dimanche 27 février 2011

:: L'INCENDIE DU REICHTAG, par Hippolyte Etchebehere [1933 : la tragédie du prolétariat allemand]



Le 27 février, les social-démocrates tiennent une réunion au Sport Palast pour commémorer le cinquantenaire de la mort de Karl Marx. Nous voudrions y aller, mais nous tenons à réunir nos camarades de la «Masch».
La «Masch» a déménagé. Elle se trouve maintenant dans la Neue-Friedrichstrasse, une vieille rue dans le vieux Berlin. Le quartier, centre de magasins de tissus en gros, s'endort de bonne heure. Les ombres sont longues sur les trottoirs abandonnés. Des rues larges, des ruelles pointues. Dans cette grosse maison grise habite maintenant la «Masch». Le vieil escalier sent le moisi et le pissat de chat, ce relent que sentent tous les vieux escaliers de bois de toutes les vieilles maisons du monde.
L'école est silencieuse, froide. Une pénible impression de maison à louer monte de ses corridors sans élèves.
Notre cours, qui a assez bien tenu, ne compte pas, ce soir, plus de dix camarades. On attend le professeur. Il est déjà huit heures et demie, il n'arrive pas, il ne vient pas. Nous nous entretenons comme toujours, de la situation politique. Nos copains sont déprimés, découragés. Le camarade F..., militant du Parti, affiche un pessimisme résigné.
— Die Proleten werden es sehr schwer hahen (ce sera très dur pour les prolos), nous dit-il quand nous lui demandons comment vont les choses dans son quartier.
— Est-ce que le Parti attendait autre chose du fascisme?
— Bien sûr, on savait, mais, tout de même, les choses sont arrivées à une telle vitesse!
— Moi, dit le camarade B..., je trouve que le Parti se tait trop, disparaît trop. On ne le voit pas. On ne sait que dire à ceux qui nous questionnent à chaque instant.
"— Et qu'est-ce que tu veux qu'il fasse? Il est tellement traqué! Toutes ses réunions sont défendues.
— Les réunions du S.P.D. sont très souvent interdites, mais ils arrivent tout de même à en tenir quelques-unes.
— Oui, accepte F..., ils ont manifesté hier dans notre quartier, et il faut avouer que ce fut assez bien. Plus de trois cents personnes. Par le temps qui court ...
— Et nous? Pourquoi agissons-nous si peu?
— Si peu, si peu ... Nous sommes traqués comme des bêtes fauves. Tu veux commencer à bouger et tu as déjà la matraque sur le dos.
— Moi, s'entête B..., je crois que les social-démocrates ont mieux en main leurs masses. Ils peuvent mieux compter sur elles que notre parti. Et veux-tu que je te dise quelque chose? Je souhaite que notre parti soit mis le plus tôt possible dans l'illégalité.
Nous protestons tous, indignés, mais il continue:
— Mais oui, mais oui, le plus tôt possible, puisque c'est sûr qu'il sera déclaré illégal. Il se peut que nos dirigeants, ramollis aujourd'hui dans des postes bien payés, aient besoin de revenir au pain sec des jours difficiles.
Nous en venons à parler des élections:
— Je crois que nous perdrons des voix, continue B...
— Sûrement.
Presque tout le monde est d'accord là-dessus.
— Moi, dit un jeune, je crois que les nazis vont atteindre les cinquante pour cent.
— Tu es fou ...
Notre professeur n'est pas venu, et c'est déjà l'heure de partir. Nous descendons et marchons, comme toujours, avec quelques camarades que nous accompagnons souvent jusqu'à Neukolln. Arrivés à la Kônig'strasse, il y a quelque chose dans la rue qui change son aspect habituel. Un je ne sais quoi, une légère inquiétude. Nous entendons courir derrière nous. C'est un groupe de jeunes gens. En nous rejoignant, ils jettent:
— Le Reichstag est en flammes ...
— Sans blague?
— Pas de blague. Il brûle bel et bien.
— Je n'arrive pas à le croire, continue F... A qui peut venir l'idée de mettre le feu au Reichstag?
— A qui?...» Et la voix du jeune homme siffle, haineuse: «Aux communistes. Ce sont les communistes, bien sûr.»
— Que peuvent avoir les communistes contre l'édifice du Reichstag? Nos objections ne sont pas de leur goût. Ils nous dévisagent d'un air provocant, se regardant entre eux, et, à la fin, s'en vont. Nous demandons à un schupo si c'est vrai que le Reichstag brûle.
— Je n'en sais rien, nous répond-il. Une dame vient de me poser la même question.
Nous décidons de le vérifier nous-mêmes et nous nous mettons en marche. Arrivés à la Schloss-Platz, nous délibérons: il se peut que ce soit une provocation nazie, un guet-apens. C'est tellement énorme. On n'ira pas.
Le jour suivant, Berlin est en branle. La nouvelle de l'incendie du Reichstag est arrivée aux quartiers les plus reculés. Une caravane de vélos et de piétons monte par Unter den Linden, vers la porte de Brandebourg. Une curiosité froide chez la plupart: voir, vérifier l'action des flammes. La police empêche la formation des groupes. On cause peu et de façon discrète.
Toute la presse communiste est interdite pour quatre semaines. Prison préventive pour tous les fonctionnaires du P.C.. Ordre de détention contre deux de ses députés «soupçonnés de complicité» dans l'incendie du Reichstag. (22)
L'ensemble de la presse social-démocrate tombe également sous le coup d'une interdiction de quatorze jours. Van der Lûbbe aurait avoué «des liaisons avec le S.P.D.».
Des arrestations en masse. On dit que Torgler s'est présenté à la préfecture de police, accompagné de son avocat.
Et cette terreur féroce ne trouve aucune réponse, aucune résistance organisée.
La maison du Vorwârts est occupée par la police. On saisit des tracts, des brochures. Après quatre heures d'occupation, la police s'en va.
Les journaux publient le roman-feuilleton enfanté par Goering sur les plans du P.C. Il y avait là des ponts sautés à la dynamite, des trains déraillés, des kilos de poisons pour les cuisines collectives, des milliers de femmes et d'enfants pris comme otages, une fantastique organisation de communistes habillés en' hommes d'assaut destinés à piller les magasins, et encore, et encore ...