lundi 6 décembre 2010

:: De la nécessité du parti révolutionnaire [par Lénine, 1895] #5

Ce point du programme est le plus important. C'est le point principal, parce qu'il montre ce que doivent être l'activité du parti qui défend les intérêts de la classe ouvrière, et celle de tous les ouvriers conscients. Il montre comment l'aspiration au socialisme, la volonté d'en finir avec l'éternelle exploitation de l'homme par l'homme, doivent se rattacher au mouvement populaire engendré par les conditions d'existence que créent les grandes fabriques et usines.
Par son activité, le Parti doit seconder la lutte de classe des ouvriers. La tâche du Parti n'est pas d'imaginer de toutes pièces des moyens inédits de venir en aide aux ouvriers, mais de s'associer à leur mouvement, d'y porter la lumière, d'aider les ouvriers dans la lutte qu'ils ont déjà engagée. La tâche du Parti est de défendre les intérêts des ouvriers et de représenter les intérêts de l'ensemble du mouvement ouvrier. Comment doit se manifester l'aide aux ouvriers en lutte ?
Le programme déclare que cette aide doit consister, tout d'abord, à développer la conscience de classe des ouvriers. Nous avons déjà dit comment la lutte des ouvriers contre les fabricants devient une lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie.
Ce qu 'il faut entendre par conscience de classe des ouvriers ressort de ce que nous avons dit à ce propos. La conscience de classe des ouvriers, c'est la compréhension par ceux-ci du fait que pour améliorer leur sort et réaliser leur émancipation, il n'est d'autre moyen que de lutter contre la classe des capitalistes et des fabricants qui sont apparus avec les grandes fabriques et usines. C'est ensuite la compréhension du fait que les intérêts de tous les ouvriers  d'un pays sont identiques, solidaires, que tous ces ouvriers constituent une même classe, distincte de toutes les autres classes de la société. C'est, enfin, la compréhension du fait que, pour parvenir à leurs fins, les ouvriers doivent nécessairement chercher à influer sur les affaires de l'État, comme l'ont fait et continuent de le faire les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.
Comment cette compréhension vient-elle aux ouvriers ? Ils la puisent constamment dans la lutte même qu'ils engagent contre les fabricants et qui se déploie de plus en plus largement, s'intensifie et entraîne un nombre croissant d'ouvriers à mesure que se développent les grandes fabriques et usines. Il fut un temps où l'hostilité des ouvriers contre le capital ne s'exprimait que par un sentiment confus de haine pour leurs exploiteurs, par la vague conscience de leur état d'oppression et de leur esclavage, par le désir de se venger des capitalistes. Leur lutte se traduisait alors par des révoltes isolées d'ouvriers qui détruisaient les bâtiments, brisaient les machines, malmenaient les administrateurs de la fabrique, etc. C'était la première forme du mouvement ouvrier, sa forme initiale, et elle était nécessaire, car la haine du capitaliste a été, de tout temps et en tous lieux, la première impulsion qui a porté les ouvriers à se défendre. Mais le mouvement ouvrier russe n'en est plus à cette forme primitive. Dépassant le stade de la haine confuse pour le capitaliste, les ouvriers ont commencé à comprendre l'antagonisme d'intérêts qui oppose la classe des ouvriers à celle des capitalistes. Ils n'éprouvent plus un vague sentiment d'oppression : ils ont commencé à se rendre compte de quelle manière et par quel moyen le capital les écrase, et ils se dressent contre telle ou telle forme d 'asservissement, imposent une limite à la pression du capital, se défendent contre l'avidité du capitaliste. Au lieu de se venger des capitalistes, ils passent à la lutte pour arracher des concessions, ils présentent à la classe des capitalistes une revendication après l'autre, exigent de meilleures conditions de travail, l'augmentation des salaires, la réduction de la journée de travail. Chaque grève concentre tour à tour l'attention et les efforts des ouvriers sur telle ou telle des conditions où se trouve placée la classe ouvrière . Chaque grève amène à discuter de ces conditions ; elle aide les ouvriers à porter sur elles une appréciation raisonnée, à comprendre comment se traduit en l'occurrence la pression du capital et comment on peut lui tenir tête. Chaque grève enrichit d'une expérience nouvelle l'ensemble de la classe ouvrière. Si elle réussit, elle lui montre la force de l'union et incite les autres à profiter du succès de leurs camarades. Si elle échoue, elle conduit à analyser les raisons de cet échec et à rechercher de meilleures méthodes de lutte. Ce passage des ouvriers à une lutte énergique pour satisfaire leurs besoins vitaux, pour arracher des concessions au capital, pour obtenir de meilleures conditions de vie, un salaire plus élevé et la réduction de la journée de travail, a déjà commencé dans toute la Russie. Il marque un grand pas en avant des ouvriers russes ; c'est donc à cette lutte, au concours qu'il convient de lui apporter, que doit être surtout consacrée l'attention du Parti social-démocrate et de tous les ouvriers conscients. L'aide aux ouvriers doit consister à leur indiquer les besoins vitaux essentiels pour la satisfaction desquels ils doivent lutter, à analyser les causes de l'aggravation particulière de la situation de telle ou telle catégorie d 'ouvriers, à leur expliquer les lois ouvrières et les règlements dont la violation (jointe aux subterfuges frauduleux des capitalistes) soumet si souvent les ouvriers à un double pillage. Cette aide doit consister à formuler avec plus de précision et de netteté les revendications des ouvriers et à les énoncer publiquement, à choisir le meilleur moment pour résister et la méthode de lutte, à analyser la situation et les forces des deux parties en présence, à examiner s 'il ne serait pas préférable de recourir à une autre méthode de lutte (envoi d 'une lettre au fabricant, démarche auprès de l'inspecteur ou du médecin, selon les circonstances, s'il n'est pas plus expédient d'appeler directement à la grève, etc.).
Nous avons dit que le passage des ouvriers russes à cette forme de lutte représente un grand pas en avant. Elle engage le mouvement ouvrier dans le bon chemin et elle est la garantie de ses succès futurs. Dans cette lutte, les masses ouvrières apprennent, premièrement, à discerner et à analyser les différentes méthodes d'exploitation capitaliste, à les confronter aux dispositions de la loi, à leurs propres conditions d'existence et aux intérêts de la classe capitaliste. En analysant les formes et les cas particuliers d'exploitation, les ouvriers apprennent à comprendre le rôle et la nature de l'exploitation dans son ensemble, ils apprennent à comprendre un régime social fondé sur l'exploitation du travail par le capital. Deuxièmement, dans cette lutte, les ouvriers font  l'essai de leurs forces, apprennent à s'unir, apprennent à comprendre la nécessité et l'importance de l'union. L'extension de cette lutte et la multiplication des conflits entraînent fatalement l'élargissement de la lutte, un sentiment plus développé de l'unité, de la solidarité, d'abord parmi les ouvriers d'une localité déterminée, puis parmi les ouvriers de tout le pays et, enfin, la classe ouvrière tout entière. Troisièmement, cette lutte développe la conscience politique des ouvriers. En raison de leurs conditions d'existence, les masses ouvrières ne peuvent pas, n'ont ni le loisir ni la possibilité de réfléchir aux questions politiques. Mais la lutte des ouvriers contre les fabricants, pour leurs besoins quotidiens, les pousse d'elle-même, inévitablement, à s'occuper de questions politiques, à se demander comment l'État russe est gouverné, comment et au profit de qui sont promulgués les lois et les règlements. Tout conflit au sein de la fabrique met nécessairement les ouvriers en conflit avec les lois et les représentants du pouvoir. Les ouvriers entendent alors pour la première fois des " discours politiques ". Ne serait-ce que des inspecteurs du travail, quand ceux-ci leur expliquent que le subterfuge grâce auquel le fabricant les a pressurés se fonde sur l 'application stricte d'un règlement sanctionné par les autorités compétentes et qui laisse au fabricant toute liberté de pressurer les ouvriers ; ou encore que les brimades du fabricant sont parfaitement légales, car il ne fait qu'user de son droit et s'appuie sur telle ou telle loi approuvée et couverte par le pouvoir. Aux explications politiques de MM. les inspecteurs s'ajoutent parfois celles, plus utiles encore, de M. le ministre rappelant aux ouvriers qu'ils sont tenus de nourrir des sentiments d' " amour chrétien " pour le fabricant afin de le remercier de gagner des millions grâce à leur travail. Après ces explications des représentants du pouvoir, quand les ouvriers ont pu constater directement quels sont ceux que ce pouvoir protège, viennent les socialistes, qui fournissent leurs explications par tracts ou autrement, de sorte qu'à chaque grève les ouvriers parfont leur éducation politique. Ils apprennent à comprendre non seulement les intérêts particuliers de la classe ouvrière, mais aussi la place particulière qu'elle occupe dans l'État. Voici donc quelle doit être l'aide que le Parti social-démocrate peut apporter à la lutte de classe des ouvriers : développer la conscience de classe de ces derniers en soutenant le combat qu'ils mènent pour leurs besoins vitaux.
La seconde forme d'aide doit consister, ainsi qu'il est dit dans le programme, à concourir à l'organisation des ouvriers. La lutte que nous venons de décrire exige que les ouvriers soient organisés. L 'organisation devient nécessaire en cas de grève, afin d'augmenter les chances de succès, pour les collectes en faveur des grévistes, pour l'institution de caisses ouvrières, pour la propagande parmi les ouvriers, pour la diffusion de tracts ou d'appels, etc. Elle est plus nécessaire encore pour se défendre contre la police et la gendarmerie, pour mettre à l'abri de leurs poursuites les associations ouvrières et leurs activités, pour diffuser parmi les ouvriers livres, brochures, journaux, etc. Apporter une aide dans tous ces domaines : telle est la seconde tâche du Parti.
La troisième est d'indiquer le but véritable de la lutte, c'est-à-dire d'expliquer aux ouvriers en quoi consiste l'exploitation du travail par le capital, sur quoi elle repose, comment la propriété privée de la terre et des instruments de travail condamne les masses ouvrières à la misère, les oblige à vendre leur travail aux capitalistes et à leur abandonner sans contre-partie tout ce que l'ouvrier produit en sus de ce qui est nécessaire à son entretien ; d'expliquer enfin comment cette exploitation conduit inévitablement les ouvriers à engager une lutte de classe contre les capitalistes, dans quelles conditions se déroule cette lutte, quel est son objectif final,  bref, d'expliquer ce qui est résumé dans le présent programme.

[Lénine,"Exposé et commentaire du projet de programme" #5, 1895]

:: De la nécessité de l'internationalisme ouvrier [par Lénine, 1895] #4

L'union et la cohésion de la classe ouvrière ne sont pas confinées aux limites d'un seul pays ou d'une seule nationalité : les partis ouvriers des différents États proclament hautement la complète identité (solidarité) des intérêts et des objectifs des ouvriers du monde entier. Ils se réunissent en congrès, présentent à la classe des capitalistes de tous les pays des revendications communes, instituent une fête internationale (le 1er Mai) de tout le prolétariat uni qui lutte pour son émancipation, rassemblent la classe ouvrière de toutes les nationalités et de tous les pays en une grande armée du travail. Cette union des ouvriers de tous les pays est rendue nécessaire par le fait que la classe des capitalistes, qui exerce sa domination sur les ouvriers, ne borne pas celle-ci au cadre d 'un seul pays. Les relations commerciales entre les différents États se développent et se resserrent ; le capital passe constamment d'un pays à l'autre. Les banques, qui concentrent d'énormes capitaux qu'elles recueillent partout et répartissent entre les capitalistes sous forme de prêts, perdent leur caractère national et deviennent   internationales ; elles rassemblent des capitaux provenant de tous les pays et les répartissent parmi les capitalistes d'Europe et d'Amérique. De gigantesques sociétés par actions se constituent en vue de fonder des entreprises capitalistes non plus dans un seul pays, mais dans plusieurs à la fois ; on voit apparaître des sociétés capitalistes internationales. La domination du capital est internationale. Aussi la lutte des ouvriers de tous les pays pour leur émancipation ne peut, elle aussi, être couronnée de succès que si les ouvriers combattent ensemble le capital international. Voilà pourquoi, dans sa lutte contre la classe des capitalistes, l'ouvrier russe a pour camarades l'ouvrier allemand, l'ouvrier polonais et l'ouvrier français, de même qu'il a pour ennemis les capitalistes russes, polonais et français. Ainsi, depuis quelque temps, les capitalistes étrangers transfèrent très volontiers leurs capitaux en Russie ; ils y établissent des succursales de leurs fabriques et de leurs usines, fondent des sociétés pour créer de nouvelles entreprises. Ils se jettent avec avidité sur un pays jeune où le gouvernement se montre plus bienveillant et plus complaisant pour le capital que partout ailleurs, où ils trouvent des ouvriers moins unis qu'en Occident, moins capables de leur tenir tête, où le niveau de vie des ouvriers, et par conséquent leur salaire, est beaucoup plus bas, de sorte que les capitalistes étrangers peuvent réaliser des bénéfices fabuleux, inconnus dans leurs pays. Le capital international a déjà étendu sa main également sur la Russie. Les ouvriers russes tendent la main au mouvement ouvrier international.
 [Lénine, "Exposé et commentaire du projet de programme" #4, 1895]

:: De la nécessité de l'expropriation de la classe capitaliste [par Lénine, 1895] #3

la fabrique intensifie et généralise l'exploitation des ouvriers, en fait tout un " système ". Bon gré mal gré, l'ouvrier a maintenant affaire non à tel ou tel patron particulier qui lui impose sa volonté et ses brimades, mais à l'arbitraire et aux brimades de toute la classe des patrons. L 'ouvrier se rend compte qu 'il n'est pas opprimé par tel ou tel capitaliste, mais par l'ensemble de la classe des capitalistes, car toutes les entreprises pratiquent la même méthode d'exploitation dont aucun capitaliste ne saurait s'écarter : s 'il lui venait à l'idée, par exemple, de réduire le temps de travail, les marchandises lui reviendraient plus cher qu'à son voisin, qui oblige l'ouvrier à travailler plus longtemps pour le même salaire. L 'ouvrier ne peut désormais améliorer son sort qu'en s'attaquant à l'ensemble du régime social conçu en vue de l'exploitation du travail par le capital. Il voit maintenant se dresser contre lui non pas l'injustice particulière de tel ou tel fonctionnaire, mais l'injustice du pouvoir d'État lui-même, qui prend sous sa protection la classe des capitalistes et promulgue en faveur de cette classe des lois auxquelles tous doivent obéir. Par suite, la lutte des ouvriers des fabriques contre les fabricants se transforme inéluctablement en une lutte contre toute la classe des capitalistes, contre tout le régime social fondé sur l 'exploitation du travail par le capital. Aussi la lutte des ouvriers prend-elle un caractère social et devient-elle une lutte engagée au nom de tous les travailleurs contre toutes les classes qui vivent du travail d'autrui . Elle inaugure donc une ère nouvelle de l'histoire russe et apparaît comme l'aurore de l'émancipation des ouvriers.
Que trouve-t-on à la base de la domination qu'exerce la classe des capitalistes sur la masse des travailleurs ? La possession par les capitalistes, à titre de propriété privée, de l'ensemble des fabriques, usines, mines, machines et instruments de travail ; le fait qu'ils détiennent d'énormes étendues de terre (moins d 'un demi million de propriétaires possèdent plus du tiers des terres dans la Russie d'Europe). Les ouvriers, qui n'ont ni instruments de travail ni matières premières doivent vendre leur force de travail aux capitalistes qui ne leur paient que ce qui est indispensable à leur entretien et empochent le surplus produit par le travail : ils ne paient de la sorte qu'une partie du temps consacré au travail, et s'approprient le reste. L 'accroissement de richesse provenant du travail en commun d'une masse d'ouvriers ou des perfectionnements apportés à la production, échoit à la classe des capitalistes, et les ouvriers, qui peinent de génération en génération, restent des prolétaires dépourvus de tout. Aussi n'existe-t-il qu'un moyen de mettre fin à l'exploitation du travail par le capital : abolir la propriété privée des instruments de travail, remettre aux mains de la société toutes les fabriques, les usines et les mines, ainsi que tous les grands domaines, etc., et organiser une production collective socialiste dirigée par les ouvriers eux-mêmes. Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui bénéficieront alors des fruits du travail collectif, et ce qui excédera la quantité nécessaire à leur entretien sera employé à satisfaire les autres besoins des ouvriers, à développer intégralement toutes leurs aptitudes et à donner à tous des possibilités égales de jouir des progrès de la science et de l'art. Voilà pourquoi le programme indique que c'est la seule issue possible de la lutte engagée par la classe ouvrière contre les capitalistes. Et, pour cela, il est nécessaire que le pouvoir politique, c'est-à-dire la direction de l'État, passe des mains d 'un gouvernement placé sous l'influence des capitalistes et des grands propriétaires fonciers, ou composé directement de représentants désignés par les capitalistes, aux mains de la classe ouvrière.
Tel est le but final de la lutte de la classe ouvrière, telle est la condition de son émancipation complète. C'est ce but final que doivent s'efforcer d'atteindre les ouvriers conscients et unis
 [Lénine, "Exposé et commentaire du projet de programme" #3, 1895]

:: La domination du capital sur le travail [par Lénine, 1895] #2

A l'heure actuelle, le travail salarié, le travail pour un capitaliste, est devenu la forme de travail la plus répandue. La domination du capital sur le travail s'est étendue à la grande masse de la population, non seulement dans l'industrie, mais encore dans l'agriculture. C'est cette exploitation du travail salarié, fondement de la société moderne, que les grandes fabriques portent à son plus haut degré de développement. Toutes les méthodes d'exploitation utilisées par tous les capitalistes dans toutes les branches de l'industrie et dont pâtit toute la population ouvrière de Russie, sont concentrées ici, à la fabrique, où elles s'aggravent, deviennent la règle, embrassent tous les aspects du travail et de la vie de l'ouvrier, déterminent toute une organisation, tout un système grâce auquel le capitaliste fait suer à l'ouvrier sang et eau. Pour être plus clair, prenons un exemple : en tous lieux et de tout temps, quiconque s'embauche pour un travail se repose les jours de fête observés dans la région. Il en va tout autrement à la fabrique : quand elle a embauché un travailleur, la fabrique dispose de lui à sa guise, sans tenir compte de ses habitudes, de son train de vie, de sa situation de famille, de ses besoins intellectuels. Elle le fait travailler quand elle en a besoin, l'oblige à plier toute sa vie à ses propres exigences, le contraint à fractionner son repos et, avec le système du travail par roulement, à travailler la nuit et les jours fériés. La fabrique se permet tous les abus possibles et imaginables en ce qui concerne le temps de travail, en même temps qu'elle applique son " règlement " et ses " méthodes " auxquels tout ouvrier est tenu de se conformer. Le régime à la fabrique est conçu de façon à tirer de l'ouvrier toute la somme de travail qu'il peut fournir, et cela le plus vite possible, pour ensuite le flanquer à la porte ! Autre exemple. Quiconque s'embauche pour un travail s'engage naturellement à obéir au patron, à exécuter les ordres qu'on lui donnera. Mais tout en s'engageant à exécuter tel ou tel travail en un temps donné, il ne renonce aucunement à sa volonté ; s'il trouve les exigences de son patron injustes ou excessives, il le quitte. La fabrique, elle, exige que l'ouvrier fasse le sacrifice total de sa volonté ; elle instaure une stricte discipline, oblige l'ouvrier à commencer et à quitter le travail à la sonnerie, s'arroge le droit de le punir elle-même et lui inflige une amende ou une retenue sur son salaire pour toute infraction au règlement qu'elle a elle-même institué. L'ouvrier devient le rouage d'un énorme mécanisme : il doit être aussi docile, soumis, privé de volonté qu'une machine.
 [Lénine, "Exposé et commentaire du projet de programme" #2, 1895]

:: Comment unir les ouvriers ? [par Lénine, 1895] #1

L'union devient une nécessité pour l'ouvrier contre qui se dresse maintenant le grand capital. Mais comment unir une masse d'hommes que le hasard a rassemblés et qui sont étrangers les uns aux autres, même s'ils travaillent dans une même fabrique ? Le programme indique les conditions qui préparent les ouvriers à s'unir, développant en eux la capacité et la volonté de s'unir. Ces conditions sont les suivantes : [...] Ensuite, le travail en commun de centaines et de milliers d'ouvriers accoutume ces derniers à discuter ensemble de leurs besoins et à agir en commun, car il met en évidence le fait que tous les ouvriers sont placés dans la même situation. 3) Enfin, le passage continuel des ouvriers d'une fabrique à l'autre les amène à comparer les conditions et le régime en vigueur dans les différentes entreprises, à les confronter, à se persuader que l'exploitation y est partout la même, à emprunter aux autres ouvriers l'expérience qu'ils ont acquise dans leurs conflits avec le capitaliste, renforçant ainsi leur cohésion et leur solidarité. Ces conditions, prises dans leur ensemble, ont fait que l'apparition des grandes fabriques et usines a entraîné l'union des ouvriers. [...] Les grèves et les soulèvements isolés des ouvriers constituent à l'heure actuelle, dit le programme, le phénomène le plus répandu dans les fabriques russes. Mais à mesure que le capitalisme se développe et que les grèves se multiplient, celles ci deviennent insuffisantes. Les fabricants prennent contre elles des mesures générales : ils concluent des alliances entre eux, font venir des ouvriers d'ailleurs, sollicitent le concours des autorités qui les aident à écraser la résistance des ouvriers. Les ouvriers ont affaire non plus à un fabricant isolé, mais à toute la classe des capitalistes appuyée par le gouvernement. Toute la classe des capitaliste s engage la lutte contre toute la classe des ouvriers en cherchant à prendre des mesures générales contre les grèves, en demandant au gouvernement des lois contre les ouvriers, en transférant fabriques et usines dans des régions plus reculées, en distribuant du travail à domicile et en recourant à mille autres expédients et subterfuges contre les ouvriers. L 'union des ouvriers d'une fabrique, voire d'une industrie, est insuffisante pour riposter à toute la classe des capitalistes, et l'action commune de toute la classe des ouvriers devient nécessaire. C'est ainsi que les soulèvements isolés des ouvriers font place à la lutte de toute la classe ouvrière. La lutte des ouvriers contre les fabricants devient une lutte de classe . Un même intérêt unit tous les fabricants : maintenir les ouvriers sous leur dépendance et leur payer le salaire le plus bas. Les fabricants se rendent compte, eux aussi, qu'ils ne peuvent défendre leur cause que par l'action commune de toute leur classe, qu'en exerçant leur influence sur le pouvoir d'État. Les ouvriers sont de même liés entre eux par un intérêt commun : ne pas se laisser écraser par le capital, défendre leur droit à l'existence et à une vie réellement humaine. Et ils se persuadent, eux aussi, de la nécessité de s'unir, d'agir ensemble en tant que classe -  en tant que classe ouvrière - et d 'exercer à cet effet une influence sur le pouvoir d'État.

[Lénine, "Exposé et commentaire du projet de programme" #1, 1895]

jeudi 2 décembre 2010

:: Grèce, Irlande, Portugal, ou comment plonger des populations entières dans la pauvreté pour sauver les financiers

  • Irlande : la colère dans la rue De la dictature des possédants & des arrières-pensées des leaders syndicaux
  • Irlande: la corde au cou de la pop. laborieuse Ou comment les chacals de l'UE+ FMI vont piller les caisses de retraites.
  • République d'Irlande - L'austérité encore aggravée Ou comment les classes laborieuses vont être écrabouillées sévère

:: 1976 : adresse au mouvement trotskyste (par LO) + correspondance avec le le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale

POUR METTRE FIN A L'EMIETTEMENT DU MOUVEMENT TROTSKYSTE INTERNATIONAL 

Cette adresse signée par Combat Ouvrier (Antilles), Spark (U.S.A.), l'Union Africaine des Travailleurs Communistes Internationalistes et Lutte Ouvrière, invitait toutes les organisations trotskystes reliées ou non à l'un des organismes internationaux existants, à une rencontre se donnant pour but la mise en place d'un cadre de discussion et de travail en commun ouvert à tout le mouvement trotskyste.

Près de quarante ans après la fondation de la IVe Internationale, le mouvement trotskyste est le seul à l'échelle internationale qui, sur le plan de ses références programmatiques fondamentales, se réclame de la nécessité d'une organisation et d'une politique prolétariennes indépendantes, et se donne pour but l'instauration de la dictature révolutionnaire du prolétariat.
D'autres courants qui se réclament plus ou moins explicitement de la révolution prolétarienne —en particulier les différentes variantes des groupes dits “capitalistes d'Etat”— ne se sont jamais structurés à l'échelle internationale et en ont même abandonné l'idée dans les faits. Ils ne sont jamais parvenus à élaborer une ligne politique propre, se définissant pour la plupart par rapport au courant trotskyste, dont la majorité est d'ailleurs issue.Quant aux groupes dits “maoïstes”, s'ils existent dans la quasi totalité des pays, et s'ils ont même une audience notable dans un certain nombre de pays sous-développés, ils représentent —lorsqu'ils représentent quelque chose- des courants populistes visant ouvertement à mettre la classe ouvrière à la remorque d'intérêts bourgeois. Lorsqu'elles parviennent à se développer, l'abandon explicite du terrain de classe en fait des organisations qui représentent d'autres intérêts que ceux du prolétariat.
Le fait d'avoir maintenu, au moins sur le plan des références programmatiques, la continuité politique du mouvement révolutionnaire, successivement incarnée par l'Association Internationale des Travailleurs de Marx et d'Engels, par la Deuxième
Internationale jusqu'à la Première Guerre Mondiale, par l'Internationale Communiste des années 1919-1923, puis par l'Opposition de Gauche et par la IVe Internationale fondée par Léon Trotsky ; le fait d'être le seul mouvement à l'avoir maintenue dans une période difficile, contre le réformisme classique, contre le stalinisme, contre différentes variantes du “tiers-mondisme” se parant de phrases marxistes, est certainement l'actif de loin le plus important du mouvement trotskyste international.
C'est grâce au maintien de cette filiation politique que, après des décennies d'absence d'une influence véritable du courant révolutionnaire sur le mouvement ouvrier, de nouvelles générations de révolutionnaires prolétariens peuvent être formées et éduquées.
Mais force est de constater que le mouvement trotskyste n'est pas parvenu à se donner une direction internationale vivante, compétente et efficace, et qui soit reconnue comme telle par l'ensemble des forces du mouvement trotskyste.
L'émergence d'une Internationale, d'un parti mondial de la révolution, reconnu comme direction par des fractions importantes du prolétariat lui-même, dépasse certes, pour une large part, le problème de la seule volonté ou de la compétence des organisations révolutionnaires prolétariennes. Elle ne dépend pas de la seule capacité de ces organisations à se mesurer sur le plan idéologique et pratique aux tâches de l'heure.
Par contre, la responsabilité des organisations du mouvement trotskyste est déterminante dans le fait qu'il n'existe pas même une direction internationale correspondant au niveau des possibilités et du degré de développement du mouvement. L'incapacité de maintenir l'unité organisationnelle du mouvement et l'incapacité de sélectionner une direction internationale reconnue par tous les groupes trotskystes, sont évidemment les deux aspects d'un même problème.
L'émiettement du mouvement trotskyste se manifeste par une pléthore de directions internationales concurrentes et d'audience variable ; par l'existence d'un grand nombre d'organisations trotskystes qui n'appartiennent à aucun des organismes internationaux existants; par les liens souvent formels voire fictifs à l'intérieur même de chacun de ces organismes internationaux.
Aucune organisation trotskyste responsable et soucieuse de ce que le mouvement trotskyste joue le rôle qui devrait être le sien, ne peut s'accommoder de cette division, de cette dispersion qui n'est pas motivée par une justification programmatique.
Une partie des désaccords qui existent au sein du mouvement trotskyste porte certes sur des questions d'une importance capitale. Mais c'est justement au sein d'un mouvement trotskyste capable de surmonter ses sectarismes et ses ostracismes, permettant la confrontation des idées à une large échelle, que ces analyses divergentes pourraient être valablement discutées.
C'est précisément sur l'état actuel du mouvement trotskyste, sur l'analyse des causes de son émiettement, sur un bilan critique de son évolution depuis la mort de Trotsky, qu'une telle confrontation apparaît de toute évidence d'une nécessité vitale et urgente.
Aucune proclamation, adresse ou appel unilatéral ne pourra résoudre un problème qui concerne l'ensemble du mouvement trotskyste.
Il est indispensable qu'un cadre international où une telle confrontation puisse avoir lieu, soit mis en place. Et proposer cela n'est nullement incompatible avec le fait de militer en direction d'une Internationale fonctionnant selon les règles du centralisme démocratique. Car c'est au contraire en agissant pour mettre fin à l’émiettement du mouvement trotskyste que l'on peut agir pour construire une organisation internationale centralisée et démocratique.
Cette organisation sera-t-elle créée à partir d'une des organisations internationales existantes à l'heure actuelle ? Sera-t-elle le fruit d'une restructuration plus vaste et sur d'autres bases ? La confrontation portera en particulier sur ce point sur lequel de grandes divergences séparent des organisations qui appartiennent à des organismes internationaux entre eux et d'avec celles qui n'y appartiennent pas.
Mais le point de départ de cette discussion doit être le fait incontestable qu'une organisation internationale ayant une autorité politique sur l'ensemble du mouvement trotskyste n'existe pas. Il faut y parvenir à partir de ce qui existe. Il faut construire l'organisation internationale centralisée démocratique à partir de la dispersion actuelle.
Le centralisme démocratique dans l'organisation internationale à construire ne sera pas suspendu en l'air. Il ne pourrait pas être seulement une affaire de statuts. Il exige un accord programmatique fondamental. Mais il exige aussi une confiance politique entre les groupes qui la composent et une confiance de ces groupes et de leurs militants dans la direction.
Cette confiance entre groupes, dans les directions respectives des autres, n'existe pas à l'heure actuelle. A moins qu'un des groupes soit capable de diriger des luttes significatives du prolétariat de son pays et de démontrer dans les faits qu'il mérite la confiance politique des autres, le sectarisme qui marque les relations entre organisations trotskystes à l'heure actuelle ne permettra jamais de surmonter les méfiances mutuelles.
Cette méfiance ne pourra être surmontée que par une confrontation loyale des points de vue et par une pratique commune qui, commencées dans les domaines possibles aujourd'hui, devront pouvoir s'élargir par la suite jusqu'à englober l'ensemble des activités de ces groupes.
Déplorant l'état actuel de dispersion du mouvement trotskyste et le sectarisme qui empêche d'engager des démarches pour y mettre fin, les organisations signataires ont pris l'initiative de s'adresser à l'ensemble du mouvement trotskyste, pour la mise en place d'un cadre international où puisse être discuté des voies et des moyens de créer un lieu de rencontre international au sein duquel puissent cohabiter toutes les tendances différentes du mouvement trotskyste.
Le cadre proposé par les signataires n'est pas destiné à être un organisme international supplémentaire, concurrent de ceux qui existent.
Il n'est pas non plus destiné à être un simple lieu de discussion, bien qu'il devra pouvoir pleinement jouer aussi ce rôle, en permettant de dégager les points d'accords et les points de désaccords entre groupes trotskystes participants et contribuer ainsi à la clarification indispensable au mouvement trotskyste.
Les signataires sont conscients que, pour dégager un programme politique pour la lutte révolutionnaire mondiale de notre époque, la confrontation loyale des points de vue est seulement une condition nécessaire. Au-delà, il est indispensable de pouvoir vérifier les positions de chacun à l'épreuve des luttes politiques. L'existence d'un programme adopté par l'ensemble du mouvement est liée à celle d'une direction internationale reconnue par le mouvement.
Les organisations signataires considèrent que, parallèlement à la discussion des problèmes importants du mouvement trotskyste, le cadre proposé devra examiner l'aide politique et organisationnelle que les différents groupes peuvent mutuellement s'apporter.
Il appartiendra aux groupes participants d'établir le degré de collaboration qu'ils souhaitent établir en fonction de leurs besoins et de leur capacité politique et organisationnelle.
Si, par-delà les divergences actuelles, les organisations participantes ont la volonté sérieuse d'œuvrer dans le sens d'une collaboration de plus en plus étroite ; si elles ont la préoccupation des problèmes politiques et organisationnels des autres groupes participants ; si elles font tout pour que, au-delà des rapports entre directions, des rapports de plus en plus étroits s'établissent par des échanges de militants, par la circulation de matériaux de discussion, etc…, alors pourront s'établir des relations de confiance sur laquelle il sera ultérieurement possible de fonder une discipline commune croissante ; alors seront sélectionnés et formés des dirigeants acceptés par tous.

Paris, février 1976

Lutte Ouvrière (France), Spark (U.S.A.), Combat Ouvrier (Antilles), U.A.T.C.I. (Afrique)

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A la suite de l'adresse au mouvement trotskyste, publiée dans l'annexe précédente et de la proposition faite à toutes les organisations qui se réclament du trotskysme de tenir une conférence internationale, le Secrétariat Unifié de la Quatrième Internationale nous avait fait parvenir la lettre suivante que nous publions ci-dessous, avec la réponse des quatre groupes signataires de l'adresse.

LETTRE DU SECRÉTARIAT UNIFIÉ

Chers camarades,
Nous avons reçu votre lettre circulaire du 10 février 1976. A notre avis, elle soulève deux problèmes différents.
La réunion du 14 mars 1976 concerne manifestement les groupements qui ne font pas partie d'une organisation internationale effective. Quelles que soient les faiblesses de la IVe Internationale en tant qu'organisation — faiblesses dont nous sommes conscients — la IVe Internationale existe, vit, se développe. Il n'y a donc aucune raison pour nous de participer à une réunion exploratoire avec des camarades qui semblent vouloir s'obstiner à nier ce fait évident.
Par contre, les préoccupations que reflète votre déclaration : "Pour mettre fin à l'émiettement du mouvement trotskyste international", correspondent aux nôtres. Quand vous regrettez "l'incapacité de maintenir l'unité organisationnelle du mouvement", nous le constatons comme vous. Quand vous ajoutez "l'incapacité de sélectionner une direction internationale reconnue par tous les groupes trotskystes", et l'existence d'une "pléthore de directions internationales concurrentes et d'audience variable", nous nous permettons deux remarques.
D'abord, même à l'époque de Trotsky, il n'a pas été possible de réunir tous les groupes qui se référaient au marxisme-révolutionnaire, alors que son autorité politique et morale était immense. Ne visons donc pas une unanimité impossible et qui pourrait apparaître comme un prétexte pour éviter de saisir la possibilité de mettre un terme aux dispersions inutiles.
Ensuite, c'est pour le moins faire preuve d'irréalisme que de mettre sur le même pied des "directions internationales" qui ne représentent qu'une poignée d'organisations nationales, auxquelles on peut tout au plus adjoindre quelques groupuscules insignifiants, et la IVe Internationale qui est présente dans plus de cinquante pays, qui regroupe des milliers de militants, manifestement la majorité des trotskystes à l'échelle mondiale. Elle a réussi à maintenir son unité organisationnelle internationale malgré —ou ne faudrait-il pas plutôt dire en fonction— des discussions politiques franches et passionnées dans ses rangs, menées dans le respect plein et entier de la démocratie prolétarienne, du droit de tendances, du refus d'interdire les fractions, et de la décision de mener certains débats sur des questions importantes de façon publique. Certes, il y a là une évolution par rapport à quelques épisodes de l'histoire antérieure du mouvement trotskyste international, évolution qui résulte précisément du renforcement de la IVe Internationale. Il y a aussi un processus d'apprentissage qui est en cours, sur lequel la discussion est possible et nécessaire et que nous ne prétendons ériger en modèle définitif ou idéal.
Nous sommes pleinement d'accord avec vous lorsque vous écrivez : "Une partie des désaccords qui existent au sein du mouvement trotskyste porte certes sur des questions d'une importance capitale. Mais c'est justement au sein d'un mouvement trotskyste capable de surmonter ses sectarismes et ses ostracismes, permettant la confrontation des idées à une large échelle, que ces analyses divergentes pourraient être réellement discutées".
Il en découle une conclusion évidente, c'est que le refus du maintien d'un cadre organisationnel commun est précisément le fond du sectarisme et de l'ostracisme organisationnel qui nous a fait tant de mal dans le passé et qui, aujourd'hui encore, provoque des dispersions sans justification principielle, car subordonnant l'accord programmatique à des divergences de tactique ou d'analyse conjoncturelles. Ceci sans vouloir diminuer l'importance des divergences politiques réelles qui existent aujourd'hui entre les groupes qui se réfèrent au trotskysme, même si quelquefois dans la pratique politique quotidienne, ces divergences sont moins accentuées que dans les polémiques fractionnelles à résonnance sectaire.
A notre avis, la question à laquelle tout groupe se référant au trotskysme doit répondre est la suivante : sa cohabitation avec la majorité sinon la quasi totalité des trotskystes est-elle oui ou non possible, à l'échelle nationale ou internationale, sur la base du centralisme démocratique, même lorsqu'il estime qu'il sera momentanément ou longtemps une tendance minoritaire, pourvu qu'il jouisse de tous les droits pour défendre ses positions propres à l'intérieur de l'organisation et occasionnellement, à des moments de discussion préparatoire à un congrès, même publiquement ? Est-il prêt à s'engager tout de suite dans des actions publiques communes qui constituent un test pratique de cette possibilité?.
Répondre "non" à cette question, c'est rendre la dispersion inévitable. Espérer l'unanimité politique, c'est évidemment utopique. D'ailleurs, plus le mouvement croîtra, plus se multiplieront les divergences tactiques et analytiques, au moins périodiquement. Plus il sera implanté dans la classe ouvrière et plus il sera soumis à des pressions contradictoires, liées au développement inégal de la lutte de classe à l'échelle internationale et même nationale.
Répondre "oui" à cette question c'est se prononcer en faveur d'un processus d'unification national et international sur la base du centralisme démocratique, processus que nous avons entamé en 1963 qui n'est point achevé, que nous cherchons à poursuivre et qui implique en tout cas que le centralisme démocratique s'applique à l'échelle internationale d'une autre manière qu'à l'échelle nationale, comme le précise nos statuts qui excluent la possibilité pour des congrès ou des directions internationales de modifier administrativement la composition des directions nationales ou de déterminer la tactique de sections nationales.
Nous sommes disponibles pour toute initiative qui cherche à étendre et à compléter ce processus d'unification. Nous sommes prêts à rencontrer une délégation de vos quatre organisations en vue de discuter de telles initiatives pratiques. Nous sommes évidemment opposés à toute initiative qui, sous prétexte de "discussions" ou de "regroupements", cherche à provoquer de nouvelles scissions.
A notre avis, une "large discussion politique" n'est pas nécessaire pour se prononcer sur cette question essentielle. Les cadres trotskystes sont parfaitement informés des divergences politiques existantes au sein du mouvement.
Une nouvelle discussion ne dévoilera rien d'inconnu. Cependant, nous ne mettons aucun veto de principe contre une discussion, mais pour nous l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est de se prononcer sur la possibilité d'un cadre organisationnel commun malgré les divergences parfaitement connues, et de préciser à quelles conditions c'est possible pour chaque groupe. Pour nous, ce débat est urgent et vital. Nous y défendrons la position défendue avec acharnement par Léon Trotsky entre 1933 et 1940: contre toute formule de "regroupement" international à la Bureau de Londres, fondé en fait sur la règle de l'unanimité et conduisant à la paralysie et l'abstention totales en ce qui concerne l'action internationale ; pour un renforcement de la IVe Internationale, non seulement politiquement, mais aussi en tant qu'organisation.
L'idée de discuter un projet de programme parmi tous ceux qui se réfèrent au marxisme révolutionnaire nous semble par ailleurs fort utile. Nous nous permettons cependant de signaler que la construction d'une organisation internationale qui soit, plus qu'une simple fédération de groupes nationaux, et d'une organisation internationale qui se construit parallèlement et conjointement aux organisations nationales, et pour nous partie intégrante du programme, reflet du caractère objectif de la lutte de classe, de la révolution sociale à l'époque impérialiste. Quiconque n'accepte pas cela, tombe tôt ou tard dans les travers de la pratique "national-trotskyste", qui aboutit tôt ou tard à des déviations politiques "national-trotskyste".

En attendant votre réponse, nous vous envoyons nos salutations communistes.

Secrétariat Unifié de la IVe Internationale

Bruxelles, le 9 mars 1976

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RÉPONSE DE L.O., C.O., U.A.T.C.I., THE SPARK


Chers camarades,


Nous avons bien reçu votre lettre en date du 9 mars et qui fait suite à la proposition que nous avions faite à toutes les organisations se réclamant du trotskysme de tenir à Paris, au mois de mars dernier, une conférence internationale exploratoire. Cette conférence, rappelons-le, avait pour but d'examiner les conditions dans lesquelles un cadre organisationnel international pourrait être mis sur pied qui permettrait à la fois de confronter les politiques et les programmes des différents groupes et des différents courants, et aussi d'établir des liens entre eux et d'élaborer d'éventuelles actions communes.

Votre lettre nous semble parfaitement mettre en lumière nos divergences sur la situation actuelle du mouvement trotskyste à l'échelle internationale, comme nos divergences sur la méthode proposée pour surmonter cette situation, et parvenir un jour à créer une véritable Quatrième Internationale.
La seule chose que vous offrez en substance, en effet, aux groupes et aux courants trotskystes qui ne sont pas affiliés à votre organisation internationale, c'est d'y adhérer. Comme si cela pouvait suffire à surmonter la situation actuelle du mouvement trotskyste. Il est vrai que vous trouvez peut-être celle-ci satisfaisante. Tant mieux pour vous dans ce cas-là. Mais nous pensons quant à nous qu'une direction internationale qui se bouche les yeux devant la réalité et les problèmes n'en est pas une.
Nous proposons à l'ensemble du mouvement trotskyste de travailler à la mise en place d'un cadre permanent de discussion, de confrontation, et de collaboration. Vous nous répondez : "A notre avis, la question à laquelle tout groupe se référant au trotskysme doit répondre est la suivante : sa cohabitation avec la majorité sinon la quasi totalité des trotskystes est-elle oui ou non possible, à l'échelle nationale ou internationale, sur la base du centralisme démocratique, même lorsqu'il estime qu'il sera momentanément pu longtemps une tendance minoritaire, pourvu qu'il jouisse de tous les droits pour défendre ses positions propres à l'intérieur de l'organisation et occasionnellement, à des moments de discussion préparatoires à un congrès, même publiquement? Est-il prêt à s'engager tout de suite, dans des actions publiques communes qui constituent un test pratique de cette possibilité ?".
Disons tout de suite que nous sommes, pour notre part, prêts, à tout moment, à mener des actions communes avec les autres groupes trotskystes, quelles que puissent être par ailleurs nos divergences avec eux. Les seules conditions qui nous semblent devoir être mises pour de telles actions sont que celles-ci soient entreprises sur des bases et un accord politiques clairs et qu'elles correspondent aux possibilités organisationnelles des groupes.
Mais c'est justement l'absence de liens internationaux, et l'absence d'un cadre organisationnel qui permettrait d'élaborer de telles actions, qui les rend actuellement, dans les faits, impossibles. Quelles actions publiques communes y a-t-il eu ces dernières années à l'échelle internationale, entre groupes trotskystes de courants différents ? Comment dans ces conditions un test pour vérifier si la cohabitation dans une même organisation internationale est possible ou non, pourrait-il donc être tenté ?
Votre réponse tourne donc le dos au vrai problème, précisément parce que vous vous obstinez à défendre le mythe d'une Quatrième Internationale actuellement existante qui serait votre organisation.
La réalité, c'est que, à l'heure actuelle, le mouvement trotskyste est dispersé, et même émietté. Même s'il est le plus important numériquement, le Secrétariat Unifié ne constitue que l'un des regroupements trotskystes internationaux. De nombreux groupes trotskystes —et des plus importants, comme le W.R.P. en Grande-Bretagne, l'O.C.I. et Lutte Ouvrière en France, par exemple— soient restent à l'écard, soit animent leur propre regroupement international. Et dans le cas des groupes qui adhèrent au Secrétariat Unifié, cette adhésion est plus formelle que réelle. La situation qui existe actuellement au sein de votre organisation internationale, avec la multiplication des scissions d'organisations nationales suivant la ligne de partage des divergences qui existent au sein du Secrétariat Unifié, et la prolifération des "groupes sympathisants" résultant de ces scissions, dément, dans les faits, toutes vos prétentions à fonctionner comme une organisation internationale centraliste démocratique.
La dispersion, l'émiettement du mouvement trotskyste, est un fait que personne ne peut nier. Le problème, c'est celui de comment dépasser et surmonter cette dispersion. On peut, bien sûr, nier le problème. C'est l'attitude de quelques-uns. Ils le font en général en déniant la qualité de trotskyste à tous les autres. Le Secrétariat Unifié, si nous comprenons bien, ne veut pas adopter cette attitude sectaire et aberrante.
Mais c'est pourtant une autre manière d'éluder le problème que d'y répondre simplement en disant "rejoignez le Secrétariat Unifié", ce que vous faites en substance dans votre lettre. C'est éluder le problème car c'est le supposer résolu.
Notre but, le but de tout trotskyste, est effectivement de construire une Quatrième Internationale, un parti mondial de la révolution fonctionnant sur les bases du centralisme démocratique. Mais cela reste le but à atteindre. Et il ne suffit pas, et il ne suffira pas de proclamations pour qu'il soit atteint.
Pour avoir un tel parti, il faut d'une part que les différentes sections nationales qui le composent aient des bases politiques communes, c'est-à-dire aient dégagé dans la lutte un programme et une pratique politiques communs, et d'autre part qu'existé une direction internationale reconnue comme telle par les différentes sections.
Ce sont justement les deux choses qui manquent aujourd'hui. C'est ce qui explique l'état de dispersion du mouvement.
Et parce qu'elles manquent un regroupement du mouvement trotskyste sur la base du centralisme démocratique tout de suite, est impossible. Au mieux une organisation internationale fonctionnant sur la base du centralisme démocratique ne peut que regrouper une minorité des groupes trotskystes, ceux qui ont eu l'occasion de travailler ensemble de se connaître et d'apprécier une direction.
Et le Secrétariat Unifié ne constitue même pas une telle organisation, car il ne fonctionne pas, réellement, sur la base du centralisme démocratique. Ses sections les plus puissantes ne continuent d'y cohabiter que parce qu'elles ont gardé, dans les faits, une autonomie presque complète, allant jusqu'à construire chacune leur propre regroupement international, leurs divergences éclatant au grand jour par l'éclatement des sections nationales plus petites qu'elles entraînent.
Cela ressort clairement, non seulement des faits, mais également de votre propre lettre.
Vous prétendez que votre organisation est régie par le centralisme démocratique. Et pourtant vous écrivez vous-mêmes que "le centralisme démocratique s'applique à l'échelle internationale d'une autre manière qu'à l'échelle nationale, comme le précisent nos statuts qui excluent la possibilité pour des congrès ou des directions internationales de modifier administrativement la composition des directions nationales ou de déterminer la tactique de sections nationales".
Qu'est-ce qu'une direction internationale qui ne peut pas déterminer la tactique des sections nationales ? En quoi mérite-t-elle le nom de direction ? En quoi en est-elle une ?
Bien entendu, nous ne reprochons nullement au Secrétariat Unifié d'admettre ainsi ses limites et de reconnaître dans les faits que, pour l'instant, il n'existe pas de direction internationale trotskyste. Mais que signifie d'autre ce passage de vos propres statuts sinon que les différentes sections nationales qui composent le Secrétariat Unifié sont à ce point méfiantes qu'elles ont codifié cette méfiance ou qu'elles demandent d'avance à la direction internationale de se déclarer sans pouvoir ? Et que signifie cela sinon que vous ne fonctionnez justement pas dans les faits de la manière dont vous prétendez le faire en théorie ?
N'est-il pas notoire que dans plusieurs pays il y ait en fait plusieurs groupes qui se déclarent section du Secrétariat Unifié, ou section sympathisante, et qui mènent dans le même pays des politiques contradictoires ? N'est-il pas vrai que les divergences qui divisent les tendances du Secrétariat Unifié s'expriment publiquement dans la presse de chacune d'elles y compris en dehors des périodes préparatoires à un congrès ? Que reste-t-il dans tout cela du centralisme démocratique, tel que vous-mêmes le concevez et le définissez ?
Comprenez-nous bien. Nous ne vous reprochons nullement les discussions publiques entre vos différentes tendances. Si nous avions un reproche à vous faire sur ce plan, ce serait plutôt d'avoir si longtemps prétendu imposer une unanimité de façade. Nous ne reprochons nullement au Secrétariat Unifié de maintenir des liens organisationnels entre des groupes qui ont de profondes divergences entre eux ou des organisations qui dans la pratique mènent des politiques différentes sinon opposées. Si nous vous reprochions quelque chose là, c'est d'avoir bien trop souvent dans le passé recouru à la scission ou à l'exclusion pour résoudre des divergences politiques.
Mais ce que nous vous reprochons c'est d'avoir une pratique d'un côté et des principes de l'autre. Nous vous reprochons de ne pas tirer les choses au clair, de ne pas reconnaître ouvertement la réalité, de maintenir une fiction. Et cette fiction est nuisible à l'ensemble du mouvement trotskyste. Ne serait-ce que parce qu'elle l'empêche de faire le point et le bilan. Et, pour qu'il n'y ait pas de malentendu, nous tenons à dire que nous pensons qu'il y a à ce bilan bien des choses positives, que le mouvement trotskyste, qui s'est maintenu contre vents et marées durant quarante ans de reflux du mouvement ouvrier révolutionnaire, peut mettre à son actif.
A quoi peut bien servir cette fiction d'une Quatrième Internationale centraliste démocratique, qui est pour l'instant encore bien au-dessus de nos moyens, à nous mouvement trotskyste international ? Dans le moins mauvais des cas à se jeter de la poudre aux yeux. Dans le pire à justifier le sectarisme, les ostracismes, les exclusions, et par là à empêcher certaines confrontations politiques mais aussi une certaine collaboration politique à l'échelle internationale.
Alors à notre tour de vous poser une question. Le Secrétariat Unifié est-il prêt — quels que soient par ailleurs les liens organisationnels qu'il maintienne entre les groupes qui le compose— à œuvrer pour aider à la fois à la confrontation des programmes et des politiques des différentes organisations qui se réclament du trotskysme et dans le même temps à l'élaboration des actions communes et la mise au point de l'aide politique mutuelle que ces organisations pourraient s'apporter ?
Répondre "oui" à cette question, c'est se dire d'accord pour mettre sur pied un cadre organisationnel international qui, sans prétendre être la Quatrième Internationale ni fonctionner sur la base du centralisme démocratique permettrait rétablissement de liens solides entre les groupes. C'est ce que nous proposions d'examiner en convoquant la conférence internationale de mars. Une nouvelle conférence doit avoir lieu en juin.
Le contenu de votre lettre, de même que le veto que le Secrétariat Unifié a mis à la participation des groupes qui lui sont liés à la dernière conférence semble signifier que vous répondez "non" à cette question. Cela semble signifier que le Secrétariat Unifié n'envisage des contacts réguliers et un travail qu'avec les groupes qui y adhèrent. Auquel cas cela signifie que vous entendez vous contenter de la situation actuelle du mouvement trotskyste et que vous vous refusez à examiner sérieusement la question de comment la dépasser et la surmonter.
De toute manière nous sommes persuadés que le mouvement trotskyste devra bien un jour ou l'autre examiner sérieusement la question que nous vous posons aujourd'hui. Evidemment le plus tôt serait le mieux. De même que le mieux serait que les groupes les plus représentatifs, donc parmi eux ceux composant le Secrétariat Unifié, s'attellent à la tâche.

En attendant votre réponse, veuillez recevoir, chers camarades, nos salutations communistes.

Combat Ouvrier, Lutte Ouvrière, The Spark, U.A.T.C.I.



:: Les "marxistes russes" en 1894 - objectif et méthode [Ce que sont les "amis du peuples" #6]

Ceux‑ci commencèrent justement par faire la critique des méthodes subjectives des anciens socialistes ; non contents de constater l’exploitation et de la condamner, ils voulurent l'expliquer. Voyant que toute l'histoire de la Russie d'après la réforme se résume dans la ruine des masses et dans l'enrichissement de la minorité ; observant l'expropriation gigantesque des petits producteurs au fur et à mesure du progrès technique général; remarquant que ces tendances opposées surgissent et se renforcent là et pour autant que se développe et se fortifie l'économie marchande, ils ne pou­vaient pas ne pas conclure qu'ils étaient en présence d'une organisation bourgeoise (capitaliste) de l'économie sociale, qui engendrait nécessairement l'expropriation et l'oppression des masses. C'est conviction qui déterminait directement leur programme : il consistait dans l'adhésion à cette lutte du prolétariat contre la bourgeoisie, à la lutte des classes non possédantes contre les classes possédantes. Cette lutte est le principal contenu de la réalité économique de la Russie, depuis le village perdu jusqu'à la fabrique perfectionnée la plus moderne. Comment adhérer ? La réponse fut encore suggérée par la réalité même. Le capitalisme a conduit les principales branches d'industrie au stade de la grande industrie mécanisée; en socialisant ainsi la production, il a créé les conditions matérielles du nouveau régime, et formé en même temps une nouvelle force sociale : la classe des ouvriers d'usine, le prolétariat des villes. Soumise à cette même exploitation bourgeoise qu'est, par sa nature économique, l'exploitation de toute la population laborieuse de Russie, cette classe est placée néanmoins dans des conditions particulièrement favorables pour son émancipation : il n'est plus rien qui la rattache à l'ancienne société entièrement fondée sur l'exploitation; les conditions mêmes de son travail et le cadre de sa vie l'organisent, l'obligent à réfléchir, lui offrent la possibilité d'entrer dans la carrière de la lutte politique. Il est naturel que les social‑démocrates aient porté toute leur attention et tous leurs espoirs sur cette classe ; que tout leur programme vise à développer sa conscience de classe, que toute leur activité tend à l'aider à s'élever jusqu'à la lutte politique directe contre le régime actuel et tend à entraîner dans cette lutte l'ensemble du prolétariat russe.
Lénine, "Ce que sont les 'amis du peuple'", in Œuvres, Tome 1 (1893-1894), pp. 207-208.


:: De la méthode dialectique pour traiter des questions sociales [Ce que sont les "amis du peuples" #5]

Exposant les idées des Otétchestvennyé Zapiski, M. Mikhaïlovski écrivait : « Au nombre des idéaux politiques et moraux nous avons introduit la possession de la terre par le cultivateur et des instruments de travail par le producteur ». Le point de départ, vous le voyez, est inspiré des meilleures intentions, est plein es meilleurs vœux… « Les formes médiévales de travail encore en vigueur chez nous sont fortement ébranlées, mais nous ne voyions pas la raison d'en finir complètement avec elles pour nous conformer à des doctrines quelconques, libérales ou non libérales ».
Raisonnement bizarre ! N'importe quelles « formes de travail » ne peuvent être ébranlées que lorsqu'elles sont remplacées par d'autres; et pourtant nous ne trouvons pas chez notre auteur (et nous ne trouverons d'ailleurs chez aucun de ses adeptes) la moindre tentative d'analyser ces nouvelles formes et de les expliquer, non plus que de rechercher les causes d'éviction des vieilles formes par les nouvelles. Encore plus bizarre est la seconde partie de la tirade : « nous ne voyions pas la raison d'en finir avec ces formes pour nous conformer à des doctrines ». De quels moyens disposons‑« nous » donc (nous, les socialistes, ‑ voir la réserve ci‑dessus) pour « en finir » avec les formes de travail, c'est‑à‑dire pour remanier les rapports de production existant entre les membres de la société ? Ne serait‑ce pas une idée absurde vouloir refaire ces rapports selon une doctrine ? Ecoutons plus loin : « notre tâche n'est pas de tirer des profondeurs de notre nation une civilisation absolument « originale »; mais non plus de transposer chez nous l'ensemble de la civilisation occidentale, avec toutes les contradictions, qui la déchirent : il faut prendre partout où l'on peut ce qu'il y a de bon; et que ce bon soit national ou étranger, ce n'est plus une question de principe, mais de commodité pratique. La chose est évidemment si simple, si claire, et si compréhensible qu'il est inutile d'en parler ». Et en effet, comme c'est simple ! « Prendre » partout ce qu'il y a de bon et le tour est joué ! Des formes médiévales, « prendre » la possession des moyens de production par le travailleur, et des formes nouvelles (capitalistes) « prendre » la liberté, l'égalité, l’instruction, la culture. Et tout est dit ! La méthode subjective en sociologie est là comme dans le creux de la main : la sociologie commence par l'utopie ‑ la terre au travailleur ‑ et indique les conditions pour réaliser ce qui est désirable : « prendre » ce qu’il y a de bon ici et là. Ce philosophe a une façon toute métaphysique de considérer les rapports sociaux comme un simple agrégat mécanique de telles ou telles institutions, comme un enchaînement mécanique de tels ou tels phénomènes. Il détache un de ces phénomènes ‑ la possession de la terre par le cultivateur dans les formes médiévales, ‑ et il s'imagine qu’on peut le transplanter dans toutes les autres formes, comme on porterait une brique d'un édifice à l'autre. Mais ce n'est pas là étudier les rapports sociaux, c'est défigurer la matière à étudier : car enfin, la réalité ne connaît pas cette possession du sol, séparée et indépendante, par le cultivateur, telle que vous l'avez prise : ce n'est qu'un des chaînons du régime de production à l’époque qui consistait en ce que la terre était partagée entre les gros propriétaires fonciers, les seigneurs terriens, lesquels la répartissaient entre les paysans pour les exploiter, de sorte que la terre était une espèce de salaire en nature : elle donnait les produits nécessaires au paysan, afin que celui‑ci puisse produire un surproduit pour le seigneur terrien; elle était le fonds qui permettait au paysan de s'acquitter de ses redevances au profit du propriétaire. Pourquoi l'auteur n'a‑t‑il pas analysé ce système des rapports de production, et s'est‑il borné à en détacher un seul phénomène, qu'il présentait ainsi sous un jour absolument faux ? Parce que l'auteur ne sait pas traiter les questions sociales : il ne se propose même pas (je répète que je prends les raisonnements de M. Mikhaïlovski uniquement comme un exemple de critique de tout le socialisme russe) d'expliquer les « formes de travail » de l'époque, de les présenter comme un certain système de rapports de production, comme une certaine formation sociale. Pour parler le langage de Marx, la méthode dialectique lui est étrangère, qui veut que l'on regarde la société comme un organisme vivant, dans son fonctionnement et dans son évolution.

Lénine, "Ce que sont les 'amis du peuple'", in Œuvres, Tome 1 (1893-1894), pp. 204-206.

:: 2 décembre 1851 : coup d'Etat de Louis-Napoléon Bonaparte. #twhistoire

Au petit matin, le président de la République Louis-Napoléon Bonaparte (élu en décembre 1848) organise un Coup d'Etat dans le but de restaurer l'empire. Les murs de Paris sont placardés d'affiches annonçant la dissolution de l'Assemblée et du Conseil. Les nouvelles dispositions prises par le prince-président, prévoient aussi de consulter le peuple par voie de référendum sur l'instauration d'une nouvelle Constitution. Le neveu de Napoléon Ier choisit d'agir le 2 décembre en souvenir du sacre de son oncle et de sa grandeur militaire le jour de la bataille. Tout comme son aïeul il deviendra empereur sous le nom de Napoléon III, le 2 décembre 1852.
Karl Marx a consacré un ouvrage à l'analyse de la situation politique française de cette époque, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte. Nous présentons ici le début de ce texte où il explique comment la lutte de classes en France créa des circonstances étranges et une situation telles qu'elle permit à ce personnage médiocre et grotesque de faire figure de héros...... 

Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Caussidière pour Danton, Louis Blanc pour Robespierre, la Montagne de 1848 à 1851 pour la Montagne de 1793 à 1795, le neveu pour l'oncle. Et nous constatons la même caricature dans les circonstances où parut la deuxième édition du 18 Brumaire [8].
Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par eux, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. La tradition de toutes les générations mortes pèse d'un poids très lourd sur le cerveau des vivants. Et même quand ils semblent occupés à se transformer, eux et les choses, à créer quelque chose de tout à fait nouveau, c'est précisément à ces époques de crise révolutionnaire qu'ils évoquent craintivement les esprits du passé, qu'ils leur empruntent leurs noms, leurs mots d'ordre, leurs costumes, pour apparaître sur la nouvelle scène de l'histoire sous ce déguisement respectable et avec ce langage emprunté. C'est ainsi que Luther prit le masque de l'apôtre Paul, que la Révolution de 1789 à 1814 se drapa successivement dans le costume de la République romaine, puis dans celui de l'Empire romain, et que la révolution de 1848 ne sut rien faire de mieux que de parodier tantôt 1789, tantôt la tradition révolutionnaire de 1793 à 1795. C'est ainsi que le débutant qui apprend une nouvelle langue la retraduit toujours en pensée dans sa langue maternelle, mais il ne réussit à s'assimiler l'esprit de cette nouvelle langue et à s'en servir librement que lorsqu'il arrive à la manier sans se rappeler sa langue maternelle, et qu'il parvient même à oublier complètement cette dernière.
L'examen de ces conjurations des morts de l'histoire révèle immédiatement une différence éclatante. Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros, de même que les partis et la masse de la première Révolution française, accomplirent dans le costume romain et en se servant d'une phraséologie romaine la tâche de leur époque, à savoir l'éclosion et l'instauration de la société bourgeoise moderne. Si les premiers brisèrent en morceaux les institutions féodales et coupèrent les têtes féodales, qui avaient poussé sur ces institutions, Napoléon, lui, créa, à l'intérieur de la France, les conditions grâce auxquelles on pouvait désormais développer la libre concurrence, exploiter la propriété parcellaire du sol et utiliser les forces productives industrielles libérées de la nation, tandis qu'à l'extérieur, il balaya partout les institutions féodales dans la mesure où cela était nécessaire pour créer à la société bourgeoise en France l'entourage dont elle avait besoin sur le continent européen. La nouvelle forme de société une fois établie, disparurent les colosses antédiluviens, et, avec eux, la Rome ressuscitée : les Brutus, les Gracchus, les Publicola, les tribuns, les sénateurs et César lui-même. La société bourgeoise, dans sa sobre réalité, s'était créé ses véritables interprètes et porte-parole dans la personne des Say, des Cousin, des Royer-Collard, des Benjamin Constant et des Guizot. Ses véritables capitaines siégeaient derrière les comptoirs, et la «tête de lard» de Louis XVIII était sa tête politique. Complètement absorbée par la production de la richesse et par la lutte pacifique de la concurrence, elle avait oublié que les spectres de l'époque romaine avaient veillé sur son berceau. Mais si peu héroïque que soit la société bourgeoise, l'héroïsme, l'abnégation, la terreur, la guerre civile et les guerres extérieures n'en avaient pas moins été nécessaires pour la mettre au monde. Et ses gladiateurs trouvèrent dans les traditions strictement classiques de la République romaine les idéaux et les formes d'art, les illusions dont ils avaient besoin pour se dissimuler à eux-mêmes le contenu étroitement bourgeois de leurs luttes et pour maintenir leur enthousiasme au niveau de la grande tragédie historique. C'est ainsi qu'à une autre étape de développement, un siècle plus tôt, Cromwell et le peuple anglais avaient emprunté à l'Ancien Testament le langage, les passions et les illusions nécessaires à leur révolution bourgeoise. Lorsque le véritable but fut atteint, c'est-à-dire lorsque fut réalisée la transformation bourgeoise de la société anglaise, Locke évinça Habacuc [9].
La résurrection des morts, dans ces révolutions, servit par conséquent à magnifier les nouvelles luttes, non à parodier les anciennes, à exagérer dans l'imagination la tâche à accomplir, non à se soustraire à leur solution en se réfugiant dans la réalité, à retrouver l'esprit de la révolution et non à évoquer de nouveau son spectre.
La période de 1848 à 1851 ne fit qu'évoquer le spectre de la grande Révolution française, depuis Marrast, le républicain en gants jaunes, qui prit la défroque du vieux Bailly, jusqu'à l'aventurier qui dissimule ses traits d'une trivialité repoussante sous le masque mortuaire de fer de Napoléon. Tout un peuple qui croit s'être donné, au moyen d'une révolution, une force de mouvement accrue se trouve brusquement transporté dans une époque abolie, et pour qu'aucune illusion concernant cette rechute ne soit possible, réapparaissent les anciennes dates, l'ancien calendrier, les anciens noms, les anciens édits tombés depuis longtemps dans le domaine des érudits et des antiquaires, et tous les vieux sbires qui semblaient depuis longtemps tombés en décomposition. La nation entière se conduit comme cet Anglais toqué de Bedlam [10], qui s'imaginait vivre à l'époque des anciens Pharaons et se plaignait tous les jours des pénibles travaux qu'il était obligé d'accomplir comme mineur dans les mines d'or d'Ethiopie, emmuré dans cette prison souterraine, avec, sur la tête, une lampe éclairant misérablement, derrière lui, le gardien d'esclaves armé d'un long fouet, et, aux issues, toute une foule de mercenaires barbares qui ne comprenaient ni les ouvriers astreints au travail des mines, ni ne se comprenaient entre eux, ne parlant pas la même langue. «Et tout cela, ainsi se lamentait-il, m'est imposé, à moi, libre citoyen de la Grande-Bretagne, pour extraire de l'or au profit des anciens Pharaons ! » «Pour payer les dettes de la famille Bonaparte», se lamente la nation française. Tant qu'il avait sa raison, l'Anglais ne pouvait se débarrasser de l'idée fixe de faire de l'or, les Français, tant qu'ils firent leur révolution, ne purent se débarrasser des souvenirs napoléoniens, comme l'a prouvé l'élection du 10 décembre [11] [1848]. Ils éprouvaient le désir d'échapper aux dangers de la révolution en retournant aux marmites de l'Egypte [12], et le 2 décembre 1851 fut la réponse. Ils n'ont pas reçu seulement la caricature du vieux Napoléon, ils ont reçu le vieux Napoléon, lui-même sous un aspect caricatural, l'aspect sous lequel il apparaît maintenant au milieu du XIX° siècle.
La révolution sociale du XIX° siècle ne peut pas tirer sa poésie du passé, mais seulement de l'avenir. Elle ne peut pas commencer avec elle-même avant d'avoir liquidé complètement toute superstition à l'égard du passé. Les révolutions antérieures avaient besoin de réminiscences historiques pour se dissimuler à elles-mêmes leur propre contenu. La révolution du XIX° siècle doit laisser les morts enterrer leurs morts pour réaliser son propre objet. Autrefois, la phrase débordait le contenu, maintenant, c'est le contenu qui déborde la phrase.

La révolution de Février fut un coup de main réussi par surprise contre l'ancienne société, et le peuple considéra ce coup de main heureux comme un événement historique ouvrant une nouvelle époque. Le 2 décembre, la révolution de Février est escamotée par le tour de passe-passe d'un tricheur, et ce qui semble avoir été renversé, ce n'est plus la monarchie, ce sont les concessions libérales qui lui avaient été arrachées au prix de luttes séculaires. Au lieu que la société elle-même se soit donné un nouveau contenu, c'est l'État qui paraît seulement être revenu à sa forme primitive, à la simple domination insolente du sabre et du goupillon. C'est ainsi qu'au coup de main de février 1848 répond le «coup de tête» de décembre 1851. Aussi vite perdu que gagné. Malgré tout, la période intermédiaire ne s'est pas écoulée en vain. Au cours des années 1848 à 1851, la société française, par une méthode plus rapide, parce que révolutionnaire, a rattrapé les éludes et les expériences qui, si les événements s'étaient développés de façon régulière, pour ainsi dire académique, eussent dû précéder la révolution de Février au lieu de la suivre, pour qu'elle fût autre chose qu'un simple ébranlement superficiel. La société semble être actuellement revenue à son point de départ. En réalité, c'est maintenant seulement qu'elle doit se créer son point de départ révolutionnaire, c'est-à-dire la situation, les rapports, les conditions qui, seuls, permettent une révolution sociale sérieuse.