vendredi 19 octobre 2012

:: Le Programme de transition, réponse à la crise du capitalisme

Programme de transition,
Léon Trotsky
Editions Les Bons Caractères

La crise financière qui secoue le monde capitaliste depuis l’été 2007 (mais dont les prémisses sont bien antérieures) est la démonstration éclatante de la vanité des discours de tous ceux qui prétendaient que le marché était le meilleur régulateur possible de l’économie et que les crises, la lutte des classes, appartenaient au passé.

La lutte des classes, la bourgeoisie la mène impitoyablement. Dans tous les pays industrialisés, dans l’immense majorité des pays sous-développés, celle-ci s’attaque au niveau de vie des travailleurs, s’efforçant sans relâche d’accroître ses profits en diminuant la part du revenu national qui échoit aux salariés.
À un moment où la domination croissante du capital financier sur l’économie a conduit le monde dans une crise dont le Premier ministre français, Fillon, dit lui-même qu’elle a conduit le monde « au bord du gouffre », les mots d’ordre du Programme de transition sont plus que jamais d’actualité.

Échelle mobile des salaires, pour lutter contre une inflation qui rogne le pouvoir d’achat des salariés. Échelle mobile des heures de travail, pour lutter contre ce drame social que sont le chômage et ses corollaires, la multiplication des temps partiels imposés et des emplois précaires. Et comme il ne s’agit pas là d’articles d’un programme électoral dépendant de la seule bonne volonté du Parlement, mais d’objectifs à avancer dans les luttes des travailleurs, cela implique la mobilisation de ceux-ci pour exercer un contrôle ouvrier sur les entreprises, pour l’abolition du secret bancaire et du secret commercial, sans quoi un tel contrôle serait vain.

D’une brûlante actualité aussi, dans le cas de la crise actuelle, est le mot d’ordre de l’expropriation des banques privées et de l’étatisation du système de crédit pour mettre fin à la domination du capital financier.

Ces mots d’ordre qui étaient au cœur du Programme de transition, qui pourrait dire aujourd’hui qu’ils sont dépassés ?

[...]

La quatrième internationale après Trotsky

Du vivant même de Trotsky, la décision de proclamer l’existence de la Quatrième Internationale avait suscité bien des réticences, voire des divergences déclarées, dans les groupes qui se réclamaient de lui. En Espagne, la majorité de la Gauche communiste d’Espagne (ICE) avait suivi Andrès Nin dans sa politique de fusion avec le Bloc ouvrier et paysan pour constituer le POUM, parti qui, soumis à l’épreuve du feu en 1936, se rallia au Front populaire lors des élections de février et fournit un ministre de la Justice au gouvernement bourgeois de Catalogne six mois plus tard. En France, toute une partie des militants se réclamant de Trotsky, derrière Pierre Frank et Raymond Molinier, s’était orientée en 1935 vers un « organe de masse » se donnant comme but de regrouper des militants sur la base d’un accord politique limité à quelques points, c’est-à-dire sans programme véritable. Ce fut La Commune, et les GAR (Groupes d’Action Révolutionnaire) qui n’eurent qu’une existence éphémère, mais qui témoignaient par la négative de l’importance que revêtait l’adoption d’un programme clair.

Le problème est qu’en dehors de l’URSS, c’étaient surtout des intellectuels qui avaient rejoint les rangs de l’Opposition de gauche internationale. C’était particulièrement vrai de la France qui, par son histoire récente, occupait une grande place dans les préoccupations de Trotsky. Les dirigeants staliniens avaient creusé un véritable fossé moral, difficilement franchissable, entre eux et la base ouvrière du PCF. En revanche, les contacts étaient bien plus faciles avec une social-démocratie qui se disait encore en paroles « révolutionnaire », et dont nombre de jeunes militants trotskystes étaient issus, surtout à partir de 1935. Beaucoup avaient gardé des liens dans ce milieu, qui ne constituait pourtant pas une bonne école politique.
Trotsky espérait cependant que dans les bouleversements que la guerre à venir allait entraîner, la Quatrième Internationale se renforcerait et dirigerait de grandes luttes révolutionnaires, comme la Troisième l’avait fait vingt ans plus tôt. Il n’en a malheureusement rien été.

Le poids des circonstances objectives explique pour une large part que les organisations trotskystes n’aient pas joué un rôle déterminant, en l’absence de mouvements révolutionnaires prolétariens. La sainte-alliance des impérialismes alliés et de la bureaucratie soviétique à partir de 1941, pour éviter que la guerre ne débouche sur des explosions révolutionnaires dans les pays industrialisés, a été efficace. Le caractère impérialiste du deuxième conflit mondial a largement été occulté aux yeux des masses par la prétendue « croisade des démocraties contre le fascisme ». Et si la guerre a bien débouché sur des secousses révolutionnaires, celles-ci n’ont touché que les pays coloniaux et semi-coloniaux, où l’absence de toute direction prolétarienne a laissé une complète latitude à des directions petites-bourgeoises pour prendre la tête de mouvements de masse et se hisser ainsi au pouvoir.

Les militants trotskystes étaient en outre confrontés au gangstérisme stalinien qui n’hésitait pas à recourir à l’assassinat.

Mais les circonstances extérieures n’expliquent pas le naufrage politique de la grande majorité des groupes qui se réclamaient de la Quatrième Internationale. La composition petite-bourgeoise de la majorité des sections de l’Internationale, dont Trotsky connaissait parfaitement les dangers (il n’est que de voir l’importance qu’il donne au recrutement ouvrier, dans ses interventions sur la crise du SWP en 1939-40), produisait ses effets.

Cela commença en France dès l’effondrement militaire de mai-juin 1940 et l’occupation allemande, avec la main tendue par certaines tendances trotskystes aux « bourgeois pensant français ». Et cela continua avec un suivisme quasi systématique vis-à-vis de tous les courants qui traversaient la petite bourgeoisie intellectuelle. C’est ainsi que les démocraties populaires furent reconnues par la plupart des organisations se réclamant du trotskysme comme des « États ouvriers déformés », qualificatif qui revenait à attribuer à la bureaucratie soviétique un caractère révolutionnaire, alors qu’elle avait tout fait à la fin de la guerre pour y museler le prolétariat. Il en fut de même pour la Chine de Mao Tsé-toung, c’est-à-dire pour un régime qui se mit en place en chevauchant une insurrection paysanne, sans aucune intervention de la classe ouvrière. Et on n’en finirait pas d’énumérer les mouvements nationalistes présentés comme « socialistes », en Yougoslavie, en Indochine, en Algérie, à Cuba, au Vietnam ou au Nicaragua, pour ne citer que les plus connus.

C’est qu’en fait la Quatrième Internationale, en tant qu’organisation se donnant pour but de diriger les combats de la classe ouvrière dans la perspective de la révolution socialiste mondiale, n’avait pas résisté au choc de la deuxième guerre mondiale. Trotsky mort, elle avait perdu sa boussole politique.

Cela n’empêcha évidemment pas un certain nombre de dirigeants de groupes se réclamant du trotskysme, souvent même parmi ceux qui s’étaient opposés à Trotsky du vivant de celui-ci, de se proclamer direction internationale. Et comme aucun n’avait une autorité politique reconnue par l’ensemble du mouvement, les scissions se multiplièrent au fil des ans, et il est devenu difficile de dresser un tableau exhaustif de tous les regroupements qui, d’une manière ou d’une autre, se proclament « Quatrième Internationale ».

L’actualité du programme de la Quatrième Internationale

Mais si l’Internationale prolétarienne reste à construire, le programme de 1938 reste un capital irremplaçable pour tous ceux qui se sont attelés à cette tâche. Car si le monde a profondément changé en soixante-dix ans, sous tous ces changements les mêmes problèmes demeurent, du moins pour ceux qui ont choisi de consacrer leur activité militante à la défense d’une politique prolétarienne.

LO, 6 octobre 2008

[tous les jours, un nouvel extrait du Programme de transition sur @recriweb, le Tumblr]

jeudi 18 octobre 2012

:: Le socialisme français à la veille de la révolution, par Léon Trotsky

La situation intérieure de la France est si riche en contradictions qu'elle semble parfois confuse. Nous recevons trop peu de nouvelles pour pouvoir suivre les évènements dans le détail de leur déroulement. Ces dernières semaines, la radio annonçait des grèves, des manifestations, de l'agitation, bref donnait des nouvelles qui attestaient la montée d'une vague révolutionnaire. Aujourd'hui, les dernières dépêches nous apprennent que la réaction impérialiste s'est assurée une victoire complète dans les élections à la Chambre. Au premier coup d'oeil, quelle éclatante contradiction! Mais la théorie marxiste l'explique parfaitement et, au fond, cette contradiction est bien la meilleure preuve de la validité du marxisme.

Le parlementarisme est un des instruments de la domination de la bourgeoisie. Il cesse d'être adéquat, et l'est de moins en moins au fur et à mesure que l'on approche de l'époque de la révolution prolétarienne. Au moment où le mouvement ouvrier s'engage dans les premières étapes de la guerre civile, les moyens et les actes du parlementarisme apparaissent de plus en plus ouvertement comme le patrimoine des cliques capitalistes, comme l'appareil d'auto-défense de leur classe.

La victoire de la réaction clemenciste aux élections ne dément pas la proximité de la révolution prolétarienne en France, mais au contraire la confirme. Ces contrastes — les progrès de la réaction à la Chambre, ceux de l'insurrection dans les rues — sont des preuves irréfutables qu'en France, dans le pays de la prétendue "république démocratique", la domination du prolétariat ne se réalisera pas par le mécanisme de la démocratie bourgeoise, mais qu'elle devra prendre la forme de la dictature ouverte de classe, et cela d'autant plus que la résistance de la bourgeoisie sera farouche et désespérée.

Dans quelle mesure la France révolutionnaire est-elle préparée sur le plan de la politique et de l'organisation à la dictature du prolétariat ? On doit d'abord reconnaître qu'il faut surmonter d'immenses difficultés. La France a toujours été le pays où des sectes, socialistes et anarchistes, se livraient à des guerres intestines à l'intérieur du mouvement ouvrier. L'unité du parti socialiste n'a été conquise et assurée, après une très cruelle lutte fratricide, que quelques années seulement avant le déclenchement de la guerre impérialiste. La droite, autant que la gauche, a su apprécier à sa valeur cette unité. Depuis lors, l'expérience de la guerre a montré que le parti français, aussi bien que les syndicats, avait été profondément corrompu par le conciliationnisme, le chauvinisme et les préjugés petits-bourgeois répandus dans ce vaste monde.

Le prolétariat français jouit d'un glorieux passé révolutionnaire. La nature et l'histoire l'ont doté d'un superbe tempérament guerrier. Mais, en même temps, il a connu beaucoup de défaites, de désillusions, de perfidies et de trahisons. Avant la guerre, l'unité du parti socialiste et l'organisation syndicaliste constituaient son ultime grand espoir.

L'anéantissement de cette espérance a eu des conséquences désastreuses sur la conscience des ouvriers les plus avancés et le mouvement prolétarien en France s'en est trouvé pour longtemps paralysé. Aujourd'hui que des masses nouvelles et encore politiquement inexpérimentées menacent les confins de. la société bourgeoise, la disproportion entre la vieille organisation et les tâches objectives du mouvement apparaît de plus en plus clairement. D'où non seulement la probabilité, mais encore le caractère inéluctable de puissants mouvements de masses qui risquent de se déclencher avant que la nouvelle organisation soit prête à les diriger.

Il est évidemment urgent de créer, d'avance, des bastions d'organisation à travers le pays, des bastions disposant de l'indépendance nécessaire, dégagés du carcan des vieilles Organisations politiques et syndicales, capables de se mettre rapidement à la tête du mouvement. Nos camarades de France sont précisément en train de se consacrer à cette tache. Si, au début, ces groupes révolutionnaires se révèlent trop faibles pour assurer une authentique direction révolutionnaire, à l'étape suivante, après le premier assaut, ils acquerront rapidement des forces, grandiront et se consolideront dans le cours même de la lutte.

Autant qu'il soit possible d'en juger de loin, cette double tâche : construire une organisation pratiquement toute neuve en assumant simultanément la direction d'un mouvement de masses en voie de développement rapide constitue la principale difficulté du travail révolutionnaire en France aujourd'hui. "Les grèves, dit le courageux syndicaliste révolutionnaire Monatte, fusent de tous côtés. Mais sa situation de faillite «ne permet pas à la C. G. T. de les conduire». Il faut un appareil nouveau. Il n'est pas possible de suspendre le mouvement jusqu'à ce qu'on ait pu bâtir l'organisation nécessaire pour le diriger. D'un autre côté, ces grèves spontanées qui tendent à se transformer en initiatives révolutionnaires ne peuvent mener à la victoire sans l'existence d'une organisation révolutionnaire authentique qui ne mente pas aux travailleurs, qui ne les trompe pas, qui ne les enlise pas dans les cloaques du parlementarisme ou de la collaboration de classes, mais les conduise, sans dévier d'un pouce, vers le but final. Une telle organisation est encore à créer.

«Où va-t-on ? où va-t-on ? De mécontentement en mécontentement, de grève en grève, de grève mi-corporative et mi-politique en grève purement politique, on va tout droit à la faillite de la bourgeoisie, c'est-à-dire à la révolution. Les masses mécontentes font de larges pas sur cette voie.» C'est ce qu'écrit la Vie ouvrière, le journal de Monatte et de Rosmer. Les représentants révolutionnaires du prolétariat français, son noyau communiste aussi bien d'origine socialiste que d'origine syndicaliste — ne sont pas très nombreux, mais ils ont une connaissance claire et complète des objectifs du mouvement prolétarien. Ils auront pour tâche d'intégrer solidement parmi eux les nouveaux dirigeants qui surgissent pendant les grèves, dans les manifestations et, de façon générale, au cours de toutes les actions du mouvement authentique des masses. Leur tache consiste à assumer dès aujourd'hui, sans crainte des difficultés, la direction de ce mouvement spontané, et à constituer sur le terrain leur propre organisation, un appareil né du soulèvement direct du prolétariat.

Pour mener à bien cette tache, ils doivent rompre totalement avec la discipline des organisations qui sont contre-révolutionnaires, puisque opposées aux objectifs fondamentaux du mouvement, en l'occurrence, le parti de Renaudel-Longuet et le syndicat de Jouhaux-Merrheim.

Les masses, certes, n'ont que faiblement répondu à l'appel à la grève du 21 juillet pour protester contre l'intervention de l'entente dans les affaires russes. Ce ne sont pas les ouvriers qui sont à blâmer. Au cours de ces dernières années, les ouvriers en général et les ouvriers français en particulier ont été trompés avec plus de méthode, plus de diabolique habileté que jamais auparavant dans l'histoire : jamais les conséquences n'en ont été aussi tragiques. La majorité de ces dirigeants qui prononçaient de mémorables discours appelant les travailleurs à lutter contre le capitalisme ont revêtu ouvertement en 1914 la livrée de l'impérialisme. Les organisations officielles du syndicat et du parti, associés dans l'esprit des travailleurs à l'idée de leur émancipation, se sont faites les instruments du capitalisme. A partir de là, la classe ouvrière a connu non seulement d'incroyables difficultés d'organisation, mais encore une véritable débâcle idéologique : les difficultés qu'elle doit surmonter pour en sortir sont en proportion du rôle que joue encore la vieille organisation dans la vie des couches ouvrières d'avant-garde.

La classe ouvrière tente héroïquement aujourd'hui. de se remettre debout, de secouer les traces de cette chute. D'où un afflux sans précédent dans les syndicats. En même temps, cette classe ouvrière idéologiquement désarmée et politiquement désorientée, s'efforce, au prix de difficultés, de se forger une nouvelle orientation. Son effort, loin d'être facilité, serait au contraire terriblement freiné si les dirigeants révolutionnaires devaient se confiner dans une attitude d'attentisme. Au lieu de s'enfermer dans le cadre des organisations du vieux parti et des syndicats, ils doivent, devant les masses, faire preuve d'indépendance et de la plus grande résolution.

Quels que soient les motifs invoqués pour préserver l'«unité», les masses révolutionnaires ne comprendraient pas pourquoi les hommes qui les appellent à la révolution continueraient à s'asseoir à la même table que ceux qui les ont dupés, et en particulier que ces individus qui les ont honteusement et cyniquement trahis pendant la guerre. Les masses révolutionnaires estiment à son juste prix l'unité dans la lutte, mais elles ne comprendraient que mal le maintien de l'unité entre les combattants révolutionnaires et la clique de Jouhaux-Merrheim et Renaudel-Longuet.

Dans les conditions présentes, le mot d'ordre de sauvegarde de l'unité a sa source dans la psychologie des organisations officielles, de ces dirigeants, présidents, secrétaires, députés, journalistes, permanents de l'appareil des anciennes organisations du parti et des syndicats qui sentent le sol se dérober sous leurs pas. Le prolétariat a le choix : se morceler, s'éparpiller et hisser ainsi sur le pavois les serviteurs privilégiés de l'impérialisme, ou bien serrer étroitement les rangs pour se soulever contre l'impérialisme. La classe ouvrière a besoin de l'unité révolutionnaire; elle a besoin de l'unité de son soulèvement de classe; mais l'unité des organisations qui ne font que se survivre constitue précisément un obstacle de plus en plus sérieux sur la voie de l'unité du soulèvement révolutionnaire du prolétariat. Les masses ont été désorientées par la guerre. Elles ont aujourd'hui plus qu'avant besoin de clarté dans les idées, de précision dans les mots d'ordre. Elles ont besoin d'une route qui soit droite, de dirigeants qui n'hésitent pas. Chercher, pour des raisons tactiques, à préserver l'«unité», équivaudrait à chercher à pratiquer une caricature de parlementarisme — comme s'il y avait, dans le mouvement révolutionnaire, des «conseils des ministres», avec une opposition, des règlements et des statuts, des enquêtes et des votes de confiance... En demeurant dans la même organisation que les partisans de la collaboration de classes, l'opposition communiste se met du même coup sous la dépendance des "conciliateurs". Elle gaspille son énergie en efforts pour s'adapter au «parlementarisme» des syndicats et du parti. Des questions mineures et des incidents sans portée réelle prennent du coup une importance démesurée aux dépens des questions fondamentales du mouvement révolutionnaire.

La pratique de cette caricature de parlementarisme à l'intérieur des organisations ouvrières a bien d'autres conséquences. Les secrétaires et les présidents, les ministres socialistes, les journalistes et les députés accusent ceux de l'opposition de vouloir prendre leurs fauteuils ou leurs portefeuilles. L'opposition doit se chercher des excuses, se justifier; elle en vient à signet des déclarations où elle affirme son «estime» pour les dirigeants de l'autre bord et laisse entendre qu'elle lutte pour des «principes», non contre des «personnes». Et cette comédie ne fait que consolider les conciliateurs dans les postes qu'ils occupent.

La Vie ouvrière du 24 septembre affirme que le vote de confiance du congrès des métallos ne signifiait pas qu'il endossait la politique de ses dirigeants «conciliateurs», mais seulement qu'il avait ainsi exprimé confiance et sympathie à la personne des secrétaires.

En d'autres termes, c'était un vote sentimental, petit-bourgeois, non une courageuse politique de classe. Le camarade Carron s'attache à démontrer que les délégués qui ont émis ce vote, et surtout les masses qui les suivent, sont complètement d'accord en esprit avec les partisans de la IIIe Internationale. En réalité, s'ils ont voté la confiance en leurs dirigeants, c'est parce qu'ils se sont laissés abuser par les arguments fallacieux selon lesquels il faut combattre les idées et non les personnes. Finalement, en votant la confiance à Merrheim, ils maintiennent à un poste responsable un homme qui prêche l'opportunisme, la conciliation et la soumission au capitalisme.

Au congrès des travailleurs des Postes et Télégraphes, la politique «conciliatrice» de la direction a été approuvée par 197 voix contre 23 et 7 abstentions. Un membre de cette direction, l'internationaliste Victor Roux, écrit que nombre de délégués éprouvaient simplement beaucoup de sympathie pour le secrétaire du syndicat, le conciliateur Borderez dont la valeur morale, dit-il, est incontestée.

«Je reconnais, personnellement, écrit-il, qu'il a rendu de grands services à l'organisation; en des temps difficiles» (La Vie ouvrière, 15 septembre 1919).

Jouhaux, Renaudel, Longuet, Merrheim et d'autres, quels que soient les «services» qu'ils aient pu rendre dans le passé, se comportent aujourd'hui comme des représentants du système bourgeois dont ils constituent le principal soutien. En fonction de ce rôle qui est le leur, c'est dans leur propre intérêt qu'ils s'efforcent de grossir aux yeux du prolétariat toutes les concessions de la bourgeoisie, puisqu'elles sont, après tout, le fruit de leur diplomatie. Tout en critiquant le capitalisme, ils s'efforcent de l'embellir et, après bien des discours, en viennent à leur conclusion, la nécessité de s'adapter — c'est-à-dire de se soumettre — à la domination du capitalisme.

Le pire crime des dirigeants du syndicalisme régnant — Rosmer l'a bien vu — consiste en ce qu'ils «ont remplacé l'action directe de la classe ouvrière par la sollicitation de faveurs auprès du gouvernement». Mais il est impossible de modifier cette tactique contre-révolutionnaire en «sollicitant» à notre tour les social-impérialistes du mouvement syndical et politique. Quand les Jouhaux, Renaudel, Merrheim et Longuet s'emploient à convaincre les députés capitalistes et bourgeois qu'ils doivent faire des concessions à la classe ouvrière, les représentants authentiques du prolétariat ne peuvent pas, eux, perdre leur temps en cherchant à convaincre Renaudel et Longuet de la nécessité d'une lutte révolutionnaire. Pour se débarrasser des députés capitalistes et bourgeois, la classe ouvrière doit chasser de ses organisations les Renaudel et les Longuet.

La lutte contre ces gens-là ne doit pas être menée comme s'il s'agissait d'une querelle de famille ou d'une discussion académique, mais de façon conforme à la gravité de l'enjeu, afin que l'abîme qui nous sépare des social-impérialistes apparaisse dans toute sa profondeur devant la conscience des masses.

Notre devoir est d'utiliser à fond les épouvantables leçons de la guerre impérialiste. Nous devons faire assimiler par les masses l'expérience de la dernière période, et leur faire comprendre qu'elles ne peuvent plus continuer à vivre sous le règne du capitalisme. Nous avons le devoir de porter à son paroxysme, au plus haut degré révolutionnaire, la haine qui s'éveille dans les masses contre le capitalisme, contre les capitalistes, contre l'Etat capitaliste et ses organes. Nous devons apprendre aux masses à haïr non seulement les capitalistes, mais tous ceux qui défendent le capitalisme, qui tentent de dissimuler ses plaies nauséabondes, qui cherchent à excuser ou à minimiser ses crimes.

Après l'échec de la manifestation du 21 juin, Monatte écrivait »Les masses sauront qu'il n'est plus possible désormais d'hésiter et de s'abuser soi-même par de faux espoirs; et qu'il est nécessaire d'épurer sans merci le personnel des syndicats. » (La Vie ouvrière 25 juin 1919).

En politique, la lutte contre des principes faux implique une lutte contre les individus qui les personnifient

Régénérer le mouvement ouvrier signifie chasser de ses rangs tous ceux qui se sont déshonorés en trahissant, tous ceux qui ont sapé la confiance ouvrière dans les mots d'ordre révolutionnaires, qui ont sapé leur confiance en leur propre force. L'indulgence, la sentimentalité, la bienveillance sur des questions de cette nature se paient au prix des intérêts vitaux du prolétariat. Les masses qui s'éveillent exigent que tout soit dit à haute voix, qu'un chat soit appelé un chat, qu'il n'y ait pas de demi-teintes imprécises, mais une démarcation claire et précise en politique, que les traîtres soient boycottés et chassés, que leurs places soient prises par des révolutionnaires dévoués corps et âme à leur cause.

La camarade Louise Saumoneau trace le tableau suivant de la lutte pour répandre l'influence des idées de la IIIe Internationale au cours de la récente campagne électorale : «Nous pouvons toujours poursuivre très facilement la propagande qu'il faut mener à la fois à l'intérieur et à l'extérieur des Organisations dans de larges réunions publiques pendant les élections (...). La résistance à l'Internationale révolutionnaire trouve son principal appui parmi les anciens cadres qui ont Si piètrement dirigé le navire de notre parti pendant la guerre. Nos jeunes et ardents camarades, pleins de zèle révolutionnaire, doivent s'employer et employer leur volonté à acquérir certaines habitudes et connaissances pratiques indispensables au bon fonctionnement d'une organisation. Ces connaissances s'assimilent très vite et pourtant, dans les conditions actuelles de la lutte, elles servent de couverture à toutes sortes de baudruches et contribuent à accentuer la fatale influence de ces cadavres vivants desséchés au sein de nos organisations. Partout il faut que les forces de la jeunesse animent la classe révolutionnaire qui s'est dressée au combat pour la IIIe Internationale; partout il faut qu'elles s'implantent, qu'elles remplacent tous ceux sur qui pèsent les quatre années pendant lesquelles ils ont renié les principes socialistes, et cela, même s'il faut les jeter dehors, tête première.»

Les dirigeants faillis du socialisme et du syndicalisme, révolutionnaires de la phrase hier, dociles capitulards aujourd'hui, refusent d'endosser eux-mêmes la responsabilité de leur reniement et la rejettent sur le prolétariat.

Au Congrès de Lyon, Bidegarray, secrétaire de la Fédération des cheminots, a rejeté sur les masses ouvrières la responsabilité de tout ce qui est arrivé : "Il est sûr que les syndicats ont grandi numériquement. Mais, parmi les travailleurs organisés, il y a beaucoup trop peu de syndicalistes. Les gens s'intéressent seulement à leurs propres problèmes immédiats" "En chaque être humain, philosophe Bidegarray, sommeille un cochon."

Rouger, délégué de Limoges blâme le prolétariat pour tout. C'est de la faute du prolétariat. "Les masses ne sont pas suffisamment éclairées. Elles rejoignent les syndicats seulement pour obtenir l'augmentation des salaires."

Merrheim, secrétaire du syndicat des métallurgistes, fait des effets de tribune avec sa "bonne conscience". C'est que lui, voyez-vous, est allé à Zimmerwald — comme s'il s'était agi d'un pique-nique syndical de plus! Il s'agissait pour lui d'une sorte de petit pèlerinage pacifiste qu'il a entrepris pour apaiser sa conscience. Car lui, Merrheim, s'est battu. Mais il n'a pas pu éveiller les masses. "Non, je n'ai pas trahi la classe ouvrière, c'est la classe ouvrière qui m'a trahi." Voilà ce qu'il a dit, textuellement !

Le syndicaliste Dumoulin, un "honnête" renégat du type Merrheim — zimmerwaldien au début de la guerre, mais compagnon d'armes fidèle de Jouhaux aujourd'hui — déclarait au congrès de Tours du syndicat de l'Enseignement que la France n'était pas prête pour une révolution, car les masses n'étaient pas "mûres". Mais cela ne lui suffit pas, il s'en prend aux enseignants internationalistes et leur reproche... l'état arriéré du prolétariat — comme si l'éducation des masses laborieuses se faisait véritablement dans la misérable école bourgeoise pour enfants de prolétaires, et non dans la puissante école de la vie, sous l'influence des patrons, du gouvernement, de l'Eglise, de la presse bourgeoise, des députés et des "malheureux bergers" du syndicalisme.

Les renégats, les lâches et les sceptiques désormais complètement avilis, s'en vont répétant la même phrase : "Les masses ne sont pas mûres" Que faut-il en conclure ? Seulement ceci : il faut renoncer au socialisme, et pas seulement pour un temps, mais définitivement. Car si les masses qui ont connu la longue école préparatoire de la lutte politique et syndicale, puis les quatre années de massacre, n'ont pas mûri pour la révolution, quand et comment mûriront-elles ? Merrheim et les siens supposent-ils que Clémenceau, vainqueur, va créer, dans les murs de l'Etat capitaliste, un réseau d'"académies" pour l'éducation socialiste des masses ? Si le capitalisme est réellement capable de reproduire d'une génération sur l'autre, les chaînes de l'esclavage du salariat, alors les couches profondes du prolétariat continueront à charrier, de génération en génération, l'obscurantisme et l'ignorance. Si les masses prolétariennes pouvaient atteindre sous le capitalisme un niveau élevé de développement mental et intellectuel, le capitalisme ne serait pas, après tout, si mauvais, et la révolution sociale ne serait pas nécessaire. Mais c'est précisément parce que le capitalisme le maintient dans sa servitude mentale et intellectuelle que le prolétariat doit faire la révolution. C'est sous la direction de l'avant-garde que les masses, qui ne sont pas encore assez mûres, mûriront au cours de la révolution. Si la révolution ne se produit pas, les masses tomberont dans un état de prostration et la société dans son ensemble connaîtra la décadence.

Des millions d'ouvriers nouveaux venus affluent dans les syndicats. En Angleterre, ce grand flux a doublé les effectifs syndicaux, qui atteignent aujourd'hui 5.200.000 membres. En France, le nombre de syndiqués est passé de 400.000 à la veille de la guerre à deux millions aujourd'hui Note. Quels changements cette augmentation numérique entraîne-t-elle dans la politique du syndicalisme ?

«Les ouvriers rejoignent les syndicats dans leurs souci de gains matériels immédiats», déclarent les conciliateurs. C'est complètement faux. L'afflux des ouvriers dans les organisations syndicales ne s'explique pas par de petites questions matérielles il s'explique par un fait colossal, la guerre mondiale. Les masses ouvrières — et pas seulement leurs couches supérieures, mais aussi les plus basses — sont transportées, secouées par cet immense bouleversement historique. Chaque prolétaire a ressenti individuellement, à un degré sans précédent, sa propre impuissance devant la puissante machine de l'impérialisme. L'impérieux besoin de nouer des liens, l'impérieux besoin d'unifier et de consolider les forces ouvrières, s'est fait sentir plus que jamais auparavant. C'est de là que provient l'afflux de millions d'ouvriers dans les syndicats et dans les soviets de députés, dans des organisations qui n'exigent pas une préparation politique spéciale, mais incarnent l'expression la plus générale et la plus directe à la fois de la lutte de la classe ouvrière.

Ayant perdu confiance dans les masses prolétariennes, les réformistes de l'espèce Merrheim-Longuet doivent aller chercher secours chez les représentants "éclairés" et "humanitaires" de la bourgeoisie. En fait, leur nullité politique ne se reflète nulle part mieux que dans leur respectueuse extase devant le » grand démocrate » Woodrow Wilson. Des gens qui prétendent pourtant représenter la classe ouvrière se révèlent capables de croire sérieusement que le capitalisme américain pourrait placer à la tête de son Etat un homme avec qui la classe ouvrière européenne pourrait marcher la main dans la main ? Ces messieurs n'ont apparemment jamais entendu parler ni des véritables raisons de l'entrée en guerre de l'Amérique, ni des répugnants marchandages de Wall Street, ni du rôle même de Wilson à qui les grands capitalistes des Etats-Unis ont donné pour mission de brandir les mots d'ordre du pacifisme philistin afin de couvrir les traces de leurs rapines et de leurs crimes ? Peut-être ont-ils imaginé que Wilson allait contrecarrer les plans de ses capitalistes et imposer son programme contre la volonté de ses milliardaires ? Peut-être ont-ils escompté que Wilson saurait, par ses litanies et ses prêches, contraindre LLoyd George et Clémenceau à s'occuper sérieusement de libérer les peuples faibles et opprimés et d'établir la paix universelle ?

Il n'y a pas très longtemps — après l'édifiante leçon des négociations dites "de paix" de Versailles —, Merrheim, au congrès de LyonNote, s'en prit au syndicaliste Lepetit qui s'était permis — comble de l'horreur — de parler irrespectueusement de M. Wilson. "Personne n'a le droit, proclama-t-il, d'insulter M. Wilson dans un congrès syndical." Quel prix Merrheim fait-il payer pour la tranquillité de sa conscience ? Si son léchage de bottes ne lui est pas payé en dollars — et nous accordons bien volontiers que tel n'est pas le cas — , il n'en demeure pas moins celui d'un laquais rampant devant le "démocrate" puissant par la grâce du dollar. Il faut être tombé au dernier degré de la dégradation morale pour tenter ainsi de rattacher les espoirs de la classe ouvrière aux "honnêtes gens" de la bourgeoisie. Des "chefs" capables d'une telle politique n'ont rien à voir avec le prolétariat révolutionnaire. Il faut les chasser sans. merci. "Les hommes qui ont perpétré tout cela, disait Monatte a Lyon, sont indignes de demeurer les interprètes des idées du mouvement ouvrier français."

Les élections législatives marqueront une étape dans le développement politique en France. Elles signifient la disparition des groupements politiques intermédiaires. A travers la Chambre des députés, la bourgeoisie a remis le pouvoir à l'oligarchie financière, et cette dernière a chargé les généraux de conquérir le pays pour son compte; leur sanglante besogne effectuée, les généraux, d'accord avec les agents de change, utilisent le système parlementaire pour mobiliser les exploiteurs et les vampires, tous ceux qui convoitent, aspirent au butin, tous ceux qu'épouvante l'éveil révolutionnaire des masses.

La Chambre est en train de devenir l'état-major général politique de la contre-révolution. La révolution, elle, est en train de sortir dans la rue et tente de constituer son propre état-major, hors du Parlement.

L'élimination dans le pays, des groupes intermédiaires du centre, radicaux et radicaux-socialistes, annonce inéluctablement un phénomène identique dans le mouvement ouvrier. Longuet et Merrheim ont pu subsister sur la base des espoirs qu'ils mettaient dans les forces réformistes «éclairées» de la société bourgeoise. La faillite de ces dernières condamne à mort la tendance Longuet-Merrheim quand l'objet disparaît, son ombre disparaît aussi.

Toutes les ombres qui sont aujourd'hui entre Renaudel et Loriot, entre Jouhaux et Monatte, disparaîtront de la circulation dans le plus bref délai. Seuls demeureront les deux camps fondamentaux : Clémenceau et ses troupes d'un côté, les communistes révolutionnaires de l'autre.

Il ne peut être seulement question de sauvegarder plus longtemps l' «unité», même formelle, du parti et des syndicats. La révolution prolétarienne doit créer et créera son propre état-major politique central à partir des communistes et des syndicalistes, unis, de la tendance communiste révolutionnaire.

Découragé et dérouté par les révolutions russe et allemande, Kautsky avait accroché tous ses espoirs à la France et à l'Angleterre où, selon lui, l'humanitarisme accoutré des défroques de la démocratie allait enfin l'emporter. Nous pouvons en réalité constater que dans ces pays, au sommet de la société bourgeoise, le pouvoir a été conquis par la réaction de la pire espèce, bestiale, exhalant les vapeurs du chauvinisme, montrant ses crocs, l'oeil injecté de sang. Pour l'affronter, le prolétariat s'est dressé, prêt à assumer sans pitié sa revanche pour toutes les défaites passées, les humiliations, les tortures qu'il a dû subir. Il n'y aura pas de quartier : ce sera une lutte à mort. La classe ouvrière vaincra. La dictature prolétarienne balaiera alors le tas d'ordure de la démocratie bourgeoise et ouvrira la voie au système communiste de la société.

20 novembre 1919.

vendredi 12 octobre 2012

:: Sentiment national et mouvement révolutionnaire dans les pays impérialistes. L'exemple du mouvement trotskyste en France durant l'occupation allemande (Voix Ouvrière, 1968)


Tout comme à l’époque du "Manifeste Communiste", la société humaine est divisée en deux classes fondamentales : bourgeoisie et prolétariat. Des succès, des victoires d’autres classes opprimées que le prolétariat, des armées paysannes à direction radicale en particulier, peuvent, par endroits et par moments, apporter des solutions limitées et circonstanciées aux problèmes les plus brûlants de leurs pays. Il n’en reste pas moins qu’à terme et à l’échelle mondiale, l’avenir de l’humanité se joue entre les deux classes fondamentales de la société capitaliste. C’est la conscience profonde de ce fait qui distingue le révolutionnaire prolétarien du révolutionnaire petit-bourgeois.
Il est cependant infiniment peu probable, à l’exception peut-être de circonstances très particulières dans les pays hautement industrialisés, que l’éclosion de la révolution prolétarienne se fasse sous forme d’un processus unique, en quelque sorte « chimiquement pur », mue par le seul antagonisme entre les deux classes fondamentales. Elle se fera très certainement au cours d’une explosion sociale, mettant en mouvement la masse de tous les opprimés et mécontents, outre le prolétariat, la masse des petits-bourgeois urbains, des paysans, des semi-prolétaires, avec leurs préjugés, avec leur inconsistance, avec leur inconscience politique.
Sans la participation de ces masses, aux intérêts, aux objectifs politiques divers, mais unies dans le même mécontentement, dans la même volonté de changement, la révolution n’est pas possible. Le rôle du prolétariat avancé, de l’organisation révolutionnaire en particulier, sera alors d’exprimer le sens objectif de cette lutte, et par là même, de l’orienter et de l’unifier sous la direction de la seule classe historiquement capable de la pousser jusqu’au bout : le prolétariat industriel.
Avant d’être unifiée politiquement, la lutte de ces masses le sera d’abord par le sentiment commun d’être opprimé. Le rôle de tels « sentiments unificateurs » a été, de tout temps, le ressort principal du déclenchement de toute explosion révolutionnaire. Le sentiment national, la conscience d’une oppression nationale ou d’un danger d’oppression nationale, en est un, et des plus importants. Ce sentiment est composé de nombreux éléments, dont les dominantes varient suivant la classe, la couche sociale, qu’il entraîne au combat. Exutoire d’un sentiment d’oppression sociale pour certaines couches exploitées, il peut être aussi le reflet de l’influence d’une classe exploiteuse chauvine. Réactionnaire par certains de ses aspects, mobilisateur dans un sens progressif par d’autres, le sentiment national ne peut, en tout état de cause, être ignoré par les révolutionnaires. Il reste à notre époque encore, un des sentiments les plus profondément ancrés dans les masses populaires, autour duquel elles sont prêtes à se mobiliser, pour lequel elles sont prêtes à se battre.
Parmi les exemples du passé, chacun sait l’importance de l’invasion et de l’occupation prussienne dans le déclenchement de la Commune de Paris. De même, l’incapacité dé la démocratie bourgeoise, durant son court passage au pouvoir, à apporter une réponse satisfaisante, et même une réponse quelconque, à la brûlante question nationale, a été un puissant facteur dans l’éclosion de la révolution prolétarienne hongroise de 1919.
Il existe cependant des exemples plus récents. Un parti révolutionnaire n’aurait pas pu rester neutre, ni s’opposer sans discernement à la puissante vague de sentirent national qui imprima une marque particulière à tous les facteurs qui firent prendre les armes à la classe ouvrière hongroise en 1956.

[...]

Notre époque a mis, depuis des décennies déjà, la révolution prolétarienne à l’ordre du jour. Comment cette révolution pourra éclore, se développer, vaincre ; à travers quelles escarmouches, quels flux et reflux, quelles victoires et défaites partielles se dégagera un mouvement d’ensemble irrésistible, nul ne saurait le dire. Les lignes de forces de la révolution à venir partiront en dernier ressort de deux pôles fondamentalement opposés : l’impérialisme mondial et le prolétariat international, mais elles imprimeront leurs marques dans une société où d’autres classes, couches, groupements sociaux vivent, combattent et défendent leurs intérêts divers. Pour vaincre, le prolétariat doit polariser autour de lui, autour de son action, autour de ses objectifs, de larges masses populaires.
L’expérience des révolutions passées, tant défaites que victorieuses, montre que le prolétariat n’est à même d’aborder sa tâche historique, c’est-à-dire mettre un terme à tout jamais à l’exploitation de l’homme par l’homme, que si son action propre se développe au sein d’une mobilisation populaire. Autrement dit, quand de larges couches populaires, se sentant dans une impasse, ne voient de solution à leurs problèmes que par un changement violent de l’ancien état de choses et quand pour obtenir ce changement, elles sont décidées à intervenir directement dans le cours des choses.
Pour qu’une mobilisation populaire s’effectue, il faut que les sentiments des diverses couches exploitées ou opprimées à tel titre ou à tel autre trouvent un dénominateur commun, et c’est ce sentiment de haine commun qui est le terrain sur lequel éclôt le mouvement populaire. Le mouvement populaire lui-même devient révolutionnaire à partir du moment où il se pose la question du pouvoir, à partir du moment où il songe à s’attaquer non seulement à l’ancien état de choses devenu insupportable, mais à l’État lui-même qui en est le garant et l’ultime rempart.
Cette prise de conscience à l’échelle de larges masses peut se faire en bien des étapes et suivront bien des rythmes. Outre l’élément subjectif constitué par le rôle et l’activité d’une organisation révolutionnaire, le rythme dépend, pour une large part, de la forme du pouvoir étatique lui-même. Plus le pouvoir est omniprésent et omnipotent, plus il intervient dans toutes les manifestations de la vie sociale, plus rapidement les masses en action apprennent que pour vaincre, il faut le détruire. Plus ce pouvoir est personnifié par un homme ou une équipe restreinte plus il sert de point de mire à la haine populaire.
La démocratie, malgré ses multiples inconvénients pour la bourgeoisie a, entre autre, ceci d’avantageux qu’elle dilue devant les masses la réalité du pouvoir, qu’elle cache le mécanisme de répression derrière le chassé-croisé des gouvernements qui passent et se succèdent. La dictature ouverte et déclarée, l’autocratie, le bonapartisme donnent au pouvoir une apparence concrète, en chair et en os, à la portée de l’expérience quotidienne des masses. Ce furent de profondes raisons historiques, tel le développement combiné de la Russie qui en 1917 firent coïncider le mouvement paysan avec l’insurrection prolétarienne, mais c’est en criant : « A bas le tsar » que, concrètement, le soldat-paysan et l’ouvrier se rencontrèrent en février. La haine de l’autocratie fut un puissant levier révolutionnaire autour duquel se fit la mobilisation des masses, précisément parce qu’elle était le dénominateur commun des sentiments des classes opprimés.
Le sentiment national est de son côté un des plus puissants « sentiments unificateurs » autour duquel, même à notre époque, de larges couches populaires se retrouvent et pour lequel elles sont prêtes à se battre. Dans le dernier numéro de la Lutte de Classe nous avions abordé son rôle et sa signification dans les pays sous-développés, où il plonge ses racines dans l’oppression nationale qui pèse sur la quasi-totalité de la population. Dans ces pays, le caractère ouvertement dictatorial du pouvoir se combine avec le fait qu’il est exercé par la nation oppresseuse ou à son bénéfice ce qui est une combinaison particulièrement explosive.
Pour les pays sous-développés le problème national et son reflet dans les sentiments des masses populaires se posent avec une telle acuité qu’une organisation révolutionnaire se condamnerait en en faisant abstraction.
Se pose-t-il aussi pour les pays impérialistes et si oui, dans quels termes ? Autrement dit, l’organisation révolutionnaire peut-elle se trouver en présence d’un profond sentiment national dans le peuple déclenché par une oppression nationale ou une crainte d’oppression nationale ?
Le problème ne se pose manifestement pas actuellement. Il y a 25 ans cependant la France était occupée et cette occupation a donné un regain au sentiment national dans le peuple, sentiment d’ailleurs considérablement amplifié par la propagande chauvine du Parti Communiste à partir de 1941. Si la résistance armée contre l’occupant resta infiniment plus limitée que ce que prétendent les staliniens, elle bénéficia incontestablement de la sympathie de larges couches. Le mouvement trotskyste dut alors déterminer son attitude face à la Résistance et dut prendre position face aux problèmes posés par l’occupation. Plus précisément il s’est posé la question de savoir si une mobilisation large contre l’occupant portait en elle une dynamique qui pouvait déboucher sur la révolution sociale.
Les problèmes posés par une occupation étrangère dans un pays impérialiste, la France en particulier, ne sont pas dépassés. La révolution prolétarienne surgira peut-être des vagues d’une troisième guerre mondiale, guerre dont les aléas pourraient entraîner des occupations diverses successives. 

[...]

Il est certain qu’une organisation révolutionnaire aurait eu à lutter contre l’armée d’occupation allemande, et ceci pour deux raisons. En premier lieu, parce que dans les conditions d’alors, lutter contre le pouvoir étatique était nécessairement lutter contre l’armée d’occupation qui en était le pilier principal. En second lieu, parce que toute organisation révolutionnaire avait pour mission de défendre l’URSS jusque et y compris par des moyens militaires : sabotages de l’appareil de guerre allemand, coups de main armé, etc. Ce faisant l’organisation révolutionnaire eut incontestablement bénéficié du sentiment national, et l’aurait dans une certaine mesure cristallisé autour de son action. Mais si dans ce sentiment il y avait, pour reprendre l’expression de Trotsky « des éléments qui reflétaient d’une part la haine contre la guerre destructrice et d’autre part l’attachement à ce qu’ils croient être leur biens », il était surtout l’expression de l’emprise de l’idéologie bourgeoise sur les masses. Et c’est précisément parce que son action fournit nécessairement un exutoire à ces sentiments nationaux que l’organisation révolutionnaire était tenue de définir clairement sa position face à la question nationale et de s’organiser sans équivoque.
Le premier problème théorique à cet égard et que le mouvement trotskyste d’alors s’est posé effectivement est de savoir si l’occupation étrangère fait resurgir, il est vrai dans des termes nouveaux, la question nationale. Une partie du mouvement trotskyste répondit positivement à cette question, en affirmant que la France était désormais passée au rang de nation vassale, semi-coloniale. Politiquement la bourgeoisie nationale ne se serait maintenue au pouvoir que comme commis de la bourgeoisie la plus puissante. A peu près - affirmait un bulletin de l’époque - comme les classes dirigeantes indigènes ont été maintenues au pouvoir par l’impérialisme dans certaines colonies. Les partisans de cette thèse affirmèrent, il est vrai, qu’à la différence des pays anciennement colonisés, la bourgeoisie était incapable de lutter pour l’indépendance nationale et que celle-ci ne pouvait être obtenue que par les masses, et elles seules, sans la bourgeoisie.
En réalité, les subtiles distinctions introduites dans la théorie entre ancienne et nouvelle question nationale n’étaient qu’arguties, eu égard à l’importance de la reconnaissance de la question nationale elle-même, et par conséquent, de la légitimité de la lutte pour l’indépendance nationale.
Or, c’est justement cette reconnaissance qui était fausse à la base. La base économique de la question nationale dans les pays sous-développés réside dans le fait que l’emprise impérialiste ne tient que parce qu’elle s’appuie sur les couches dominantes, sur les structures sociales les plus archaïques, empêche la libération et le développement du capitalisme dans le cadre national. La lutte de la bourgeoisie nationale est donc jusqu’à une certaine limite progressive et anti-impérialiste.
Tout au contraire, l’occupation de tel ou tel pays impérialiste par un autre exprime le fait que non seulement pour le capitalisme de ce pays la conquête du marché national est depuis longtemps réalisée, mais que, ce marché s’est révélé depuis longtemps trop étroit, et c’est précisément dans la lutte pour la conquête de marchés extérieurs que cet impérialisme s’est heurté à un rival qui s’est révélé plus fort, tout au moins pour une période. L’ « oppression nationale » que subit le pays impérialiste vaincu apparaît alors non comme une étape à dépasser dans le mouvement ascendant de la bourgeoisie nationale, mais comme une phase de la guerre que les puissances impérialistes se mènent les unes contre les autres, comme une péripétie dans la fluctuation des rapports de forces respectifs. Lutter pour l’Indépendance nationale » ou pour la « libération » voire « l’émancipation nationale » dans ces conditions, c’est prendre fait et cause pour son impérialisme.
Distinguer alors « l’ancienne question nationale » des pays colonisés de la « nouvelle question nationale » surgie à l’occasion de l’occupation d’un pays impérialiste par un autre en prétextant que dans le premier cas la bourgeoisie est encore capable de lutter pour l’indépendance nationale alors qu’elle ne l’est plus pour le second est un non-sens. Ce n’est pas le radicalisme plus ou moins grand de la bourgeoisie dans la lutte pour l’indépendance nationale qui décide de l’attitude des révolutionnaires par rapport à celle-ci. C’est au contraire parce que les marxistes reconnaissent la légitimité du combat pour l’indépendance nationale dans les pays sous-développés qu’ils soutiennent la lutte pour celle-ci, même si elle se mène sous une direction bourgeoise. Et c’est parce que la lutte pour l’indépendance nationale couvre la politique d’un impérialisme momentanément vaincu dans la guerre pour le partage du marché mondial que les marxistes s’y opposent violemment.
L’occupation de la France par l’Allemagne n’a pas réduit la première à l’état d’une semi-colonie, pour la bonne raison qu’elle n’a pas pu et elle n’aurait pas pu effacer par la seule force l’ouvre historique du capitalisme et les rapports inter-capitalistes. Même occupée, la France est restée un pays impérialiste possédant un vaste empire colonial. Et sa victoire ou plus exactement celle de ses alliés, n’a pas signifié la reconquête de l’indépendance nationale mais essentiellement la reconsolidation de son emprise sur ses colonies, et aussi le découpage de l’Allemagne qui, apparaît maintenant à son tour comme un pays occupé.
Cela dit il est évident que pour refuser le leurre de la lutte pour l’indépendance nationale, les révolutionnaires n’en légitiment pas plus l’occupation. De même que les bolcheviks et par la suite l’Internationale Communiste, tout en ayant refusé toute « défense de la patrie » en Allemagne, n’en ont pas plus légitimé le traité de Versailles qui concluait la défaite allemande ; au contraire, ils ont lutté résolument contre ce nouveau partage de l’Europe et du monde.
Mais la lutte contre le Traité de Versailles ne pouvait pas se mener de la même façon en France, pays qui en fut le principal bénéficiaire, et en Allemagne, pays qui en fut la victime.
Lutter en France contre le dépeçage de l’Allemagne, contre l’occupation de la rive gauche du Rhin ou de la Rhur, contre les dures conditions imposées aux vaincus avait une profonde signification anti-impérialiste. Cette lutte ne pouvait pas ne pas opposer le prolétariat contre sa bourgeoisie enrichie par les rapines consacrées par ce traité. En Allemagne par contre, le Parti Communiste ne pouvait soulever cette question sans d’infinies précautions, tant la revendication « A bas la paix de Versailles » pouvait ressouder l’unité nationale derrière l’impérialisme allemand, qui lancera sur l’Europe ses armées précisément pour effacer ce traité.
C’est justement ici la clé de la question. Toute une fraction du personnel politique de la bourgeoisie française a opté après la défaite pour les Alliés. Bénéficiant de l’appui inestimable des staliniens, ils ont canalisé, tout en le renforçant jusqu’au chauvinisme, le sentiment national des masses populaires, pour mobiliser ces masses autour de ce sentiment.
La Résistance fut l’expression concrète de la mainmise politique et organisationnelle de la bourgeoisie sur les masses populaires, entraînées une fois de plus dans le sillage de « leur » impérialisme. Si le sentiment d’oppression nationale était un facteur de mobilisation pour les masses, si pour avoir été exercé par une armée étrangère le pouvoir étatique s’est montré dans toute sa nudité, si en ce sens la lutte révolutionnaire pouvait s’en trouver facilitée, ce sentiment national s’est révélé finalement comme une puissante chaîne par laquelle les staliniens ont lié le sort des masses à celui de leur impérialisme.
Et c’est justement pourquoi, c’est justement pour ne pas ajouter de son côté quelques chaînons supplémentaires que l’organisation révolutionnaire devait faire en sorte que sa lutte contre l’appareil militaire allemand ne puisse créer aucune confusion, dont la bourgeoisie eût pu profiter, dans l’esprit des masses.
Même pendant la guerre, le prolétariat avait sa guerre à mener, qui n’avait rien de commun avec celle de son impérialisme. Mais une politique indépendante nécessitait une organisation indépendante, une organisation de classe. Le prolétariat révolutionnaire se devait de refuser toute organisation commune avec la bourgeoisie ou ses représentants politiques. C’est pourquoi, aucun révolutionnaire n’avait sa place dans le mouvement de la Résistance, au contraire, il devait lutter pour la constitution d’organisations prolétariennes de lutte indépendantes.
La grande majorité du mouvement trotskyste en France justifiait la participation au mouvement national en pensant que de celui-ci sortirait le mouvement de classe. Le mouvement révolutionnaire pouvait en effet surgir de la mêlée impérialiste mais à la condition seulement que le prolétariat sache garder sa politique indépendante, son organisation indépendante. Ceci était impossible à l’époque sans une lutte constante contre l’esprit de la Résistance qui signifiait pour le prolétariat précisément l’abandon de son indépendance tant politique qu’organisationnelle. Au lieu d’être le terrain d’éclosion d’un processus révolutionnaire, la Résistance en fut le principal obstacle.
Tout en luttant contre l’appareil militaire allemand, l’organisation révolutionnaire se devait d’autre part de faire un travail intense parmi les soldats de l’armée d’occupation, favoriser les fraternisations, etc... Elle devait refuser tout appel à la « lutte contre l’envahisseur » au nom de l’« indépendance nationale ». Le motif de l’action de l’organisation révolutionnaire contre l’appareil militaire allemand n’était pas « l’indépendance nationale », mais l’intérêt du prolétariat international dans son ensemble, qui exigeait la défense de l’URSS. Le fait d’agir au nom et dans l’intérêt du prolétariat dans son ensemble impliquait des conséquences jusques et y compris dans la forme de l’action militaire (refus d’attentats contre des soldats isolés ou de sabotage de trains de permissionnaires, etc.). Tout en luttant contre l’appareil militaire allemand, il fallait viser à gagner le soldat allemand et non à le tuer.
De toute manière cette action militaire ne devrait pas être l’activité unique de l’organisation révolutionnaire ni même la principale. La péripétie des armes a fait de l’armée allemande pour une période le principal garant des rapports de production capitaliste en France, et c’est pourquoi, entre autre, l’organisation révolutionnaire se devait de lutter contre elle. Mais les rapports capitalistes en eux-mêmes étaient on ne peut plus français. Si les réquisitions, le service du travail obligatoire étaient les faits de l’occupant, les bas salaires, le chômage étaient le fait du capitalisme français.
La lutte militaire contre l’appareil de guerre allemand n’avait de valeur que si elle accompagnait une lutte active, de tous les jours contre la bourgeoisie française fût-elle pro-alliés. Aucune occupation, aussi durable fût-elle, ne modifie en rien cette constante de la politique bolchevik : l’ennemi principal est dans notre pays. La tâche fondamentale de l’organisation révolutionnaire est de mobiliser le prolétariat contre son propre impérialisme.
C’est pourquoi on ne peut pas engager une lutte militaire contre un occupant étranger, sans lutter en même temps pour l’indépendance politique et organisationnelle du prolétariat. Il n’y a pas d’internationalisme hors de cette voie. Toutes les organisations trotskystes étaient pendant la guerre pour la « fraternisation » et certaines ont milité activement et efficacement pour. Mais une telle politique perd toute signification révolutionnaire internationaliste si en même temps on s’intègre à la « Résistance » (et à plus forte raison si l’on se déclare fier d’être parmi les premiers résistants), car s’intégrer à la Résistance c’est se subordonner et aider à subordonner les ouvriers à la bourgeoisie qui elle, est chauvine.
Même en période de guerre, nous considérons que le prolétariat malgré les multiples changements qu’il subit dans ses parties nationales au gré des fluctuations militaires, est un tout. L’avenir de la société humaine dépend de sa force et de sa conscience. L’organisation révolutionnaire se doit de défendre cette conscience prolétarienne des influences idéologiques de la classe ennemie donc principalement du chauvinisme.

[Lutte de classe (Voix Ouvrière), janvier et février 1968]