mercredi 2 juillet 2014

:: 14 juillet 1789 : l'intervention des masses populaires parisiennes sur la scène politique

La révolution française déblaya sans aucun doute le terrain pour le développement de la bourgeoisie non seulement en France mais aussi à l'échelle de l'Europe. Et les dirigeants bourgeois qui imposent aujourd'hui leur loi au monde ont, au fond, quelques bonnes raisons de lui être redevables.

Mais, devant la réalité de leur système d'exploitation et du cortège d'horreurs et de massacres qui l'accompagne, la déclamation solennelle de formules telles que "les hommes naissent libres et égaux en droit" devant des Rajiv Gandhi, des Omar Bongo, des Mobutu, etc., sous la houlette des représentants en chef des puissances impérialistes qui pillent la planète, restera comme un sommet d'hypocrisie au milieu de cette hypocrisie générale de la commémoration du Bicentenaire de 1789.

Car que commémorait-on au juste, dans cette circonstance officielle ?

Certainement pas l'ébranlement révolutionnaire qui mit en mouvement des millions de gens du peuple pendant cinq années, qui amena les pauvres des campagnes les plus reculées à s'éveiller à la vie politique et à vouloir y participer à leur manière. Et pas davantage l'enthousiasme que l'événement souleva jusqu'en Amérique latine, avec son pendant : la frayeur et la haine des rois et des princes.

Cet aspect, cette révolution de masse, les hommes politiques, les commentateurs de toute sorte et la plupart des historiens, du moins ceux qui sont à la mode, ont plutôt envie de l'oublier et tendance à le gommer.

Il y a bien-sûr les plus ouvertement réactionnaires, qui rejettent la Révolution tout entière et pour lesquels elle ne fut qu'une "catastrophe" pour la France. Mais parmi tous les autres, y compris les soi-disant héritiers d'une tradition "de gauche", la thèse qui fait fureur (mais elle est loin d'être nouvelle) consiste à diviser la Révolution en deux lots : d'abord une année 1789, touchante et respectable, culminant avec la Déclaration des droits de l'homme du 26 août ; et puis les années 1792-1794 qui, avec leur violence, auraient tout gâché, fait tout "déraper".

En réalité, un processus révolutionnaire d'une telle profondeur et d'une telle ampleur ne se laisse évidemment pas découper en tranches. Il a ses lois et ses enchainements internes. ET lorsque, aujourd'hui, tous ces gens déclarent préférer commémorer 1789, en rejetant ce qu'ils appellent le "dérapage" de 1793, ils ne font la preuve que de leur aversion pour la Révolution tout court.

De l'année 1789 elle-même, ils voudraient ne retenir que les mois de mai et juin, c'est-à-dire la Révolution parlementaire qui, dans le cadre des Etats généraux, cherchait à accoucher d'une variété de monarchie constitutionnelle. Mais il se trouve que la monarchie précisément ne voulait pas d'une constitution limitant son pouvoir. Et il fallut, pour que le roi fasse seulement mine de l'accepter, que les masses populaires interviennent brutalement elles-mêmes sur la scène, à plusieurs reprises. A commencer par le 14 juillet 1789, par cette prise de la Bastille, qui ne fut certes pas "propre", mais bel et bien violente.

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Les Etats généraux, convoqués par le roi parce que la monarchie était en faillite et avait besoin d'argent, s'étaient réunis le 5 mai. Les bourgeois qui s'y étaient fait élire comme représentants du Tiers état voulurent, forts de leur puissance économique en pleine ascension, de leur "Lumières" et du sentiment de leurs droits, en profiter pour obtenir leur juste place dans l'organisation et la gestion des affaires de l'Etat. Ils voulaient en premier lieu l'égalité civile intégrale et mettre fin aux privilèges dont bénéficiaient ceux qui ne "s'étaient donné que la peine de naître", comme disait le Figaro de Beaumarchais.

Devant la résistance des privilégiés, ils se proclamèrent Assembée nationale le 17 juin, prétention à laquelle le roi opposa une fin de non-recevoir le 23.

Pourtant, ils criaient "Vive le roi" en toute occasion, ils ne recherchaient qu'un arrangement, un modus vivendi avec la monarchie. Mais Louis XVI fit appel à ses troupes de mercenaires étrangers, allemands et suisses, 33 régiments encerclèrent Paris et Versailles. Et alors, devant la menace de la force brutale, et malgré leur audace sur la scène parlementaire, les bourgeois du Tiers Etat se retrouvèrent impuissants. parce qu'ils étaient obsédés par la crainte permanente que le peuple ne s'en mêlât.

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Le peuple s'en mêlait, en effet. Depuis des mois, des émeutes de la faim, des scènes de pillage éclataient à travers un grand nombre de provinces. Les 27-28 avril, une foule d'ouvriers de Paris s'en prirent à une manufacture de papiers peints dans le quartier de Saint-Antoine. La troupe fit à cette occasion un massacre : le nombre des morts est évalué aujourd'hui à quelque 300. Ce n'était qu'un échantillon de la violence des l'ordre monarchique. Des rancunes et des haines, les masses populaires en avaient accumulé de manière explosive. De la notion de justice, l'armée des magistrats en tout genre qui faisaient torturer, envoyer aux galères ou au bagne "au nom du roi", ne leur avait donné aucune idée. et la toile de fond pour les masses, dans les villes comme dans les campagnes, c'était la menace de la famine, l'affamement perpétuel. On disait qu'un pacte liait les riches, les spéculateurs, les accapareurs de denrées et les "mauvais ministres", pour s'enrichir sur le dos du peuple.

Si la réunion des Etats généraux, le 5 mai, avait soulevé bien des espoirs, la situation pour le peuple ne s'était nullement arrangée sur ce plan au début de l'été. Et le fait que Paris se trouvait encerclé par les troupes, quasiment en état de siège, faisait planer la menace de l'assaut.

Pendant ce temps, l'Assemblée discourait, se montrait inquiète, mais ne prenait aucune initiative. C'est le peuple de Paris qui en prit une, lorsque le 12 juillet lui parvint la nouvelle que le roi renvoyait le seul ministre un peu populaire, Necker. Il entreprit de s'organiser pour se défendre lui-même. Il voulut s'armer, harangué notamment par le jeune journaliste Camille Desmoulins. Portant des cocardes vertes, les artisans, compagnons, petits boutiquiers, ouvriers, se précipitèrent aux Invalides où ils s'emparèrent d'armes. Mais c'est en fin de compte vers la forteresse de la Bastille qu'ils tournèrent leurs regards, pour se procurer des munitions.

La raison de l'attaque de la Bastille, le mardi 14, fut donc très concrète, même si cette Bastille était aussi un symbole de l'arbitraire royal détesté. Dans un premier temps, les assaillants crurent que le gouverneur de la forteresse leur livrait la place : ils s'engouffrèrent dans une première cour, ce qui leur valut un massacre. Les morts ont été dénombrés : 98. Les têtes des deux autorités portées ensuite au bout de piques par la foule, en signe de vengeance, ne constituaient sûrement pas un spectacle bon enfant. Mais que dire de celui de la centaine de simples gens du faubourg Saint-Antoine couchés par terre par la mitraille que ces autorités avaient commandée ?

Parmi les assaillants de la Bastille, des gens d'échoppes et de petits métiers, très peu de bourgeois. Et on ne commémore pas aujourd'hui les noms des Hulin ou du sous-lieutenant Elie, qui rallièrent à eux une partie des soldats des troupes du roi, celui de l'enfant Lavallée qui fut l'un des premiers à monter sur les tours de Pannetier (épicier), de Davanne ou Turnay (charrons)...

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L'histoire officielle retient pourtant les noms de Bailly et de la Fayette, grands récupérateurs de la situation.

 Les notables parisiens, électeurs des députés du Tiers état de Paris, n'avaient pas perdu le nord pendant le tumulte. Dès la nuit du 12 au 13, ils s'étaient rassemblés dans l'Hôtel de ville pour, prudents, organiser une milice bourgeoise. Le mercredi 15, ils nommèrent Bailly comme maire et La Fayette comme commandant de la garde devenue nationale (ce même La Fayette qui, deux ans plus tard, le 17 juillet 1791, fit fusiller au Champ-de-Mars les porteurs d'une pétition républicaine). Le roi dut venir de Versailles à l'Hôtel de Ville et s'incliner devant ces nominations.

Pour l'heure, l'urgence pour Bailly et La Fayette était de désarmer le peuple et de réglementer l'accès à leur milice bourgeoise. Ils sûrent finalement conserver le contrôle des événements et firent remplacer la cocarde verte des insurgés par la cocarde tricolore, en symbole d'union nationale, accepté par le roi. Dès lors, la préoccupation des hommes politiques bourgeois fut de "mettre de justes bornes aux idées exagérées que la multitude se fait de ses droits".

Ainsi, il est bien difficile de voir dans le 14 juillet 1789 une promenade touchante et fraternelle, unanime autour d'un "bon roi" comme le voudrait l'espèce d'image d'Epinal qui en a été donnée depuis.

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Oui, la société bourgeoise a été enfantée dans la douleur et la violence. En son temps, la révolution bourgeoise en Angleterre avait, elle aussi, décapité un roi, commis pas mal de massacres et connu la dictature de Cromwell, pour pouvoir s'imposer.

Lorsque la Révolution française eut à faire face à la coalition menaçante de tous les rois de l'Europe et à la contre-révolution en France même, elle dut concentrer tous les pouvoirs das une dictature terroriste pour dresser un rempartncontre un possible retour de l'Ancien Régime, et pour cela ses dirigeants de l'heure s'appuyèrent sur le peuple en armes. Ce fut l'audace de Robespierre, Marat, Saint-Just, et c'est ce qui leur vaut l'ingratitude de nos bourgeois d'aujourd'hui et de leurs gens de plume. Pourtant, ils restaient des défenseurs de la propriété privée. Et ils conservèrent le contrôle de ces masses. Dans tout le cours de la Révolution, y compris en 1793, le peuple n'a jamais exercé le pouvoir pour son propre compte : il s'est borné à faire le travail révolutionnaire pour le compte de la classe des bourgeois. Mais s'appuyer sur le peuple en armes, c'est bien dangeureux. N'est-ce pas risquer le "règne de la canaille" ?

A vrai dire, s'ils mettaient toute hypocrisie de côté, les penseurs de la bourgeoisie ne pourraient pas déplorer la violence et le terrorisme en général. Car la violence de leur calsse au pouvoir, ils ne la renient pas ! Les massacreurs d'ouvriers de juin 1848 n'attirent pas plus leur opprobre que ceux de la Commune de Paris qui, rien qu'au cours de la Semaine sanglante, firent plus de morts que les 16 000 victimes de la guillotine en 1793-94. Au spectacle du massacre de juin 1848, Ernest Renan, pourtant bien modéré, s'exclamait : "La classe bourgeoise a prouvé qu'elle était capable de tous les excès de notre première terreur, avec un degré de réflexion et d'égoïsm en plus".

Mais dans la dictature jacobine, ce que ces "penseurs" de la bourgeoisie rejettent en vérité, c'est le rôle des masses mobilisées, des démunis, des affamés ; c'est leur intervention risquant de ne pas s'arrêter aux limites de la propriété privée. C'est ce spectre-là qu'ils cherchent à exorciser en fulminant contre les "excès" de la Révolution. Et à compte, là plupart n'apprécient pas vraiment non plus la prise de la Bastille, d'initiative populaire, et préfèrent pleurnicher sur le triste sort de Marie-Antoinette et autres aristocrates, avec la pointe de nostalgie royaliste qui semble être à la mode...

Tant c'est un exercice ambigu, pour une classe exploiteuse et tous ceux qui s'en font les défenseurs, que de commémorer une intervention révolutionnaire des masses, même si c'est à elle qu'ils doivent l'avènement de leur domination.

Lutte Ouvrière n°1103, 22 juillet 1989