mercredi 31 juillet 2013

:: La franc-maçonnerie (rapport au 4ème congrès mondial de l'IC, par Trotsky - décembre 1922 - extrait)

Pendant la discussion de la grande commission, une nouvelle question a été posée. C'est la question de la franc-maçonnerie, qui, jusqu'à maintenant, a toujours été passée sous silence dans la vie du parti. II n'y a jamais eu d'articles de polémique, on n'a jamais mentionné dans la presse que, dans le parti communiste, comme d'ailleurs dans les syndicats révolutionnaires et réformistes, il y a pas mal de camarades qui appartiennent en même temps à la franc-maçonnerie !

Quand ce fait a été connu de la commission, ç'a été de la stupeur, parce qu'aucun des camarades étrangers ne pouvait supposer que, deux années après Tours, le parti communiste français pût avoir dans son sein des camarades appartenant à des organisations dont il est superflu de définir le caractère au sein d'un congrès communiste mondial.

J'ai essayé de traiter le problème dans un article de l'organe du congrès, le Bolchevik. J'ai dû, pour écrire cet article, chercher dans ma mémoire les arguments les plus vétustes, couverts de poussière, contre la franc-maçonnerie, que j'avais tout à fait oubliée comme force réelle.

Je ne vous ennuierai pas en reprenant ces arguments. Il est de fait qu'en France la bourgeoisie radicalisante, qui a des chefs bien médiocres et une presse bien pauvre, se sert des institutions secrètes, de la franc-maçonnerie surtout, pour masquer son entreprise réactionnaire, sa mesquinerie, la perfidie dans les idées, l'esprit, le programme. La franc-maçonnerie est une de ses institutions, un de ses instruments.

Il y a un an et demi, nous avons dit au parti français : « On ne voit pas cet abîme qui devrait être creusé par notre presse, par nos discours, entre le parti communiste et toute la société bourgeoise. »

Nous voyons maintenant que non seulement cet abîme n'existe pas, mais qu'il existe des passerelles à peine un peu arrangées, un peu masquées, un peu couvertes : ce sont les passerelles de la franc-maçonnerie, de la Ligue des droits de l'homme et du citoyen, etc. La liaison s'opère par ces passerelles entre la Ligue, la franc-maçonnerie et les institutions du parti, la rédaction du journal, le comité directeur, le comité fédéral.

On fait des discours, on écrit des articles sur la nécessité d'écraser cette société, corrompue par la lutte de classe menée par le prolétariat, lui-même guidé par un parti absolument indépendant de la société bourgeoise. On est révolutionnaire jusqu'au bout... et on va dans les loges maçonniques rejoindre et embrasser les frères aînés qui représentent les classes bourgeoises !

On ne peut comprendre cette mentalité et cette façon d'agir. Quelques camarades ont dit : « Oui, nous pensons comme vous que chaque communiste doit sacrifier toutes ses forces au parti et qu'il ne doit pas les prêter à d'autres institutions, à d'autres entreprises, à d'autres organisations. » Ce n'est pas la seule raison. Si un communiste est musicien, s'il fréquente les concerts, les théâtres, nous ne pouvons pas exiger de lui qu'il en fasse le sacrifice, si ce sacrifice n'est pas exigé par la situation. S'il est père de famille et qu'il veuille consacrer à ses enfants une partie de sa vie, évidemment, nous pouvons exiger beaucoup de lui, mais nous ne pouvons pas exiger qu'il renonce à s'occuper de ses enfants. Ici, il ne s'agit pas de ça. Il ne s'agit pas d'un certain partage de son travail, de son attention, de sa vie entre deux institutions ou deux occupations : non !

Si vous présentez cette question de cette manière devant la classe ouvrière, elle ne comprendra jamais pourquoi l'Internationale s'y intéresse. Il faut affirmer l'incompatibilité complète et absolue, implacable, entre l'esprit révolutionnaire et l'esprit de la petite bourgeoisie maçonnique, instrument de la grande bourgeoisie (Applaudissements.)

Cette question ne fut malheureusement pas soulevée au lendemain du congrès de Tours. Elle n'a surgi devant notre commission qu'à l'occasion de la lutte des fractions. Quand la commission a pris connaissance de ces faits, elle les a immédiatement mis à l'ordre du jour de son travail comme des faits d'une grande importance.

On nous a dit alors : « Vous exagérez. » C'est toujours la même chose. C'est toujours le cas de Fabre qui revient. Fabre est immortel; même tué une fois par l'Internationale communiste, il renaît toujours sous un autre masque, et aujourd'hui sous celui de la maçonnerie secrète.

On nous a dit : « Vous exagérez. » Nous croyons, au contraire, que nous sommes cette fois en présence d'une question qui peut devenir un levier pour changer efficacement, immédiatement, quelque chose dans ce parti.

Il y a de grandes questions : la question des syndicats, la question du Front unique. C'est sur cette base que se développera le mouvement ouvrier. La tradition parlementaire du parti français s'est cristallisée dans la couche supérieure des députés, des journalistes , des avocats, des intellectuels, et elle a constitué, dans une certaine mesure, comme un Etat dans l'Etat.

C'est surtout l'esprit de l'« opportunité » qui est développé chez les éléments intellectuels, dont les cerveaux sont pleins de réminiscences des différentes situations par lesquelles ils sont passés et dans lesquels on ne peut plus rien déchiffrer.

Il faut un choc. C'est surtout dans cette couche du parti qu'il sera salutaire, non seulement pour le parti   ce qui est la raison principale   mais pour les éléments de valeur qui existent naturellement dans cette couche dirigeante, un peu traditionaliste, trop conservatrice et qui se réclame toujours de la journée d'hier ou d'avant hier au lieu de s'orienter vers l'avenir.

Ce devra être un grand choc, parce que leur ligne n'est pas la ligne directrice qu'il faut à la classe ouvrière. C'est un ensemble de relations, de comportements, d'aptitudes, d'habitudes personnelles chez les camarades appartenant à cette couche dirigeante.

Beaucoup de fonctionnaires du parti fréquentent les loges maçonniques. Naturellement, ils ne cachent pas là bas leur communisme comme ils cachent leur franc maçonnerie quand ils sont parmi nous. Mais, tout de même, ils arrangent leur communisme de façon à le rendre convenable pour les frères bourgeois, acceptable pour cette société si délicate, aux nerfs si raffinés. Maeterlinck, le poète, a dit une fois qu'en cachant son âme parmi les autres, on finit par ne plus se retrouver soi même. Eh bien, quand on est dans un milieu pareil et qu'on a modifié ses opinions selon les goûts exquis de ces frères raffinés en politique radicale, on finit par ne plus retrouver sa véritable physionomie de communiste révolutionnaire.

Voilà pourquoi c'est, selon nous, une question importante pour les couches dirigeantes du parti. Naturellement, le comité directeur , quand il accomplira cette tâche que nous lui proposons d'accomplir, aura tout de suite contre lui, en France, les neuf dixièmes de l'opinion publique officielle. On peut déjà prévoir avec une certaine joie révolutionnaire que ces milieux réactionnaires, catholiques, francs maçons, de la nuance Léon Daudet ou de la nuance des amis d'Herriot, avec toute leur presse, se lanceront à l'assaut de l'Internationale et du parti communiste, et si vous vous présentez avec des excuses, des atténuations, des explications, en disant que la franc maçonnerie n'est pas une chose tout à fait condamnable en soi, mais qu'il ne faut pas partager son cœur entre le parti et la franc-maçonnerie parce que le parti a besoin des quatre quarts du cœur, alors vous vous trouverez, camarades du comité directeur, dans une situation intenable. Au contraire, le parti doit frapper sur la table avec énergie et proclamer : « Oui, nous avons commis une faute en tolérant que des camarades de valeur, par une inertie regrettable, aient appartenu à la franc maçonnerie. Mais, après avoir reconnu cette faute, nous engageons une lutte implacable contre cette machine de subversion de la révolution. La Ligue des droits de l'homme et la franc maçonnerie sont des machines bourgeoises qui circonviennent la conscience des représentants du prolétariat français. Nous déclarons à ces méthodes une guerre impitoyable, parce qu'elles constituent une arme secrète et insidieuse de l'arsenal bourgeois [9] ».

Si le comité directeur engage l'action avec cette énergie implacable, il aura naturellement contre lui les dissidents, les Léon Blum et les catholiques, qui défendront les maçons. La maçonnerie trouvera des excommunications catholiques pour maudire les communistes. Le parti aura contre lui un mélange de la bourgeoisie de toutes les nuances, mais le parti communiste restera debout, opposé à toute cette politicaillerie, cette tromperie de la société bourgeoise, comme un bloc révolutionnaire qui défend les intérêts suprêmes du prolétariat.

Et je suis sûr que si vous procédez ainsi, par un choc salutaire, vous retrouverez votre parti, après un. mois, ou deux ou trois, dans une situation bien différente de la situation dans laquelle il se présente devant le 4° congrès mondial.

On criera beaucoup contre les « ordres » de Moscou. On criera de nouveau à la liberté d'opinion, mais cette fois d'opinion franc-rnaçonnique : ce sont les mêmes camarades qui demanderont encore la liberté de pensée et de critique. Mais ces camarades qui polémiquent pour la liberté de pensée et d'opinion envisagent ils les divergences inévitables à l'intérieur des cadres communistes ? Non. Mais ils voudraient disposer d'un cadre qui engloberait les pacifistes, les francs maçons, les propagandistes de la sainte loi catholique, les réformistes, les anarchisants, les syndicalisants. Voilà ce qu'ils appellent la liberté de pensée.

Ces hommes qui, presque toujours des intellectuels, passent les neuf dixièmes de leur temps dans les milieux bourgeois, ont des occupations qui les détachent tout à fait de la classe ouvrière. Leur mentalité se trouve travaillée dans ce milieu pendant les six jours de la semaine qu'ils y passent. Ils rentrent dans leur parti le dimanche, en ont oublié les principes et doivent recommencer par la critique, par le doute surtout. Ils disent : « Nous réclamons pour nous la liberté de pensée. » Alors, on rédige une nouvelle résolution qu'on leur impose. Puis ils retournent dans leur milieu et recommencent. Ce sont des amateurs, des dilettantes, et parmi eux il y a beaucoup d'arrivistes.
Il faut les éliminer; il faut libérer le parti de ces éléments pour lesquels le parti n'est qu'une porte ouverte vers un poste, vers un mandat.

C'est pourquoi nous acceptons comme principe rigoureux que les neuf dixièmes des postes électoraux mis à la disposition du parti soient occupés par des ouvriers et pas même par des ouvriers devenus fonctionnaires du parti, mais par des ouvriers qui sont encore à l'usine ou aux champs.
Il faut montrer à la classe ouvrière qu'on l'a jusqu'à présent trompée et que les différents partis se sont servis d'elle comme d'un tremplin pour faire un bond dans leur carrière, et il faut montrer que notre parti considère le domaine parlementaire comme une partie seulement de son domaine révolutionnaire.

C'est la classe ouvrière qui agit dans ce domaine; ce sont ses représentants les plus purs, les plus capables, ceux qui l'expriment le mieux qu'il faut introduire au Parlement, naturellement en les épaulant par des camarades dévoués et sûrs qui ont une certaine instruction. Mais la majorité écrasante de notre fraction parlementaire, municipale, cantonale, etc., doit être prise parmi les masses ouvrières et surtout en France, étant donné ses mœurs, ses conceptions, ses habitudes.

:: L'incident Jaurès (rapport au 4ème congrès mondial de l'IC, par Trotsky - décembre 1922 - extrait)

Camarades, je vous ai déjà dit que je ne pouvais pas vous exposer ici l'histoire du congrès de Paris. Il y a eu cependant un incident que je trouve nécessaire de porter à votre connaissance. C'est l'incident qui fut rapporté à la grande commission par notre camarade Clara Zetkin. Il s'agit d'un incident extrêmement pénible parce qu'il est lié au nom de Jean Jaurès. Je crois nécessaire d'en dire quelques mots, non pour renouveler ici la scène du congrès de Paris, mais simplement pour mettre au point une question idéologique sérieuse.

Une motion fut présentée par la commission des conflits, qui avait pour secrétaire, d'après ce que l'on m'a dit, un jeune camarade de la gauche. Cette motion proposait d'exclure Henri Sellier, tout à fait mûr pour cela, en indiquant qu'Henri Sellier se nourrissait, dans sa conception démocratique, de « la tradition jauressiste ».

Tout le monde admettra qu'il n'était pas nécessaire de parler de Jaurès dans la résolution d'exclusion, même indirectement. De cette maladresse, on a fait un grave incident politique, non seulement dans le congrès mais après le congrès, dans la presse du parti.

Une résolution a été rédigée à la hâte. On en a fait une question de tendance et on a demandé : « Etes vous pour ou contre la tradition de Jaurès ? Etes-­vous avec ou contre Jaurès ? » Voilà comment on a posé la question. Je ne crois pas que cela ait été bénéfique ni à la mémoire de Jaurès, ni au parti lui-même.

Jaurès, nous l'avons tous connu, sinon personnellement, du moins par son rayonnement politique. Nous connaissons tous sa grande et monumentale figure historique, qui dépasse sa personne et qui reste et restera, dans l'histoire, comme une des plus belles figures humaines. Et nous pouvons dire maintenant, et nous pourrons dire demain, que chaque parti révolutionnaire, chaque peuple opprimé, chaque classe ouvrière opprimée, et surtout l'avant-­garde des peuples et des classes ouvrières opprimées, l'Internationale communiste, peuvent se réclamer de Jaurès, de sa mémoire, de sa figure, de sa personnalité. Jaurès est notre bien commun, il appartient aux partis révolutionnaires, aux classes, aux peuples opprimés.

Mais Jaurès joua un certain rôle à une certaine époque, dans un certain pays, dans un certain parti, dans une certaine tendance de ce parti. C'est l'autre aspect de Jaurès.

Il y avait en France, avant la guerre, dans le parti socialiste, deux tendances, et le chef spirituel et politique de l'autre tendance était Jules Guesde, lui aussi une grande et belle figure de l'histoire de la classe ouvrière française et internationale. Il y avait une grande lutte entre Jaurès et Guesde, et dans cette lutte, c'est Guesde qui avait raison contre Jaurès. Nous ne pourrons jamais l'oublier.

Quand on nous dit que nous nous séparons de la tradition jauressiste, cela ne veut pas dire que nous confions la personnalité de Jaurès et sa mémoire aux mains malpropres des dissidents et des réformistes. Cela veut seulement dire qu'il y a un grand changement dans notre politique et que nous combattrons les survivances et les préjugés de ce qu'on appelle la tradition jauressiste dans le mouvement ouvrier français.

C'est mal servir la classe ouvrière en France que d'avoir fait de cet incident un conflit d'idées, comme si les communistes pouvaient vraiment se réclamer des traditions démocratiques et socialistes de Jaurès.

Relisons les livres de Jaurès, son Histoire socialiste de la Grande Révolution, son livre sur l'Armée nouvelle, ses discours, on se sent toujours soulevé par un grand esprit, une grande foi, mais en même temps on distingue les grandes faiblesses qui ont fait sombrer la II° Internationale. Nous ne sommes pas les gardiens des faiblesses et des préjugés de la Il° Internationale, de cette II° Internationale qui était représentée dans sa forme la plus géniale par Jaurès. Nous ne sommes pas des gardiens de ces préjugés; au contraire, nous luttons contre cette tradition : nous devons la combattre et la remplacer par l'idéologie communiste.