mardi 6 novembre 2012

:: Défendre la nécessité pour la classe ouvrière d’avoir sa propre politique


Toute lutte sociale ou politique ne tend pas à contester la domination de la bourgeoise sur la société. C’est même plutôt exceptionnel, bien que la plupart des problèmes de société dont elles font l’objet se heurtent à un niveau ou un autre à l’organisation sociale capitaliste. Mais la société capitaliste peut s’accommoder de bien des luttes et de bien des revendications partielles. Des droits existant aujourd’hui ont fait l’objet de bien des luttes du passé sans que la société capitaliste se soit écroulée pour autant en les accordant : le droit de vote des femmes par exemple, ou le droit à l’avortement et à la contraception ; certains droits des homosexuels sont en passe d’être reconnus ; la lutte des écologistes a même débouché sur la création de toute une branche de l’activité économique fort rentable pour les capitalistes. C’est dire que, selon leurs objectifs, l’ampleur qu’elles prennent ou les catégories sociales qu’elles mobilisent, les luttes sont loin de déboucher toutes sur la nécessité de la prise du pouvoir par la classe ouvrière ! Mais il est des luttes qui, par leurs objectifs plus vastes, la mobilisation populaire qu’elles suscitent, les classes sociales qu’elles mobilisent, pourraient offrir une telle perspective de véritable transformation sociale. C’est là que l’existence d’un parti révolutionnaire prolétarien capable de définir une politique juste et d’en convaincre la classe ouvrière peut être décisive. Sinon ce sont des représentants d’autres classes sociales qui entraîneront les travailleurs dans des voies qui, en préservant l’organisation sociale existante, ne leur permettront pas non plus d’atteindre leurs objectifs.
L’exemple le plus frappant de ce dernier demi-siècle, c’est la lutte menée par des peuples entiers contre l’oppression coloniale.
Certaines de ces luttes ont mobilisé de larges masses d’exploités, mises en mouvement tout à la fois contre l’oppression coloniale et contre les inégalités sociales qu’elle protégeait. La perspective de transformations sociales radicales avait été ouverte. Mais, pour aller jusqu’au bout de cette perspective, il aurait fallu des partis politiques qui l’incarne. Faute de quoi, même ceux des mouvements dont le combat a été victorieux et qui sont parvenus à chasser la puissance coloniale se sont cantonnés à des transformations sociales restant sur le terrain de la bourgeoisie, voire à pas de transformations sociales du tout.
Malgré la détermination avec laquelle ce type de lutte a parfois été mené, malgré les sacrifices inouïs consentis par les populations, elles ne sont en tout cas pas parvenues à secouer le joug de l’impérialisme, qui a trouvé bien d’autres moyens d’étrangler les peuples.
Les limites de ce qu’il est possible d’obtenir sans remettre en cause l’organisation capitaliste de la société sont étroites. La liberté pour les peuples opprimés par l’impérialisme, la fin de toutes les discriminations, la véritable égalité sociale, économique entre hommes et femmes, un véritable souci de préserver l’environnement, l’éradication de la misère, tout cela ne pourra être obtenu qu’en supprimant l’exploitation de l’homme par l’homme et en construisant une société communiste. C’est la raison pour laquelle la classe ouvrière, quand elle est consciente de son rôle historique, c’est-à-dire qu’elle s’est donné des partis à elle pour l’accomplir, peut efficacement prendre en charge nombre de ces combats partiels, mettre en évidence le lien qui les unit, et faire prendre conscience au plus grand nombre de la nécessité et de la possibilité de changer le monde. Et c’est bien pour cela que les tenants de l’ordre existant ne veulent pas voir se développer de tels partis et une telle conscience parmi la classe ouvrière et qu’ils se plaisent à chaque fois à souligner le caractère partiel, limité de telle ou telle revendication, à présenter les différentes luttes comme isolées les unes des autres, voire opposées.
Le rôle des partis ouvriers réformistes est de contribuer, eux aussi, à empêcher cette prise de conscience de la part de la classe ouvrière. Plus ils sont puissants, plus ils en ont les moyens, à travers les idées et les illusions qu’ils propagent, et, dans certaines circonstances, en freinant les luttes, en les détournant de leurs objectifs, en les empêchant d’aller au bout de leurs possibilités.
C’est donc aux révolutionnaires qui se situent sans compromission dans le camp de la classe ouvrière que revient la tâche de défendre la nécessité pour la classe ouvrière d’avoir sa propre politique, la tâche de se donner les moyens de lui proposer une telle politique, représentant uniquement ses intérêts et non ceux d’autres classes sociales ou d’appareils liés à ces classes, et de se mettre en situation de réussir à en convaincre les travailleurs.
Les révolutionnaires sont encore peu nombreux et il est regrettable d’en voir certains céder aux pressions ambiantes, même si c’est par calcul, en reprenant peu ou prou à leur compte les idées réactionnaires d’apolitisme, de spontanéisme ou d’autonomie des mouvements. On pouvait par exemple lire sous la plume de Bensaïd dans Le Monde du 30 décembre 1995 : « Face à cette panne sèche du politique, il est logique que le mouvement social se prenne directement en charge ». Bensaïd se considère-t-il lui aussi en panne sèche, et les idées révolutionnaires avec lui ? Toujours est-il qu’il poursuit : « Les grévistes et les manifestants ont démontré que la lutte peut faire reculer le pouvoir et infliger un coup d’arrêt à l’offensive libérale. L’événement crée une situation nouvelle où se nouent l’ancien (la tradition et la mémoire retrouvée) et le nouveau d’un mouvement qui déchire la ligne d’horizon et s’invente son propre avenir ». Admettons qu’emportés par l’enthousiasme, ses écrits aient dépassé sa pensée dans le feu des événements. Mais un an plus tard, il écrivait plus prosaïquement, mais pas plus clairement : « L’effacement des grandes croyances n’annule pas la nécessité stratégique d’un projet collectif. Nul besoin pour cela d’un paradis artificiel, ni d’une fin garantie de l’Histoire, mais d’un art profane de la perspective, de la moyenne portée et du moyen terme, du moment propice et du rapport de forces, d’une volonté qui détermine en marchant son propre but, en un mot, d’un sens profondément politique des rythmes et de leurs combinaisons ». Nous ne savons pas si Bensaïd possède « cet art profane de la perspective » mais il semble posséder, à un degré certain, celui de la confusion. Chacun y retrouvera sans doute ses petits, même Julien Dray qui pourrait après tout y voir une synthèse entre le rêve et la réalité. En revanche, on ne voit pas ce qu’un tel charabia peut apporter comme perspective aux travailleurs en lutte ou aux militants politiques à la recherche de solutions. Mais, après tout, Bensaïd est avant tout un philosophe.
Malheureusement, la LCR elle-même n’a pas semble-t-il non plus des perspectives très claires à proposer, si l’on en croit Dominique Mezzi qui conclut son article sur le mouvement des chômeurs, dans le numéro d’Inprecor de février 1998, par ces mots : « Mais pour gagner, il faudra savoir articuler la puissance du mouvement social avec des effets politiques substantiels dans le système majoritaire de la gauche »plurielle". La recette est plutôt floue ! Que veut dire l’auteur ? S’agit-il de se placer, assez confusément il faut le reconnaître, dans le cadre de cette gauche gouvernementale ? Faut-il la transformer ? De quelle façon ?
Les réponses données par Rouge, le 17 septembre dernier, dans un article intitulé Mouvement social et perspectives politiques, qui discute les idées des signataires de l’appel « pour l’autonomie du mouvement social », ne sont pas vraiment plus claires. Après avoir affirmé la nécessité de l’indépendance du mouvement social (« l’indépendance, ou l’autonomie, sont la condition fondamentale de la prise de décision démocratique »), Rouge explique que « le mouvement social peut et doit donc traiter toutes les questions, sociales, économiques et politiques. Renouer ainsi avec les objectifs fondamentaux de la Charte d’Amiens, »la double« besogne qui lie défense des revendications particulières et transformation radicale de la société. Refuser la division du travail qui attribue la politique au parti et l’économique et le social aux syndicats. Refuser aussi toute conception qui hiérarchise les niveaux au profit des partis. Partis, syndicats ou associations peuvent occuper alternativement le devant de la scène ». Malgré tout, Rouge conclut à la nécessité « d’une nouvelle représentation politique », citant l’exemple du Parti des Travailleurs du Brésil : « Des dirigeants syndicalistes, tout en respectant l’indépendance syndicale et donc en remettant leurs mandats syndicaux, ont pris la responsabilité de créer un nouveau parti politique ». Et il ajoute : « Bien entendu la France n’est pas le Brésil. Les vieilles organisations PS et PC ne peuvent être contournées. Mais la crise politique est telle qu’on ne peut exclure des moments où l’espace social et politique se dégage pour une nouvelle force. Peut-on imaginer que la génération actuelle d’animateurs et animatrices des luttes participe à un tel processus, dont nul ne peut prévoir les formes (parti, front, mouvement) ? Notre réponse est positive. Quelle est celle des signataires ? »
Il est clair que Rouge tourne autour du pot et ne veut pas affirmer clairement la nécessité d’un parti révolutionnaire prolétarien. Demander au « mouvement social » et plus précisément à ceux qui rejettent la politique de participer à un « processus » dont on ne dit même pas vers quoi il doit tendre, c’est tout simplement faire des concessions à ceux qui s’effrayent au seul mot de parti, et pire encore de parti révolutionnaire. C’est faire des concessions à l’apolitisme qu’on prétend combattre et surtout laisser à d’autres le soin de défendre une politique claire si ce n’est convaincante.
Il est évident que moins les révolutionnaires ont un programme clair à proposer, moins ils ont de forces pour le défendre au sein de la classe ouvrière, plus ils laissent le champ libre aux partis traditionnels qui ne veulent pas changer la société et qui ne proposent aucune issue réelle à la crise et à la situation dans laquelle vivent des millions de gens. Tant que les révolutionnaires ne s’efforceront pas de faire reprendre confiance aux travailleurs dans les idées du communisme révolutionnaire et pour cela il faudrait qu’ils aient eux-mêmes confiance dans ces idées et en soient fiers il ne pourront faire pièce à la politique des réformistes, qui sert toujours à tromper les travailleurs et parfois même les mène à la catastrophe.
Réclamer l’autonomie des mouvements face à la politique, c’est laisser le champ libre à la politique des autres car les travailleurs ne sont pas si fous qu’ils ne sachent qu’il y a un vrai problème politique. Répandre l’idée que c’est le mouvement social lui-même qui définira les lignes d’une nouvelle société, qui tracera de nouvelles perspectives, renoncer à défendre clairement la sienne, c’est tout simplement s’effacer devant ceux qui ne visent pas à la transformation de la société.
Une autre politique est-elle possible ? Oui ! C’est aux révolutionnaires de défendre cette politique auprès des masses, sinon ils contribuent à les laisser sans autre perspective que celle que défendent les partis de gauche au gouvernement, voire à les rejeter dans les bras du Front National si le désespoir s’accroît encore. Oui, l’urgence est de reconstruire un véritable parti ouvrier révolutionnaire, sur la base du marxisme révolutionnaire, qui soit capable d’intervenir dans les luttes de la classe ouvrière et d’offrir aux travailleurs une politique qui soit vraiment la leur et qu’ils puissent opposer à toutes celles qui ne visent qu’à perpétuer leur exploitation.