jeudi 22 novembre 2012

:: La classe ouvrière internationale, seule classe capable de mettre fin au capitalisme et à l’exploitation !


:: Tolstoï, miroir de la révolution russe (par Lénine, 1908)



Il peut sembler, à première vue, étrange et artificiel d'accoler le nom du grand artiste à la révolution qu'il n'a manifestement pas comprise et dont il s'est manifestement détourné. On ne peut tout de même pas nommer miroir d'un phénomène ce qui, de toute évidence, ne le reflète pas de façon exacte. Mais notre révolution est un phénomène extrêmement complexe ; dans la masse de ses réalisateurs et de ses participants immédiats, il existe beaucoup d'éléments sociaux qui, eux aussi, ne comprenaient manifestement pas ce qui se passait et qui, de même, se détournaient des tâches historiques véritables qui leur étaient assignées par le cours des événements.
Et si nous sommes en présence d'un artiste réellement grand, il a dû refléter dans ses oeuvres quelques-uns au moins des côtés essentiels de la révolution.
La presse russe légale, remplie d'articles, de lettres et de notices à l'occasion du 80e anniversaire de Tolstoï, s'intéresse fort peu à l'analyse de ses oeuvres, du point de vue du caractère de la révolution russe et de ses forces motrices. Toute cette presse déborde jusqu'à l'écoeurement d'hypocrisie, d'une double hypocrisie officielle et libérale. La première est l'hypocrisie grossière des écrivassiers vénaux qui avaient, hier, ordre de traquer L. Tolstoï et, aujourd'hui, de rechercher en lui le patriote et de tâcher d'observer les convenances devant l'Europe.
Que les écrivassiers de cette espèce soient payés pour leurs écrits, tout le monde le sait, et ils ne tromperont personne. Beaucoup plus raffinée et, par suite, beaucoup plus nuisible et dangereuse, est l'hypocrisie libérale. A écouter les Balalaïkine de la Riétch, leur sympathie pour Tolstoï est la plus complète et la plus chaude.
En fait, cette déclamation calculée et ces phrases pompeuses sur « le grand chercheur de Dieu » ne sont que faussetés, car le libéral russe n'a ni foi dans le Dieu de Tolstoï, ni sympathie pour la critique de Tolstoï à l'égard du régime existant.
Il s'accroche à un nom populaire pour augmenter son petit capital politique, pour jouer le rôle de chef de l'opposition nationale, il essaie d'étouffer sous le tonnerre et le fracas des phrases le besoin d'une réponse directe et claire à la question : d'où viennent les contradictions criantes du « tolstoïsme », quels défauts et quelles faiblesses de notre révolution reflètentelles ?
Les contradictions dans les oeuvres, les opinions et la doctrine de l'école de Tolstoï sont, en effet, criantes. D'une part, un artiste génial qui, non seulement, a peint des tableaux incomparables de la vie russe, mais qui a donné à la littérature mondiale des oeuvres de premier ordre. D'autre part, un propriétaire foncier faisant l'innocent du village.
D'une part, une protestation d'une énergie remarquable, directe et sincère contre l'hypocrisie et la fausseté sociales ; de l'autre, un « tolstoïen », c'est-à-dire cet être débile, usé, hystérique, dénommé l'intellectuel russe, qui, se frappant publiquement la poitrine, dit : « Je suis un méchant, je suis un vilain, mais je m'occupe d'autoperfectionnement moral ; je ne mange plus de viande et je me nourris maintenant de boulettes de riz. »
D'une part, la critique impitoyable de l'exploitation capitaliste, la dénonciation des violences exercées par le gouvernement, de la comédie de la justice et de l'administration de l'Etat, la révélation de toute la profondeur des contradictions entre l'accroissement des richesses, les conquêtes de la civilisation, et l'accroissement de la misère, de la sauvagerie et des souffrances des masses ouvrières ; d'autre part, l'innocent qui prêche la « non-résistance au mal par la violence ».
D'une part, le réalisme le plus lucide, l'arrachement de tous les masques quels qu'ils soient ; d'autre part, la prédication d'une des choses les plus ignobles qui puissent exister au monde, à savoir : la religion, la tendance à substituer aux popes fonctionnaires d'Etat des popes par conviction, c'est-à-dire une propagande en faveur du règne des popes sous sa forme la plus raffinée et, par suite, la plus abjecte. En vérité :
Tu es misérable, et tu es féconde,
Tu es puissante, et tu es sans forces,
Mère Russie !
Il est évident qu'avec de pareilles contradictions Tolstoï ne pouvait absolument pas comprendre le mouvement ouvrier et son rôle dans la lutte pour le socialisme, ni la révolution russe.
Mais les contradictions dans les vues et les enseignements de Tolstoï ne sont pas l'effet du hasard, elles sont l'expression des conditions contradictoires dans lesquelles se déroulait la vie russe durant le dernier tiers du XIXè siècle.
La campagne patriarcale qui venait seulement de se libérer du servage avait été livrée au Capital et au fisc pour être littéralement mise à sac. Les vieux fondements de l'économie paysanne et de la vie paysanne, qui s'étaient maintenus au cours des siècles, furent démolis avec une rapidité incroyable.
Aussi faut-il juger les contradictions dans les opinions de Tolstoï, non du point de vue du mouvement ouvrier contemporain et du socialisme contemporain (un tel jugement est, certes, nécessaire, pourtant il ne suffit pas), mais du point de vue de la protestation contre le capitalisme en marche, contre la ruine des masses dépouillées de leurs terres, protestation qui devait venir de la campagne patriarcale russe.
Tolstoï prête à rire en tant que prophète qui aurait découvert de nouvelles recettes pour le salut de l'humanité, - et c'est pourquoi ils sont vraiment pitoyables, les « tolstoïens », étrangers et russes, qui ont voulu transformer en dogme le côté justement le plus faible de sa doctrine. Tolstoï est grand comme interprète des idées et des états d'âme qui se sont formés chez les millions de paysans russes, à l'avènement de la révolution bourgeoise en Russie.
Tolstoï est original, car l'ensemble de ses idées, prises en bloc, exprime justement les particularités de notre révolution, en tant que révolution bourgeoise paysanne.
Les contradictions dans les idées de Tolstoï, de ce point de vue, sont un véritable miroir des conditions contradictoires dans lesquelles s'est déroulée l'activité historique de la paysannerie au cours de notre révolution. D'un côté, les siècles d'oppression servile et les dizaines d'années de ruine à marche forcée, consécutive à la réforme, avaient accumulé des montagnes de haine, de colère et de résolutions désespérées.
Le désir de balayer d'une façon radicale et l'Eglise officielle et les grands propriétaires fonciers et le gouvernement de ces propriétaires fonciers, d'anéantir toutes les anciennes formes et coutumes de propriété foncière, de nettoyer la terre, de créer à la place de l'Etat policier de classe une communauté de petits paysans libres et égaux en droits, - ce désir traverse comme un fil rouge toute l'action historique des paysans dans notre révolution, et il n'est pas douteux que le contenu idéologique des écrits de Tolstoï correspond beaucoup plus à ce désir paysan qu'à l'« anarchisme chrétien » abstrait, comme on définit parfois le « système » de ses idées.
D'un autre côté, la paysannerie, qui aspirait à de nouvelles formes de communauté, avait une attitude fort inconsciente, patriarcale, une attitude d'innocents de village à l'égard de ce que devait être cette communauté, des moyens de lutte par lesquels il lui fallait conquérir sa liberté, des chefs qu'elle pouvait avoir dans cette lutte, des sentiments de la bourgeoisie et des intellectuels bourgeois envers la révolution paysanne, des raisons qui rendaient nécessaire le renversement par la violence du pouvoir tsariste, afin d'anéantir la propriété foncière des hobereaux.
Toute la vie passée de la paysannerie lui avait appris à haïr le seigneur et le fonctionnaire, mais ne lui avait pas appris et n'avait pu lui apprendre où chercher la réponse à toutes ces questions.
Dans notre révolution, la minorité de la paysannerie a effectivement lutté, en s'organisant tant soi peu à cette fin, et une partie infime s'est levée, les armes à la main, pour exterminer ses ennemis, pour abattre les serviteurs du tsar et les défenseurs des grands propriétaires fonciers.
La plus grande partie de la paysannerie pleurait et priait, ratiocinait et rêvait, écrivait des requêtes et envoyait des « solliciteurs », - tout à fait dans l'esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï !
Et comme il arrive toujours dans des cas pareils, l'abstention tolstoïenne de toute politique, la renonciation tolstoïenne à la politique, l'absence d'intérêt et de compréhension pour elle ont fait qu'une minorité seulement a suivi le prolétariat conscient et révolutionnaire, et que la majorité est devenue la proie de ces intellectuels bourgeois serviles et sans principes, qui, sous le nom de cadets, couraient, de l'assemblée des troudoviks, faire antichambre chez Stolypine, mendiaient, marchandaient, conciliaient, promettaient de concilier, - jusqu'à ce qu'un soldat les chassât à coups de botte.
Les idées de Tolstoï sont le miroir de la faiblesse, des insuffisances de notre insurrection paysanne, le reflet de l'apathie de la campagne patriarcale et de la lâcheté foncière du « moujik aisé ».
Prenez les insurrections de soldats en 1905-1906. La composition sociale de ces lutteurs de notre révolution c'est le milieu entre la paysannerie et le prolétariat. Ce dernier est en minorité ; c'est pourquoi le mouvement dans les troupes ne montre pas, même approximativement, cette cohésion nationale, cette conscience de parti que manifeste le prolétariat devenu, comme au signal d'un coup de baguette, social-démocrate.
D'autre part, il n'est pas d'opinion plus erronée que celle qui attribue l'échec des insurrections de soldats à l'absence de dirigeants officiers. Au contraire, le progrès gigantesque de la révolution, depuis les temps de la Narodnaïa Volia, s'est manifesté justement dans le fait que c'est le « bétail obscur » qui a recouru aux armes contre ses supérieurs et dont l'indépendance a tellement fait peur aux propriétaires fonciers libéraux et aux officiers libéraux.
Le soldat était rempli de sympathie pour la cause paysanne ; ses yeux s'allumaient au seul mot de terre. Plus d'une fois, le pouvoir passa, dans l'armée, aux mains de la masse des soldats - mais il n'y eut presque pas d'utilisation résolue de ce pouvoir ; les soldats hésitaient ; au bout de quelques jours, quelquefois au bout de quelques heures, après avoir tué quelque chef haï, ils rendaient la liberté aux autres, entraient en pourparlers avec les autorités et se laissaient ensuite fusiller, fouetter, se mettaient de nouveau sous le joug - tout à fait dans l'esprit de Léon Nicolaïévitch Tolstoï !
Tostoï a reflété la haine accumulée, l'aspiration enfin mûre vers un avenir meilleur, le désir de s'affranchir du passé - et la nonmaturité des rêveries, le manque d'éducation politique, l'apathie en face de la révolution.
Les conditions historiques et économiques expliquent à la fois la nécessité de l'apparition de la lutte révolutionnaire des masses et leur manque de préparation pour cette lutte, la non-résistance tolstoïenne au mal, qui fut parmi les causes les plus sérieuses de la défaite de la première campagne révolutionnaire.
On dit que la défaite est une bonne école pour les armées. Sans doute, comparer les classes révolutionnaires à des armées n'est juste que dans un sens très limité. Le développement du capitalisme modifie et aggrave à chaque heure les conditions qui poussaient à la lutte révolutionnaire démocratique les millions de paysans, unis par la haine contre les propriétaires féodaux et leur gouvernement.
Dans la paysannerie même, l'accroissement des échanges, de la domination du marché et du pouvoir de l'argent, éliminent de plus en plus les anciennes moeurs patriarcales et l'idéologie patriarcale tolstoïenne.
Mais il est une conquête des premières années de la révolution et des premières défaites dans la lutte révolutionnaire des masses qui n'est pas douteuse : c'est le coup mortel porté à l'ancienne mollesse, à l'ancienne veulerie des masses. Les lignes de démarcation sont devenues plus tranchées. Les classes et les partis se sont délimités. Sous le marteau des leçons de Stolypine, grâce à l'agitation obstinée, organisée des social-démocrates révolutionnaires, non seulement le prolétariat socialiste, mais encore les masses démocratiques de la paysannerie pousseront inévitablement en avant des lutteurs toujours plus aguerris, de moins en moins capables de tomber dans notre péché historique du tolstoïsme !


mardi 6 novembre 2012

:: Défendre la nécessité pour la classe ouvrière d’avoir sa propre politique


Toute lutte sociale ou politique ne tend pas à contester la domination de la bourgeoise sur la société. C’est même plutôt exceptionnel, bien que la plupart des problèmes de société dont elles font l’objet se heurtent à un niveau ou un autre à l’organisation sociale capitaliste. Mais la société capitaliste peut s’accommoder de bien des luttes et de bien des revendications partielles. Des droits existant aujourd’hui ont fait l’objet de bien des luttes du passé sans que la société capitaliste se soit écroulée pour autant en les accordant : le droit de vote des femmes par exemple, ou le droit à l’avortement et à la contraception ; certains droits des homosexuels sont en passe d’être reconnus ; la lutte des écologistes a même débouché sur la création de toute une branche de l’activité économique fort rentable pour les capitalistes. C’est dire que, selon leurs objectifs, l’ampleur qu’elles prennent ou les catégories sociales qu’elles mobilisent, les luttes sont loin de déboucher toutes sur la nécessité de la prise du pouvoir par la classe ouvrière ! Mais il est des luttes qui, par leurs objectifs plus vastes, la mobilisation populaire qu’elles suscitent, les classes sociales qu’elles mobilisent, pourraient offrir une telle perspective de véritable transformation sociale. C’est là que l’existence d’un parti révolutionnaire prolétarien capable de définir une politique juste et d’en convaincre la classe ouvrière peut être décisive. Sinon ce sont des représentants d’autres classes sociales qui entraîneront les travailleurs dans des voies qui, en préservant l’organisation sociale existante, ne leur permettront pas non plus d’atteindre leurs objectifs.
L’exemple le plus frappant de ce dernier demi-siècle, c’est la lutte menée par des peuples entiers contre l’oppression coloniale.
Certaines de ces luttes ont mobilisé de larges masses d’exploités, mises en mouvement tout à la fois contre l’oppression coloniale et contre les inégalités sociales qu’elle protégeait. La perspective de transformations sociales radicales avait été ouverte. Mais, pour aller jusqu’au bout de cette perspective, il aurait fallu des partis politiques qui l’incarne. Faute de quoi, même ceux des mouvements dont le combat a été victorieux et qui sont parvenus à chasser la puissance coloniale se sont cantonnés à des transformations sociales restant sur le terrain de la bourgeoisie, voire à pas de transformations sociales du tout.
Malgré la détermination avec laquelle ce type de lutte a parfois été mené, malgré les sacrifices inouïs consentis par les populations, elles ne sont en tout cas pas parvenues à secouer le joug de l’impérialisme, qui a trouvé bien d’autres moyens d’étrangler les peuples.
Les limites de ce qu’il est possible d’obtenir sans remettre en cause l’organisation capitaliste de la société sont étroites. La liberté pour les peuples opprimés par l’impérialisme, la fin de toutes les discriminations, la véritable égalité sociale, économique entre hommes et femmes, un véritable souci de préserver l’environnement, l’éradication de la misère, tout cela ne pourra être obtenu qu’en supprimant l’exploitation de l’homme par l’homme et en construisant une société communiste. C’est la raison pour laquelle la classe ouvrière, quand elle est consciente de son rôle historique, c’est-à-dire qu’elle s’est donné des partis à elle pour l’accomplir, peut efficacement prendre en charge nombre de ces combats partiels, mettre en évidence le lien qui les unit, et faire prendre conscience au plus grand nombre de la nécessité et de la possibilité de changer le monde. Et c’est bien pour cela que les tenants de l’ordre existant ne veulent pas voir se développer de tels partis et une telle conscience parmi la classe ouvrière et qu’ils se plaisent à chaque fois à souligner le caractère partiel, limité de telle ou telle revendication, à présenter les différentes luttes comme isolées les unes des autres, voire opposées.
Le rôle des partis ouvriers réformistes est de contribuer, eux aussi, à empêcher cette prise de conscience de la part de la classe ouvrière. Plus ils sont puissants, plus ils en ont les moyens, à travers les idées et les illusions qu’ils propagent, et, dans certaines circonstances, en freinant les luttes, en les détournant de leurs objectifs, en les empêchant d’aller au bout de leurs possibilités.
C’est donc aux révolutionnaires qui se situent sans compromission dans le camp de la classe ouvrière que revient la tâche de défendre la nécessité pour la classe ouvrière d’avoir sa propre politique, la tâche de se donner les moyens de lui proposer une telle politique, représentant uniquement ses intérêts et non ceux d’autres classes sociales ou d’appareils liés à ces classes, et de se mettre en situation de réussir à en convaincre les travailleurs.
Les révolutionnaires sont encore peu nombreux et il est regrettable d’en voir certains céder aux pressions ambiantes, même si c’est par calcul, en reprenant peu ou prou à leur compte les idées réactionnaires d’apolitisme, de spontanéisme ou d’autonomie des mouvements. On pouvait par exemple lire sous la plume de Bensaïd dans Le Monde du 30 décembre 1995 : « Face à cette panne sèche du politique, il est logique que le mouvement social se prenne directement en charge ». Bensaïd se considère-t-il lui aussi en panne sèche, et les idées révolutionnaires avec lui ? Toujours est-il qu’il poursuit : « Les grévistes et les manifestants ont démontré que la lutte peut faire reculer le pouvoir et infliger un coup d’arrêt à l’offensive libérale. L’événement crée une situation nouvelle où se nouent l’ancien (la tradition et la mémoire retrouvée) et le nouveau d’un mouvement qui déchire la ligne d’horizon et s’invente son propre avenir ». Admettons qu’emportés par l’enthousiasme, ses écrits aient dépassé sa pensée dans le feu des événements. Mais un an plus tard, il écrivait plus prosaïquement, mais pas plus clairement : « L’effacement des grandes croyances n’annule pas la nécessité stratégique d’un projet collectif. Nul besoin pour cela d’un paradis artificiel, ni d’une fin garantie de l’Histoire, mais d’un art profane de la perspective, de la moyenne portée et du moyen terme, du moment propice et du rapport de forces, d’une volonté qui détermine en marchant son propre but, en un mot, d’un sens profondément politique des rythmes et de leurs combinaisons ». Nous ne savons pas si Bensaïd possède « cet art profane de la perspective » mais il semble posséder, à un degré certain, celui de la confusion. Chacun y retrouvera sans doute ses petits, même Julien Dray qui pourrait après tout y voir une synthèse entre le rêve et la réalité. En revanche, on ne voit pas ce qu’un tel charabia peut apporter comme perspective aux travailleurs en lutte ou aux militants politiques à la recherche de solutions. Mais, après tout, Bensaïd est avant tout un philosophe.
Malheureusement, la LCR elle-même n’a pas semble-t-il non plus des perspectives très claires à proposer, si l’on en croit Dominique Mezzi qui conclut son article sur le mouvement des chômeurs, dans le numéro d’Inprecor de février 1998, par ces mots : « Mais pour gagner, il faudra savoir articuler la puissance du mouvement social avec des effets politiques substantiels dans le système majoritaire de la gauche »plurielle". La recette est plutôt floue ! Que veut dire l’auteur ? S’agit-il de se placer, assez confusément il faut le reconnaître, dans le cadre de cette gauche gouvernementale ? Faut-il la transformer ? De quelle façon ?
Les réponses données par Rouge, le 17 septembre dernier, dans un article intitulé Mouvement social et perspectives politiques, qui discute les idées des signataires de l’appel « pour l’autonomie du mouvement social », ne sont pas vraiment plus claires. Après avoir affirmé la nécessité de l’indépendance du mouvement social (« l’indépendance, ou l’autonomie, sont la condition fondamentale de la prise de décision démocratique »), Rouge explique que « le mouvement social peut et doit donc traiter toutes les questions, sociales, économiques et politiques. Renouer ainsi avec les objectifs fondamentaux de la Charte d’Amiens, »la double« besogne qui lie défense des revendications particulières et transformation radicale de la société. Refuser la division du travail qui attribue la politique au parti et l’économique et le social aux syndicats. Refuser aussi toute conception qui hiérarchise les niveaux au profit des partis. Partis, syndicats ou associations peuvent occuper alternativement le devant de la scène ». Malgré tout, Rouge conclut à la nécessité « d’une nouvelle représentation politique », citant l’exemple du Parti des Travailleurs du Brésil : « Des dirigeants syndicalistes, tout en respectant l’indépendance syndicale et donc en remettant leurs mandats syndicaux, ont pris la responsabilité de créer un nouveau parti politique ». Et il ajoute : « Bien entendu la France n’est pas le Brésil. Les vieilles organisations PS et PC ne peuvent être contournées. Mais la crise politique est telle qu’on ne peut exclure des moments où l’espace social et politique se dégage pour une nouvelle force. Peut-on imaginer que la génération actuelle d’animateurs et animatrices des luttes participe à un tel processus, dont nul ne peut prévoir les formes (parti, front, mouvement) ? Notre réponse est positive. Quelle est celle des signataires ? »
Il est clair que Rouge tourne autour du pot et ne veut pas affirmer clairement la nécessité d’un parti révolutionnaire prolétarien. Demander au « mouvement social » et plus précisément à ceux qui rejettent la politique de participer à un « processus » dont on ne dit même pas vers quoi il doit tendre, c’est tout simplement faire des concessions à ceux qui s’effrayent au seul mot de parti, et pire encore de parti révolutionnaire. C’est faire des concessions à l’apolitisme qu’on prétend combattre et surtout laisser à d’autres le soin de défendre une politique claire si ce n’est convaincante.
Il est évident que moins les révolutionnaires ont un programme clair à proposer, moins ils ont de forces pour le défendre au sein de la classe ouvrière, plus ils laissent le champ libre aux partis traditionnels qui ne veulent pas changer la société et qui ne proposent aucune issue réelle à la crise et à la situation dans laquelle vivent des millions de gens. Tant que les révolutionnaires ne s’efforceront pas de faire reprendre confiance aux travailleurs dans les idées du communisme révolutionnaire et pour cela il faudrait qu’ils aient eux-mêmes confiance dans ces idées et en soient fiers il ne pourront faire pièce à la politique des réformistes, qui sert toujours à tromper les travailleurs et parfois même les mène à la catastrophe.
Réclamer l’autonomie des mouvements face à la politique, c’est laisser le champ libre à la politique des autres car les travailleurs ne sont pas si fous qu’ils ne sachent qu’il y a un vrai problème politique. Répandre l’idée que c’est le mouvement social lui-même qui définira les lignes d’une nouvelle société, qui tracera de nouvelles perspectives, renoncer à défendre clairement la sienne, c’est tout simplement s’effacer devant ceux qui ne visent pas à la transformation de la société.
Une autre politique est-elle possible ? Oui ! C’est aux révolutionnaires de défendre cette politique auprès des masses, sinon ils contribuent à les laisser sans autre perspective que celle que défendent les partis de gauche au gouvernement, voire à les rejeter dans les bras du Front National si le désespoir s’accroît encore. Oui, l’urgence est de reconstruire un véritable parti ouvrier révolutionnaire, sur la base du marxisme révolutionnaire, qui soit capable d’intervenir dans les luttes de la classe ouvrière et d’offrir aux travailleurs une politique qui soit vraiment la leur et qu’ils puissent opposer à toutes celles qui ne visent qu’à perpétuer leur exploitation.

samedi 3 novembre 2012

:: L'Etat de la bourgeoisie


L’État bourgeois, issu du développement historique de la bourgeoisie dans les pays avancés, s’il agit en fondé de pouvoir de la classe dominante et s’il met toute la puissance de son appareil exécutif au service de ses maîtres, n’intervient dans l’économie, au nom des intérêts généraux de la bourgeoisie, que pour appuyer la politique de la haute finance et des grands monopoles. Qu’il intervienne de plus en plus fréquemment, de plus en plus ouvertement, cela est une évidence. En France, un tiers des salariés a pour patron l’État, et le dernier train d’ordonnances gaullistes représente une ingérence directe de l’État dans la vie économique du pays. Cela n’a rien d’étonnant et ne fait que révéler la crise permanente de l’impérialisme.
Si la bourgeoisie crée ses propres fossoyeurs, elle est loin d’organiser elle-même ses propres funérailles. Et si elle a recours aux solutions socialistes, c’est pour mieux maintenir sa domination sur la planète. Là encore, on ne peut apprécier la signification et la valeur des nationalisations et des planifications intervenant dans les pays avancés qu’en les replaçant dans le processus de développement, ou plutôt de décadence, de l’impérialisme qui se survit alors que le développement des forces productives l’a depuis longtemps condamné.
Mais, s’il n’y a que Pompidou pour parler sans rire d’un régime français « original, mi-socialiste, mi-capitaliste », il y a par contre pléthore d’apologistes du prétendu socialisme de certains pays sous-développés. Démocraties populaires, Chine, Cuba, Yougoslavie, et pourquoi pas l’Egypte, présentent tous à un degré plus ou moins achevé, cette fameuse étatisation des moyens de production au moins dans le domaine industriel.
Formes collectivistes de l’économie, essai plus ou moins couronné de succès de planifications diverses, il n’en faut pas plus pour parler d’États ouvriers. Or ces mesures, nous l’avons vu, ne visent qu’à donner à l’État des pouvoirs discrétionnaires en matière d’économie. De même que les bourgeoisies « avancées » mais décadentes, ne peuvent plus se maintenir qu’à l’aide de la béquille étatique, de même les bourgeoisies jeunes et faibles des pays du Tiers Monde ne peuvent tenter de se développer qu’en utilisant la contrainte étatique. Que cette contrainte aille jusqu’à concentrer entre les mains de l’État tout ou partie de la propriété des moyens de production, au moins industriels, cela est indéniable. Que cela revienne à une expropriation de la bourgeoisie, cela est plus contestable, dans bien des cas, il s’agit souvent d’intervention étatique dans la création d’une industrie, et très rarement d’expropriation de ses propriétaires, et, dans ce cas, il s’agit, quasi-généralement, de propriétaires non « nationaux ». Mais quel est le sens de ce développement ? Quel est le point de départ de cette évolution ? Et quel en peut être le terme ? Au point de départ, il y a toujours la bourgeoisie nationale, dont les intérêts entrent en conflit immédiat avec l’impérialisme. Cela est flagrant pour l’Egypte, Cuba ou la Chine, ce l’est moins pour les Démocraties populaires, où cet aspect a été quelque peu masqué par l’occupation par l’Armée Rouge et où le conflit avec l’impérialisme a été dû artificiellement à la guerre froide et à la politique de l’URSS.
Partout, les intérêts de cette bourgeoisie nationale « anti-impérialiste » sont défendus par des partis petits-bourgeois de type radical classique comme à Cuba ou de type stalinien comme en Chine. Il ne faut pas se laisser aveugler par le titre de communiste dont s’est paré le parti de Mao-Tsé-Toung, ce fut un parti petit-bourgeois radical, s’appuyant sur la paysannerie et luttant pour des objectifs démocratiques bourgeois. Sa victoire a été saluée d’enthousiasme par les industriels chinois, déçus par Tchang-Kaï-Chek.
De même, dans les Démocraties populaires, les partis staliniens sont - et par leur recrutement sur des bases nationalistes-réformistes, et par leur politique même - des partis petits-bourgeois. Cela devient manifeste quand l’emprise de la bureaucratie du Kremlin se relâche.
Enfin, dans tous les cas, la perspective du développement est toujours nationale. Devant l’incapacité de la bourgeoisie nationale à conduire ce développement nécessaire - et dans tous ces pays la bourgeoisie a d’abord eu « sa chance », l’État l’a aidée, parfois même remise en selle - l’État a été amené à prendre directement en mains les leviers de l’économie. Contre la bourgeoisie ? Non, car les buts coïncident avec les intérêts généraux de la bourgeoisie en tant que classe internationale.
La domination politique de la bourgeoisie, et donc sa survie en tant que classe, passe par le maintien d’états nationaux. Or, à l’époque de la division mondiale du travail, à l’époque où l’économie réclame une organisation internationale, une rationalisation au niveau de la planète, toute tentative de développement national, même baptisé socialiste, est en dernière analyse un facteur conservateur. C’est dans ce sens également que la théorie du « socialisme dans un seul pays » était une théorie réactionnaire, une utopie petite-bourgeoise. Aussi n’est-il pas étonnant que la petite-bourgeoisie radicale des pays « anti-impérialistes », se soit retrouvée dans la théorie du socialisme dans un seul pays et ait emprunté à l’exemple stalinien ce qu’il avait de moins « ouvrier ».
Planification et propriété étatique des moyens de production étaient entre les mains de l’État ouvrier russe, des armes pour lutter contre sa propre bourgeoisie et la bourgeoisie internationale dans la préparation de la révolution mondiale, entre les mains des staliniens, c’est devenu de simples recettes économiques dans la voie sans issue du développement national. Ce ne sont, et ce ne peuvent être, les critères sur lesquels les marxistes fondent leur analyse de la nature sociale d’un État. Si leur signification absolue reste « socialiste », leur utilisation relative est inséparable du processus dans lequel elles s’inscrivent. Quel que soit le degré de nationalisation de son économie, ne peut être ouvrier qu’un État issu d’une révolution prolétarienne victorieuse et se donnant pour tâche le renversement de la bourgeoisie mondiale.

LO, novembre 1967. Texte intégral ici