La classe ouvrière, si elle s’est réduite dans certain pays
occidentaux, s’est numériquement renforcée à l’échelle mondiale car elle existe
aujourd’hui dans tous les pays du monde. De plus, si en occident les ouvriers
d’industrie à proprement parler ont vu leur nombre diminuer, les armées
d’employés, de sans-grade de ce qu’on appelle le « tertiaire », n’ont
cessé d’augmenter.
Alors ce prolétariat-là a-t-il la capacité et la volonté,
dont il a témoigné à certaines périodes du passé, de s’attaquer à l’ordre
social existant ? Telle est la question qu’on pourrait se poser en
supputant les chances du communisme.
A première vue, le prolétariat ne montre pas de volonté
d’intervention autonome depuis bien des années, ni à l’échelle internationale
ni à l’échelle d’aucune nation. Il a montré pourtant, au milieu des années 50,
en Allemagne de l’Est, en Hongrie et, plus récemment, en 1980 en Pologne, sa
capacité à peser sur la société et sur l’Etat. Mais, en Hongrie, il a été
militairement vaincu et en Pologne, il a été soumis à des forces politiques
hostiles à ses intérêts. Et depuis la crise, il apparaît partout désorganisé,
sous l’influence des courants politiques de la bourgeoisie et non comme une
force politique autonome conséquente. A plus forte raison, il n’apparaît pas
comme une force révolutionnaire, capable d’être porteuse de grandes
transformations sociales.
Dans les pays impérialistes développés, la crainte du chômage
pèse sur le moral et la combativité de la classe ouvrière. Devant les trahisons
répétées des partis qui se réclament d’elle ou qui spéculent sur ses votes, la
classe ouvrière apparaît poussée au désenchantement et à l’apolitisme plutôt qu’à
la colère.
Dans les pays d’Europe centrale, la classe ouvrière semble assommée
par les coups qui se succèdent rapidement, baisse brutale du niveau de vie,
explosion du chômage, effondrement de la production sociale. Elle est
profondément désorientée par des décennies de dictature prétendument
communistes mais réellement anti-ouvrières.
Ailleurs, dans les pays pauvres, quand le prolétariat
industriel intervient, il ne le fait que fondu dans la masse de la population
urbaine, soit de façon explosive mais sans visée politique, soit sous la
direction de forces anti-ouvrières, voire franchement réactionnaires et
religieuses.
Mais, si l’on se reporte au passé, on voit bien que ce n’est
pas en n’importe quelles circonstances que la classe ouvrière, comme toutes les
classes exploitées de l’histoire, s’est montrée révolutionnaire et, en
conséquence, porteuse de transformations sociales.
Les périodes proprement révolutionnaires, c'est-à-dire qui
sont accoucheuses de grandes transformations de l’histoire, sont des périodes
rares. Ce sont des périodes où les classes dirigeantes sont en faillite
évidente, où elles ne croient plus à leur propre ordre social, où leur appareil
étatique se fêle et où, de l’autre côté de la barricade, les grandes masses ne
voient aucune autre issue, aucune place pour elles-mêmes dans le cadre de la
société existante.
Au [XIXème siècle], l’humanité n’a connu que deux, peut-être
trois, périodes de ce genre. Même chose au cours [du XXème siècle] : au
lendemain de la Première guerre mondiale, puis dans les années 30 à la suite de
la grande crise et, dans une certaine mesure, au décours et au lendemain de la Deuxième
guerre mondiale, où une révolution prolétarienne dans les pays d’Europe aurait
pu avoir la chance exceptionnelle de se faire des alliées des masses coloniales
engagées dans une vague de révolutions pour leur émancipation nationale.
Dans les deux cas, la social-démocratie et le stalinisme
portent la responsabilité partagée de l’impréparation, de la désorientation du
prolétariat devant les possibilités qui s’ouvraient devant lui.
C’est à ces époques critiques que la classe ouvrière a eu la
possibilité de faire basculer l’histoire, et c’est à ces périodes qu’elle a été
susceptible d’en avoir collectivement la détermination.
Les grandes transformations sociales exigent une énergie
considérable. Elles exigent, pour paraphraser Lénine, l’intelligence, les
convictions, les passions, la volonté, non pas d’une équipe de révolutionnaires
mais de millions d’ouvriers, de pauvres poussées par le plus âpre des luttes de
classe…
Cela a été vrai, dans le passé, de toutes les
transformations sociales. C’est un lieu commun de dire que la Révolution
française, ce n’était pas des élections mais ce n’était pas seulement la prise
de la Bastille. La révolution française, ce furent des mois, des années d’activité
révolutionnaires de masses, d’activité de dizaines, de centaines de milliers de
femmes et d’hommes ; d’une activité collective à laquelle aucun aspect de
la vie sociale n’échappait, de la forme de la propriété jusqu’au système de
mesures. Sans cette énergie déployée pendant des mois et des années par tous
ces hommes et toutes ces femmes, la physionomie de la France moderne ne serait
certainement pas la même. Et c’est la capacité comparable du prolétariat russe
de libérer une énergie révolutionnaire fantastique qui a bouleversé la Russie
ancienne.
L’intervention collective de la classe ouvrière est
indispensable non seulement pour mettre l’appareil d’Etat de la bourgeoisie
hors d’état de nuire et pour résister à toutes les forces sociales intéressées,
à tort ou à raison, au maintien de l’ordre capitaliste. Mais elle est surtout
indispensable pour mettre au service de la société les trésors d’imagination, d’initiatives,
de dévouement, d’abnégation que recèlent en leur sein les classes exploitées et
qui restent inemployés dans la société actuelle. Société où la bourgeoisie a
fait de ses défauts vertu et où l’on veut nous faire croire qu’il faut, pour
agir et entreprendre, uniquement l’appât d’un gain personnel.
Mais ce sont seulement ces périodes de crise exceptionnelle
qui peuvent amener à la confiance dans leurs capacités collectives, à la
puissance de leurs responsabilités sociales, à la conscience des possibilités
de l’action politique, non par quelques milliers ou dizaines de milliers de
travailleurs, mais des millions d’hommes et de femmes, poussées par la volonté
de vivre vraiment.
Ce n’est que dans de telles périodes qu’on jugera si le
prolétariat a conservé ou pas la capacité de transformer la société.
Et, de telles périodes, immanquablement, le capitalisme en
produira et en reproduira, trois fois par siècle, ou quatre ou cinq ou plus,
selon les circonstances. Jusqu’à ce qu’un jour, une telle crise emporte jusqu’à
son souvenir car nous sommes ainsi faits que la mémoire, individuelle ou
collective, ne conserve que les bons souvenirs.
Extrait de l'intervention d'Arlette Laguiller du vendredi 14 février 1992 à la Mutualité : "Le communisme est toujours l'avenir du monde !"
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