lundi 11 novembre 2013

:: "Les années 1880-1914 furent celles du capitalisme triomphant..."

Les années 1880-1914 furent celles du capitalisme triomphant. Les progrès techniques et industriels furent fulgurants. Qu’on s’imagine qu’une seule génération a vu l’invention de l’électricité, de l’automobile, du tramway, du métro, l’éclairage des villes, les ascenseurs, le téléphone et même l’avion. Toute la société finit par être bouleversée par l’industrie et ses mutations. Dans tous les domaines, des entreprises apparaissaient, se développaient, partaient à la conquête des marchés, quand elles n’en créaient pas carrément.
Certaines des entreprises créées à cette époque allaient connaître un bel avenir, par exemple celle de la famille Ricqlès. Avant de se spécialiser dans les boissons et bonbons à la menthe, les Ricqlès avaient commencé dans le textile en Alsace au début du XIXe siècle. Mais ils quittèrent l’Alsace en 1871, quand celle-ci devint allemande, pour aller s’installer à Elbeuf, à quelque 700 km. « Les ouvriers suivirent à pied », raconte simplement la petite fille de la famille. L’usine installée à Elbeuf faisait travailler 1 200 ouvrières. Cette famille bourgeoise, comme tant d’autres, avait le sens de la charité. La grand mère apportait donc généreusement des bonbons - made in Elbeuf - à toute nouvelle accouchée.
Quant à l’entreprise Bolloré, elle était déjà au début du XXe siècle fournisseur de tous les géants américains du tabac, et une cigarette sur dix dans le monde était roulée dans du papier Bolloré. Il n’y avait jamais de grève chez les Bolloré, véritables dictateurs locaux ; et un ouvrier fut un jour renvoyé pour avoir refusé que ses enfants aillent à la messe.
L’invention du pneumatique en caoutchouc fit surgir un certain nombre de firmes. La maison Michelin, datant du milieu du XIXe siècle, prit son essor à la fin du siècle. En 1891, l’invention du pneu démontable de bicyclette donna la victoire à un coureur cycliste équipé par Michelin lors d’une course Paris-Brest. On raconte quand même que les frères Michelin avaient pris le soin de faire mettre des clous sur le parcours pour crever les pneus de tous les concurrents et forcer la victoire de leur poulain qui avait des pneus démontables...
Toute cette période de développement économique fut aussi marquée par une série de crises et de dépressions. En effet, même en pleine expansion du capitalisme, les crises se reproduisent régulièrement, car elles font partie du fonctionnement normal du système, elles lui servent de régulateur. Elles permettent aux entreprises industrielles ou bancaires les plus performantes de racheter les plus petites ou de les couler définitivement. Après chaque crise, les entreprises se retrouvent moins nombreuses, plus concentrées, plus grandes. Certaines sociétés ont ainsi profité des crises du XIXe siècle pour former de véritables empires, en englobant toutes les activités de leur secteur.
Évidemment dans la sidérurgie les de Wendel et les Schneider ont fondé de tels empires avec des mines, des hauts fourneaux, des usines mécaniques ou mêmes des chantiers navals.
Le phénomène de concentration et de monopole fut encore plus rapide et marquant dans les industries nouvelles ou innovantes comme la chimie. Au départ, de nombreuses entreprises étaient l’oeuvre d’un homme ou d’une famille comme la famille Poulenc, la famille Roussel ou encore un certain Alfred Rangot, qui prit le nom de son beau-père : Péchiney. En 1910, Péchiney, spécialisé dans l’aluminium, participait avec deux autres producteurs seulement à une association monopolisant la vente d’aluminium. En 1912, l’entente des producteurs d’aluminium devint internationale pour s’implanter aux États-Unis et en Norvège.
Saint-Gobain, ancienne manufacture royale des verreries, se tourna vers la chimie. Dès 1886, des accords furent passés et l’essentiel de la production se retrouva dans les mains de cinq entreprises, dominées en fait par Saint-Gobain. Il y aura 24 usines de ce groupe dans le monde en 1914, employant 20 000 ouvriers.
Le mythique capitalisme de libre concurrence avait fait long feu. Les ententes, les cartels, les entreprises imposant leurs lois, leurs prix, leur volonté étaient devenus monnaie courante. Avec une stabilité étonnante, car les groupes dominant l’économie en France à la fin du XIXe siècle, sont quasiment les mêmes que ceux qui dominent l’économie, en ce début de XXIe siècle.
Tous ces groupes ayant acquis des positions de force sur les marchés, faisant obéir les gouvernements, se lancèrent à la conquête des marchés étrangers. Ce fut le temps de l’impérialisme.
Les capitaux en trop grand nombre sur le marché national, furent exportés sous la forme de prêts aux États - comme les fameux emprunts russes. États qui finirent par devenir dépendants du capital européen, à cause de leurs dettes.
L’exportation de capitaux fut parfois plus directe encore. En 1913, Schneider prit des participations dans l’entreprise tchèque Skoda. À la même époque, il partageait avec Krupp (son concurrent allemand) la direction des usines Poutilov en Russie. Usines qui, concentrant des milliers d’ouvriers, furent un des foyers de la révolution russe de 1917.
La conquête de marchés étrangers, de champs d’investissements nouveaux et de matières premières poussa à la colonisation. À la fin du XIXe siècle, les politiciens français, Jules Ferry en tête, se firent donc les chantres de cette colonisation. Nombre de bourgeois trouvèrent les moyens de faire des profits à travers la colonisation. En commençant par le pillage des richesses et l’exploitation de toutes les populations avec le travail forcé, le portage y compris pour les femmes et les enfants. Pour bien des peuples colonisés, le capitalisme triomphant, c’était le triomphe de la barbarie.
Dans cette période, la bourgeoisie française trouva aussi son système politique adéquat. Jusque là, seuls les bourgeois les plus puissants fréquentaient les allées du pouvoir et pesaient sur ses décisions. La République et son système parlementaire donnaient une plus large place à la bourgeoisie moyenne, celle qui dominait la « bonne société » des villes de province, ses députés, son préfet, son évêque et ses notables. De quoi peser pour obtenir le détour d’une ligne de chemin de fer ou d’une route pour desservir l’usine locale. Ce système et son verni démocratique avaient aussi l’avantage de souder autour de la grande bourgeoisie une bonne partie de la population : les petits-bourgeois, les paysans, voire l’aristocratie ouvrière.
Mais la République restait une dictature contre la classe ouvrière. Les lois sociales ont dû être arrachées une à une au patronat arc-bouté sur ses privilèges et ses profits. De nombreuses luttes se soldèrent par des affrontements violents. Le premier mai 1891 l’armée tirait sur les manifestants à Fourmies faisant neuf morts. En 1907 de nouveau des affrontements dans le Sud-Ouest avec les viticulteurs. Des morts encore dans la banlieue parisienne en 1907 lors de grèves.
Les organisations patronales se mobilisèrent contre le mouvement ouvrier. En 1901, le Comité des forges créait l’UIMM, spécialisée - déjà ! - dans le « traitement des problèmes sociaux ! ». C’est dire que la caisse noire de l’UIMM pour briser les grèves ne date pas de cet été. Certes, dernièrement, Gautier Sauvagnac affirmait : «  Il n’y a jamais eu de corruption, de financement politique, d’achat de parlementaires, ou de signatures lors d’un accord syndical, jamais. » Mais quinze jours après, on apprenait que l’UIMM avait versé 550 000 euros pour soutenir le trust PSA confronté aux cinq cents grévistes de son usine d’Aulnay.
Au début du XXe siècle, la période était révolue où la bourgeoisie était une classe porteuse de progrès économique. S’annonçaient alors les catastrophes que l’impérialisme allait coûter à l’humanité.

La guerre : au bonheur des riches et des grands bourgeois

En 1914, les impérialismes européens, pour se repartager le monde et le dépecer à leur avantage, déclenchèrent la première guerre mondiale. Dans toute l’Europe, soixante-dix millions d’hommes partirent comme soldats. Dix millions ne revinrent jamais. Le monde sembla s’embourber dans l’horreur des tranchées. Les hommes qui ne perdirent pas la vie, perdirent la tête devant tant de massacres, tant de morts. Anatole France clamait : « On croit mourir pour sa patrie, on meurt pour les banquiers » ! Ce ne sont pas seulement les banquiers mais toute la grande bourgeoisie qui bénéficia de cette guerre.
D’abord les marchands de canons évidemment. Les de Dietrich par exemple. Depuis la fin du XIXe siècle, ils avaient un pied de chaque côté de la frontière profitant ainsi, aussi bien du marché allemand que du marché français. La première guerre mondiale fit exploser leurs profits. Pendant les quatre années de guerre, ils firent plus de bénéfices que lors des seize années précédentes. Et pour faire bonne mesure, on trouvait un de Dietrich député au Reichstag pendant que d’autres de ses enfants étaient dans l’armée française.
L’autre industrie qui gagna énormément dans la guerre, ce fut l’automobile, mais pas toujours en fabriquant des voitures. Toutes les grandes firmes automobiles surent obtenir des marchés juteux de l’État.
En 1915, André Citroën décrochait un contrat pour un million d’obus. Pour les fabriquer, il obtint aussi de l’État, une aide pour la construction d’une usine géante, quai de Javel à Paris. Les obus furent livrés avec plusieurs mois de retard. Un rapport établit que Citroën avait vendu ces obus deux fois plus cher que le prix du marché. Il ne fut jamais publié. En revanche les aides de l’État lui permirent de moderniser et d’introduire le travail à la chaîne dans cette usine tournant principalement avec une main-d’oeuvre féminine sous-payée.
Berliet s’enrichit dans les camions ; Renault avec les tracteurs, les avions, les chars, sans oublier les fameux taxis de la Marne.
Quant aux Peugeot, après avoir prospéré dans différents domaines, comme on l’a vu, ils s’étaient lancés dans l’automobile avant la guerre. L’usine de Sochaux fut fondée en 1912 et produisait déjà 4 000 voitures en 1913. Pendant la guerre, la société Peugeot reçut 26 millions de l’État pour fabriquer des moteurs d’avions de chasse, dont aucun ne sera jamais livré, mais cela lui permit d’agrandir ses installations.
D’autres entreprises profitèrent des commandes de guerre. Dans la chimie, Péchiney fut un des premiers à se consacrer à la production de guerre et à profiter des aides de l’État. Le ministère de l’armement construisit et équipa à son profit une usine à Saint-Auban.
C’est aussi grâce à la guerre que se forgea l’empire Boussac. Marcel Boussac, né en 1889 dans une famille de négociants en tissus, fut mobilisé en 1914 mais trouva immédiatement le moyen de ne pas aller au front et mit la main sur des usines dans les Vosges. Il vendit pour 75 millions de francs de fournitures à l’armée, entre 1914 et 1918 : chemises, caleçons, étuis de masques à gaz. La guerre fit sa fortune. En 1918, il pouvait donc racheter des usines défaillantes et se retrouvait à la tête de 15 000 ouvriers.
Bien souvent les patrons ont grugé l’État et se sont enrichis sur le dos des soldats. La société de moteurs d’avions Gnome et Rhône (future SNECMA) vendit ses pièces à l’armée trois fois leur prix réel. Une grande société de pêcherie, La Morue française, livra aux troupes 600 tonnes de poissons avariés. Il faut dire que le sous-secrétaire d’État au ravitaillement, Joseph Thierry, était également administrateur de cette société...
Les profits dégagés pendant la guerre furent faramineux. Globalement c’est toute la grande bourgeoisie qui en sortit renforcée et enrichie. Pendant que les rentiers, les bourgeois moyens ou petits se retrouvaient ruinés, la haute bourgeoisie elle, vit ses positions assurées, sa fortune augmentée.
Certains historiens ont mis en avant la mort au combat de nombreux fils de bourgeois, pour montrer qu’ils avaient aussi payé la guerre. Mais cela ne prouve qu’une chose : c’est qu’en plus d’avoir envoyé à la mort plus de dix millions de fils de paysans et d’ouvriers, la bourgeoisie était prête aussi à sacrifier une partie de ses propres enfants sur l’autel de ses profits.

mercredi 21 août 2013

:: De l'Etat, par Lénine (11 juillet 1919)

Camarades, le thème de notre causerie d'aujourd'hui, selon votre plan d'études qui m'a été remis, est celui de l'Etat. J'ignore jusqu'à quel point cette question vous est déjà familière. Si je ne me trompe, vos cours viennent de commencer, et c'est la première fois que vous abordez ce sujet d'une façon suivie. Cela étant, il se pourrait fort bien que dans ma première conférence sur cette question si difficile, mon exposé ne soit ni assez clair ni assez intelligible pour beaucoup de mes auditeurs. S'il en était ainsi, que cela ne vous trouble pas, car le problème de l'Etat est un des plus complexes, un des plus difficiles qui soit, c'est peut-être celui que les savants, les écrivains et les philosophes bourgeois ont le plus embrouillé.

Aussi ne doit-on jamais s'attendre à réussir, au cours d'une brève causerie, à l'élucider entièrement d'emblée. Après la première causerie sur ce sujet, il convient de noter pour soi les passages non compris ou obscurs, afin d'y revenir une deuxième, une troisième, une quatrième fois ; afin de compléter et d'élucider plus tard, par la suite, ce qui était resté incompris, tant par des lectures qu'aux conférences et aux causeries. J'espère que nous aurons de nouveau l'occasion de nous réunir et qu'alors nous pourrons procéder à un échange de vues sur toutes les questions qui seront venues s'y ajouter et tirer au clair ce qui était resté le plus obscur. J'espère aussi que pour compléter les causeries et les cours, vous consacrerez un certain temps à lire au moins quelques-uns des principaux ouvrages de Marx et d'Engels. Je suis certain que dans la liste des livres recommandés et dans les manuels mis par votre bibliothèque à la disposition des étudiants de l'école d'administration et du Parti, - je suis certain que vous trouverez ces principaux ouvrages ; bien que, là encore, les difficultés de comprendre l'exposé puissent au premier abord rebuter certains, je dois une fois de plus vous prévenir qu'il ne faut pas que cela vous trouble, que ce qui n'est pas clair après une première lecture le deviendra à la seconde lecture, ou lorsque vous aborderez la question d'un autre côté ; je le répète, cette question est si compliquée et si embrouillée par les savants et les écrivains bourgeois, que quiconque veut y réfléchir sérieusement et se l'assimiler par lui-même, doit l'aborder à plusieurs reprises, y revenir encore et encore, la considérer sous ses différents aspects pour en acquérir une intelligence nette et sûre. Il vous sera d'autant plus facile d'y revenir que c'est une question à ce point essentielle, à ce point capitale de toute la politique que vous vous y heurtez toujours, quotidiennement dans tout journal, à propos de tout problème économique ou politique, non seulement à une époque orageuse et révolutionnaire comme la nôtre mais aussi aux époques les plus calmes : qu'est-ce que l'Etat, quelle est sa nature, quel est son rôle, quelle est l'attitude de notre Parti, du parti qui lutte pour renverser le capitalisme, du Parti communiste, à l'égard de l'Etat ; chaque jour, pour telle ou telle raison, vous serez amenés à cette question. Ce qu'il faut surtout, c'est que vos lectures, les causeries et les cours qui vous seront faits sur l'Etat, vous apprennent à aborder ce sujet par vous-mêmes, car il se posera à vous à tout propos, à propos de chaque question mineure, dans les imbrications les plus imprévues, dans vos causeries et vos discussions avec vos adversaires. C'est seulement le jour où vous aurez appris à vous orienter par vous-mêmes en cette matière que vous pourrez vous considérer comme suffisamment fermes dans vos convictions et les défendre avec succès devant n'importe qui et à n'importe quel moment.

Après ces brèves remarques, je passerai à la question même : qu'est-ce que l'Etat, comment il est apparu et quelle doit être, pour l'essentiel, l'attitude envers l'Etat du Parti communiste, parti de la classe ouvrière, qui lutte pour le renversement complet du capitalisme.

J'ai déjà dit qu'il n'est sans doute pas une question qui, sciemment ou non, ait été aussi embrouillée par les représentants de la science, de la philosophie, de la jurisprudence, de l'économie politique et du journalisme bourgeois. Très souvent, et aujourd'hui encore, on y fait intervenir des questions religieuses ; très souvent, les tenants des doctrines religieuses (ce qui est tout naturel de leur part), et aussi des gens qui se croient affranchis de tout préjugé religieux, mêlent au problème particulier de l'Etat des questions de religion ; ils tentent d'édifier une théorie bien souvent complexe, s'appuyant sur une conception et une argumentation d'ordre idéologique et philosophique, théorie selon laquelle l'Etat serait quelque chose de divin, de surnaturel, on ne sait quelle force vivifiante de l'humanité, qui confère ou doit conférer aux hommes, apporte avec soi, quelque chose qui n'a rien d'humain, qui lui vient du dehors, bref une force d'origine divine. Et il faut dire que cette théorie est si intimement liée aux intérêts des classes exploiteuses, propriétaires fonciers et capitalistes, elle sert si bien leurs intérêts, elle a si profondément imprégné les habitudes, les opinions, la science de messieurs les représentants de la bourgeoisie, que vous en trouverez des vestiges à chaque pas, et jusque dans la conception que se font de l'Etat les mencheviks et les socialistes-révolutionnaires, qui repoussent avec indignation l'idée qu'ils sont sous l'emprise de préjugés religieux, et qui sont convaincus de pouvoir considérer l'Etat avec une parfaite lucidité. Si cette question est si embrouillée et si compliquée, c'est parce que, plus que toute autre, elle touche aux intérêts des classes dominantes (ne le cédant à cet égard qu'aux principes de la science économique). La théorie de l'Etat sert à justifier les privilèges sociaux, à justifier l'exploitation, à justifier l'existence du capitalisme : ce serait donc une grosse erreur d'espérer qu'on fît preuve d'impartialité sur ce point, d'envisager ce problème comme si ceux qui prétendent à l'objectivité scientifique pouvaient vous donner à ce sujet le point de vue de la science pure. Dans la question de l'Etat, dans la doctrine de l'Etat, dans la théorie de l'Etat, vous retrouverez toujours, quand vous vous serez familiarisés avec cette question et l'aurez suffisamment approfondie, la lutte des différentes classes entre elles, lutte qui se reflète ou qui se traduit dans celle des différentes conceptions de l'Etat, dans l'appréciation du rôle et de l'importance de l'Etat.

Afin d'aborder ce sujet de la façon la plus scientifique, il convient de jeter un coup d'œil sur l'histoire, fut-il rapide, sur les origines et l'évolution de l'Etat. Dans toute question relevant de la science sociale, la méthode la plus sûre, la plus indispensable pour acquérir effectivement l'habitude d'examiner correctement le problème, et de ne pas se perdre dans une foule de détails ou dans l'extrême diversité des opinions adverses, la condition la plus importante d'une étude scientifique, c'est de ne pas oublier l'enchaînement historique fondamental ; c'est de considérer chaque question du point de vue suivant : comment tel phénomène est apparu dans l'histoire, quelles sont les principales étapes de son développement ; et d'envisager sous l'angle de ce développement ce que ce phénomène est devenu aujourd'hui.

J'espère que sur la question de l'Etat, vous lirez l'ouvrage d'Engels l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat. C'est une des oeuvres maîtresses du socialisme moderne, où l'on peut faire confiance à chaque phrase, être sûr qu'elle n'a pas été écrite au petit bonheur, mais qu'elle s'appuie sur une énorme documentation historique et politique. Sans doute, cet ouvrage n'est pas d'un accès et d'une compréhension également faciles dans toutes ses parties : quelques-unes supposent que le lecteur possède déjà certaines connaissances historiques et économiques. Mais je le répète : vous ne devez pas vous troubler si vous ne comprenez pas cet ouvrage à la première lecture, ce qui peut arriver à tout le monde. Mais lorsque vous y reviendrez par la suite, quand votre intérêt aura été éveillé, vous finirez par le saisir dans sa majeure partie, sinon entièrement. Si je mentionne ce livre, c'est parce qu'il montre comment aborder correctement la question sous le rapport que j'ai indiqué. Il commence par tracer un aperçu historique de l'origine de l'Etat.

Pour traiter convenablement cette question, de même que toute autre, par exemple la naissance du capitalisme et de l'exploitation de l'homme par l'homme, le socialisme, l'origine du socialisme, les conditions qui l'ont engendré, - pour aborder, dis-je, toute question de ce genre sérieusement, avec assurance, il faut d'abord jeter un coup d’œil d'ensemble sur l'évolution historique. Sur ce point, on doit tout d'abord observer que l'Etat n'a pas toujours existé. Il fut un temps où il n'y avait pas d'Etat. Il apparaît là et au moment où se manifeste la division de la société en classes, quand apparaissent exploiteurs et exploités.

Avant que surgît la première forme de l'exploitation de l'homme par l'homme, la première forme de la division en classes - propriétaires d'esclaves et esclaves, - il y avait la famille patriarcale ou, comme on l'appelle parfois, clanale (du mot clan, génération, lignée à l'époque où les hommes vivaient par clans, par lignées), et des vestiges assez nets de ces époques anciennes ont subsisté dans les mœurs de maints peuples primitifs ; si vous prenez un ouvrage quelconque sur les civilisations primitives, vous y trouverez toujours des descriptions, des indications, des souvenirs plus ou moins précis attestant qu'il fut un temps plus ou moins semblable à un communisme primitif, où la société n'était pas divisée en propriétaires d'esclaves et en esclaves. Alors il n'y avait pas d'Etat, pas d'appareil spécial pour user systématiquement de la violence et contraindre les hommes à s'y soumettre. C'est cet appareil qu'on appelle l'Etat.

Dans la société primitive, à l'époque où les hommes vivaient par petits clans, aux premiers degrés du développement, dans un état voisin de la sauvagerie, une époque dont l'humanité civilisée moderne est séparée par des milliers d'années, on n'observe pas d'indices d'existence de l'Etat. On y voit régner les coutumes, l'autorité, le respect, le pouvoir dont jouissaient les anciens du clan ; ce pouvoir était parfois dévolu aux femmes - la situation de la femme ne ressemblait pas alors à ce qu'elle est aujourd'hui, privée de droits, opprimée ; mais nulle part, une catégorie spéciale d'hommes ne se différencie pour gouverner les autres et mettre en œuvre d'une façon systématique, constante, à des fins de gouvernement, cet appareil de coercition, cet appareil de violence que sont à l'heure actuelle, vous le comprenez tous, les détachements armés, les prisons et autres moyens de contraindre la volonté d'autrui par la violence, qui constitue l'essence même de l'Etat.

Si l'on fait abstraction des doctrines religieuses, des subterfuges, des systèmes philosophiques, des différentes opinions des savants bourgeois, et si l'on va vraiment au fond des choses, on verra que l'Etat se ramène précisément à cet appareil de gouvernement qui s'est dégagé de la société. C'est quand apparaît ce groupe d'hommes spécial dont la seule fonction est de gouverner, et qui pour ce faire a besoin d'un appareil coercitif particulier, - prisons, détachements spéciaux, troupes, etc., afin de contraindre la volonté d'autrui par la violence, alors apparaît l'Etat.

Mais il fut un temps où l'Etat n'existait pas, où les rapports sociaux, la société elle-même, la discipline, l'organisation du travail tenaient par la force de l'habitude et des traditions, par l'autorité ou le respect dont jouissaient les anciens du clan ou les femmes, dont la situation était alors non seulement égale à celle des hommes, mais souvent même supérieure, et où il n'existait pas une catégorie particulière d'hommes, de spécialistes, pour gouverner. L'histoire montre que l'Etat, appareil coercitif distinct, n'a surgi que là et au moment où est apparue la division de la société en classes, donc la division en groupes d'hommes dont les uns peuvent constamment s'approprier le travail d'autrui, là où les uns exploitent les autres.

Il doit toujours être évident pour nous que cette division de la société en classes au cours de l'histoire est le fait essentiel. L'évolution des sociétés humaines tout au long des millénaires, dans tous les pays sans exception, nous montre la loi générale, la régularité, la logique de cette évolution : au début, une société sans classes, une société patriarcale, primitive, sans aristocratie ; ensuite, une société fondée sur l'esclavage, une société esclavagiste. Toute l'Europe civilisée moderne passa par là : l'esclavage y régnait sans partage il y a deux mille ans. Il en fut de même pour l'écrasante majorité des peuples des autres continents. Des traces de l'esclavage subsistent, aujourd'hui encore, chez les peuples les moins évolués, et vous trouverez même à présent des institutions relevant de l'esclavage, en Afrique par exemple. Propriétaires d'esclaves et esclaves : telle est la première grande division en classes. Aux premiers appartenaient tous les moyens de production, la terre, les instruments, encore grossiers et primitifs, et aussi des hommes. On les appelait propriétaires d'esclaves, et ceux qui peinaient au profit des autres étaient dits esclaves.

A cette forme sociale, une autre, le servage, succéda au cours de l'histoire. Dans l'immense majorité des pays, l'esclavage se transforma en servage. Seigneurs féodaux et paysans serfs : telle était la principale division de la société. Les rapports entre les hommes changèrent de forme. Les propriétaires d'esclaves considéraient les esclaves comme leur propriété, ce qui était consacré par la loi : l'esclave était une chose qui appartenait entièrement à son propriétaire. Pour le paysan serf, l'oppression de classe, la sujétion, subsistait ; mais le seigneur n'était pas censé posséder le paysan comme une chose ; il avait seulement le droit de s'approprier les fruits de son travail et de le contraindre à s'acquitter de certaines redevances. Pratiquement, vous le savez tous, le servage, notamment en Russie où il s'était maintenu le plus longtemps et avait pris les formes les plus brutales, ne se distinguait en rien de l'esclavage.

Par la suite, à mesure que le commerce se développait et qu'un marché mondial se constituait, à mesure que s'étendait la circulation monétaire, une nouvelle classe, celle des capitalistes, apparut dans la société féodale. La marchandise, l'échange des marchandises, le pouvoir de l'argent, engendra le pouvoir du capital. Au cours du XVIIIe siècle, ou plutôt à partir de la fin du XVIIIe siècle, et durant le XIXe siècle, des révolutions éclatèrent dans le monde entier. Le servage fut aboli dans tous les pays d'Europe occidentale. C'est en Russie qu'il disparut le plus tard. En 1861, la transformation s'y produisit également, à la suite de quoi une forme sociale se substitua à une autre ; le servage cède la place au capitalisme où la division en classes demeurait, ainsi que des traces et des survivances du servage, mais où, pour l'essentiel, la division en classes affectait une autre forme.

Les détenteurs du capital, les possesseurs de la terre, les propriétaires de fabriques et d'usines constituaient et constituent dans tous les Etats capitalistes une infime minorité de la population, qui dispose de tout le travail de la nation et qui partant tient à sa merci, opprime et exploite la masse des travailleurs, dont la majorité sont des prolétaires, des ouvriers salariés qui, dans le processus de la production, ne se procurent des moyens de subsister qu'en vendant leurs bras, leur force de travail. Avec le passage au capitalisme, les paysans, disséminés et opprimés à l'époque du servage, deviennent en partie des prolétaires (c'est la majorité), en partie des paysans aisés (c'est la minorité) qui eux-mêmes embauchent des ouvriers et forment une bourgeoisie rurale.

Vous ne devez jamais perdre de vue ce fait fondamental : la société passe des formes primitives de l'esclavage au servage, et, finalement, au capitalisme ; en effet, ce n'est que si vous vous rappelez ce fait essentiel, si vous inscrivez dans ce cadre fondamental toutes les doctrines politiques, que vous pourrez les juger correctement et comprendre à quoi elles se rapportent ; car chacune de ces grandes périodes de l'histoire humaine - esclavage, servage et capitalisme - embrasse des milliers ou des dizaines de milliers d'années, et offre une telle diversité de formes politiques, de théories, d'opinions, de révolutions politiques, qu'il est impossible de se retrouver dans cette extraordinaire diversité, dans cette variété prodigieuse, se rattachant surtout aux théories politiques, philosophiques et autres des savants et des hommes politiques bourgeois, si l'on ne prend une bonne fois pour fil d'Ariane cette division de la société en classes, le changement des formes de la domination de classe, et si l'on n'analyse de ce point de vue tous les problèmes sociaux, d'ordre économique, politique, spirituel, religieux ou autre.

Si vous considérez l'Etat en partant de cette division primordiale, vous constaterez, comme je l'ai déjà dit, qu'avant la division de la société en classes, l'Etat n'existait pas. Mais à mesure que se dessine et s'affirme la division de la société en classes, avec la naissance de la société de classes, on voit l'Etat apparaître et se consolider. Au cours de l'histoire de l'humanité, des dizaines et des centaines de pays ont connu et connaissent l'esclavage, le servage et le capitalisme. Dans chacun d'eux, malgré les immenses transformations historiques qui se sont produites, malgré toutes les péripéties politiques et les révolutions corrélatives à ce développement de l'humanité, au passage de l'esclavage au servage, puis au capitalisme et à la lutte aujourd'hui universelle contre le capitalisme, - vous verrez toujours surgir l'Etat. Celui-ci a toujours été un appareil dégagé de la société et composé d'un groupe d'hommes s'occupant exclusivement ou presque exclusivement, ou principalement, de gouverner. Les hommes se divisent en gouvernés et en spécialistes de l'art de gouverner, qui se placent au-dessus de la société et qu'on appelle des gouvernants, des représentants de l'Etat. Cet appareil, ce groupe d'hommes qui gouvernent les autres, prend toujours en mains des instruments de contrainte, de coercition, que cette violence soit exercée par le gourdin à l'âge primitif, ou par des armes plus perfectionnées à l'époque de l'esclavage, ou par des armes à feu apparues au moyen âge, ou enfin au moyen des armes modernes qui sont, au XXe siècle, de véritables merveilles, entièrement basées sur les dernières réalisations de la technique. Les formes sous lesquelles s'exerçait la violence ont changé, mais toujours, dans chaque société où l'Etat existait, il y avait un groupe d'hommes qui gouvernaient, commandaient, dominaient et qui, pour garder le pouvoir, disposaient d'un appareil de coercition, d'un appareil de violence, de l'armement qui correspondait au niveau technique de l'époque. Et c'est uniquement si nous considérons ces faits d'ordre général, si nous nous demandons pourquoi l'Etat n'existait pas quand il n'y avait pas de classes, lorsqu'il n'y avait ni exploiteurs ni exploités, et pourquoi il a surgi quand les classes sont apparues, que nous trouverons une réponse nette à cette question : quelle est la nature de l'Etat et quel est son rôle ?

L'Etat, c'est une machine destinée à maintenir la domination d'une classe sur une autre. Quand la société ignorait l'existence des classes ; quand les hommes, avant l'époque de l'esclavage, travaillaient dans des conditions primitives, alors que régnait une plus grande égalité et que la productivité du travail était encore très basse ; quand l'homme primitif se procurait à grand-peine ce qui était nécessaire à sa subsistance sommaire et primitive, il n'y avait pas, il ne pouvait y avoir de groupe d'hommes spécialement chargés de gouverner et faisant la loi sur le restant de la société. C'est seulement quand l'esclavage, première forme de division de la société en classes, est apparu ; quand une classe d'hommes, en s'adonnant aux formes les plus rudes du travail agricole, a pu produire un certain excédent, et que cet excédent qui n'était pas absolument indispensable à l'existence extrêmement misérable de l'esclave, était accaparé par les propriétaires d'esclaves, c'est alors que cette dernière classe s'est affermie ; mais pour qu'elle pût s'affermir, il fallait que l'Etat apparût.

Et il est apparu, l'Etat esclavagiste, appareil qui donnait aux propriétaires d'esclaves le pouvoir, la possibilité de gouverner tous les esclaves. La société et l'Etat étaient alors beaucoup moins étendus qu'aujourd'hui ; ils disposaient d'un moyen de liaison infiniment plus rudimentaire : les moyens de communication actuels n'existaient pas. Les montagnes, les rivières et les mers étaient de bien plus grands obstacles qu'à présent, et l'Etat se constituait dans des frontières géographiques beaucoup plus restreintes. L'appareil d'Etat, techniquement très imparfait, desservait un Etat aux frontières relativement étroites et à la sphère d'action limitée. Mais c'était quand même un appareil qui maintenait les esclaves assujettis, qui tenait une partie de la société sous la contrainte et l'oppression exercée par l'autre. On ne saurait obliger la majeure partie de la société à travailler régulièrement pour l'autre sans un appareil coercitif permanent. Tant qu'il n'y avait pas de classes, il n'existait pas. Quand les classes sont apparues, à mesure que cette division s'accentuait et s'affirmait, toujours et partout on voyait apparaître une institution spéciale : l'Etat. Les formes de l'Etat ont été extrêmement variées. Au temps de l'esclavage, dans les pays les plus avancés, les plus cultivés et les plus civilisés de l'époque telles la Grèce et Rome antiques, entièrement fondés sur l'esclavage, nous avons déjà diverses formes d'Etat. Alors, on distingue déjà la monarchie et la république, l'aristocratie et la démocratie. La monarchie, c'est le pouvoir d'un individu ; en république, tout pouvoir repose sur l'élection ; l'aristocratie, c'est le pouvoir d'une minorité relativement restreinte ; la démocratie, c'est le pouvoir du peuple (en grec, le mot démocratie signifie littéralement : pouvoir du peuple). Toutes ces distinctions sont apparues à l'époque de l'esclavage. Mais malgré ces différences, que ce fût une monarchie ou une république aristocratique ou démocratique, l'Etat, à l'époque de l'esclavage, était un Etat esclavagiste.

Tous les cours d'histoire ancienne, toutes les conférences sur ce sujet vous parleront de la lutte entre les Etats monarchiques et républicains ; mais l'essentiel, c'est que les esclaves n'étaient pas considérés comme des hommes : je ne dis pas comme des citoyens, mais même comme des hommes. Au regard du droit romain, ils étaient des choses. Les lois concernant le meurtre, pour ne rien dire des autres lois relatives à la protection de l'individu, ne s'appliquaient pas aux esclaves. Elles défendaient uniquement les propriétaires d'esclaves, qui seuls jouissaient de tous les droits civiques. Monarchie ou république, c'était une monarchie ou une république esclavagiste. Tous les droits y appartenaient aux propriétaires d'esclaves, alors que les esclaves n'étaient que des choses aux yeux de la loi ; non seulement toute violence était permise à leur égard, mais même le meurtre d'un esclave n'était pas considéré comme un crime. Les républiques esclavagistes différaient par leur organisation interne : il y avait des républiques aristocratiques et des républiques démocratiques. Dans la république aristocratique, un petit nombre seulement de privilégiés avaient le droit de vote ; dans une république démocratique, tous le possédaient, tous les propriétaires d'esclaves, tous, sauf les esclaves. Il ne faut pas perdre de vue cette circonstance essentielle, car c'est surtout elle qui éclaire la question de l'Etat et met en évidence la vraie nature de celui-ci.

L'Etat est une machine qui permet à une classe d'en opprimer une autre, une machine destinée à maintenir dans la sujétion d'une classe toutes les autres classes qui en dépendent. Cette machine revêt différentes formes. Dans l'Etat esclavagiste, nous avons la monarchie, la république aristocratique, ou même la république démocratique. En réalité, si la forme de gouvernement variait à l'extrême, le fond ne changeait pas : les esclaves n'avaient aucun droit et restaient une classe opprimée, ils n'étaient pas considérés comme des êtres humains. Il en va de même dans l'Etat féodal.

Le changement survenu dans les formes d'exploitation a transformé l'Etat esclavagiste en Etat féodal. Cela avait une importance énorme. Dans la société esclavagiste, l'esclave n'a aucun droit, il n'est pas considéré comme un être humain ; dans la société féodale, le paysan est attaché à la terre. Ce qui caractérisait essentiellement le servage, c'est que la paysannerie (les paysans constituaient alors la majorité, la population des villes étant très peu nombreuse) était attachée à la glèbe, d'où le terme même de servage. Le serf pouvait travailler un certain nombre de jours pour son compte, sur le lopin de terre que lui avait donné le seigneur ; les autres jours, il travaillait pour son maître. La nature même de la société de classe subsistait : elle reposait sur l'exploitation de classe. Les seigneurs féodaux seuls avaient tous les droits ; les paysans n'en avaient aucun. Pratiquement, leur situation se distinguait fort peu de celle des esclaves dans la société esclavagiste. Pourtant une voie plus large s'ouvrait pour leur émancipation, pour l'émancipation des paysans, car le serf n'était pas considéré expressément comme la propriété du seigneur. Il pouvait passer une partie de son temps sur son lopin de terre, il pouvait, si l'on peut s'exprimer ainsi, s'appartenir, jusqu'à un certain point ; les possibilités pour le développement des échanges et des relations commerciales étant devenues plus grandes, la féodalité se désagrégeait de plus en plus, la sphère d'émancipation paysanne allait s'élargissant. La société féodale a toujours été plus complexe que la société esclavagiste. Elle recelait un important élément de progrès commercial et industriel, ce qui dès cette époque conduisait au capitalisme. Au moyen âge, le servage prédominait. Là encore, les formes de l'Etat différaient, là encore nous avons la monarchie et la république, celle-ci toutefois sous un aspect beaucoup moins marqué ; mais toujours, les seigneurs féodaux constituaient la seule classe dominante reconnue. Le paysan serf était complètement lésé de droits politiques.

Sous l'esclavage comme sous le servage, la domination d'une petite minorité sur l'écrasante majorité des hommes ne peut se passer de la contrainte. Toute l'histoire abonde en tentatives incessantes des classes opprimées pour renverser l'oppression. L'histoire de l'esclavage connaît des guerres de dizaines d'années pour l'affranchissement des esclaves. Ainsi, le nom de "spartakistes", que se sont donné à présent les communistes d'Allemagne - seul parti allemand qui lutte réellement contre le joug du capitalisme, - ce nom, ils l'ont pris parce que Spartacus fut l'un des principaux héros d'une des plus grandes insurrections d'esclaves, il y a près de deux mille ans. Plusieurs années durant, l'Empire romain, entièrement fondé sur l'esclavage et qui semblait tout-puissant, fut secoué et ébranlé par une formidable insurrection d'esclaves qui s'armèrent et se rallièrent, sous la conduire de Spartacus, au sein d'une immense armée. Ils finirent par être exterminés, repris, torturés par les propriétaires d'esclaves. Ces guerres civiles jalonnent toute l'histoire de la société de classes. Je viens de vous citer l'exemple de la plus importante de ces guerres civiles à l'époque de l'esclavage. Toute l'époque du servage est de même remplie de perpétuels soulèvements paysans. En Allemagne, par exemple, la lutte entre la classe des féodaux et celle des serfs prit au moyen âge une vaste ampleur et se transforma en une véritable guerre civile des paysans contre les seigneurs terriens. Vous connaissez tous, en Russie également, de nombreux exemples de soulèvements paysans de ce genre contre les seigneurs féodaux.

Pour maintenir sa domination, pour conserver son pouvoir, le seigneur féodal devait disposer d'un appareil qui groupât et lui subordonnât un très grand nombre d'hommes, les soumît à certaines lois, à certaines règles ; et toutes ces lois se ramenaient au fond à une seule : maintenir le pouvoir du seigneur sur le serf. Tel était l'Etat féodal qui, en Russie par exemple, ou dans des pays asiatiques très arriérés où le servage règne jusqu'à présent, se distinguait par la forme : il était soit républicain, soit monarchique. L'Etat monarchique ne reconnaissait que le pouvoir d'un individu ; l'Etat républicain admettait une participation plus ou moins large des représentants de la société féodale : cela, dans la société fondée sur le servage. Celle-ci comportait une division en classes qui plaçait l'immense majorité, la paysannerie serve, sous la dépendance complète d'une infime minorité : les seigneurs féodaux possesseurs de la terre.

Les progrès du commerce, le développement des échanges entraînèrent la formation d'une classe nouvelle, celle des capitalistes. Le capital fit son apparition à la fin du moyen âge, quand le commerce mondial, après la découverte de l'Amérique, prit un essor prodigieux, quand la quantité des métaux précieux augmenta, quand l'or et l'argent devinrent un moyen d'échange, quand la circulation monétaire permit l'accumulation d'immenses richesses dans les mêmes mains. L'or et l'argent étaient une richesse reconnue dans le monde entier. Les forces économiques de la classe féodale déclinaient alors que croissait la vigueur d'une classe nouvelle, celle des représentants du capital. La refonte de la société rendit tous les citoyens égaux en principe, abolit l'ancienne division en esclavagistes et en esclaves, établit l'égalité de tous devant la loi indépendamment du capital possédé : propriétaire du sol ou gueux n'ayant que ses bras pour vivre, tous deviennent égaux devant la loi. La loi protège tout le monde dans la même mesure : elle protège la propriété de ceux qui en ont contre tout attentat de la masse de ceux qui n'en ont pas, qui n'ont que leurs bras et qui peu à peu tombent dans la misère, se ruinent et deviennent des prolétaires. Telle est la société capitaliste.

Je ne puis m'arrêter là-dessus plus en détail. Vous reviendrez à cette question quand vous étudierez le programme du Parti : on définira alors les traits caractéristiques de la société capitaliste. Cette société s'est dressée contre la féodalité, contre l'ancien régime, contre le servage sous le mot d'ordre de liberté. Mais c'était une liberté pour qui possédait quelque chose. Et le servage une fois aboli, à la fin du XVIIIe; siècle ou au début du XIXe; - en Russie plus tard qu'ailleurs, en 1861, - à l'Etat féodal se substitue l'Etat capitaliste qui proclame la liberté pour tous, prétend être l'expression de la volonté de tous, nie être un Etat de classe ; alors, entre les socialistes, qui combattent pour la liberté du peuple tout entier, et l'Etat capitaliste, une lutte s'engage, qui a abouti aujourd'hui à la formation de la République socialiste des Soviets et qui gagne le monde entier.

Pour comprendre la lutte engagée contre le capital mondial, pour comprendre la nature de l'Etat capitaliste, il faut se rappeler que celui-ci, lorsqu'il se dressait contre la féodalité, allait au combat sous le mot d'ordre de liberté. L'abolition du servage, c'était la liberté pour les représentants de l'Etat capitaliste ; elle leur était avantageuse dans la mesure où, le servage disparu, les paysans pouvaient posséder en toute propriété la terre qu'ils avaient rachetée, ou le lot qu'ils avaient acquis au temps où ils payaient redevance, ce qui importait peu à l'Etat : il protégeait toute propriété, quelle qu'en fût l'origine, puisqu'il reposait sur la propriété privée. Les paysans devenaient des propriétaires dans tous les Etats civilisés modernes. L'Etat protégeait aussi la propriété privée là où le propriétaire remettait une partie de ses terres au paysan ; celui-ci devait dédommager le propriétaire par voie de rachat, à prix d'argent. En somme, l'Etat déclarait qu'il conserverait, pleine et entière, la propriété privée, à laquelle il accordait tout son appui, toute sa protection. L'Etat reconnaissait cette propriété en faveur de tout marchand, industriel ou fabricant. Et cette société, fondée sur la propriété privée, sur le pouvoir du capital, sur la subordination complète de tous les ouvriers et des masses paysannes laborieuses pauvres, cette société, dis-je, proclamait que sa domination était fondée sur la liberté. Luttant contre le servage, elle déclarait libre toute propriété et elle était particulièrement fière que l'Etat eût, soi-disant, cessé d'être un Etat de classe.

Or, l'Etat demeurait une machine qui aide les capitalistes à assujettir la paysannerie pauvre et la classe ouvrière ; mais extérieurement, il est libre. Il proclame le suffrage universel, déclare par la bouche de ses zélateurs, de ses avocats, de ses savants et de ses philosophes, qu'il n'est pas un Etat de classe. Même aujourd'hui, quand les Républiques socialistes soviétiques ont engagé la lutte contre lui, ils nous accusent de violer la liberté, d'édifier un Etat fondé sur la contrainte, sur la répression des uns par les autres, alors qu'ils représenteraient, eux, l'Etat démocratique, l'Etat de tout le peuple. Et aujourd'hui, à l'heure où la révolution socialiste a commencé dans le monde entier, où la révolution triomphe dans quelques pays, où la lutte contre le capital mondial s'est exacerbée, la question de l'Etat a acquis une importance extrême, elle est devenue, pourrait-on dire, la question la plus névralgique ; elle est au cœur de tous les problèmes politiques, de toutes les controverses politiques de notre temps.

Quelque parti que nous considérions, en Russie ou dans n'importe quel pays d'une civilisation relativement avancée, les discussions, les divergences, les opinions politiques y gravitent aujourd'hui presque toutes autour de la notion de l'Etat. L'Etat, dans un pays capitaliste, dans une république démocratique - comme en Suisse et en Amérique, notamment, - dans les républiques démocratiques les plus libres, est-il l'expression de la volonté populaire, la résultante de la décision générale, l'expression de la volonté nationale, etc., ou bien est-ce une machine permettant aux capitalistes de ce pays de maintenir leur pouvoir sur la classe ouvrière et la paysannerie ? C'est la question majeure autour de laquelle gravitent aujourd'hui dans le monde entier les débats politiques. Que dit-on du bolchevisme ? La presse bourgeoise vilipende les bolcheviks. Vous ne trouverez pas un journal qui ne reprenne contre eux l'accusation, devenue courante, de violer la démocratie. Si nos mencheviks et nos socialistes-révolutionnaires, dans leur candeur d'âme (mais peut-être s'agit-il ici de tout autre chose que de candeur, ou bien d'une candeur qu'on dit pire que fourberie ?), pensent avoir découvert et inventé l'accusation, lancée contre les bolcheviks, de violer la liberté et la démocratie, ils s'abusent de la façon la plus comique. Il n'est pas à l'heure actuelle, dans les pays richissimes, un seul des journaux richissimes qui dépensent des dizaines de millions pour les diffuser, sèment le mensonge bourgeois et exaltent la politique impérialiste en dizaines de millions d'exemplaires, - il n'est pas, dis-je, un seul de ces journaux qui ne reprenne contre le bolchevisme ces arguments et ces accusations massues, à savoir que l'Amérique, l'Angleterre et la Suisse sont des Etats avancés, fondés sur la souveraineté du peuple, alors que la République bolchevique est un Etat de brigands qui ignore la liberté, que les bolcheviks portent atteinte à l'idée même de la souveraineté populaire et qu'ils ont été jusqu'à dissoudre la Constituante. Ces terribles accusations lancées contre les bolcheviks sont reprises dans le monde entier. Toutes, elles nous ramènent à cette question : qu'est-ce que l'Etat ? Pour comprendre ces accusations et pour s'y retrouver, pour les analyser en connaissance de cause et ne pas s'en rapporter uniquement aux bruits qui courent, pour se faire une opinion ferme, il faut bien comprendre ce qu'est l'Etat. Nous avons ici affaire à des Etats capitalistes de toute sorte, à toutes les théories qui ont été échafaudées avant la guerre pour les justifier. Afin d'aborder correctement la solution de ce problème, il convient d'envisager sous l'angle critique ces théories et ces idées.

Je vous ai déjà recommandé, pour vous faciliter la tâche, l'ouvrage d'Engels, l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, où il est dit précisément qu'aussi démocratique soit-il, tout Etat où existe la propriété privée de la terre et des moyens de production, où règne le capital, est un Etat capitaliste, une machine aux mains des capitalistes pour maintenir dans la soumission la classe ouvrière et la paysannerie pauvre. Le suffrage universel, l'Assemblée constituante, le Parlement, ne sont que la forme, une sorte de lettre de change, qui ne changent rien au fond.

La forme que revêt la domination de l'Etat peut différer : le capital manifeste sa puissance d'une certaine façon là où existe une certaine forme, d'une autre façon là où la forme est autre ; mais, somme toute, le pouvoir reste aux mains du capital, que le régime soit censitaire ou non, même si la république est démocratique ; mieux encore : cette domination du capitalisme est d'autant plus brutale, d'autant plus cynique que la république est plus démocratique. Les Etats-Unis d'Amérique sont une des républiques les plus démocratiques au monde, mais dans ce pays (quiconque y a séjourné après 1905 l'a certainement constaté), le pouvoir du capital, le pouvoir d'une poignée de milliardaires sur l'ensemble de la société se manifeste plus brutalement, par une corruption plus flagrante que partout ailleurs. Du moment qu'il existe, le capital règne sur toute la société, et aucune république démocratique, aucune loi électorale n'y change rien.

Par rapport à la féodalité, la république démocratique et le suffrage universel constituaient un immense progrès : ils ont permis au prolétariat d'atteindre à ce degré d'union, de cohésion, qui est le sien aujourd'hui ; de former les organisations disciplinées qui mènent une lutte systématique contre le capital. Rien de tel, ni même d'approchant, n'existait chez le paysan serf, sans parler des esclaves. Les esclaves, nous le savons, se révoltaient, provoquaient des émeutes, déclenchaient des guerres civiles, mais jamais ils ne purent constituer une majorité consciente, former des partis capables de diriger leur lutte, avoir une idée nette du but qu'ils poursuivaient ; et même aux moments les plus révolutionnaires de l'histoire, ils furent toujours des pions aux mains des classes dominantes. La république bourgeoise, le Parlement, le suffrage universel, tout cela constitue un immense progrès du point de vue du développement de la société à l'échelle mondiale. L'humanité s'était mise en marche vers le capitalisme ; et seul le capitalisme, grâce à la culture des villes, a permis à la classe opprimée des prolétaires de prendre conscience d'elle-même et de créer un mouvement ouvrier mondial, d'organiser des millions d'ouvriers du monde entier en partis - les partis socialistes - qui dirigent en connaissance de cause la lutte des masses. Sans le parlementarisme. sans le principe électif, cette évolution de la classe ouvrière eût été impossible. Voilà pourquoi tout cela a acquis tant d'importance aux yeux des masses les plus larges. Voilà pourquoi le tournant semble si difficile. Les hypocrites fieffés, les savants et les curés ne sont pas seuls à entretenir et à défendre le mensonge bourgeois selon lequel l'Etat est libre et appelé à sauvegarder les intérêts de tous ; beaucoup de gens font leurs, en toute candeur, les vieux préjugés et ne parviennent pas à comprendre comment s'opère le passage de la vieille société capitaliste au socialisme. Ceux qui sont directement soumis à la bourgeoisie, qui sont assujettis au joug du capital ou sont corrompus par lui (le capital a à son service une foule de savants, d'artistes, de curés, etc., de toutes sortes), et aussi des hommes qui sont simplement influencés par les préjugés de la liberté bourgeoise, tous, dans le monde entier, sont partis en guerre contre le bolchevisme parce qu'au moment de sa fondation, la République des Soviets a rejeté ce mensonge bourgeois et déclaré ouvertement: vous prétendez que votre Etat est libre ; mais en réalité, tant qu'existe la propriété privée, votre Etat, fût-il une république démocratique, n'est qu'une machine aux mains des capitalistes pour réprimer les ouvriers, et cela apparaît d'autant plus clairement que l'Etat est plus libre. La Suisse en Europe, les Etats-Unis en Amérique, en sont un exemple. Nulle part la domination du capital n'est aussi cynique et impitoyable, et nulle part cela n'éclate autant que dans ces pays qui sont pourtant des républiques démocratiques, malgré leur savant maquillage, malgré tous les propos sur la démocratie pour les travailleurs, sur l'égalité de tous les citoyens. En réalité, en Suisse et en Amérique, c'est le capital qui règne, et on riposte aussitôt par la guerre civile à toutes les tentatives faites par les ouvriers pour obtenir une amélioration tant soit peu substantielle de leur sort. Ces pays sont ceux qui ont le moins de soldats, de troupes permanentes ; en Suisse il existe une milice, et tout Suisse a un fusil chez lui ; jusqu'à ces derniers temps, l'Amérique n'avait pas d'armée permanente. C'est pourquoi, quand une grève éclate, la bourgeoisie s'arme, recrute des soldats et réprime la grève ; et nulle part le mouvement ouvrier n'est aussi férocement réprimé qu'en Suisse et en Amérique, nulle part l'influence du capital ne se fait aussi fortement sentir au Parlement. La force du capital est tout, la Bourse est tout ; le Parlement, les élections ne sont que des marionnettes, des fantoches... Mais plus le temps passe, et plus les yeux des ouvriers s'ouvrent, plus l'idée du pouvoir des Soviets progresse, surtout après le sanglant carnage que nous venons de subir. La classe ouvrière se rend de mieux en mieux compte de la nécessité de lutter implacablement contre les capitalistes.

Quelles que soient les formes revêtues par la république, fût-elle la plus démocratique, si c'est une république bourgeoise, si la propriété privée de la terre, des usines et des fabriques y subsiste, et si le capital privé y maintient toute la société dans l'esclavage salarié, autrement dit si l'on n'y réalise pas ce que proclament le programme de notre Parti et la Constitution soviétique, cet Etat est une machine qui permet aux uns d'opprimer les autres. Et cette machine, nous la remettrons aux mains de la classe qui doit renverser le pouvoir du capital. Nous rejetterons tous les vieux préjugés selon lesquels l'Etat, c'est l'égalité générale. Ce n'est qu'un leurre ; tant que l'exploitation subsiste, l'égalité est impossible. Le grand propriétaire foncier ne peut être l'égal de l'ouvrier, ni l'affamé du repu. Cet appareil qu'on appelait l'Etat, qui inspire aux hommes une superstitieuse vénération, ajoutant foi aux vieilles fables d'après lesquelles l'Etat, c'est le pouvoir du peuple entier, - le prolétariat le rejette et dit : c'est un mensonge bourgeois. Cette machine, nous l'avons enlevée aux capitalistes, nous nous en sommes emparés. Avec cette machine, ou avec ce gourdin, nous anéantirons toute exploitation ; et quand il ne restera plus sur la terre aucune possibilité d'exploiter autrui, qu'il ne restera plus ni propriétaires fonciers, ni propriétaires de fabriques, qu'il n'y aura plus de gavés d'un côté et d'affamés de l'autre, quand cela sera devenu impossible, alors seulement nous mettrons cette machine à la ferraille. Alors, il n'y aura plus d'Etat, plus d'exploitation. Tel est le point de vue de notre Parti communiste. J'espère que nous reviendrons à cette question dans les conférences qui suivront, et à plus d'une reprise.

vendredi 2 août 2013

:: La "bureaucratie trade-unioniste", instrument fondamental de la domination de la bourgeoisie (Trotsky, octobre 1929)

[...] Il y a quelque temps, Monatte m'accusait de sous‑estimer « les dangers de l'étatisme » [6]. Ce reproche n'est pas neuf ; il a son origine dans la lutte de Bakounine contre Marx et il démontre une conception fausse, contradictoire et finalement non prolétarienne de l'Etat.

A l'exception d'un seul pays, le pouvoir étatique dans le monde entier se trouve aux mains de la bourgeoisie. C'est en cela, ce n'est qu'en cela que consiste le danger étatique du point de vue du prolétariat. La tâche historique de celui‑ci est d'arracher des mains de la bourgeoisie l'instrument d'oppression le plus puissant. Les communistes ne nient pas les difficultés, les dangers qui sont liés à la dictature du prolétariat. Mais est‑ce que cela peut diminuer d'un iota la nécessité de s'emparer du pouvoir ? Si le prolétariat tout entier était entraîné par un élan irrésistible à la conquête du pouvoir, ou s'il l'avait déjà conquis, on pourrait, à la rigueur, comprendre tels ou tels avertissements des syndicalistes. Dans son testament, Lénine, on le sait, mettait en garde contre les abus du pouvoir révolutionnaire. La lutte contre les déformations de la dictature du prolétariat, l'opposition la mène depuis qu'elle existe et sans avoir eu besoin de faire des emprunts aux arsenaux des anarchistes.

Mais dans les pays bourgeois le malheur consiste en ce que l'écrasante majorité du prolétariat ne comprend pas comme il faudrait les dangers de l'Etat bourgeois. Par la manière qu'ils ont de traiter la question, les syndicalistes, involontairement bien sûr, concourent à cette attitude de conciliation passive des ouvriers à l'égard de l'Etat du capital. Quand les syndicalistes serinent aux ouvriers opprimés par le pouvoir bourgeois leurs avertissements quant aux dangers d'un Etat du prolétariat, ils jouent un rôle purement réactionnaire. La bourgeoisie répétera volontiers à l'adresse des ouvriers : « Ne touchez pas à l'Etat : c'est un engin plein de dangers pour vous. » Le communiste, lui, dira aux ouvriers : « Les difficultés et les dangers qui se dressent devant le prolétariat au lendemain de la conquête du pouvoir, nous apprendrons à les vaincre sur la base de l'expérience. Mais, à l'heure actuelle, les dangers les plus menaçants résident en ce que notre ennemi de classe tient dans ses mains les rênes du pouvoir et le dirige contre nous. »

Dans la société contemporaine, il n'y a que deux classes qui soient capables de tenir le pouvoir dans leurs mains : la bourgeoisie capitaliste et le prolétariat révolutionnaire : depuis longtemps la petite bourgeoisie a perdu la possibilité économique de diriger les destins de la société moderne. Parfois, dans des accès de désespoir, elle se dresse pour la conquête du pouvoir, même les armes à la main, comme cela s'est passé en Italie en Pologne et dans d'autres pays [7]. Mais les insurrections fascistes n'aboutissent qu'à ce résultat : le nouveau pouvoir devient l'instrument du capital financier sous une forme encore plus dépouillée et brutale. Voilà pourquoi les idéologues les plus représentatifs de la petite bourgeoisie ont peur du pouvoir étatique comme tel. La petite bourgeoisie craint le pouvoir quand il est entre les mains de la grande bourgeoisie parce que celle‑ci l'oppresse et la ruine. Elle le craint aussi quand il est entre les mains du prolétariat, car il sape toutes les conditions de son existence coutumière. Enfin, elle craint le pouvoir quand il tombe dans ses propres mains parce que, de ses mains impuissantes, il passera fatalement aux mains du capital financier ou du prolétariat. Les anarchistes ne voient pas les problèmes révolutionnaires du pouvoir étatique, son rôle historique, ils ne voient que les «dangers de l'étatisme». Les anarchistes antiétatistes sont les représentants les plus fidèles et, pour cette raison, les plus décourageants de la petite bourgeoisie dans son impasse historique.

Oui, les « dangers de l'étatisme » existent aussi sous le régime de la dictature du prolétariat, mais la substance de ces dangers consiste précisément en ce que le pouvoir risque justement de revenir aux mains de la bourgeoisie. Le danger étatique le plus connu et le plus apparent, c'est le bureaucratisme. Mais quel en est le caractère ? Si la bureaucratie ouvrière éclairée pouvait amener la société au socialisme, c'est‑à‑dire jusqu'à la liquidation de l'Etat, nous nous réconcilierions avec une telle bureaucratie. Mais elle a un caractère tout à fait opposé : en se séparant du prolétariat, en s'élevant au­-dessus de lui, la bureaucratie tombe sous l'influence des classes petites‑bourgeoises et peut, par cela même, faciliter le retour du pouvoir aux mains de la bourgeoisie. En d'autres termes, les «dangers étatiques » ne sont en dernière analyse autre chose pour le prolétariat que le danger de rendre le pouvoir à la bourgeoisie.

La question de la source de ce danger bureaucratique est non moins importante. Il serait radicalement faux de croire, de supposer que le bureaucratisme surgisse exclusivement du fait de la conquête du pouvoir par le prolétariat. Non, il n'en est pas ainsi. On peut voir dans les Etats capitalistes les formes les plus monstrueuses du bureaucratisme, précisément dans les syndicats. Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'Amérique, l'Angleterre et l'Allemagne. Amsterdam, c'est l'organisation internationale la plus puissante de la bureaucratie syndicale. C'est grâce à elle que se tient maintenant debout l'édifice tout entier du capitalisme, surtout en Europe et particulièrement en Angleterre. S'il n'y avait pas la bureaucratie des trade‑unions, la police, l'armée, les tribunaux, les lords, la monarchie n'apparaîtraient que comme des jouets pitoyables et ridicules devant les masses prolétariennes. C'est par elle que la bourgeoisie existe, non seulement dans la métropole, mais aux Indes, en Egypte et dans les autres colonies. Il faudrait être complètement aveugle pour dire aux ouvriers anglais : «Prenez garde à la conquête du pouvoir et rappelez‑vous toujours que vos syndicats sont l'antidote du danger bureaucratique.» Le marxiste leur dira au contraire : «La bureaucratie trade‑unioniste est l'instrument le plus formidable de votre oppression par l'Etat bourgeois. Il faut arracher le pouvoir des mains de la bourgeoisie et, pour cela, il faut renverser son principal agent : la bureaucratie trade-unioniste.» Entre parenthèses, c'est pour cette raison notamment que l'alliance de Staline avec les briseurs de grève fut à ce point criminelle.

Par l'exemple de l'Angleterre, on voit très clairement combien il est absurde d'opposer comme s'il s'agissait de deux principes différents l'organisation syndicale et l'organisation étatique. En Angleterre plus qu'ailleurs l'Etat repose sur le dos de la classe ouvrière, qui compose l'écrasante majorité de la population du pays. Le mécanisme est tel que la bureaucratie s'appuie directement sur les ouvriers, et l'Etat indirectement, par l'intermédiaire de la bureaucratie trade‑unioniste.

Jusqu'à maintenant nous n'avons pas mentionné le Labour Party qui, en Angleterre, dans ce pays classique des syndicats, est la simple transposition de la même bureaucratie trade‑unioniste. Les mêmes chefs guident les syndicats, trahissent la grève générale, mènent la campagne électorale et siègent, après, dans les ministères. Le Labour Party, les trade‑unions, ce n'est pas deux principes, c'est la division technique du travail. Ensemble, ils constituent l'instrument fondamental de la domination de la bourgeoisie anglaise. On ne peut renverser cette dernière sans renverser la bureaucratie du Labour. Et on ne peut aboutir à ce résultat par l'opposition du syndicat en tant que tel à l'Etat en tant que tel, mais seulement par l'opposition agissante du parti communiste à la bureaucratie du Labour, dans tous les domaines de la vie sociale : dans les trade‑unions, dans les grèves, dans la campagne électorale, au Parlement et au pouvoir. La tâche principale d'un vrai parti du prolétariat consiste à se mettre à la tête des masses ouvrières, syndiquées ou non, pour arracher le pouvoir à la bourgeoisie et frapper à mort les «dangers de l'étatisme» [8].

mercredi 31 juillet 2013

:: La franc-maçonnerie (rapport au 4ème congrès mondial de l'IC, par Trotsky - décembre 1922 - extrait)

Pendant la discussion de la grande commission, une nouvelle question a été posée. C'est la question de la franc-maçonnerie, qui, jusqu'à maintenant, a toujours été passée sous silence dans la vie du parti. II n'y a jamais eu d'articles de polémique, on n'a jamais mentionné dans la presse que, dans le parti communiste, comme d'ailleurs dans les syndicats révolutionnaires et réformistes, il y a pas mal de camarades qui appartiennent en même temps à la franc-maçonnerie !

Quand ce fait a été connu de la commission, ç'a été de la stupeur, parce qu'aucun des camarades étrangers ne pouvait supposer que, deux années après Tours, le parti communiste français pût avoir dans son sein des camarades appartenant à des organisations dont il est superflu de définir le caractère au sein d'un congrès communiste mondial.

J'ai essayé de traiter le problème dans un article de l'organe du congrès, le Bolchevik. J'ai dû, pour écrire cet article, chercher dans ma mémoire les arguments les plus vétustes, couverts de poussière, contre la franc-maçonnerie, que j'avais tout à fait oubliée comme force réelle.

Je ne vous ennuierai pas en reprenant ces arguments. Il est de fait qu'en France la bourgeoisie radicalisante, qui a des chefs bien médiocres et une presse bien pauvre, se sert des institutions secrètes, de la franc-maçonnerie surtout, pour masquer son entreprise réactionnaire, sa mesquinerie, la perfidie dans les idées, l'esprit, le programme. La franc-maçonnerie est une de ses institutions, un de ses instruments.

Il y a un an et demi, nous avons dit au parti français : « On ne voit pas cet abîme qui devrait être creusé par notre presse, par nos discours, entre le parti communiste et toute la société bourgeoise. »

Nous voyons maintenant que non seulement cet abîme n'existe pas, mais qu'il existe des passerelles à peine un peu arrangées, un peu masquées, un peu couvertes : ce sont les passerelles de la franc-maçonnerie, de la Ligue des droits de l'homme et du citoyen, etc. La liaison s'opère par ces passerelles entre la Ligue, la franc-maçonnerie et les institutions du parti, la rédaction du journal, le comité directeur, le comité fédéral.

On fait des discours, on écrit des articles sur la nécessité d'écraser cette société, corrompue par la lutte de classe menée par le prolétariat, lui-même guidé par un parti absolument indépendant de la société bourgeoise. On est révolutionnaire jusqu'au bout... et on va dans les loges maçonniques rejoindre et embrasser les frères aînés qui représentent les classes bourgeoises !

On ne peut comprendre cette mentalité et cette façon d'agir. Quelques camarades ont dit : « Oui, nous pensons comme vous que chaque communiste doit sacrifier toutes ses forces au parti et qu'il ne doit pas les prêter à d'autres institutions, à d'autres entreprises, à d'autres organisations. » Ce n'est pas la seule raison. Si un communiste est musicien, s'il fréquente les concerts, les théâtres, nous ne pouvons pas exiger de lui qu'il en fasse le sacrifice, si ce sacrifice n'est pas exigé par la situation. S'il est père de famille et qu'il veuille consacrer à ses enfants une partie de sa vie, évidemment, nous pouvons exiger beaucoup de lui, mais nous ne pouvons pas exiger qu'il renonce à s'occuper de ses enfants. Ici, il ne s'agit pas de ça. Il ne s'agit pas d'un certain partage de son travail, de son attention, de sa vie entre deux institutions ou deux occupations : non !

Si vous présentez cette question de cette manière devant la classe ouvrière, elle ne comprendra jamais pourquoi l'Internationale s'y intéresse. Il faut affirmer l'incompatibilité complète et absolue, implacable, entre l'esprit révolutionnaire et l'esprit de la petite bourgeoisie maçonnique, instrument de la grande bourgeoisie (Applaudissements.)

Cette question ne fut malheureusement pas soulevée au lendemain du congrès de Tours. Elle n'a surgi devant notre commission qu'à l'occasion de la lutte des fractions. Quand la commission a pris connaissance de ces faits, elle les a immédiatement mis à l'ordre du jour de son travail comme des faits d'une grande importance.

On nous a dit alors : « Vous exagérez. » C'est toujours la même chose. C'est toujours le cas de Fabre qui revient. Fabre est immortel; même tué une fois par l'Internationale communiste, il renaît toujours sous un autre masque, et aujourd'hui sous celui de la maçonnerie secrète.

On nous a dit : « Vous exagérez. » Nous croyons, au contraire, que nous sommes cette fois en présence d'une question qui peut devenir un levier pour changer efficacement, immédiatement, quelque chose dans ce parti.

Il y a de grandes questions : la question des syndicats, la question du Front unique. C'est sur cette base que se développera le mouvement ouvrier. La tradition parlementaire du parti français s'est cristallisée dans la couche supérieure des députés, des journalistes , des avocats, des intellectuels, et elle a constitué, dans une certaine mesure, comme un Etat dans l'Etat.

C'est surtout l'esprit de l'« opportunité » qui est développé chez les éléments intellectuels, dont les cerveaux sont pleins de réminiscences des différentes situations par lesquelles ils sont passés et dans lesquels on ne peut plus rien déchiffrer.

Il faut un choc. C'est surtout dans cette couche du parti qu'il sera salutaire, non seulement pour le parti   ce qui est la raison principale   mais pour les éléments de valeur qui existent naturellement dans cette couche dirigeante, un peu traditionaliste, trop conservatrice et qui se réclame toujours de la journée d'hier ou d'avant hier au lieu de s'orienter vers l'avenir.

Ce devra être un grand choc, parce que leur ligne n'est pas la ligne directrice qu'il faut à la classe ouvrière. C'est un ensemble de relations, de comportements, d'aptitudes, d'habitudes personnelles chez les camarades appartenant à cette couche dirigeante.

Beaucoup de fonctionnaires du parti fréquentent les loges maçonniques. Naturellement, ils ne cachent pas là bas leur communisme comme ils cachent leur franc maçonnerie quand ils sont parmi nous. Mais, tout de même, ils arrangent leur communisme de façon à le rendre convenable pour les frères bourgeois, acceptable pour cette société si délicate, aux nerfs si raffinés. Maeterlinck, le poète, a dit une fois qu'en cachant son âme parmi les autres, on finit par ne plus se retrouver soi même. Eh bien, quand on est dans un milieu pareil et qu'on a modifié ses opinions selon les goûts exquis de ces frères raffinés en politique radicale, on finit par ne plus retrouver sa véritable physionomie de communiste révolutionnaire.

Voilà pourquoi c'est, selon nous, une question importante pour les couches dirigeantes du parti. Naturellement, le comité directeur , quand il accomplira cette tâche que nous lui proposons d'accomplir, aura tout de suite contre lui, en France, les neuf dixièmes de l'opinion publique officielle. On peut déjà prévoir avec une certaine joie révolutionnaire que ces milieux réactionnaires, catholiques, francs maçons, de la nuance Léon Daudet ou de la nuance des amis d'Herriot, avec toute leur presse, se lanceront à l'assaut de l'Internationale et du parti communiste, et si vous vous présentez avec des excuses, des atténuations, des explications, en disant que la franc maçonnerie n'est pas une chose tout à fait condamnable en soi, mais qu'il ne faut pas partager son cœur entre le parti et la franc-maçonnerie parce que le parti a besoin des quatre quarts du cœur, alors vous vous trouverez, camarades du comité directeur, dans une situation intenable. Au contraire, le parti doit frapper sur la table avec énergie et proclamer : « Oui, nous avons commis une faute en tolérant que des camarades de valeur, par une inertie regrettable, aient appartenu à la franc maçonnerie. Mais, après avoir reconnu cette faute, nous engageons une lutte implacable contre cette machine de subversion de la révolution. La Ligue des droits de l'homme et la franc maçonnerie sont des machines bourgeoises qui circonviennent la conscience des représentants du prolétariat français. Nous déclarons à ces méthodes une guerre impitoyable, parce qu'elles constituent une arme secrète et insidieuse de l'arsenal bourgeois [9] ».

Si le comité directeur engage l'action avec cette énergie implacable, il aura naturellement contre lui les dissidents, les Léon Blum et les catholiques, qui défendront les maçons. La maçonnerie trouvera des excommunications catholiques pour maudire les communistes. Le parti aura contre lui un mélange de la bourgeoisie de toutes les nuances, mais le parti communiste restera debout, opposé à toute cette politicaillerie, cette tromperie de la société bourgeoise, comme un bloc révolutionnaire qui défend les intérêts suprêmes du prolétariat.

Et je suis sûr que si vous procédez ainsi, par un choc salutaire, vous retrouverez votre parti, après un. mois, ou deux ou trois, dans une situation bien différente de la situation dans laquelle il se présente devant le 4° congrès mondial.

On criera beaucoup contre les « ordres » de Moscou. On criera de nouveau à la liberté d'opinion, mais cette fois d'opinion franc-rnaçonnique : ce sont les mêmes camarades qui demanderont encore la liberté de pensée et de critique. Mais ces camarades qui polémiquent pour la liberté de pensée et d'opinion envisagent ils les divergences inévitables à l'intérieur des cadres communistes ? Non. Mais ils voudraient disposer d'un cadre qui engloberait les pacifistes, les francs maçons, les propagandistes de la sainte loi catholique, les réformistes, les anarchisants, les syndicalisants. Voilà ce qu'ils appellent la liberté de pensée.

Ces hommes qui, presque toujours des intellectuels, passent les neuf dixièmes de leur temps dans les milieux bourgeois, ont des occupations qui les détachent tout à fait de la classe ouvrière. Leur mentalité se trouve travaillée dans ce milieu pendant les six jours de la semaine qu'ils y passent. Ils rentrent dans leur parti le dimanche, en ont oublié les principes et doivent recommencer par la critique, par le doute surtout. Ils disent : « Nous réclamons pour nous la liberté de pensée. » Alors, on rédige une nouvelle résolution qu'on leur impose. Puis ils retournent dans leur milieu et recommencent. Ce sont des amateurs, des dilettantes, et parmi eux il y a beaucoup d'arrivistes.
Il faut les éliminer; il faut libérer le parti de ces éléments pour lesquels le parti n'est qu'une porte ouverte vers un poste, vers un mandat.

C'est pourquoi nous acceptons comme principe rigoureux que les neuf dixièmes des postes électoraux mis à la disposition du parti soient occupés par des ouvriers et pas même par des ouvriers devenus fonctionnaires du parti, mais par des ouvriers qui sont encore à l'usine ou aux champs.
Il faut montrer à la classe ouvrière qu'on l'a jusqu'à présent trompée et que les différents partis se sont servis d'elle comme d'un tremplin pour faire un bond dans leur carrière, et il faut montrer que notre parti considère le domaine parlementaire comme une partie seulement de son domaine révolutionnaire.

C'est la classe ouvrière qui agit dans ce domaine; ce sont ses représentants les plus purs, les plus capables, ceux qui l'expriment le mieux qu'il faut introduire au Parlement, naturellement en les épaulant par des camarades dévoués et sûrs qui ont une certaine instruction. Mais la majorité écrasante de notre fraction parlementaire, municipale, cantonale, etc., doit être prise parmi les masses ouvrières et surtout en France, étant donné ses mœurs, ses conceptions, ses habitudes.