaux qui existent dans les pays pauvres. Comme elles se retrouvent dans nos attitudes respectives vis-à-vis de la social-démocratie et ses avatars divers.
Nous avons également considéré de notre devoir, quand l’opportunité s’en présentait, d’aider des militants d’autres pays à militer sur la base des idées communistes révolutionnaires.
Malgré un certain nombre de succès électoraux relatifs - relatifs à notre implantation dans la classe ouvrière -, notre tâche fondamentale reste la même qu’il y a vingt ou trente ans.
Outre qu’elle est modeste, l’influence électorale ne fait pas le parti. Aussi, si nous sommes amenés à participer à bien des manifestations de solidarité envers tel ou tel peuple ou fraction de la population particulièrement opprimée, et si nous continuons, comme il est du devoir des communistes révolutionnaires, à nous présenter aux élections, toutes ces activités doivent se placer dans la perspective de la construction d’un parti communiste révolutionnaire prolétarien et lui être subordonnées.
L’émergence d’un tel parti ne dépend évidemment pas que de nous, mais aussi des circonstances, de la reprise de confiance du prolétariat en lui-même, ici, en France, comme ailleurs. Ce qui dépend de nous, c’est de ne pas abandonner les idées, le programme hérités de plus d’un siècle et demi d’histoire du mouvement ouvrier révolutionnaire, de ne pas les dissoudre dans des alliances ou fronts en vue de succès éphémères, de chercher à organiser des travailleurs autour de ces idées.
Quant aux circonstances favorables qui permettront à ce qui est semé aujourd’hui de pousser demain, nous en puisons l’espoir dans le fait que l’évolution historique donnera raison aux objectifs de transformation sociale du mouvement ouvrier révolutionnaire car notre conviction est que le capitalisme, l’exploitation, l’oppression, les guerres ne peuvent pas représenter le seul avenir de l’humanité.
20 octobre 2003

mercredi 2 février 2011

:: Le matérialisme de Marx et le communisme moderne

Pour faire un pas de plus, il fallait franchir une étape radicale. Pour comprendre l’évolution des sociétés, il ne fallait pas s’en tenir à une critique d’une société donnée à un instant donné et faire la liste de ce qui allait et ce qui n’allait pas. Il fallait un raisonnement qui englobe l’évolution elle-même.
Ce mode de raisonnement est venu d’un philosophe allemand, Hegel, qui étudiait les événements, les raisonnements, toutes choses, dans leur développement. Il remit au goût du jour un mode de pensée que l’antiquité avait découvert, mais que le matérialisme avait délaissé : la dialectique.
Une formule de Hegel introduisait sa philosophie de l’histoire : “ce qui est rationnel est réel ; et ce qui est réel est rationnel”. Cette phrase abstraite signifiait que toutes les sociétés qui s’étaient succédé au fil de l’histoire de l’humanité, étaient rationnelles, c’est-à-dire qu’elles avaient leur raison d’être, y compris celles qui, de loin, pouvaient sembler aberrantes. Et comme des sociétés totalement contradictoires s’étaient succédé, cela ne pouvait avoir de sens que si le “raisonnable”, ce qui était conforme à la raison, était en constante évolution. Hegel avait été fasciné par la Révolution française dont il était contemporain et qu’il décrivait comme “un magnifique lever de soleil”. Hegel concevait que si la monarchie française avait été rationnelle durant toute une période historique, la révolution de 1789 avait montré que la société devait passer à autre chose. Selon Hegel, l’histoire de l’humanité n’était pas un enchevêtrement chaotique de violences incompréhensibles et condamnables, mais un processus qu’il fallait comprendre et étudier, dont il fallait déterminer le mécanisme interne. Comme moteur ultime de l’évolution des sociétés, Hegel, reprenant un peu les idées des Lumières, voyait la “Raison” et plus précisément “l’Idée de Raison”. L’histoire des sociétés reflétait, selon lui, l’évolution de “l’Idée de Raison” dans l’esprit des hommes.
Cette vision “idéaliste”, qui mettait une idée abstraite au coeur du processus de toute l’histoire de l’humanité, pouvait sembler être un retour en arrière par rapport aux matérialistes du XVIIIe siècle. Mais c’est à partir de cette conception philosophique que le matérialisme put évoluer et prendre une forme plus aboutie.
C’est à Marx qu’on doit cette étape dans l’histoire des idées matérialistes. C’est lui qui reprit la dialectique de Hegel et lui donna une base matérialiste. Selon Marx, la dialectique des idées n’était que le reflet dans le cerveau humain de la dialectique du monde réel. Comme il le disait lui-même : chez Hegel, la dialectique “marche sur la tête ; il suffit de la remettre sur les pieds”.
En appliquant le raisonnement à la fois dialectique et matérialiste à l’évolution des sociétés, Marx mit en évidence que l’histoire des sociétés était l’histoire des luttes entre classes sociales et que ces classes sociales plongeaient leurs racines dans l’organisation économique des sociétés.
Voilà alors comment s’expliquait à très grands traits l’histoire des derniers siècles. La bourgeoisie s’était d’abord développée dans les interstices de la société féodale avec l’essor du commerce. Tout progrès économique élargissait les échanges et, au bout du compte, contribuait à renforcer la bourgeoisie. Arriva un temps où elle était devenue la puissance sociale dominante, alors que la noblesse, elle, perdait toute raison de gouverner. Il devenait alors inévitable que la bourgeoisie prenne la direction de la société.
Mais il n’y avait aucune raison de penser que l’histoire devait s’arrêter là. Dès sa naissance, la bourgeoisie était flanquée de son contraire : les capitalistes ne peuvent pas exister sans salariés. Alors que le bourgeois du Moyen-Âge devenait le capitaliste industriel, le petit peuple des villes, les compagnons des corporations, devenaient les ouvriers d’usine, les prolétaires modernes. Et la nouvelle opposition entre classes était celle entre la bourgeoisie et le prolétariat.
Quand Marx établit son raisonnement, la classe ouvrière n’était nombreuse qu’en Angleterre. Les luttes de cette jeune classe sociale étaient déjà des exemples époustouflants, mais la généralisation de Marx à l’ensemble de l’Europe et même au monde était à l’époque une anticipation géniale.
Cette vision matérialiste de l’Histoire portait en elle un aspect révolutionnaire. Car si ce sont les luttes des classes qui sont le moteur de l’Histoire, alors il ne s’agit plus pour les philosophes matérialistes de simplement observer et critiquer pour aider au progrès. Il faut prendre part à cette lutte des classes, il faut agir. Comme disait Marx : “Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de différentes manières ; mais ce qui importe c’est de le transformer”.
Accepter les conclusions de ce matérialisme historique, cela signifiait, et signifie toujours d’ailleurs, lutter contre la société capitaliste. Et c’est pour cela que les idées matérialistes ont été associées à la classe ouvrière et à ses idées d’émancipation, et donc au communisme moderne.
Le matérialisme donnait d’ailleurs une vision totalement transformée de ces idées communistes. Le communisme qui existait avant Marx était hérité des premières luttes ouvrières et même des premières luttes du petit peuple des villes du Moyen Âge. Teinté de religiosité, il vantait un communisme de la répartition, une égalité du partage, il ne se posait pas le problème de la production des richesses.
Avec le marxisme, le communisme prit sa place dans l’évolution des sociétés comme l’organisation économique qui doit remplacer le capitalisme en débarrassant la société des contradictions de celui-ci. Le communisme ne se résumait plus au simple partage des richesses mais revendiquait la collectivisation des moyens de production pour utiliser la haute productivité de l’économie capitaliste et supprimer l’anarchie due à la concurrence capitaliste.
Le progrès de l’industrie fit surgir partout en Europe, puis partout dans le monde, des bataillons de travailleurs. La classe ouvrière montra alors qu’elle était une classe sociale combative et capable de lutter pour le pouvoir, validant le matérialisme de Marx.

Pour lire l'intégralité du texte de l'exposé n°122 du 28 janvier 2011 : "Les religions, l’athéisme et le matérialisme"