Les ouvriers de Paris ont été
écrasés par des forces supérieures; ils
n'ont pas succombé. Ils sont battus mais
leurs adversaires sont vaincus. Le triomphe momentané
de la force brutale est payé par l'anéantissement de
toutes les illusions et chimères de la révolution de
février, par la désagrégation de tout le parti
des vieux républicains, par la scission de la nation française
en deux nations, la nation des possédants et la nation des
travailleurs. La république tricolore n'arbore plus qu'une
seule couleur, la couleur des vaincus, la couleur du sang,
elle est devenue la république rouge.
Aux côtés du peuple,
aucune voix réputée républicaine, ni du
National
[1]
ni de La Réforme
[2]
! Sans autres chefs, sans autres moyens que l'indignation elle-même,
il a résisté à la bourgeoisie et à la
soldatesque coalisées plus longtemps qu'aucune dynastie
française, pourvue de tout l'appareil militaire, ne résista
à une fraction de la bourgeoisie coalisée avec le
peuple. Pour faire disparaître la dernière illusion du
peuple, pour rompre complètement avec le passé, il
fallait aussi que les auxiliaires habituels et poétiques de
l'émeute française, la jeunesse bourgeoise
enthousiaste, les élèves de l'École
polytechnique, les tricornes fussent du côté des
oppresseurs. Il fallait que les élèves de la Faculté
de médecine refusent aux plébéiens blessés
le secours de la science. La science n'est pas là pour le
plébéien qui a commis l'indicible, l'inexprimable crime
de tout risquer pour sa propre existence, et non pour Louis-Philippe
ou M. Marrast.
Le dernier vestige officiel de la
révolution de février, la Commission exécutive
[3],
s'est évanouie, comme la brume, devant la gravité des
événements. Les feux d'artifice de Lamartine se sont
transformés en fusées incendiaires de Cavaignac.
La fraternité, cette
fraternité des classes opposées dont l'une exploite
l'autre, cette fraternité proclamée en février,
écrite en majuscules, sur le front de Paris, sur chaque
prison, sur chaque caserne - son expression véritable,
authentique, prosaïque, c'est la guerre civile, la guerre
civile sous sa forme la plus effroyable, la guerre du travail et du
capital. Cette fraternité a flambé devant toutes les
fenêtres de Paris le soir du 25 juin, alors que le Paris de la
bourgeoisie illuminait, tandis que le Paris du prolétariat
brûlait, saignait, gémissait jusqu'à
l'épuisement.
La fraternité a duré
juste le temps que l'intérêt de la bourgeoisie a été
frère de l'intérêt du prolétariat. Des
pédants de la vieille tradition révolutionnaire de
1793, des socialistes à l'esprit de système qui
mendiaient pour le peuple auprès de la bourgeoisie et qui
furent autorisés à tenir de longs sermons et à
se compromettre aussi longtemps que le lion prolétarien avait
besoin d'être endormi par des berceuses, des républicains
qui réclamaient intégralement le vieil ordre bourgeois
mais sans tête couronnée, des opposant dynastiques [4]
pour qui le hasard avait substitué la chute de la dynastie à
un changement de ministre, des légitimistes
[5]
qui voulaient non pas dépouiller la livrée mais en
modifier la coupe, voilà les alliés avec qui le peuple
fit février. Ce que d'instinct il haïssait en
Louis-Philippe, ce n'était pas Louis-Philippe, c'était
la domination couronnée d'une classe, c'était le
capital sur le trône. Mais, magnanime comme toujours, il crut
avoir anéanti son ennemi après avoir renversé
l'ennemi de ses ennemis, l'ennemi commun.
La révolution de février
fut la belle révolution, la révolution de la sympathie
générale, parce que les contradictions (entre la
bourgeoisie et le peuple) qui éclatèrent en elle contre
la royauté, n'étaient pas encore développées
et demeuraient en sommeil, unies, côte à côte,
parce que la lutte sociale qui formait l'arrière-plan de cette
révolution, n'avait atteint qu'une existence inconsistante,
une existence purement verbale. La révolution de juin est
laide; c'est la révolution repoussante, parce que la réalité
a pris la place des mots, parce que la République a démasqué
la tête même du monstre en lui arrachant la couronne qui
la protégeait et la cachait.
L'Ordre ! tel fut le cri de
guerre de Guizot. L'Ordre ! cria Sébastiani le
guizotin, quand Varsovie devint russe. L'Ordre ! crie
Cavaignac, écho brutal de l'Assemblée nationale
française et de la bourgeoisie républicaine.
L'Ordre ! gronda sa mitraille
en déchirant le corps du prolétariat.
Aucune des nombreuses révolutions
de la bourgeoisie française depuis 1789 n'était un
attentat contre l'Ordre, car toutes laissaient subsister la
domination de classe, l'esclavage des ouvriers, l'ordre bourgeois,
malgré le changement fréquent de la forme politique de
cette domination et de cet esclavage. Juin a touché à
cet ordre. Malheur à juin !
Sous le gouvernement provisoire,
on fit imprimer sur des milliers d'affiches officielles que les
ouvriers au grand cœur « mettaient trois mois de misère
à la disposition de la République »; il était
donc décent, mieux : nécessaire, c'était à
la fois de la politique et de la sentimentalité, de leur
prêcher que la révolution de février avait été
faite dans leur propre intérêt et que, dans cette
révolution, il s'agissait avant tout des intérêts
des ouvriers. Depuis que siégeait l'Assemblée
nationale - on devenait prosaïque. Il ne s'agissait plus alors
que de ramener le travail à ses anciennes conditions, comme le
disait le ministre Trélat. Les ouvriers s'étaient donc
battus en février pour être jetés dans une crise
industrielle.
La besogne de l'Assemblée
nationale consiste à faire en sorte que février n'ait
pas existé, tout au moins pour les ouvriers qu'il s'agit de
replonger dans leur ancienne condition. Et même cela ne s'est
pas réalisé, car une assemblée, pas plus qu'un
roi, n'a le pouvoir de dire à une crise industrielle de
caractère universel : Halte-là ! L'Assemblée
nationale, dans son désir zélé et brutal d'en
finir avec les irritantes formules de février, ne prit même
pas les mesures qui étaient encore possibles dans le cadre de
l'ancien état de choses. Les ouvriers parisiens de 17 à
25 ans, elle les enrôle de force dans l'armée ou les
jette sur le pavé; les provinciaux, elle les renvoie de Paris
en Sologne, sans même leur donner avec le laisser-passer
l'argent du voyage; aux Parisiens adultes, elle assure provisoirement
de quoi ne pas mourir de faim dans des ateliers organisés
militairement, à condition qu'ils ne participent à
aucune réunion populaire, c'est-à-dire à
condition qu'ils cessent d'être des républicains. La
rhétorique sentimentale d'après février ne
suffisait pas, la législation brutale d'après le 15
mai [6]
non plus. Dans les faits, en pratique, il fallait trancher. Avez-vous
fait, canailles, la révolution de février pour vous
ou bien pour nous ? La bourgeoisie posa la question de telle
façon, qu'il devait y être répondu en juin - avec
des balles et par des barricades.
Et pourtant, ainsi que le dit le 25
juin un représentant du peuple, la stupeur frappe l'Assemblée
nationale tout entière. Elle est abasourdie quand question et
réponse noient dans le sang le pavé de Paris; les uns
sont abasourdis parce que leurs illusions s'évanouissent dans
la fumée de la poudre, les autres parce qu'ils ne saisissent
pas comment le peuple peut oser prendre lui-même en main la
défense de ses intérêts les plus personnels.
Pour rendre cet événement étrange accessible
à leur entendement, ils l'expliquent par l'argent russe,
l'argent anglais, l'aigle bonapartiste, le lys et des amulettes
de toutes sortes. Mais les deux fractions de l'Assemblée
sentent qu'un immense abîme les sépare toutes deux du
peuple. Aucune n'ose prendre le parti du peuple.
À peine la stupeur passée,
la furie éclate, et c'est à juste titre que la majorité
siffle ces misérables utopistes et tartufes qui commettent un
anachronisme en ayant toujours à la bouche ce grand mot de
Fraternité. Il s'agissait bien en effet de supprimer
ce grand mot et les illusions que recèlent ses multiples sens.
Lorsque Larochejaquelein, le légitimiste, le rêveur
chevaleresque, fulmine contre l'infamie qui consiste à crier «
Vae victis ! Malheur aux vaincus ! [7]
» la majorité de l'Assemblée est prise
de la danse de Saint-Guy comme si la tarentule l'avait piquée.
Elle crie : Malheur ! aux ouvriers pour dissimuler que le «
vaincu » c'est elle. Ou bien c'est elle qui doit maintenant
disparaître, ou c'est la République. C'est pourquoi elle
hurle convulsivement : Vive la République !
Le gouffre profond qui s'est ouvert
à nos pieds, peut-il égarer les démocrates,
peut-il nous faire accroire que les luttes pour la forme de
l'État sont vides, illusoires, nulles ?
Seuls des esprits faibles et lâches
peuvent soulever pareille question. Les conflits qui naissent des
conditions de la société bourgeoise elle-même, il
faut les mener jusqu'au bout; on ne peut les éliminer en
imagination. La meilleure forme d'État est celle où les
contradictions sociales ne sont pas estompées, ne sont pas
jugulées par la force, c'est-à-dire artificiellement et
donc en apparence seulement. La meilleure forme de gouvernement est
celle où ces contradictions entrent en lutte ouverte, et
trouvent ainsi leur solution.
On nous demandera si nous n'avons
pas une larme, pas un soupir, pas un mot pour les victimes de la
fureur du peuple, pour la garde nationale, la garde mobile, la garde
républicaine, les troupes de ligne ?
L'État prendra soin de leurs
veuves et de leurs orphelins, des décrets les glorifieront, de
solennels cortèges funèbres conduiront leurs dépouilles
à leur dernière demeure, la presse officielle les
déclarera immortels, la réaction européenne leur
rendra hommage, de l'Est à l'Ouest.
Quant aux plébéiens,
déchirés par la faim, vilipendés par la presse,
abandonnés par les médecins, traités par les «
gens bien » de voleurs, d'incendiaires, de galériens,
leurs femmes et leurs enfants précipités dans une
misère encore plus incommensurable, les meilleurs des
survivants déportés outre-mer, c'est le privilège,
c'est le droit de la presse démocratique de tresser
des lauriers sur leur front assombri de menaces.
Notes
Texte surligné : en français dans le texte.
[1]
Journal fondé le 3 janvier 1830 par Thiers, Mignet, Carrel et
Sautelet. Au début son mot d'ordre inspiré par Thiers
était d'« enfermer les Bourbons dans la Charte ».
Ce journal attaqua vigoureusement le ministère Polignac.
Après la révolution de Juillet il soutint le
gouvernement de Louis-Philippe, puis lui fit une vive opposition à
partir de 1832. À la mort de Carrel, Le National devint
républicain avec Marrast qui en fut rédacteur en chef
jusqu'en 1848. Le National fut supprimé après
le coup d'État de 1851.
[2]
Journal de Ledru-Rollin.
[3]
La Commission exécutive : gouvernement de
la République française créé le 10 mai
1848 par l'Assemblée constituante. Elle remplaça le
gouvernement provisoire. Elle exista jusqu'au 24 juin, date où
s'instaura la dictature de Cavaignac.
[4]
Groupes de députés dirigés par Odilon Barrot
qui, sous la monarchie de Juillet, représentaient une
tendance modérée de la gauche. Exprimant les
concertions des cercles libéraux de la bourgeoisie
industrielle et commerçante, ils prirent parti pour une
réforme électorale modérée dans laquelle
ils voyaient un moyen d'éviter la révolution et de
maintenir la dynastie des Orléans. Ils furent les promoteurs
de cette Campagne des banquets qui, contrairement à leurs
prévisions, aboutit non à une réforme mais à
une révolution.
[5]
Les légitimistes étaient des partisans de la dynastie
« légitime » des Bourbons. Ils représentaient
les intérêts de la noblesse terrienne et des grands
propriétaires fonciers.
[6]
Aucun membre de la Commission exécutive, aucun ministre n'est
socialiste; cette exclusion indigne la minorité de gauche
qu'exaspèrent le refus de créer un ministère du
Travail et l'interdiction de présenter directement des
pétitions (12 mai). Ce mécontentement est à
l'origine de la journée du 15 mai, pour la plus grande part.
En principe, il s'agit d'une manifestation pacifique qui doit porter
à l'Assemblée une pétition en faveur de la
Pologne. Mais l'obscur travail de certains meneurs (peut-être
provocateurs, comme le douteux Huber), les défaillances du
service d'ordre et de son chef, le général Courtais,
la font très vite dévier. L'Assemblée est
envahie, et dans une extrême confusion un nouveau gouvernement
provisoire tente de s'organiser. Lamartine et Ledru-Rollin,
regroupant les fractions de la Garde nationale, arrivent dans la
soirée à rétablir l'ordre, en évitant
toute effusion de sang.
Cette journée est « plus qu'une
faute politique une faute morale » (George Sand). Elle est
sévèrement jugée par une opinion provinciale
soucieuse de légalité; elle provoque des arrestations
et des poursuites devant la Haute-Cour de Bourges, qui commencent la
désorganisation des cadres de gauche (Barbès, Raspail,
Blanqui, l'ouvrier Albert sont arrêtés.) Elle motive la
suppression de la Commission du Luxembourg (16 mai) et permet la
fermeture des clubs les plus avancés. (E. Tersen :
Histoire contemporaine (1848-1939).
[7]
Cri poussé par Brennus lors de la prise de Rome par les
Gaulois.