lundi 19 avril 2010

:: MARX A ANNENKOV

(Lettre écrite en français)

Bruxelles, [le] 28 décembre 1846


Mon cher M. Annenkov [1],

Vous auriez reçu depuis -longtemps ma réponse à votre lettre du 1er novembre, si mon libraire n'avait pas tardé jusqu'à la semaine passée à m'envoyer le livre de M. Proudhon : Philosophie de la misère [2]. Je l'ai parcouru en deux jours, pour pouvoir vous communiquer tout de suite mon opinion. Comme j'ai lu le livre très rapidement, je ne peux pas entrer dans les détails, je ne peux vous parler que de l'impression générale qu'il a produite sur moi. Si vous le demandez, je pourrai entrer en détail dans une seconde lettre.

Je vous avouerai franchement que je trouve le livre en général mauvais et très mauvais. Vous-même plaisantez dans votre lettre «sur le coin de la philosophie allemande» dont M. Proudhon fait parade dans cet œuvre informe et présomptueuse, mais vous supposez que le développement économique n'a pas été infecté par le poison philosophique. Aussi suis-je très éloigné d'imputer les fautes du développement économique à la philosophie de M. Proudhon. M. Proudhon ne vous donne pas une fausse critique de l'économie politique parce qu'il est possesseur d'une philosophie ridicule, mais il vous donne une philosophie ridicule parce qu'il n'a pas compris l'état social actuel dans son engrènement, pour user d'un mot que M. Proudhon emprunte à Fourier comme beaucoup d'autres choses.

Pourquoi M. Proudhon parle-t-il de dieu, de la raison universelle, de la raison impersonnelle de l'humanité qui ne se trompe jamais, qui a été, de tout temps, égale à elle-même, dont il faut avoir seulement la conscience juste pour se trouver dans le vrai ? Pourquoi fait-il du faible hégélianisme, pour se poser comme esprit fort ?

Lui-même, il vous donne la clé de l'énigme. M. Proudhon voit dans l'histoire une certaine série de développements sociaux ; il trouve le progrès réalisé dans l'histoire ; il trouve enfin que les hommes, pris comme individus, ne savaient pas ce qu'ils faisaient, qu'ils se trompaient sur leur propre mouvement c'est-à-dire que leur développement social paraît à la première vue chose distincte, séparée, indépendante de leur développe ment individuel. Il ne sait pas expliquer ces faits et l'hypothèse de la raison universelle, qui se manifeste, est toute trouvée. Rien de plus facile que d'inventer des causes mystiques, c'est-à-dire des phrases, où le sens commun fait défaut.

Mais M. Proudhon, en avouant qu'il ne comprend rien au développement historique de l'humanité - et il l'avoue lorsqu'il se sert des mots sonores de raison universelle, dieu, etc. - n'avoue-t-il pas, implicitement et nécessairement, qu'il est incapable de comprendre des développements économiques !

Qu'est-ce que la société, quelle que soit sa forme ? Le produit de l'action réciproque des hommes. Les hommes sont-ils libres de choisir telle ou telle forme sociale ? Pas du tout. Posez un certain état de développement des facultés productives des hommes, et vous aurez une telle forme de commerce et de consommation. Posez certains degrés de développement de la production, du commerce, de la consommation, et vous aurez telle forme de constitution sociale, telle organisation de la famille, des ordres ou des classes, en un mot telle société civile. Posez telle société civile, et vous aurez tel Etat politique, qui n'est que l'expression officielle de la société civile. Voilà ce que M. Proudhon ne comprendra jamais, car il croit faire grande chose, quand il appelle3[3] de l'État à la société civile, c'est-à-dire du résumé officiel de la société à la société officielle.

Il n'est pas nécessaire d'ajouter que les hommes ne sont pas libres arbitres de leurs forces productives - qui sont la base de toute leur histoire - car toute force productive est une force acquise, le produit d'une activité antérieure. Ainsi les forces productives sont le résultat de l'énergie pratique des hommes, mais cette énergie elle-même est circonscrite par les conditions dans lesquelles les hommes se trouvent placés, par les forces productives déjà acquises, par la forme sociale qui existe avant eux, qu'ils ne créent pas, qui est le produit de la génération antérieure. Par ce simple fait que toute génération postérieure trouve des forces productives acquises par la génération antérieure, qui servent à elle comme matière première de nouvelle production, il se forme une connexité dans l'histoire des hommes, il se forme une histoire de l'humanité, qui est d'autant plus l'histoire de l'humanité que les forces productives des hommes et en conséquence leurs rapports sociaux ont grandi. Conséquence nécessaire: l'histoire sociale des hommes n'est jamais que l'histoire de leur développement individuel, soit qu'ils en aient la conscience, soit qu'ils ne l'aient pas. Leurs rapports matériels forment la base de tous leurs rapports. Ces rapports matériels ne sont que les formes nécessaires dans lesquelles leur activité matérielle et individuelle se réalise.

M. Proudhon confond les idées et les choses. Les hommes ne renoncent jamais à ce qu'ils ont gagné, mais cela ne vient pas à dire qu'ils ne renoncent jamais à la forme sociale dans laquelle ils ont acquis certaines forces productives. Tout au contraire. Pour ne pas être privés du résultat obtenu, pour ne pas perdre les fruits de la civilisation, les hommes sont forcés, du moment où le mode de leur commerce ne correspond plus aux forces productives acquises, de changer toutes leurs formes sociales traditionnelles. - Je prends le mot commerce ici dans le sens le plus général, comme nous disons en allemand: Verkehr. Par exemple: le privilège, l'institution des jurandes et des corporations, le régime réglementaire du moyen âge, étaient des relations sociales, qui seules correspondaient aux forces productives acquises et à l'état social préexistant, duquel ces institutions étaient sorties. Sous la protection du régime corporatif et réglementaire, les capitaux s'étaient accumulés, un commerce maritime s'était développé, des colonies avaient été fondées -et les hommes auraient perdu les fruits mêmes, s'ils avaient voulu conserver les formes, sous la protection desquelles ces fruits avaient mûri. Aussi y avait-il deux coups de tonnerre: la révolution de 1640 et celle de 1688. Toutes les anciennes formes économiques, les relations sociales qui leur correspondaient, l'état politique qui était l'expression officielle de l'ancienne société civile furent brisés en Angleterre. Ainsi les formes économiques, sous lesquelles les hommes produisent, consomment, échangent, sont transitoires et historiques. Avec de nouvelles facultés productives acquises, les hommes changent leur mode de production, et, avec le mode de production, ils changent tous les rapports économiques, qui n'ont été que les relations nécessaires de ce mode de production déterminé.

C'est ce que M. Proudhon n'a pas compris, encore moins démontré. M. Proudhon, incapable de suivre le mouvement réel de l'histoire, vous donne une phantasmagorie qui a la présomption d'être une phantasmagorie dialectique. Il ne sent pas le besoin de vous parler des xviie, xviiie et xix siècles, car son histoire se passe dans le milieu nébuleux de l'imagination et s'élève hautement au-dessus des temps et des lieux. En un mot, c'est vieillerie hégélienne, ce n'est pas une histoire : ce n'est pas une histoire profane - histoire des hommes - c'est une histoire sacrée - histoire des idées. Dans sa manière de voir, l'homme n'est que l'instrument dont l'idée ou la raison éternelle lait usage pour se développer. Les évolutions dont parle M. Proudhon sont censées être les évolutions telles qu'elles se passent dans le sein mystique de l'idée absolue. Si vous déchirez le rideau de ce langage mystique, ceci vient à dire que M. Proudhon vous donne l'ordre dans lequel les catégories économiques se rangent dans l'intérieur de sa tête. Il ne me faudra beaucoup d'effort de vous donner la preuve que cet arrangement est l'arrangement d'une tête très désordonnée [4].

M. Proudhon a ouvert son livre avec une dissertation sur la valeur, qui est son dada. Pour cette fois, je n'entrerai pas dans l'examen de cette dissertation.

La série des évolutions économiques de la raison éternelle commence avec la division du travail. Pour M. Proudhon, la division du travail est chose toute simple. Mais le régime des castes n'était-il pas une certaine division du travail ? Et le régime des corporations n'était-il pas une autre division du travail ? Et la division du travail du régime manufacturier qui commence au milieu du XVIIe siècle et finit dans la dernière partie du xviiie siècle en Angleterre, n'est-elle pas aussi totalement distincte de la division du travail de la grande industrie, de l'industrie moderne ?

M. Proudhon se trouve si peu dans le vrai qu'il néglige ce que font même les économistes profanes. Pour vous parler de la division du travail, il n'a pas besoin de vous parler du marché du monde. Eh bien! la division du travail dans le xive et XVe siècle, où il n'y avait pas encore de colonies, où l'Amérique n'existait pas encore pour l'Europe, où l'Asie orientale n'existait que par l'intermédiaire de Constantinople, ne devait-elle pas se distinguer de fond en comble de la division du travail du XVIIe siècle, qui avait des colonies déjà développées ?

Ce n'est pas tout. Toute l'organisation intérieure des peuples, toutes leurs relations internationales, sont-ils autre chose que l'expression d'une certaine division du travail? et ne doivent-ils [5] pas changer avec le changement de la division du travail?

M. Proudhon a si peu compris la question de la division du travail qu'il ne vous parle pas même de la séparation de la ville et de la campagne, qui, par exemple en Allemagne, s'est effectuée du IXe au XIIe siècle. Ainsi pour M. Proudhon, cette séparation doit être loi éternelle, parce qu'il ne connaît ni son origine, ni son développement. Il vous parlera dans tout son livre que comme si cette création d'un certain mode de production durerait [6] jusqu'à la fin des jours. Tout ce que M. Proudhon vous dit de la division du travail n'est qu'un résumé, et de plus, un résumé très superficiel, très incomplet de ce qu'avaient dit avant lui Adam Smith et mille autres.

La deuxième évolution sont les machines. La connexité entre la division du travail et les machines est toute mystique chez M. Proudhon. Chacun des modes de la division du travail avait des instruments de production spécifiques. Par exemple, du milieu du xviie jusqu'au milieu du xviiie siècle, les hommes ne faisaient pas tout avec la main. Ils possédaient des instruments et des instruments très compliqués, comme les métiers, les navires, les leviers, etc., etc.

Ainsi, rien de plus ridicule que de faire découler les machines comme conséquence de la division du travail en général.

Je vous dirai encore en passant que M. Proudhon, comme il n'a pas compris l'origine historique des machines, a encore moins compris leur développement. Jusqu'à l'an 1825 - époque de la première crise universelle - vous pouvez dire que les besoins de la consommation en général allaient plus vite que la production et que le développement des machines était la conséquence forcée des besoins du marché. Depuis 1825, l'invention et l'application des machines n'est que le résultat de la guerre entre les maîtres et les ouvriers. Encore ceci n'est-il pas vrai [7] que pour l'Angleterre. Quant aux nations européennes, elles ont été forcées d'appliquer les machines par la concurrence que les Anglais leur faisaient, tant sur leur propre marché que sur le marché du monde. Enfin, quant à l'Amérique du Nord, l'introduction des machines était amenée et par la concurrence avec les autres peuples et par la rareté des mains, c'est-à-dire par la disproportion entre la population et les besoins industriels de l'Amérique du Nord. De ces faits, vous pouvez conclure quelle sagacité M. Proudhon développe, en conjurant le fantôme de la concurrence comme troisième évolution, comme antithèse des machines !

Enfin, en général, c'est une vraie absurdité que de faire des machines une catégorie économique à côté de la division du travail, de la concurrence, du crédit, etc.

La machine n'est plus [8] une catégorie économique que le bœuf qui traîne la charrue. L'application actuelle des machines est une des relations de notre régime économique actuel, mais le mode d’exploiter les machines est tout à fait distinct des machines elles-mêmes. La poudre reste la même, que vous vous en serviez pour blesser un homme, ou pour panser les plaies du blessé.

M. Proudhon se surpasse lui-même, lorsqu'il fait grandir dans l'intérieur de sa tête la concurrence, le monopole, l'impôt ou la police, la balance du commerce, le crédit, la propriété, dans l'ordre que je cite. Presque toutes les institutions du crédit étaient développées en Angleterre au commencement du xviiie siècle avant l'invention des machines. Le crédit public n'était qu'une nouvelle manière d'élever l'impôt et de suffire aux nouveaux besoins créés par l'avènement de la classe bourgeoise au gouvernement. Enfin, la propriété forme la dernière catégorie dans le système de M. Proudhon. Dans le monde réel, au contraire, la division du travail et toutes les autres catégories de M. Proudhon sont des relations sociales, dont l'ensemble forme ce qu'on appelle actuellement la propriété; la propriété bourgeoise n'est rien, en dehors de ces relations, qu'une illusion métaphysique ou juridique. La propriété d'une autre époque, la propriété féodale se développe dans une série de relations sociales entièrement différentes. M. Proudhon, en établissant la propriété comme une relation indépendante, commet plus qu'une faute de méthode: il prouve clairement qu'il n'a pas saisi le lien qui rattache toutes les formes de la production bourgeoise, qu'il n'a pas compris le caractère historique et transitoire des formes de la production dans une époque déterminée. M. Proudhon, qui ne voit pas dans nos institutions sociales des produits historiques, qui ne comprend ni leur origine, ni leur développement, ne peut en faire qu'une critique dogmatique.

Aussi M. Proudhon est-il forcé de recourir à une fiction pour vous expliquer le développement. Il s'imagine que la division du travail, le crédit, les machines, etc., que tout a été inventé au service de son idée fixe, de l'idée de l'égalité. Son explication est d'une naïveté sublime. On a inventé ces choses pour l'égalité, mais malheureusement elles se sont tournées contre l'égalité. C'est là tout son raisonnement. C'est-à-dire: il fait une supposition gratuite, et parce que le développement réel et sa fiction se contredisent sur chaque pas, il en conclut qu'il y a contradiction. Il vous dissimule qu'il y a seulement contradiction entre ses idées fixes et le mouvement réel.

Ainsi M. Proudhon, principalement par défaut de connaissances historiques, n'a pas vu: que les hommes, en développant leurs facultés productives, c'est-à-dire en vivant, développent certains rapports entre eux, et que le mode de ces rapporta change nécessairement avec la modification et l'accroissement de ces facultés productives. Il n'a pas vu que les catégories économiques ne sont que des abstractions de ces rapports réels, qu'elles ne sont des vérités que pour autant que ces rapports subsistent. Ainsi il tombe dans l'erreur des économistes bourgeois qui voient dans ces catégories économiques des lois éternelles et non des lois historiques, qui ne sont des lois que pour un certain déve loppement historique, pour un développement déterminé des forces productives. Ainsi, au lieu de considérer les catégories politico-économiques comme des abstractions faites [9], des rela tions sociales réelles, transitoires, historiques, M. Proudhon, par une inversion mystique, ne voit dans les rapports réels que des incorporations [10] de ces abstractions. Ces abstractions elles-mêmes sont des formules qui ont sommeillé dans le sein de Dieu père depuis le commencement du monde.

Mais ici, ce bon M. Proudhon tombe dans de grandes convulsions intellectuelles. Si toutes ces catégories sont des émanations du coeur de Dieu, si elles sont la vie cachée et éternelle des hommes, comment se fait-il, premièrement qu'il y ait développement, et deuxièmement que M. Proudhon ne soit pas conservateur ? Il vous explique ces contradictions évidentes par un ;système entier [11] de l'antagonisme.

Pour éclaircir ce système d'antagonisme, prenons un exemple.

Le monopole est bon, car c'est une catégorie économique, donc une émanation de Dieu. La concurrence est bonne, car c'est aussi une catégorie économique. Mais ce qui n'est pas bon, c'est la réalité du monopole et la réalité de la concurrence. Ce qui est encore pire, c'est que le monopole et la concurrence se dévorent mutuellement. Que doit-on y faire ? Parce que ces deux pensées éternelles de Dieu se contredisent, il lui paraît évident qu'il y a dans le sein de Dieu également une synthèse entre ces deux pensées, dans laquelle les maux du monopole sont équilibrés par la concurrence et vice versa. La lutte entre les deux idées aura pour effet de n'en faire ressortir que le beau côté. Il faut arracher à Dieu cette pensée secrète, ensuite l'appliquer, et tout sera pour le mieux; il faut révéler la formule synthétique cachée dans la nuit de la raison impersonnelle de l'humanité. M. Proudhon n'hésite pas un seul moment de se faire révélateur.

Mais jetez* un( moment votre regard sur la vie réelle. Dans la vie économique actuelle, vous ne trouvez non seulement [12] la concurrence et le monopole, mais aussi leur synthèse, qui n'est pas une formule, mais un mouvement, lie monopole produit la concurrence; la concurrence produit le monopole. Pourtant cette équation, loin de lever les difficultés de la situation actuelle, comme se l'imaginent les économistes bourgeois, a pour résultat une situation plus difficile et plus embrouillée. Ainsi, en changeant la base sur laquelle se fondent les rapports économiques actuels, en anéantissant le mode actuel de production, vous anéantissez non seulement la concurrence, le monopole et leur antagonisme, mais aussi leur unité, leur synthèse, le mouvement qui est l'équilibration réelle de la concurrence et du monopole.

Maintenant, je vais vous donner un exemple de la dialectique de M. Proudhon.

La liberté et l'esclavage forment un antagonisme. Je n'ai pas besoin de parler ni des bons ni des mauvais côtés de la liberté. Quant à l'esclavage, je n'ai pas besoin de parler de ses mauvais côtés. La seule chose qu'il faut expliquer, c'est le beau côté de l'esclavage. Il ne s'agit pas de l'esclavage indirect, de l'esclavage du prolétaire, il s'agit de l'esclavage direct, de l'esclavage des Noirs dans le Surinam, dans le Brésil, dans les contrées méridionales de l'Amérique du Nord.

L'esclavage direct est le pivot de notre industrialisme actuel, aussi bien que les machines, le crédit, etc. Sans esclavage, vous n'avez pas de coton; sans coton, vous n'avez pas d'industrie moderne. C'est l'esclavage qui a donné de la valeur aux colonies, ce sont les colonies qui ont créé le commerce du monde, c'est le commerce du monde qui est la condition nécessaire de la grande industrie machinelle [13]. Aussi, avant la traite des nègres, les colonies ne donnaient à l'ancien monde que très peu de produits et ne changeaient pas visiblement la face du monde. Ainsi l'esclavage est une catégorie économique de la plus haute importance. Sans l'esclavage, l'Amérique du Nord, le peuple le plus progressif, se transformerait en un pays patriarcal. Rayez seulement l'Amérique du Nord de la carte des peuples et vous aurez l'anarchie, la décadence complète du commerce et de la civilisation modernes. Mais faire disparaître l'esclavage, ce serait rayer l'Amérique de la carte des peuples. Aussi l'esclavage, parce qu'il est une catégorie économique, se trouve depuis le commencement du monde chez tous les peuples. Les peuples modernes n'ont su que déguiser l'esclavage chez-eux-mêmes et l'importer ouvertement au Nouveau Monde. Comment s'y prendra ce bon M. Proudhon après ces réflexions sur l'esclavage ? Il cherchera la synthèse de la liberté et de l'esclavage, le vrai juste milieu, autrement dit : l'équilibre de l'esclavage et de la liberté.

M. Proudhon a très bien compris que les hommes font le drap, la toile, les étoffes de soie; et le grand mérite d'avoir compris si peu de chose ! Ce que M. Proudhon n'a pas compris, c'est que les hommes, selon leurs facultés, produisent aussi les relations sociales, dans lesquelles ils produisent le drap et la toile. Encore moins M. Proudhon a-t-il compris que les hommes, qui produisent les relations sociales conformément à leur productivité matérielle, produisent aussi les idées, les catégories, c'est-à-dire les expressions abstraites idéelles de ces mêmes relations sociales. Ainsi les catégories sont aussi peu éternelles que les relations qu'elles expriment. Elles sont des produits historiques et transitoires. Pour M. Proudhon, tout au contraire, la cause primitive, ce sont les abstractions, les catégories. Selon lui, ce sont elles et non pas les hommes qui produisent l'histoire. L'abstraction, la catégorie prise comme telle, c'est-à-dire séparée des hommes et de leur action matérielle, est naturellement immortelle, inaltérable, impassible; elle n'est qu'un être de la raison pure, ce qui veut dire seulement que l'abstraction prise comme telle est abstraite. Tautologie admirable!

Aussi les relations économiques, vues sous la forme des catégories, sont pour M. Proudhon des formules éternelles, qui n'ont ni origine ni progrès.

Parlons d'une autre manière : M. Proudhon n'affirme pas directement que la vie bourgeoise est pour lui une vérité éternelle : il le dit indirectement, en divinisant les catégories qui expriment les rapports bourgeois sous la forme de la pensée. Il prend les produits de la société bourgeoise pour des êtres spontanés doués d'une vie propre, éternels, dès qu'ils se présentent à lui sous la forme de catégories, de pensée. Ainsi il ne s'élève pas au-dessus de l'horizon bourgeois. Parce qu'il opère sur les pensées bourgeoises en les supposant éternellement vraies, il cherche la synthèse de ces pensées, leur équilibre et ne voit pas que leur mode actuel de s'équilibrer est le seul mode possible.

Réellement, il fait ce que font tous les bons bourgeois. Tous ils vous disent que la concurrence, le monopole, etc., en principe, c'est-à-dire pris comme pensées abstraites, sont les seuls fondements de la vie, mais qu'ils laissent beaucoup à désirer dans la pratique. Tous ils veulent la concurrence sans les conséquences ' funestes de la concurrence. Tous ils veulent l'impossible, c'est-à-dire les conditions de la vie bourgeoise sans les conséquences nécessaires de ces conditions. Tous ils ne comprennent pas que la forme bourgeoise de la production est une forme historique et transitoire, tout aussi bien que l'était la forme féodale. Cette erreur vient de ce que, pour eux, l'homme-bourgeois est la seule base possible de toute société, de ce qu'ils ne se figurent pas un état de société dans lequel l'homme aurait cessé d'être bourgeois.

M. Proudhon est donc nécessairement doctrinaire. Le mouvement historique qui bouleverse le monde actuel se résout pour lui dans le problème de découvrir le juste équilibre, la synthèse de deux pensées bourgeoises. Ainsi, à force de subtilité, le garçon adroit découvre la pensée cachée de Dieu, l'unité des deux pensées isolées qui sont seulement deux pensées isolées, parce que M. Proudhon les a isolées de la vie pratique, de la production actuelle, qui est la combinaison des réalités qu'elles expriment. A la place du grand mouvement historique, qui naît du conflit entre les forces productives des hommes déjà acquises et leurs rapports sociaux, qui ne correspondent plus à ces forces productives; à la place des guerres terribles qui se préparent entre les différentes classes d'une nation, entre les différentes nations ; à la place de l'action pratique et violente des masses, qui seule pourra résoudre ces collisions [14]; à la place de ce mouvement vaste, prolongé et compliqué, M. Proudhon met le mouvement cacadauphin [15] de sa tête. Ainsi ce sont les savants, les hommes capables de surprendre à Dieu sa pensée intime, qui font l'histoire. Le menu peuple n'a qu'à appliquer leurs révélations. Vous comprenez maintenant pourquoi M. Proudhon est ennemi déclaré de tout mouvement politique. La solution des problèmes actuels ne consiste pas pour lui dans l'action publique, mais dans les rotations dialectiques de sa tête. Parce que pour lui les catégories sont les forces motrices, il ne faut pas changer la vie pratique pour changer les catégories. Tout au contraire : il faut changer les catégories et le changement de la société réelle en sera la conséquence.

Dans son désir de concilier les contradictions, M. Proudhon ne se demande pas si la base même de ces contradictions ne doit être renversée. Il ressemble en tout au doctrinaire politique, qui veut le roi et la Chambre des députés et la Chambre des pairs, comme parties intégrantes de la vie sociale, comme catégories éternelles. Seulement il cherche une nouvelle formule pour équilibrer ces pouvoirs (dont l'équilibre consiste précisément dans le mouvement actuel, où l'un de ces pouvoirs est tantôt le vainqueur, tantôt l'esclave de l'autre). C'est ainsi que dans le xviiie siècle, une foule de têtes médiocres étaient occupées de trouver la vraie formule pour équilibrer les ordres sociaux, la noblesse, le roi, les parlements, etc., et le lendemain, il n'y avait plus ni roi, ni parlement, ni noblesse. Le juste équilibre entre cet antagonisme était le bouleversement de toutes les relations sociales, qui servaient de base à ces existences féodales et à l'antagonisme de ces existences féodales.

Parce que M. Proudhon pose, d'un côté, les idées éternelles, les catégories de la raison pure, de l'autre côté, les hommes et leur vie pratique, qui est selon lui l'application de ces catégories, vous trouvez chez lui, dès le commencement, dualisme entre la vie et les idées, entre l'âme et le corps - dualisme qui se répète sous beaucoup de formes. Vous voyez maintenant que cet antagonisme n'est que l'incapacité de M. Proudhon de comprendre l'origine et l'histoire profane des catégories qu'il divinise. Ma lettre est déjà trop longue pour parler encore du procès ridicule que M. Proudhon fait au communisme. Pour le moment, vous m'accorderez qu'un homme qui n'a pas compris l'état actuel de la société doit encore moins comprendre le mouvement qui tend à le renverser et les expressions littéraires de ce mouvement révolutionnaire.

Le seul point dans lequel je suis parfaitement d'accord avec M. Proudhon est son dégoût pour la sensiblerie socialiste. Avant lui, j'ai provoqué beaucoup d'inimitiés par le persiflage du socialisme moutonnier, sentimental, utopiste. Mais M. Proudhon ne se fait-il pas des illusions étranges en opposant sa sentimentalité de petit bourgeois, je veux dire ses déclamations sur le ménage, l'amour conjugal et toutes ces banalités, à la sentimentalité socialiste, qui est, par exemple chez Fourier, beaucoup plus profonde que les platitudes présomptueuses de notre bon Proudhon ? Lui-même, il sent si bien la nullité de ses raisons, son incapacité complète de parler de ces choses-là, qu'il se jette à corps perdu dans les fureurs, les exclamations, les irae hominis probi [colères de l'homme honnête], qu'il écume, qu'il jure, qu'il dénonce, qu'il crie à 1'infamie, à la peste, qu'il se frappe la poitrine et se glorifie, devant Dieu et les hommes, d'être pur des infamies socialistes! Il ne raille pas en critique les sentimentalités socialistes, ou ce qu'il prend pour sentimentalités. Il excommunie en saint, en pape, les pauvres pécheurs et chante les gloires de la petite bourgeoisie et des misérables illusions amoureuses, patriarcales du foyer domestique. Et ce n'est rien d'accidentel. M. Proudhon est de la tête aux pieds, philosophe, économiste de la petite bourgeoisie. Le petit bourgeois, dans une société avancée et par nécessité de son état [16], se fait d'une part socialiste, de l'autre part économiste, c'est-à-dire il est ébloui de la magnificence de la haute bourgeoisie et sympathise aux douleurs du peuple. Il est en même temps bourgeois et peuple. Il se vante, dans le for intérieur de sa conscience, d'être impartial, d'avoir trouvé le juste équilibre, qui a la prétention de se distinguer du juste-milieu. Un tel petit bourgeois divinise la contradiction, car la contradiction est le fond de son être. Il n'est que la contradiction sociale mise en action. Il doit justifier par la théorie ce qu'il est en pratique, et M. Proudhon a le mérite d'être l'interprète scientifique de la petite bourgeoisie française, ce qui est un mérite réel, parce que la petite bourgeoisie sera partie intégrante de toutes les révolutions sociales qui se préparent.

J'aurais voulu pouvoir vous envoyer avec cette lettre mon livre sur l'économie politique, mais jusqu'à présent il m'a été impossible de laisser [17] imprimer cet ouvrage et les critiques des philosophes et socialistes allemands, dont je vous ai parlé à Bruxelles18 [18]. Vous ne croirez jamais quelles difficultés une telle publication rencontre en Allemagne, d'une part de la police, d'autre part des libraires, qui sont eux-mêmes les représentants intéressés de toutes les tendances que j'attaque. Et quant à notre propre parti, il est non seulement pauvre, mais une grande fraction du parti communiste allemand m'en veut parce que je m'oppose à ses utopies et à ses déclamations.

P. S. - Vous me demanderez pourquoi je vous écris en mauvais français, au lieu d'écrire en bon allemand: c'est parce que j'ai affaire à un auteur français.

Vous m'obligerez beaucoup en ne retardant pas trop long temps votre réponse, afin que je sache si vous m'avez compris sous cette enveloppe d'un français barbare.



[1] Cette lettre, rédigée tout entière en français, date certainement de 1846. Adressée à Annenkov, journaliste libéral russe, elle a été publiée dans le tome III de l'ouvrage: M. Stassoulévitch et ses contemporains, Saint-Pétersbourg, 1912. Elle a été reproduite dans Le Mouvement socialiste, n°8 249-260, mars-avril 1913. Nous en avons conservé, sans les modifier, les particularités stylistiques dont certaines pourront surprendre le lecteur

[2] F.-J. proudhon : Système de contradictions économiques ou Philo­sophie de la misère, Paris, 1846.

[3] Lire: quand il en appelle à la société civile contre l'État.

[4] Lire : pas beaucoup d'effort pour.

[5] Ici, comme dans toute cette lettre, nous avons conservé le style et l'orthographe du texte original. (Lire: elles.)

[6] Lire: il vous parle toujours ... comme si cette création ... devait durer ...

[7] Lire : n'est-il vrai que.

[8] Lire : pas plus.

[9] Lire: déduites.

[10] Lire: incarnations.

[11] Lire: tout un système

[12] Lire : pas seulement.

[13] Lire: mécanique

[14] Lire: conflits.

[15] Terme bizarre. Sans doute faut-il entendre « peu intéressant, peu ragoûtant ». ,

[16] C'est-à-dire, comme conséquence nécessaire de sa situation sociale.

[17] Germanisme. Il faut lire : faire. Marx a traduit lassen par son autre sens: laisser.

[18] Allusion à la Critique de la politique et de l'économie politique (Manuscrits de 1844) d'une part, à L'Idéologie allemande d'autre part.

dimanche 4 avril 2010

:: Lénine sur la question de la religion (1909)

De l’attitude du parti ouvrier à l’égard de la religion

Le discours que le député Sourkov a prononcé à la Douma d’Etat lors de la discussion du budget du synode, et les débats exposés ci-après, qui se sont institués au sein de notre fraction parlementaire autour du projet de ce discours, ont soulevé une question d’une importance extrême et on ne peut plus actuelle. Il est hors de doute que l’intérêt pour tout ce qui touche à la religion s’est, aujourd’hui, emparé de larges sections de la « société » et a pénétré dans les milieux intellectuels proches du mouvement ouvrier, ainsi que dans certains milieux ouvriers. La social-démocratie se doit absolument d’intervenir pour faire connaître son point de vue en matière de religion.

La social-démocratie fait reposer toute sa conception sur le socialisme scientifique, c’est-à-dire sur le marxisme. La base philosophique du marxisme, ainsi que l’ont proclamé maintes fois Marx et Engels, est le matérialisme dialectique qui a pleinement fait siennes les traditions historiques du matérialisme du XVIIIe siècle en France et de Feuerbach (première moitié du XIXe siècle) en Allemagne, matérialisme incontestablement athée, résolument hostile à toute religion. Rappelons que tout l’Anti-Dühring d’Engels, dont le manuscrit a été lu par Marx, accuse le matérialiste et athée Dühring de manquer de fermeté idéologique dans son matérialisme, de ménager des biais à la religion et à la philosophie religieuse. Rappelons que dans son ouvrage sur Ludwig Feuerbach, Engels lui reproche d’avoir combattu la religion non pas dans le but de la détruire, mais dans celui de la replâtrer, d’inventer une religion nouvelle, « élevée », etc. « La religion est l’opium du peuple. » Cette sentence de Marx constitue la pierre angulaire de toute la conception marxiste en matière de religion. Le marxisme considère toujours la religion et les églises, les organisations religieuses de toute sorte existant actuellement comme des organes de réaction bourgeoise, servant à défendre l’exploitation et à intoxiquer la classe ouvrière.

Et, cependant, Engels a condamné maintes fois les tentatives de ceux qui, désireux de se montrer « plus à gauche » ou « plus révolutionnaires » que les social-démocrates, voulaient introduire dans le programme du parti ouvrier la franche reconnaissance de l’athéisme en lui donnant le sens d’une déclaration de guerre à la religion. En 1874, parlant du fameux manifeste des réfugiés de la Commune, des blanquistes émigrés à Londres, Engels traite de sottise leur tapageuse déclaration de guerre à la religion ; il affirme qu’une telle déclaration de guerre est le meilleur moyen d’aviver l’intérêt pour la religion et de rendre plus difficile son dépérissement effectif. Engels impute aux blanquistes de ne pas comprendre que seule la lutte de classe des masses ouvrières, amenant les plus larges couches du prolétariat à pratiquer à fond l’action sociale, consciente et révolutionnaire, peut libérer en fait les masses opprimées du joug de la religion, et que proclamer la guerre à la religion, tâche politique du parti ouvrier, n’est qu’une phrase anarchique. En 1877, dans l’Anti-Dühring, s’attaquant violemment aux moindres concessions de Dühring-philosophe à l’idéalisme et à la religion, Engels condamne avec non moins de force l’idée pseudo-révolutionnaire de Dühring relative à l’interdiction de la religion dans la société socialiste. Déclarer une telle guerre à la religion, c’est, dit Engels, « être plus Bismarck que Bismarck lui-même », c’est-à-dire reprendre la sottise de la lutte bismarckienne contre les cléricaux (la fameuse « lutte pour la culture », leKulturkampf, c’est-à-dire la lutte que Bismarck mena après 1870 contre le Parti catholique allemand du Zentrum, au moyen de persécutions policières dirigées contre le catholicisme). Par cette lutte, Bismarck n’a fait que raffermir le cléricalisme militant des catholiques ; il n’a fait que nuire à la cause de la véritable culture, en mettant au premier plan les divisions religieuses, au lieu des divisions politiques, il a fait dévier l’attention de certaines couches de la classe ouvrière et de la démocratie, des tâches essentielles que comporte la lutte de classes et révolutionnaire, vers l’anticléricalisme le plus superficiel et le plus bourgeoisement mensonger. En accusant Dühring, qui désirait se montrer ultra-révolutionnaire, de vouloir reprendre sous une autre forme cette même bêtise de Bismarck, Engels exigeait que le parti ouvrier travaillât patiemment à l’œuvre d’organisation et d’éducation du prolétariat, qui aboutit au dépérissement de la religion, au lieu de se jeter dans les aventures d’une guerre politique contre la religion. Ce point de vue est entré dans la chair et dans le sang de la social-démocratie allemande, qui s’est prononcé, par exemple, en faveur de la liberté pour les jésuites, pour leur admission en Allemagne, pour l’abolition de toutes mesures de lutte policière contre telle ou telle religion. « Proclamer la religion une affaire privée. » Ce point célèbre du programme d’Erfurt (1891) a consacré cette tactique politique de la social-démocratie.

Cette tactique est devenue désormais routinière ; elle a engendré une nouvelle déformation du marxisme en sens inverse, dans le sens de l’opportunisme. On s’est mis à interpréter les principes du programme d’Erfurt en ce sens que nous, social-démocrates, que notre parti considère la religion comme une affaire privée, que pour nous, social-démocrates, pour nous en tant que parti, la religion est une affaire privée. Sans engager une polémique ouverte contre ce point de vue opportuniste, Engels a jugé nécessaire, après 1890, de s’élever résolument contre lui, non sous forme de polémique, mais sous une forme positive. En effet, Engels l’a fait sous la forme d’une déclaration qu’il a soulignée à dessein, disant que la social-démocratie considère la religion comme une affaire privée en face de l’Etat, mais non envers elle-même, non envers le marxisme, non envers le parti ouvrier.

Tel est le côté extérieur de l’histoire des déclarations de Marx et d’Engels en matière de religion. Pour ceux qui traitent le marxisme par-dessous la jambe, pour ceux qui ne savent ou ne veulent pas réfléchir, cette histoire est un nœud d’absurdes contradictions et d’hésitations du marxisme : une sorte de macédoine, si vous voulez savoir, d’athéisme « conséquent » et de « complaisances » pour la religion, une sorte de flottement « sans principes » entre la guerre r-r-révolutionnaire contre Dieu et le désir peureux de « se mettre à la portée » des ouvriers croyants, la crainte de les heurter, etc. Dans la littérature des phraseurs anarchistes, on peut trouver nombre de réquisitoires de ce genre contre le marxisme.

Mais quiconque est tant soit peu capable d’envisager le marxisme de façon sérieuse, de méditer ses principes philosophiques et l’expérience de la social-démocratie internationale, verra aisément que la tactique du marxisme à l’égard de la religion est profondément conséquente et mûrement réfléchie par Marx et Engels ; que ce que les dilettantes ou les ignorants prennent pour des flottements n’est que la résultante directe et inéluctable du matérialisme dialectique. Ce serait une grosse erreur de croire que la « modération » apparente du marxisme à l’égard de la religion s’explique par des considérations dites « tactiques », comme le désir de « ne pas heurter », etc. Au contraire, la ligne politique du marxisme, dans cette question également, est indissolublement liée à ses principes philosophiques.

Le marxisme est un matérialisme. A ce titre il est aussi implacablement hostile à la religion que le matérialisme des encyclopédistes du XVIIIe siècle ou le matérialisme de Feuerbach. Voilà qui est indéniable. Mais le matérialisme dialectique de Marx et d’Engels va plus loin que les encyclopédistes et Feuerbach en ce qu’il applique la philosophie matérialiste au domaine de l’histoire, au domaine des sciences sociales. Nous devons combattre la religion ; c’est l’a b c de tout le matérialisme et, partant, du marxisme. Mais le marxisme n’est pas un matérialisme qui s’en tient à l’a b c. Le marxisme va plus loin. Il dit : il faut savoir lutter contre la religion ; or, pour cela, il faut expliquer d’une façon matérialiste la source de la foi et de la religion des masses. On ne doit pas confiner la lutte contre la religion dans une prédication idéologique abstraite ; on ne doit pas l’y réduire ; il faut lier cette lutte à la pratique concrète du mouvement de classe visant à faire disparaître les racines sociales de la religion. Pourquoi la religion se maintient-elle dans les couches arriérées du prolétariat des villes, dans les vastes couches du semi-prolétariat, ainsi que dans la masse des paysans ? Par suite de l’ignorance du peuple, répond le progressiste bourgeois, le radical ou le matérialiste bourgeois. Et donc, à bas la religion, vive l’athéisme, la diffusion des idées athées est notre tâche principale. Les marxistes disent : c’est faux. Ce point de vue traduit l’idée superficielle, étroitement bourgeoise d’une action de la culture par elle-même. Un tel point de vue n’explique pas assez complètement, n’explique pas dans un sens matérialiste, mais dans un sens idéaliste, les racines de la religion. Dans les pays capitalistes actuels, ces racines sont surtout sociales. La situation sociale défavorisée des masses travailleuses, leur apparente impuissance totale devant les forces aveugles du capitalisme, qui causent, chaque jour et à toute heure, mille fois plus de souffrances horribles, de plus sauvages tourments aux humbles travailleurs, que les événements exceptionnels tels que guerres, tremblements de terre, etc., c’est là qu’il faut rechercher aujourd’hui les racines les plus profondes de la religion. « La peur a créé les dieux. » La peur devant la force aveugle du capital, aveugle parce que ne pouvant être prévue des masses populaires, qui, à chaque instant de la vie du prolétaire et du petit patron, menace de lui apporter et lui apporte la ruine « subite », « inattendue », « accidentelle », qui cause sa perte, qui en fait un mendiant, un déclassé, une prostituée, le réduit à mourir de faim, voilà les racines de la religion moderne que le matérialiste doit avoir en vue, avant tout et par-dessus tout, s’il ne veut pas demeurer un matérialiste primaire. Aucun livre de vulgarisation n’expurgera la religion des masses abruties par le bagne capitaliste, assujetties aux forces destructrices aveugles du capitalisme, aussi longtemps que ces masses n’auront pas appris à lutter de façon cohérente, organisée, systématique et consciente contre ces racines de la religion, contre le règne du capital sous toutes ses formes.

Est-ce à dire que le livre de vulgarisation contre la religion soit nuisible ou inutile ? Non. La conclusion qui s’impose est tout autre. C’est que la propagande athée de la social-démocratie doit être subordonnée à sa tâche fondamentale, à savoir : au développement de la lutte de classe desmasses exploitées contre les exploiteurs.

Un homme qui n’a pas médité sur les fondements du matérialisme dialectique, c’est-à-dire de la philosophie de Marx et d’Engels, peut ne pas comprendre (ou du moins peut ne pas comprendre du premier coup) cette thèse. Comment cela ? Subordonner la propagande idéologique, la diffusion de certaines idées, la lutte contre un ennemi de la culture et du progrès qui sévit depuis des millénaires (à savoir la religion), à la lutte de classe, c’est-à-dire à la lutte pour des objectifs pratiques déterminés dans le domaine économique et politique ?

Cette objection est du nombre de celles que l’on fait couramment au marxisme ; elles témoignent d’une incompréhension totale de la dialectique marxiste. La contradiction qui trouble ceux qui font ces objections n’est autre que la vivante contradiction de la réalité vivante, c’est-à-dire une contradiction dialectique non verbale, ni inventée. Séparer par une barrière absolue, infranchissable, la propagande théorique de l’athéisme, c’est-à-dire la destruction des croyances religieuses chez certaines couches du prolétariat d’avec le succès, la marche, les conditions de la lutte de classe de ces couches, c’est raisonner sur un mode qui n’est pas dialectique ; c’est faire une barrière absolue de ce qui est une barrière mobile, relative, c’est rompre violemment ce qui est indissolublement lié dans la réalité vivante. Prenons un exemple. Le prolétariat d’une région ou d’une branche d’industrie est formé, disons, d’une couche de social-démocrates assez conscients qui sont, bien entendu, athées, et d’ouvriers assez arriérés ayant encore des attaches au sein de la paysannerie, croyant en Dieu, fréquentant l’église ou même soumis à l’influence directe du prêtre de l’endroit qui, admettons, a entrepris de fonder une association ouvrière chrétienne. Supposons encore que la lutte économique dans cette localité ait abouti à la grève. Un marxiste est forcément tenu de placer le succès du mouvement de grève au premier plan, de réagir résolument contre la division des ouvriers, dans cette lutte, entre athées et chrétiens, de combattre résolument cette division. Dans ces circonstances, la propagande athée peut s’avérer superflue et nuisible, non pas du point de vue banal de la crainte d’effaroucher les couches retardataires, de perdre un mandat aux élections, etc., mais du point de vue du progrès réel de la lutte de classe qui, dans les conditions de la société capitaliste moderne, amènera les ouvriers chrétiens à la social-démocratie et à l’athéisme cent fois mieux qu’un sermon athée pur et simple. Dans un tel moment, et dans ces conditions, le prédicateur de l’athéisme ferait le jeu du pope, de tous les popes, qui ne désirent rien autant que remplacer la division des ouvriers en grévistes et non-grévistes par la division en croyants et incroyants. L’anarchiste qui prêcherait la guerre contre Dieu à tout prix, aiderait en fait les popes et la bourgeoisie (comme du reste les anarchistes aident toujours, en fait, la bourgeoisie). Le marxiste doit être un matérialiste, c’est-à-dire un ennemi de la religion, mais un matérialiste dialectique, c’est-à-dire envisageant la lutte contre la religion, non pas de façon spéculative, non pas sur le terrain abstrait et purement théorique d’une propagande toujours identique à elle-même mais de façon concrète, sur le terrain de la lutte de classeréellement en cours, qui éduque les masses plus que tout et mieux que tout. Le marxiste doit savoir tenir compte de l’ensemble de la situation concrète ; il doit savoir toujours trouver le point d’équilibre entre l’anarchisme et l’opportunisme (cet équilibre est relatif, souple, variable, mais il existe), ne tomber ni dans le « révolutionnarisme » abstrait, verbal et pratiquement vide de l’anarchiste, ni dans le philistinisme et l’opportunisme du petit bourgeois ou de l’intellectuel libéral, qui redoute la lutte contre la religion, oublie la mission qui lui incombe dans ce domaine, s’accommode de la foi en Dieu, s’inspire non pas des intérêts de la lutte de classe, mais d’un mesquin et misérable petit calcul : ne pas heurter, ne pas repousser, ne pas effaroucher, d’une maxime sage entre toutes : « Vivre et laisser vivre les autres », etc.

C’est de ce point de vue qu’il faut résoudre toutes les questions particulières touchant l’attitude de la social-démocratie envers la religion. Par exemple, on pose souvent la question de savoir si un prêtre peut être membre du parti social-démocrate. A cette question, on répond d’ordinaire par l’affirmative, sans réserve aucune, en invoquant l’expérience des partis social-démocrates européens. Mais cette expérience est née non seulement de l’application du marxisme au mouvement ouvrier, mais aussi des conditions historiques particulières de l’Occident, inexistantes en Russie (nous parlons plus bas de ces conditions), de sorte qu’ici une réponse absolument affirmative est fausse. On ne saurait une fois pour toutes, et quelles que soient les conditions, proclamer que les prêtres ne peuvent être membres du parti social-démocrate, mais on ne saurait davantage une fois pour toutes, faire jouer l’inverse. Si un prêtre vient à nous pour militer à nos côtés et qu’il s’acquitte consciencieusement de sa tâche dans le parti sans s’élever contre le programme du parti, nous pouvons l’admettre dans les rangs de la social-démocratie, car la contradiction de l’esprit et des principes de notre programme avec les convictions religieuses du prêtre, pourrait, dans ces conditions, demeurer sa contradiction à lui, le concernant personnellement ; quant à faire subir à ses membres un examen pour savoir s’il y a chez eux absence de contradiction entre leurs opinions et le programme du parti, une organisation politique ne peut s’y livrer. Mais il va de soi qu’un cas analogue ne pourrait être qu’une rare exception même en Europe ; en Russie, à plus forte raison, il est tout à fait improbable. Et si, par exemple, un prêtre entrait au parti social-démocrate et engageait à l’intérieur de ce parti, comme action principale et presque exclusive, la propagande active de conceptions religieuses, le parti devrait nécessairement l’exclure de son sein. Nous devons non seulement admettre, mais travailler à attirer au parti social-démocrate tous les ouvriers qui conservent encore la foi en Dieu ; nous sommes absolument contre la moindre injure à leurs convictions religieuses, mais nous les attirons pour les éduquer dans l’esprit de notre programme, et non pour qu’ils combattent activement ce dernier. Nous autorisons à l’intérieur du parti la liberté d’opinion, mais seulement dans certaines limites, déterminées par la liberté de tendances : nous ne sommes pas tenus de marcher la main dans la main avec les propagateurs actifs de points de vue écartés par la majorité du parti.

Autre exemple : peut-on condamner à titre égal et en tout état de cause, les membres du parti social-démocrate, pour avoir déclaré : « Le socialisme est ma religion » et pour avoir diffusé des points de vue conformes à cette déclaration ? Non. L’écart à l’égard du marxisme (et, partant, du socialisme) est ici incontestable, mais la portée de cet écart, son importance relative peuvent différer suivant les conditions. Si l’agitateur ou l’homme qui intervient devant la masse ouvrière s’exprime ainsi pour être mieux compris, pour amorcer son exposé, pour souligner avec plus de réalité ses opinions dans les termes les plus accessibles pour la masse inculte, c’est une chose. Si un écrivain commence à prêcher la « construction de Dieu » ou le socialisme constructeur de Dieu (dans le sens, par exemple, de nos Lounatcharski et consorts) c’en est une autre. Autant la condamnation, dans le premier cas, pourrait être une chicane ou même une atteinte déplacée à la liberté d’agitation, à la liberté des méthodes « pédagogiques », autant, dans le second cas, la condamnation par le parti est indispensable et obligatoire. La thèse « le socialisme est une religion » est pour les uns une forme de transition de la religion au socialisme, pour les autres, dusocialisme à la religion.

Passons maintenant aux conditions qui ont donné lieu, en Occident, à l’interprétation opportuniste de la thèse « la religion est une affaire privée ». Evidemment, il y a là l’influence de causes générales qui enfantent l’opportunisme en général, comme de sacrifier les intérêts fondamentaux du mouvement ouvrier à des avantages momentanés. Le parti du prolétariat exige que l’Etatproclame la religion affaire privée, sans pour cela le moins du monde considérer comme une « affaire privée » la lutte contre l’opium du peuple, la lutte contre les superstitions religieuses, etc. Les opportunistes déforment les choses de façon à faire croire que le parti social-démocrate tenait la religion pour une affaire privée !

Mais outre la déformation opportuniste ordinaire (qui n’a pas du tout été élucidée dans les débats suscités par notre groupe parlementaire autour de l’intervention sur la religion), il est des conditions historiques particulières qui ont provoqué actuellement l’indifférence, si l’on peut dire, excessive, des social-démocrates européens envers la question de la religion. Ces conditions sont de deux ordres. En premier lieu, la lutte contre la religion est la tâche historique de la bourgeoisie révolutionnaire ; et, en Occident, la démocratie bourgeoise, à l’époque de ses révolutions ou de ses attaques contre le féodalisme et les pratiques moyenâgeuses, a pour une bonne part rempli (ou tente de remplir) cette tâche. En France comme en Allemagne il y a une tradition de guerre bourgeoise contre la religion, engagée bien avant le socialisme (encyclopédistes, Feuerbach). En Russie, conformément aux conditions de notre révolution démocratique bourgeoise, cette tâche échoit presque entièrement elle aussi à la classe ouvrière. A cet égard, la démocratie petite-bourgeoise (populiste), chez nous, n’a pas fait beaucoup trop (comme le pensent les néo-cadets Cent-Noirs ou les Cent-Noirs cadets des Vékhi), mais trop peu comparativement à l’Europe.

D’un autre côté, la tradition de la guerre bourgeoise contre la religion a créé en Europe unedéformation spécifiquement bourgeoise de cette guerre par l’anarchisme, qui, comme les marxistes l’ont depuis longtemps et maintes fois expliqué, s’en tient à la conception bourgeoise du monde malgré toute la « rage » de ses attaques contre la bourgeoisie. Les anarchistes et les blanquistes des pays latins, Most (qui fut entre autres l’élève de Dühring) et consorts en Allemagne, les anarchistes de 1880 et des années suivantes en Autriche, ont poussé jusqu’au nec plus ultra la phrase révolutionnaire dans la lutte contre la religion. Rien d’étonnant que maintenant les social-démocrates européens prennent le contrepied des anarchistes. Cela se comprend et c’est légitime dans une certaine mesure ; mais nous autres, social-démocrates russes, ne devons pas oublier les conditions historiques particulières de l’Occident.

En second lieu, en Occident, après la fin des révolutions bourgeoises nationales, après l’institution d’une liberté plus ou moins complète de conscience, la question de la lutte démocratique contre la religion a été, historiquement, refoulée au second plan par la lutte menée par la démocratie bourgeoise contre le socialisme, au point que les gouvernements bourgeois ont essayé à desseinde détourner du socialisme l’attention des masses en organisant une « croisade » pseudo-libérale contre le cléricalisme. Le Kulturkampf en Allemagne et la lutte des républicains bourgeois contre le cléricalisme en France ont revêtu un caractère identique. L’anticléricalisme bourgeois, comme moyen de détourner l’attention des masses ouvrières du socialisme, voilà ce qui, en Occident, a précédé la diffusion, parmi les social-démocrates, de leur actuelle « indifférence » envers la lutte contre la religion. Là encore cela se conçoit et c’est légitime, car à l’anticléricalisme bourgeois et bismarckien, les social-démocrates devaient opposer précisément la subordination de la lutte contre la religion à la lutte pour le socialisme.

En Russie, les conditions sont tout autres. Le prolétariat est le chef de notre révolution démocratique bourgeoise. Son parti doit être le chef idéologique de la lutte contre toutes les pratiques moyenâgeuses, y compris la vieille religion officielle et toutes les tentatives de la rénover ou de lui donner une assise nouvelle, différente, etc. C’est pourquoi, si Engels corrigeait, en termes relativement doux, l’opportunisme des social-démocrates allemands - qui substituaient à la revendication du parti ouvrier exigeant que l’Etat proclamât que la religion est une affaire privée, laproclamation de la religion comme affaire privée pour les social-démocrates eux-mêmes et pour le parti social-démocrate, on conçoit que la reprise de cette déformation allemande par les opportunistes russes aurait mérité une condamnation cent fois plus violente de la part d’Engels.

En proclamant du haut de la tribune parlementaire que la religion est l’opium du peuple, notre fraction a agi de façon parfaitement juste ; elle a créé de la sorte un précédent qui doit servir de base à toutes les interventions des social-démocrates russes sur la question de la religion. Fallait-il aller plus loin et développer plus à fond les conclusions athées ? Nous ne le croyons pas. Car cela menacerait de porter le parti politique du prolétariat à exagérer la lutte contre la religion ; cela conduirait à effacer la ligne de démarcation entre la lutte bourgeoise et la lutte socialiste contre la religion. La première tâche, dont la fraction social-démocrate à la Douma Cent-Noirs devait s’acquitter a été remplie avec honneur.

La deuxième, et à peu de chose près la plus importante pour la social-démocratie, était d’expliquer le rôle social joué par l’Eglise et le clergé comme soutiens du gouvernement ultra-réactionnaire et de la bourgeoisie dans sa lutte contre la classe ouvrière ; elle aussi a été accomplie avec honneur. Certes, il y a encore beaucoup à dire sur ce sujet, et les interventions ultérieures des social-démocrates sauront trouver de quoi compléter le discours du camarade Sourkov ; mais il n’en reste pas moins que son discours a été excellent et sa diffusion par toutes les organisations qui le composent est du ressort direct de notre parti.

La troisième tâche consistait à expliquer de la façon la plus précise le sens exact de la thèse si souvent dénaturée par les opportunistes allemands : « proclamation de la religion affaire privée ». Cela, le camarade Sourkov ne l’a malheureusement pas fait. C’est d’autant plus regrettable que dans son activité précédente, la fraction avait déjà laissé passer l’erreur commise dans cette question par le camarade Bélooussov, erreur qui a été relevée en son temps par le Prolétari. Les débats au sein du groupe montrent que la discussion sur l’athéisme a masqué à ses regards la nécessité d’exposer exactement la fameuse revendication qui veut que la religion soit proclamée affaire privée. Nous n’allons pas imputer cette erreur de toute la fraction au seul camarade Sourkov. Au contraire. Nous reconnaissons franchement que la faute est imputable à tout notre parti, qui n’avait pas suffisamment élucidé cette question, qui n’avait pas suffisamment fait pénétrer dans la conscience des social-démocrates la portée de la remarque faite par Engels à l’adresse des opportunistes allemands. Les débats au sein de la fraction prouvent que c’était justement un manque de compréhension et non point l’absence du désir de tenir compte de la doctrine de Marx. Nous sommes sûrs que l’erreur sera redressée au cours des prochaines interventions du groupe.

Dans l’ensemble le discours du camarade Sourkov, nous insistons là-dessus, est excellent et doit être répandu par toutes les organisations. La discussion de ce discours, au sein du groupe, a montré qu’il s’acquittait consciencieusement de son devoir social-démocrate. Il reste à souhaiter que les comptes rendus des débats à l’intérieur de la fraction paraissent plus souvent dans la presse du parti pour rapprocher la fraction de ce dernier, pour montrer au parti le dur travail fait par la fraction dans son propre sein pour que l’unité idéologique s’établisse dans l’activité du parti et de son groupe parlementaire.

V.I. Lénine (

le Proletari, mai 1909)