vendredi 22 février 2013

:: Janvier 1924

Le 21 janvier 1924, Lénine mourait. C’était un rude coup pour la révolution russe, et pour la révolution mondiale. Lénine mort, l’aile droite et les centristes du Parti Communiste de l’URSS allaient pouvoir monopoliser le pouvoir, profitant de la situation particulièrement difficile du pays, de la lassitude et de l’inculture des masses, du découragement de beaucoup de membres du Parti.

Déjà de nombreux symptômes pouvaient permettre de prévoir que le « bureaucratisme » qu’on critiquait quelque peu était plus profond, reposait socialement sur des forces déterminées, et correspondait à une évolution de la situation, tant internationale qu’intérieure à l’URSS, dans un sens défavorable au prolétariat.
La déroute de la révolution allemande d’octobre 23 avait été un avertissement, mais, si elle avait provoqué des discussions dans le Parti et amené Trotsky à y participer par la publication d’un texte sur le « Cours Nouveau » à propos d’une résolution du Comité Central sur la démocratie dans le Parti, cela en était resté à des discussions. Lorsque Lénine mourut, Trotsky, son principal collaborateur, son successeur aux yeux des masses, était éloigné au Caucase, et il ne put, à cause d’une fausse information communiquée par Staline, assister à ses funérailles.
« C’est dans les conditions d’un pays ruiné à fond et où les forces du prolétariat ont été épuisées en des efforts presque surhumains, que nous entreprenons l’oeuvre la plus difficile : jeter les fondements d’une économie vraiment socialiste... » : c’est ainsi que Lénine s’exprimait en août 1921, pour expliquer les difficultés que rencontraient alors les communistes russes dans l’application de la Nouvelle Politique Economique destinée à enrayer la famine et à ranimer l’économie nationale.
Pour le Parti bolchevik, c’était en effet une nouvelle lutte, sur le front économique cette fois, d’un caractère entièrement nouveau et pour laquelle il n’était pas préparé. Aussi Lénine insistait-il beaucoup sur la nécessité pour les communistes de s’instruire, d’apprendre à utiliser l’appareil d’État et à gérer l’économie. Cependant, l’appareil d’État était en grande partie hérité de l’appareil tsariste et si, comme le soulignait Lénine, les dirigeants des sphères supérieures étaient d’authentiques communistes, les milliers d’administrateurs et d’employés éparpillés dans tout le pays restaient des hommes formés dans la mentalité de leurs anciens maîtres. Comment en eut-il pu être autrement ? Les communistes, pendant ces quatre années de guerre civile, étaient au front, aux avant-postes, ou occupés à la création d’un minimum d’appareil militaire. Devant les nouvelles tâches imposées par le passage à la période « de paix », ils se trouvèrent très souvent désarmés et furent toujours en nombre insuffisant.
Pour un bon nombre de militants, le passage à la N.E.P. se traduisit dans ces conditions par une installation dans des situations permanentes, où le sentiment d’être quelque peu supérieurs (en tant que communistes) devait jouer un rôle assez important pour devenir bientôt ce que Trotsky appela de la « morgue fonctionnariste ».
Déjà un certain nombre, de militants avaient montré des dispositions à la bureaucratisation qui prirent plus tard des proportions tragiques. Ainsi dans la politique envers les minorités nationales, et la Géorgie en particulier.
Lénine insistait beaucoup sur la nécessité d’être prudent et souple envers ces minorités, mais dès février 1921, des détachements de l’Armée Rouge avaient envahi la Géorgie, sur les ordres de Staline, commissaire aux nationalités.
Par la suite, staline réussit à s’y faire au sein du parti un solide appui, cela en se couvrant de l’autorité du comité central, et par l’intermédiaire de djerzinsky et d’orjonikidze.
Ces manoeuvres, que Lénine n’apprit qu’après coup, car elles se firent derrière son dos, pendant sa maladie, l’irritaient profondément, et ce sont elles qui le firent qualifier Staline de « brutal argousin grand-russe », dans un de ses derniers écrits.
Mais ce n’est là qu’un épisode parmi d’autres qui tous montraient les germes d’une bureaucratisation de l’appareil du Parti et de l’appareil d’État. « ... Le fond de toutes les difficultés était », selon Trotsky, « dans la combinaison des deux appareils et dans la complicité mutuelle des groupes influents qui se formaient autour d’une hiérarchie de secrétaires du parti ». Cette combinaison des deux appareils, inévitable dans une large mesure, se traduisait par le fait que par exemple les membres les plus expérimentés et les plus actifs du Parti étaient employés aux postes de l’appareil syndical, coopératif, universitaire, et parmi ces membres, beaucoup d’origine prolétarienne, Ce qui se traduisit rapidement par un affaiblissement des cellules d’usine, auxquelles la lenteur de l’industrialisation ne permettait pas un afflux de sang nouveau.
Cependant, en 1922, Staline est devenu secrétaire général du Parti, et au début de 1923, au XIIe Congrès, alors que Lénine vient d’avoir sa troisième attaque - il ne peut ni bouger, ni parler, ni écrire, et c’est le premier Congrès du PC (b) de l’URSS auquel il n’est pas présent - Staline commence à occuper la première place dans le triumvirat formé par lui, avec Zinoviev et Kaménev. Le Congrès est bourré de délégués choisis par lui. C’est la période de sa mainmise sur l’appareil.
Cette année 1923 marque à tous égards une étape décisive dans l’histoire de la Révolution russe. Après deux années de N.E.P., si le pays commence un peu à « souffler », le Parti et ses membres aspirent aussi à une stabilisation. Le fonctionnarisme s’installe. Des pratiques autoritaires et administratives deviennent courantes. Une nouvelle machine s’organise et, en même temps, inconsciemment, une nouvelle caste se forme, s’appuyant sur les paysans aisés (les koulaks) et sur les commerçants encouragés par la N.E.P., sur tous les éléments petits-bourgeois en général dont l’influence dissolvante, dans cette époque de lassitude, se faisait sentir dans le Parti qui comprenait d’ailleurs à cette date deux tiers de nouveaux venus, soit à peu près un pour cent de révolutionnaires de la période illégale.
Dans les sphères dirigeantes, la fraction Staline, qui disposait de l’appareil du Secrétariat, et aussi de la puissante Commission de Contrôle avec son réseau dans tout le pays, entreprenait la lutte contre Trotsky, lequel symbolisait la fermeté révolutionnaire. C’est à ce moment que, sous le couvert de combattre le « culte des leaders », on ne mit plus le nom de Trotsky en tête des listes d’orateurs aux Congrès et Conférences, comme c’était l’habitude de le faire, en deuxième position, après celui de Lénine, et qu’on le remplaça par ceux de militants beaucoup moins connus.
Le nom de Staline y parvint ensuite graduellement.
Seule la maladie de Lénine permit les manoeuvres en coulisses, les tractations, les pressions et les calomnies dirigées alors contre le chef et l’organisateur de l’Armée Rouge. Cette maladie qu’au début tout le monde croyait de brève durée, et qui fit ensuite figure d’ » interrègne », permit à une fraction bureaucratique et conservatrice de s’emparer du pouvoir.
Lorsque Lénine mourut en janvier 1924, l’état de la bureaucratisation du Parti et de presque tout l’appareil d’État était tel qu’il était pratiquement devenu impossible d’enrayer son développement.
Les staliniens lui édifièrent un mausolée, et momifièrent sa dépouille, sa pensée et son oeuvre.
Mais le Panthéon véritable des révolutionnaires, c’est le coeur des peuples et Lénine y est à jamais.
Quant à sa pensée, elle est bien vivante.

mercredi 20 février 2013

:: Le péronisme, comment ça marche ?



Image illustrative de l'article Juan PerónLes années qui virent la naissance du péronisme constituèrent une période tout à fait exceptionnelle pour l’économie argentine.

Jusqu’à la fin des années vingt, cette économie était celle d’une semi-colonie de l’impérialisme britannique. L’Argentine exportait vers la Grande-Bretagne une bonne partie de sa production agro-pastorale (la viande et les céréales constituant ses productions essentielles). Elle en importait la plupart des produits manufacturés qu’elle consommait. Et la plus grande partie des infrastructures (chemins de fer, frigorifiques, etc) appartenaient à des capitaux anglais.

La crise des années 1930, en paralysant le commerce mondial, y avait déjà amorcé le développement d’une industrie « de substitution ». Mais ce fut la Seconde Guerre mondiale qui bouleversa le plus complètement l’économie argentine.

Tous les pays qui y étaient engagés avaient besoin de matières premières et de vivres. L’Argentine resta neutre (du moins jusqu’en mars 1945, car elle dut payer de sa tardive déclaration de guerre à l’Allemagne et au Japon son admission à l’ONU), d’une neutralité qui tenait autant à des impératifs commerciaux (pouvoir vendre à tous les belligérants) qu’à la sympathie de ses dirigeants pour l’Axe (sympathie idéologique, mais liée aussi au fait que la Grande-Bretagne, se trouvait dans l’autre camp). Plus le conflit se prolongeait, plus les banques argentines voyaient leurs caisses se remplir.

Dans le même temps, du fait de la carence des grandes puissances dont tout l’effort était tourné vers les productions militaires, l’industrie nationale connaissait un développement sans précédent, qui drainait vers les villes, et surtout vers le « grand Buenos-Aires », des centaines de milliers d’hommes que de toute manière les campagnes, où dominait le « latifundio », la grande propriété, ne pouvaient nourrir.

La fin de la guerre ne mit pas immédiatement fin à ce boom économique, loin de là, car jusqu’à la fin des années 1940, l’Europe n’avait pas retrouvé sa production alimentaire d’avant-guerre, et le blé et la viande argentins trouvaient preneur à bon prix sur le marché mondial.

Le poids respectif de la production agro-pastorale et de l’industrie avait complètement changé, cette dernière ayant dépassé en valeur brute la production agricole dès 1943.

En douze ans, de 1935 à 1947, le nombre d’établissements industriels du « grand Buenos-Aires » était passé de moins de 17 000 à plus de 36 000, et le nombre d’ouvriers qu’ils employaient d’à peine plus de 300 000 à près de 700 000.

La croissance rapide de ce prolétariat, ses revendications, n’allaient pas sans poser de problèmes aux dirigeants argentins.

De mussolini au « justicialisme »

L’entrée du colonel Peron sur la scène politique se fit discrètement, en juin 1943, à l’occasion d’un coup d’État militaire qui fit de lui le chef de cabinet du ministre de la Guerre. Ce coup d’État n’était certes pas le premier du genre, et depuis 1930 l’Armée gouvernait de fait le pays, soit en faisant élire un des siens à la tête de l’État, soit en déposant les présidents qui lui déplaisaient. Il est donc bien difficile de dire si la junte à laquelle appartenait Peron était plus réactionnaire que le pouvoir auquel elle succédait. Mais ce qui est évident, c’est qu’elle n’était en rien constituée « d’hommes de gauche ».

Peron, quant à lui, avait effectué des missions diplomatico-militaires en Italie, en Allemagne et en Espagne entre 1937 et 1941. Il en était revenu encore plus admirateur des régimes totalitaires qu’avant son départ, en particulier des « syndicats » corporatistes dans lesquels Mussolini avait enrégimenté la classe ouvrière italienne. « La masse inorganisée est cause de cataclysmes politiques » , dira-t-il plus tard pour expliquer sa politique.

C’est paradoxalement sa volonté de travailler à la mise en place de tels « syndicats » en Argentine qui amena Peron à franchir le pas qui allait le conduire au pouvoir suprême quelques mois plus tard, en s’appuyant sur une grève générale. En novembre 1943, le colonel Peron prenait en effet en mains la direction du Département du travail.

Mais soucieux d’essayer d’éviter toute explosion sociale, loin d’imiter purement et simplement Mussolini, Peron allait se faire l’artisan d’une politique originale, que la situation économique florissante du pays rendait possible.

Pour construire l’organisation syndicale contrôlée par l’État dont il rêvait, Peron ne s’attaqua pas de front aux organisations existantes. Il mit au contraire en oeuvre une politique qui leur assura plus de place dans la société argentine, la reconnaissance de leur rôle, qu’attestait dès le début la multiplication des signatures de conventions collectives. Il écarta certes brutalement, et par des méthodes qui relevaient souvent du gangstérisme, les dirigeants syndicaux qui s’acharnaient à défendre l’indépendance de leur organisation. Mais ceux des bureaucrates qui acceptaient de s’intégrer au nouvel appareil en train de se construire (et ils furent nombreux) y trouvèrent, personnellement, leur compte. En même temps, pour obtenir la paix sociale, comme pour donner du crédit à ses nouveaux alliés syndicalistes, Peron distribuait quelques miettes aux travailleurs, sous forme d’augmentations de salaires ou d’amélioration des conditions de travail.

Le 18 brumaire de juan domingo peron

Peron devenait l’homme fort du gouvernement militaire. En juillet 1944 il était promu vice-président de la République. Mais sa politique avait beau n’être inspirée que par le souci de défendre les intérêts bien compris des possédants, elle ne faisait manifestement pas l’unanimité des classes dirigeantes. En juin 1945, le patronat la dénonçait violemment, ce qui donnait l’occasion à la CGT de proclamer qu’elle le soutenait. En octobre 1945, la signature d’un décret-loi sur les « associations-ouvrières », codifiant les droits des syndicats, précipitait la crise.

Contraint de démissionner le 9 octobre, arrêté le 12 et expédié dans une île au milieu du Rio de la Plata, Peron allait alors toucher personnellement les dividendes de la politique qu’il avait menée vis-à-vis des appareils syndicaux, comme du prestige qu’il avait recueilli auprès des travailleurs : la CGT appela à la grève générale pour le 18, mais dès le 17 des dizaines de milliers de travailleurs du grand Buenos-Aires arrêtaient le travail, et marchaient sur la Présidence, aux cris de « Nous voulons Peron » . Un cri que reprenait, sur les ondes, la compagne de celui-ci, speakerine à la radio, Eva Duarte. Le soir même Peron saluait la foule du balcon de la « Casa rosada ».

Il avait fait chaud ce jour-là à Buenos-Aires, et beaucoup de jeunes manifestants au cours de cette longue marche avait tombé la chemise : c’est ainsi que naquit le mythe des « descamisados », des sans-chemises, dont la propagande péroniste devait faire le symbole de ces masses pauvres que le régime affirmait défendre.

Dès lors Peron apparut de plus en plus ouvertement comme une espèce de Bonaparte prêt à s’appuyer sur la classe ouvrière et la population pauvre pour imposer à la fraction récalcitrante des classes possédantes et à l’impérialisme américain, qui cherchait à renforcer son poids en Argentine, la politique qu’il estimait nécessaire pour le développement du pays.

En décembre, un décret-loi instaurait « l’aguinaldo » (le treizième mois) avec effet immédiat à fin 1945, le salaire minimum et les congés payés, qui constituaient manifestement pour Peron, qui avait posé sa candidature à la présidence de la République, la meilleure ouverture possible de sa campagne électorale. Le patronat protesta, mais une vague de grèves, à la mi-janvier, l’obligea à verser « l’aguinaldo ».

Dans cette campagne électorale, le péronisme affrontait une coalition hétéroclite, « l’Union Démocratique », qui regroupait un large éventail allant des conservateurs classiques au Parti Communiste en passant par les radicaux. L’ambassade américaine apportait un soutien ouvert à « l’Union Démocratique » en attaquant Peron au nom de la lutte contre le « nazi-fascisme ». La revue Life donnait un bon exemple de l’argumentation des représentants des États-Unis en écrivant dans son numéro du 25 février 1946 : « Les fanatiques péronistes dénigrent démocratie et capitalisme en des termes qui proviennent directement des discours de Goebbels à Nuremberg. Comme les nazis, les péronistes inculquent aux ouvriers des slogans anticapitalistes, en même temps qu’ils dépendent de l’appui financier des grands groupes allemands et d’une partie des entreprises argentines ».

Spruille Braden, ancien ambassadeur des USA à Buenos-Aires, était l’un des principaux responsables de ce choix politique. Mais en fait, en prenant ouvertement parti contre Peron, en s’immiscant dans la campagne électorale argentine, les autorités américaines lui rendaient sans doute, et sans le vouloir, un signalé service, car elles lui décernaient du même coup un brevet d’anti-impérialisme, au point que le colonel candidat pouvait faire mine d’ignorer totalement son concurrent radical, et déclarer : « Si par un choix fatal du destin les forces régressives de l’opposition, organisées, encouragées et dirigées par Spruille Braden devaient triompher, la situation d’angoisse de misère et d’opprobe que (...) l’ex-ambassadeur a prétendu imposer sans succès au peuple cubain serait une réalité terrible pour les travailleurs argentins... L’alternative en cette heure suprême est celle-ci : ou Braden ou Peron ».

Soit dit en passant, le Parti Communiste argentin, pour qui en cette année 1946 les États-Unis étaient toujours le grand allié « démocrate » de l’URSS, enfourcha le même cheval de bataille que Braden, ce qui n’est sans doute pas étranger à la faible audience qui est aujourd’hui encore la sienne parmi les travailleurs argentins.

Car auprès de la grande majorité des travailleurs Peron jouissait d’un prestige dû à la fois aux avantages que son gouvernement leur avait accordés et à la manière dont il flattait par son opposition aux volontés des États-Unis les sentiments d’une population qui pour être constituée pour l’essentiel de fils d’immigrés récents n’en était pas moins sensible, au contraire, au nationalisme.

Les élections, peut-être les plus régulières que l’Argentine ait connues depuis quinze ans, donnèrent d’ailleurs 55% des voix à Peron. Grâce au mode de scrutin, les candidats qui se réclamaient de lui enlevèrent en outre treize postes de gouverneurs de province sur quatorze, tous les postes de sénateurs sauf deux, et les deux tiers des sièges à la chambre des députés.

Le « justicialisme » contre la lutte des classes

Le nouveau président fit du 17 octobre la date symbole du nouveau régime. Il aimait se poser en représentant des travailleurs, rappeler que c’est grâce à eux qu’il était resté au pouvoir : « Il ne faut pas oublier, garçons, que la jeunesse fit le 17 octobre, mais que ce fut la jeunesse des syndicats, parce que l’autre jeunesse était contre nous : elle sortait tous les jours jeter des pierres contre nous. J’ai esquivé plus de pierres alors qu’en toute ma vie ».

Mais si Peron se posait en défenseur des intérêts des travailleurs, ce n’était évidemment pas pour les appeler à la lutte de classe : « Nous cherchons à supprimer la lutte des classes, en la remplaçant par un juste accord entre ouvriers et patrons, sous la protection de la justice qui émane de l’État », avait-il déjà affirmé le 1ieiri mai 1944. Et le point 11 des « vingt vérités du justicialisme »(c’est ainsi qu’avait été baptisée l’idéologie officielle, en référence à la vague expression de « justice sociale » qui était devenue le refrain du péronisme) proclamait que « le justicialisme aspire à l’unité nationale et non à la lutte » .

Mais la propagande officielle ne se lassait pas d’exalter le rôle des travailleurs dans la nation : « Il n’existe pour le justicialisme qu’une seule classe d’hommes : ceux qui travaillent », proclamaient les mêmes « Vingt vérités ».

La « constitution justicialiste » de 1949 insistait d’ailleurs longuement, au chapitre des « droits des travailleurs » : sur « le droit au travail, le droit à une juste rétribution, le droit à la qualification, droit à des conditions décentes de travail, droit à la préservation de la santé, droit au bien-être, droit à la sécurité sociale, droit à la protection de sa famille, droit à l’amélioration économique, droit à la défense de ses intérêts professionnels » ... mais par contre le droit de grève n’était pas explicitement reconnu, parce que, affirmait un député et responsable syndical péroniste, « si nous désirons que dans le futur cette nation soit socialement juste (...) nous ne pouvons pas, après avoir énoncé cela, parler aussitôt du droit de grève (...) qui signifierait douter (...) de ce que dorénavant notre pays sera socialement juste ! »

Plus encore que Peron lui-même, ce fut Eva Duarte, devenue entre temps l’épouse légitime de Peron (le soutien de l’église lors des élections était à ce prix) qui incarna la face populiste du régime. La « fondation Eva Peron » devint une sorte de ministère de la charité publique.

D’origine modeste, incarnant la version argentine de la bergère ayant épousé un prince, « Evita », la « madone des descamisados », comme l’appelait volontiers la propagande officielle, était la plus remarquable représentante de cette couche de plébéiens que le péronisme avait introduit à tous les niveaux dans l’appareil d’État. Elle ne lésinait d’ailleurs pas quand il s’agissait de se réclamer de la classe ouvrière : si elle reprochait volontiers à Marx d’être athée, et adversaire « du droit de propriété, si profondément humain », elle n’hésitait pas à le représenter comme un précurseur de Peron : « Pour nous, Marx a fait avancer les choses(...) Comme dirigeant du mouvement ouvrier international, les peuples du monde lui doivent de leur avoir fait comprendre que les travailleurs doivent s’unir. Rappelez-vous que c’est cela même que répète et que répétera toujours le général Peron à ses travailleurs. » « Unis » dit Peron « les travailleurs sont invincibles ».

Décédée d’une leucémie a trente-trois ans, en 1952, Eva Peron fera peut-être encore plus pour le « lider » morte que vivante, tant elle incarna alors le mythe du péronisme.

Une politique economique en faveur des industriels

Les premières années du régime péroniste sont marquées par d’incontestables succès sur le plan de l’industrialisation du pays et de son émancipation de la tutelle étrangère. Les réserves d’or accumulées dans les caves de la Banque centrale (qui est nationalisée, comme le crédit, dès 1945) permettent de racheter de nombreuses entreprises appartenant à des capitaux étrangers (chemins de fer, gaz d’éclairage, téléphone), dont les actionnaires sont largement indemnisés. Le gouvernement institue le monopole du commerce extérieur, donné au IAPI (Institut argentin de promotion des échanges) et peut ainsi diriger une grande partie des bénéfices provenant des exportations de produits agro-alimentaires vers l’investissement dans l’industrie.
Pendant les trois premières années de la présidence péroniste, la situation économique resta favorable, la balance du commerce extérieur excédentaire, et le gouvernement put mener cette politique tout en permettant à la classe ouvrière de voir son niveau de vie s’élever régulièrement : sur la base 100 en 1943, les salaires réels à Buenos-Aires, qui étaient passés à 112 en 1946, atteignaient 181 en 1949. Mais cette année-là marquait précisément un changement de la situation mondiale, la dégradation de la balance des paiements de l’Argentine, que la guerre de Corée allait freiner, mais non arrêter.

L’oligarchie foncière n’avait jamais porté Peron dans son coeur, et la « Société Rurale » avait fait chorus, durant la campagne électorale de 1946 avec l’ambassade américaine. La bourgeoisie industrielle, qu’avait inquiété la législation sociale du régime, s’était vite convaincue qu’elle y trouvait largement son compte, du moins tant que le boom économique durait. Mais à partir de 1949, la politique qui consistait à favoriser les industriels tout en donnant quelques miettes à la classe ouvrière devenait bien plus difficile à mener. Le recours à la planche à billets, que le régime utilisa largement, se traduisit par une baisse sensible du niveau de vie des travailleurs. L’Argentine connut alors des grèves dirigées contre la politique du gouvernement. L’adhésion populaire au péronisme diminuait, en même temps qu’il perdait, aux yeux de la bourgeoisie, son efficacité de garant de la paix sociale et de la bonne marche des affaires.

La politique étrangère de Peron évoluait en même temps. Le champion de l’indépendance économique argentine, qui pourfendait (en paroles du moins) l’impérialisme américain au début de son règne, changea de registre lorsque sa marge de manoeuvre économique diminua. Dès 1950 l’Argentine avait sollicité, et obtenu, un prêt de 125 millions de dollars de l’Import Export Bank des États-Unis. En 1953 le voyage de Milton Eisenhower (le frère du président des États-Unis) à Buenos-Aires symbolisait la réouverture de l’Argentine aux capitaux nord-américains. Un mois plus tard Peron promulguait une loi garantissant les investissements étrangers. On était bien loin, dans les dernières années du règne, du langage « anti-impérialiste » des débuts.

Du flirt avec l’eglise a l’anticlericalisme des dernieres annees

Fort de l’incontestable appui populaire dont il jouissait dans les premières années de son règne, Peron avait pu laisser en place un certain nombre de mécanismes parlementaires. Des partis, une presse d’opposition, existaient légalement, ce qui n’empêchait évidemment pas le régime de leur rendre la vie difficile.

Le pouvoir de Peron était loin d’être absolu, et cela fut particulièrement patent quand à la veille de nouvelles élections présidentielles, en 1951, il formula le désir de faire élire « Evita », que la majorité de la bonne bourgeoisie haïssait, comme vice-présidente. Devant l’opposition de l’État-major, Peron dut remettre son projet dans sa poche, et sa femme renoncer publiquement à la candidature qu’elle avait acceptée quelques jours plus tôt.

Cependant, au fur et à mesure que du fait de l’évolution économique les bases sociales du bonapartisme péroniste se rétrécissaient, le régime tendait naturellement à devenir de plus en plus autoritaire. Au point de se brouiller avec certains de ses anciens alliés, comme l’Eglise catholique, qui avait béni le coup d’État militaire de 1943, et soutenu le gouvernement péroniste dans ses premières années. Dans son désir de contrôler toute la vie sociale, d’enrégimenter toute la société, le péronisme finit par entrer en compétition avec l’Eglise, notamment à propos des organisations de jeunesse.

Par ailleurs, puisque la situation économique lui rendait plus difficile de donner des satisfactions matérielles aux travailleurs, Peron, s’il voulait continuer à apparaître aux yeux de sa base comme un homme de progrès, ne pouvait que se rabattre sur des réformes ne coûtant rien... comme par exemple la légalisation du divorce, mais heurtant profondément ce que le pays comptait de plus réactionnaire, à commencer par l’Eglise.
Ce fut là de fait le sujet qui permit pour la première fois à l’opposition bourgeoise de descendre massivement dans la rue. Mais ce n’était pas suffisant pour forcer Peron à partir.

Ce fut l’armée qui joua le rôle décisif en ce sens. Après une tentative manquée en juin 1955, la révolte militaire de septembre 1955, amena Peron, après quelques jours incertains à prendre le chemin de l’exil, sans en appeler au soutien de ces travailleurs dont il se proclamait le représentant, et sans non plus que ceux-ci n’interviennent spontanément.

Du peronisme sans peron a la deuxieme presidence

Les militaires qui s’emparèrent alors du pouvoir qualifièrent leur mouvement de « révolution libératrice ». Mais en fait de « libération », il s’agissait d’un retour à des gouvernements militaires classiques comme l’Argentine en avait connu bien des fois. Et le péronisme ne disparut pas avec le départ de Peron, bien au contraire, car non seulement les nouveaux gouvernants, malgré leurs efforts, ne parvinrent pas à démanteler les syndicats péronistes, mais au fur et à mesure que la situation économique se détériorait, le règne de Péron apparaissait de plus en plus, aux yeux de nombreux travailleurs, comme l’âge d’or.

La force électorale du péronisme était telle qu’aucune solution plus ou moins parlementaire n’était viable sans sa participation. De fait, de 1955 à 1973, les militaires exercèrent la plupart du temps le pouvoir directement, les deux seuls présidents élus de cette période (Frondizi en 1958 et Illia en 1963) ayant été déposés tous les deux par l’armée bien avant la fin de leur mandat.

Le péronisme n’était pas mort, mais il n’avait plus son visage quasi monolithique des années où le « lider » exerçait le pouvoir, et où ultime dispensateur des privilèges et des prébendes, il pouvait imposer sans problème son autorité au mouvement.

Le péronisme du temps des gouvernements militaires comptait des fidèles du vieux chef, et des syndicalistes tentés par le « péronisme sans Peron », par la collaboration ouverte avec les nouveaux gouvernants, une « gauche » populiste, jeune et combative, guère différente par bien des aspects des jeunes qui dans d’autres pays se rangeaient sous la bannière du maoisme, et une extrême-droite fascisante. Mais tout cela continuant à se réclamer d’un Peron dont le prestige était resté grand parmi les masses.

Les soulèvements ouvriers du printemps 1969, notamment à Cordoba et à Rosario, furent le symptôme le plus visible d’un renouveau de combativité des travailleurs argentins. Il était désormais clair que ceux-ci ne se laisseraient pas imposer sans réagir une nouvelle diminution de leur niveau de vie. Et face à cette nouvelle donnée du problème, les militaires trouvèrent que la meilleure solution était encore de faire appel à ces péronistes, bénéficiant d’un grand prestige dans la classe ouvrière, pour faire passer une politique d’austérité. Le général Levingstone remplaçait le général Ongania en 1970, et laissait lui-même la place, un an plus tard, à un militaire « libéral », le général Lanusse, qui engageait le pays sur la voie d’un retour à des institutions parlementaires élues.

En mars 1973, étaient organisées des élections présidentielles où pour la première fois depuis 1955 un candidat, Hector Campora, pouvait se présenter au nom du péronisme. Il fut élu, après avoir recueilli 49,5% des voix, mais démissionna quatre mois plus tard pour laisser la place à Peron lui-même, dont le prestige personnel paraissait sans doute nécessaire pour dominer la situation. En septembre, Peron se fit plébisciter par 61,8% des électeurs argentins, un score comparable à celui de 1951.

Si Peron était resté longtemps au pouvoir, en appliquant la politique anti-ouvrière qu’il commença alors à mettre en oeuvre, le « justicialisme » aurait peut-être usé à cette occasion tout son crédit politique aux yeux des masses populaires. Mais Peron, qui avait 78 ans mourut dix mois après son élection, laissant le pouvoir à sa troisième femme, Isabel, qu’il avait (revanche sur 1951, et choix d’une candidate qui ne pouvait pas lui faire ombrage) fait élire vice-présidente.

Contre le mouvement ouvrier et populaire, le régime et ses polices parallèles renforcèrent alors leur répression. L’extrême-droite péroniste, avait déjà démontré sa volonté de faire le ménage dans la « grande famille » justicialiste en organisant un véritable guet-apens, et un massacre des péronistes « de gauche » le jour même du retour de Peron. Sous le gouvernement d’Isabel Peron et de Lopez Rega, la « triple A » (Alliance Argentine Anticommuniste), manifestement très proche du pouvoir, multiplia les assassinats de militants ouvriers, ou de gauche. Mais ce gouvernement sans grand crédit était complètement dépassé par une situation où, aux problèmes posés à la bourgeoisie par les luttes ouvrières, s’ajoutaient ceux de la guerilla urbaine. Et en mars 1976, l’armée reprenait directement les affaires en mains.

[...]

Le gouvernement de Peron, comme tous les gouvernements bourgeois, a sans doute été amené à prendre des mesures destinées à limiter les abus les plus criants des possédants. Mais faire passer, ne serait-ce que par omission, Peron pour un défenseur des intérêts de la population pauvre, et qui plus est en 1974, à un moment où il présidait un gouvernement ouvertement anti-ouvrier, n’est-ce pas contribuer à renforcer les illusions des travailleurs péronistes ?



vendredi 8 février 2013

:: Février 1938 : assassinat de Léon Sédov - "Léon Sédov le fils – l'ami – le militant dédié à la jeunesse prolétarienne" (Léon Trotsky)

A l’instant où j’écris ces lignes, à côté de la mère de Léon Sédov, des télégrammes me parviennent de divers pays, m’apportant l’expression de condoléances. Et chacun de ces télégrammes suscite la même et insupportable question :

"Ainsi tous nos amis de France, de Hollande, d’Angleterre, des Etats-Unis et du Canada et d’ici, au Mexique, considèrent comme définitif le fait que Sédov ne soit plus ? "

Chaque télégramme est une preuve nouvelle de sa mort. Et pourtant, nous ne pouvons encore y croire. Et non pas seulement parce qu’il est notre fils, fidèle, dévoué, aimant. Mais avant tout, parce que plus que quiconque au monde, il est entré dans notre vie, s’y est lié avec ses racines, comme camarade d’idées, comme collaborateur, comme gardien, comme conseiller, comme ami.

De cette génération aînée, dans les rangs de laquelle nous sommes entrés à la fin du siècle dernier, sur la route de la Révolution, tous, sans exception, ont été balayés de la scène. Ce que n’ont pu faire les bagnes du tsar, la déportation rigoureuse, les besoins des années d’émigration, la guerre civile et les maladies, Staline l’a fait au cours des dernières années, comme le fléau le plus malfaisant de la révolution. Après la génération aînée, a été anéantie la meilleure partie de la génération moyenne, c’est-à-dire celle qu’a suscitée 1917 et qui a reçu sa formation dans les 24 armées du front révolutionnaire. Piétinée sans traces la meilleure partie de la jeunesse, de la génération de Léon. Lui-même n’y a échappé que par miracle : grâce au fait qu’il nous a accompagnés en déportation et ensuite en Turquie. Au cours des années de notre dernière émigration, nous avons acquis de nombreux amis, et quelques-uns d’entre eux sont entrés étroitement dans la vie de notre famille, jusqu’à pouvoir être considérés comme ses membres. Mais tous nous ont approchés pour la première fois seulement dans ces dernières années, quand nous avons atteint le seuil de la vieillesse. Seul Léon nous a connu jeunes, et a participé à notre existence depuis le temps, où il a pris conscience de lui-même. Demeuré jeune, il fut comme de notre génération.

Il a traversé avec nous notre deuxième émigration : Vienne, Zurich, Paris, Barcelone, New Amherst (le camp de concentration canadien) et, finalement, Pétrograd.

Encore tout enfant – il allait sur ses douze ans – il avait à sa manière assimilé consciemment le passage de la révolution de février à celle d’octobre. Son adolescence s’est passée sous une haute pression. Il s’est ajouté une année pour entrer plus vite aux Jeunesses Communistes, qui brûlaient alors de toutes les ardeurs d’une jeunesse éveillée. Les jeunes boulangers, au milieu desquels il menait sa propagande, le gratifiaient d’un petit pain frais, et il le rapportait joyeusement sous le pan déchiré de sa veste. Ce furent des années brûlantes et froides, grandioses et affamées.

De sa propre volonté, Léon quitta le Kremlin pour le logis en commun des étudiants prolétariens, afin de ne pas se distinguer des autres. Il refusait de s’asseoir avec nous dans l’auto, afin de ne pas jouir des privilèges des bureaucrates. En revanche, il prenait jalousement sa part dans tous les "samedis communistes" et autres "mobilisations de travail", il nettoyait la neige dans les rues de Moscou, "liquidait" l’analphabétisme, déchargeait le pain et le bois des wagons, et ensuite, en qualité d’élève polytechnicien, réparait les locomotives. Il ne s’est pas trouvé sur le front des opérations, c’est seulement parce que l’addition de deux et même trois années supplémentaires n’aurait pu l’aider : la guerre civile s’est terminée quand il avait seulement quinze ans. Mais plusieurs fois, il m’avait accompagné sur le front, s’imprégnant d’impressions sévères (rudes), et connaissait fermement le pourquoi de cette lutte sanglante.

Les derniers télégrammes d’agence ont appris que Sédov vivait à Paris "dans les conditions les plus modestes". Ajoutons, beaucoup plus modestes que celles des ouvriers qualifiés. Mais à Moscou, dons ces années où son père et sa mère occupaient de hautes fonctions, il ne vivait guère mieux que ces derniers temps à Paris, plutôt moins bien. Etait-ce une règle parmi la jeunesse bureaucratique ? Non, alors déjà, c’était une exception.
Dans ce garçon, et plus tard dans l’adolescent, et dans le jeune homme, le sentiment du devoir et du sacrifice s’est éveillé de bonne heure.

En 1923, Léon s’est brusquement et entièrement plongé dans le travail de l’opposition. II serait injuste de voir là seulement l’influence de ses parents. II avait quitté le bel appartement du Kremlin pour le logement en commun, froid, sale et sans pain, non seulement sans intervention de notre part, mais contre notre volonté.
Son orientation politique a été déterminée par ce même instinct qui l’incitait à préférer les tramways surchargés de monde aux limousines du Kremlin. La plate-forme de l’Opposition a seulement donné une expression politique aux traits organiques de son caractère. Léon rompait inflexiblement avec les étudiants amis, que leurs pères bureaucrates arrachaient à coups de griffes du "trotskysme", et retrouvait le chemin de ses amis boulangers.
Ainsi, à 17 ans, a commencé sa vie pleinement consciente de révolutionnaire. Il a vite assimilé l’art de la conspiration, des réunions illégales, de la presse secrète et de la diffusion des écrits oppositionnels.
Le Komsomol a rapidement formé les cadres de ses chefs oppositionnels.

Léon se distinguait par des qualités remarquables de mathématicien. Il venait infatigablement en aide aux étudiants prolétariens, n’ayant pas fait d’études secondaires. Et, dans ce travail, il mettait toute son ardeur, corrigeait, poussait en avant, grondant les paresseux. II considérait son jeune enseignement comme un service consacré à sa classe. Ses propres études à l’Institut technique supérieur se poursuivaient avec succès. Mais elles ne prenaient qu’une partie de sa journée de travail. La plus grande partie de son temps, il la donnait avec ses forces et son âme, à la cause de la révolution.

En hiver 1927, quand commença la destruction politique de l’Opposition, Léon achevait sa vingt-deuxième année. Il avait déjà un enfant qu’il venait nous montrer avec fierté au Kremlin. Sons une minute d’hésitation, il s’est arraché à sa jeune famille et à son école, pour partager notre sort en Asie Centrale. II agissait non seulement comme un fils mais, avant tout, comme un camarade d’idées ; il fallait avant tout assurer notre liaison avec Moscou.

Son travail à Alma-Ata, pendant toute une année, fut, en toute sincérité, incomparable. Nous le nommâmes ministre des Affaires étrangères, ministre de la police, ministre des P.T.T. Et, dans toutes ces fonctions, il fut obligé de s’appuyer sur un appareil illégal. Sur les instructions du Centre Oppositionnel de Moscou, le camarade X..., très dévoué et très sûr, avait acquis une voiture et une troïka de chevaux et travaillait en qualité de cocher indépendant entre Alma-Ata et Frounzé (Pichpek) alors station terminale de la ligne de chemin de fer.
Le travail qui lui était dévolu était de nous apporter, toutes les deux semaines, le courrier secret de Moscou et de rapporter nos lettres et manuscrits à Frounzé où l’attendait le courrier de Moscou. Parfois, des courriers spéciaux nous arrivaient de Moscou. Les rencontrer n’était pas une chose facile à faire.

Nous étions logés dans une maison de tous côtés entourée d’organisations de la Guépéou et des appartements de ses agents. Les rapports extérieurs reposaient sur Léon. Il quittait le logis par les nuits profondes, pluvieuses ou neigeuses, ou, trompant la vigilance des espions, il s’échappait dans la journée de la bibliothèque, retrouvant les agents de liaison à l’établissement des bains publics, ou dans les fourrés profonds, aux environs de la ville, ou encore au marché oriental où les Kirghizes grouillaient en foule, avec les chevaux, les ânes et les marchandises.

Chaque fois, il revenait frémissant et heureux, avec une flamme guerrière dans les yeux et avec des acquisitions précieuses cachées sous le linge. Ainsi, pendant une année, il fut imprenable à l’adversaire.
Et mieux que cela, il entretenait avec ces ennemis, "camarades" d’hier, les rapports les plus "corrects", presque "amicaux", montrant un self-contrôle et un tact constant et nous protégeant soigneusement de tout conflit avec l’extérieur.

La vie idéologique de l’opposition était alors à son apogée. C’était l’année du 6º Congrès du Komintern. Dans les colis de Moscou arrivaient des dizaines de lettres, articles, thèses de célébrités et d’inconnus.
Dans les premiers mois, jusqu’au changement brutal de la politique de la guépéou, de nombreuses lettres arrivaient aussi par la poste officielle des différents lieux de déportation.

Dans ce matériel varié, il fallait opérer une soigneuse discrimination. Et là, je ne me convainquais qu’avec étonnement comment, d’une manière pour moi imperceptible, cet enfant avait eu le temps de mûrir, comme il savait bien choisir parmi les hommes, il connaissait une quantité beaucoup supérieure d’oppositionnels que moi. Combien sûr était son instinct révolutionnaire, lui permettant de distinguer sans hésitation le vrai du faux, le réel du superficiel. Les yeux de sa mère, qui connaissait davantage son fils, s’illuminaient de fierté à nos entretiens.
D’avril à octobre, il nous arriva près de 1000 lettres politiques et documents et près de 700 télégrammes. Nous avons expédié, pour la même période, 800 lettres politiques, et, dans cette quantité, une série de travaux considérables comme la critique du programme du Komintern, etc. Sans mon fils, je n’aurais pu accomplir la moitié du travail.

Une aussi étroite collaboration ne signifiait pas, toutefois, que des frictions ne s’élevaient pas entre nous, et parfois des différents aigus.

Mes rapports avec Léon, pas plus à ce moment-là que plus tard, dans l’émigration, ne se distinguaient particulièrement – loin de là – par un caractère égal ni dépourvu d’aspérités.
Je ne m’élevais pas seulement contre ses appréciations catégoriques à l’égard de certains "vieux" de l’opposition par des rectifications et des semonces énergiques, mais encore, je laissais apparaître, dans mes rapports avec lui, l’exigence et le formalisme qui me sont inhérents dans les questions pratiques.

Ces traits peut-être utiles et même indispensables pour un travail de grande envergure, mais assez insupportables dans les relations privées, ont rendu la tâche difficile aux êtres qui me furent le plus proche. Et comme le plus proche d’entre tous les jeunes était mon fils, il a eu ordinairement plus à supporter que tous les autres. A un oeil superficiel, il pouvait même sembler que nos rapports étaient empreints de sévérité ou d’indifférence. Mais sous cette apparence existait un profond attachement réciproque, fondé sur quelque chose d’incomparablement plus grand que la communauté du sang : la communauté de vues et des jugements, les sympathies et les haines, les joies et les souffrances vécues ensemble, et les mêmes et grandes espérances. Et cet attachement mutuel s’illumina de temps à autre de flammes tellement vives, qu’elles récompensaient nos trois destins de la médiocre usure du quotidien.

Ainsi nous vécûmes à 4000 Kms de Moscou, à 250 Kms de la voie ferrée, une année difficile et inoubliable, qui est restée toute entière sous le signe de Léon, ou plus exactement de "Lévik" ou de "Levoussetki", comme nous l’appelions.

En janvier 1929, le bureau politique décréta mon bannissement "au-delà des limites de l’U.R.S.S." et, comme il s’est avéré, en Turquie.

Aux membres de ma famille fut laissé le droit de m’accompagner. De nouveau sans hésitation, Léon décida de nous suivre en exil, se séparant à jamais de sa femme et de son fils qu’il aimait beaucoup.

Dans notre vie s’ouvrit un nouveau chapitre, avec une page presque vierge : relations, amitiés, liaisons, il fallut nouer tout cela à nouveau. Et de nouveau notre fils devint pour nous tous l’intermédiaire dans les rapports avec le monde extérieur, le gardien, le collaborateur, le secrétaire, comme à Alma-Ata, mais sur un plan de beaucoup plus vaste. Les langues étrangères qu’il possédait, étant enfant, mieux que le russe, se trouvèrent presque oubliées dans la fièvre des années révolutionnaires.

II fallut les étudier à nouveau. On commença un travail littéraire approprié. Les archives et la bibliothèque étaient entièrement dans les mains de Léon. Il connaissait bien les oeuvres de Marx, d’Engels et de Lénine, il connaissait à merveille mes livres et manuscrits, l’histoire du parti et de la révolution, l’histoire des falsifications thermidoriennes. Dans le chaos même de la bibliothèque publique d’Alma-Ata, il avait étudié les collections de la Pravda des années soviétiques et avait tiré d’elles, avec un esprit d’investigation sans faille, les citations et les extraits indispensables. Sans cette documentation précieuse et sans les recherches ultérieures faites par Léondans les archives et les bibliothèques, d’abord en Turquie, ensuite à Berlin, finalement à Paris, pas un des travaux que j’ai écrits au cours de ces dix dernières années n’eut été possible, et en partie L’Histoire de la Révolution Russe. Sa collaboration, incalculable par sa quantité, n’avait pourtant pas qu’un caractère "technique". Le choix personnel des faits, des citations, des caractéristiques, prédéterminait ma méthode de développement, ainsi que les conclusions. Dans la Révolution Trahie, il y a pas mal de pages écrites par moi sur les données de quelques lignes extraites des lettres de mon fils et des illustrations tirées par lui des journaux soviétiques qui m’étaient inaccessibles. Encore plus de matériaux m’ont été fournis par lui pour la biographie de Lénine. Une telle collaboration était seulement possible parce que notre solidarité idéologique était entrée dans le sang et dons les nerfs. Presque tous mes livres à partir de l’année 1928 devraient en toute justice porter le nom de mon fils à côté du mien.

A Moscou, il restait à Léon une année et demie jusqu’à l’achèvement de sa formation d’ingénieur. Nous insistions avec sa mère pour qu’il revint à l’étranger aux études abandonnées. Une nouvelle équipe de jeunes collaborateurs de tous les pays avait eu entre temps le loisir de se former à Prinkipo, en étroite collaboration avec mon fils. Léon ne consentit au départ que sous la pression du fait que, en Allemagne, il pouvait rendre d’inappréciables services à l’Opposition de gauche internationale.

Ayant repris à Berlin ses occupations estudiantines (il fallut repartir au commencement), Léon en même temps s’était consacré tout entier au travail révolutionnaire. Bientôt il entra au Secrétariat International en qualité de représentant de la section russe. Ses lettres d’alors à sa mère démontrent avec quelle rapidité il s’était assimilé à l’atmosphère politique de l’Allemagne et de l’Europe Occidentale, comme il savait bien distinguer parmi les hommes et discerner parmi leurs divergences et les nombreux conflits de cette période infantile de notre mouvement. Son instinct révolutionnaire, enrichi déjà d’une sérieuse expérience, l’aidait à trouver la voie juste dans presque tous les cas, d’une manière indépendante. Comme nous nous réjouissions de trouver dans ses lettres fraîchement décachetées, les mêmes raisonnements et conclusions que je recommandais la veille à son attention. Et combien, passionnément et sobrement, se réjouissait-il de telles rencontres dans nos idées. Le recueil des lettres de Léon constituera indubitablement une des sources les plus précieuses pour l’étude de la préhistoire intérieure de la Quatrième Internationale.

Mais les affaires russes demeuraient au centre de ses préoccupations. Encore à Prinkipo, il devint l’éditeur effectif du Bulletin de l’Opposition russe dès son apparition (mi-1929 et avait complètement pris en charge ce travail dans ses mains depuis son départ à Berlin ( début 1931 ), d’où le Bulletin fut transféré à sa suite à Paris. La dernière lettre de Léon que nous avons reçue, écrite le 4 Février 1938, douze jours avant sa mort, commence par ces mots :

"Je vous envoie les épreuves du Bulletin, car le prochain bateau ne partira pas de sitôt, et le Bulletin ne sera prêt que demain matin."

La sortie de chaque numéro fut un petit événement dans sa vie – petit événement qui coûtait de grands efforts –. La composition du Bulletin, la finition des matériaux bruts, la rédaction des articles, une correction minutieuse, l’expédition, la correspondance avec les amis et les correspondants et ce qui ne vient pas à la dernière place, ce qui n’était pas le moins important la recherche des moyens financiers. En revanche, comme il s’enorgueillissait de chaque numéro "réussi". Dans les premières années de l’émigration, il entretenait une correspondance considérable avec les oppositionnels en U.R.S.S. Mais en 1932, la Guépéou rompit presque tous nos liens.
II fallut chercher des informations fraîches par des voies détournées.

Léon était toujours sur le "qui-vive", cherchant avidement des tuyaux de Russie, s’emparant des touristes revenus d’U.R.S.S., des étudiants soviétiques en mission et des fonctionnaires sympathisants des Représentations à l’étranger. Il parcourait Berlin pendant des heures entières et ensuite Paris, pour semer les agents de la Guépéou à sa poursuite et ne pas compromettre ses informateurs. Pendant toutes ces années, il n’y eut pas un cas où quelqu’un eût à souffrir de son manque de vigilance, de son inattention ou de son manque de discernement.

Sur les rapports de la Guépéou, il figurait sous le sobriquet de "fiston", ainsi que nous en informait l’infortuné Reiss ; on a dit plus d’une fois à la Lublianka :

"Le "Fiston" travaille habilement, le "Vieux" l’aurait dure sans lui."

C’était la vérité. La tâche n’eût pas été facile sans lui ! Justement pour cette raison, les agents de la Guépéou, pénétrant aussi dans les organisations de l’Opposition, entouraient Léon d’un filet épais d’observations, d’intrigues, de pièges. Dans les procès de Moscou, son nom figurait invariablement à côté du mien. Moscou cherchait le moyen d’en finir à tout prix avec lui.

Après l’arrivée de Hitler au pouvoir, le Bulletin de l’Opposition fut immédiatement interdit. Léon passa en Allemagne encore quelques semaines, menant un travail illégal et se cachant de la Gestapo dans les appartements étrangers. Nous sonnâmes l’alarme avec sa mère, insistant sur un départ immédiat de l’Allemagne. Au printemps 1933, Léon se décida enfin à abandonner un pays qu’il avait eu le temps de connaître et d’aimer et se logea à Paris où le suivit le Bulletin. Ici, Léon recommença ses études à nouveau : il fallut passer un examen dans une école française d’enseignement secondaire, ensuite, pour la troisième fois, recommencer en Sorbonne, depuis le début, ses études de Physique et de Mathématiques à la Faculté des Sciences. Il vivait à Paris dans des conditions difficiles, dans le besoin, s’occupant par à-coups de ses études universitaires, mais, grâce à des dispositions remarquables, il put mener ses études à bonne fin, c’est-à-dire jusqu’au diplôme.

Ses principaux efforts, à Paris, étaient consacrés, encore plus qu’à Berlin à la révolution et à une collaboration littéraire avec moi. Dans les dernières années, Léon commença à écrire lui-même plus systématiquement pour la presse de la Quatrième Internationale. A des signes divers, notamment à la rédaction de ses mémoires, pour mon autobiographie, j’ai commencé à soupçonner en lui, encore à Prinkipo, des dispositions littéraires. Mais il était surchargé par toutes sortes d’autres travaux, et, comme les idées et les thèmes nous étaient communs, il me consacrait toujours son activité d’écrivain.

En Turquie, il écrivit, à ce qu’il m’en souvient, seulement un article de dimensions plus importantes : "Staline et l’Armée Rouge ou comment on écrit l’histoire", sous la signature de Markine, matelot révolutionnaire, auquel l’unissait, dans ses années d’enfance, une amitié colorée d’une véritable adoration. Ce travail entra dans mon livre "Les crimes de Staline". Ultérieurement, ses articles ont paru toujours plus fréquemment, dans les pages du Bulletin et autres publications de la Quatrième Internationale, chaque fois sous la pression des nécessités. Léon écrivit seulement quand il avait quelque chose à dire et qu’il savait que nul autre ne pourrait l’exprimer mieux. Dans la période norvégienne de notre vie, je recevais de divers côtés des lettres me demandant d’analyser le mouvement stakhanoviste, qui atteignit, dans une certaine mesure, notre mouvement à l’improviste. Quand il apparut que le prolongement de ma maladie ne pourrait me permettre de faire face à ce problème, Léon me fit parvenir le projet de son article sur le stakhanovisme avec une lettre d’introduction très modeste. Le travail me parut, par son sérieux et par sa pénétration, embrasser la question sous tous ses aspects, plein de concision et de relief dans l’argumentation.

Je me souviens quelle joie causa mon approbation chaleureuse à Léon. L’article fut imprimé en plusieurs langues et établit immédiatement un point de vue juste sur l’édification socialiste sous le fouet de la bureaucratie. Des dizaines d’articles ultérieurs n’ont rien ajouté de concret à cette analyse.

Le principal ouvrage littéraire de Léon fut toutefois son livre "Le Procès de Moscou", consacré au procès des seize (Zinoviev, Kamenev et autres) et publié en français et en allemand. Nous nous trouvions alors, avec ma femme, dans la prison norvégienne, pieds et mains liés, sous les coups de la plus monstrueuse des calomnies. A certains degrés de la paralysie, les êtres voient, entendent et comprennent tout, mais sont incapables de remuer le petit doigt pour écarter un danger mortel.

Le gouvernement "socialiste" norvégien nous contraignit à cette paralysie politique. Dans ces conditions, le livre de Léon fut pour nous un présent inappréciable, première et cinglante réplique aux falsifications du Kremlin. Je me souviens que les premières pages m’en parurent plutôt pâles ; ceci parce qu’elles répétaient une appréciation politique de l’ensemble de la situation en U.R.S.S. déjà faite précédemment.

Mais à partir du moment où l’auteur a abordé l’analyse personnelle du procès lui-même, je me suis senti tout à fait entraîné. Chaque nouveau chapitre me paraissait meilleur que le précédent. "Bravo, Levoussetka, " nous disions nous avec ma femme. "Nous avons un défenseur ! " Comme ses yeux devaient briller joyeusement en lisant nos louanges chaleureuses !

Dans certains journaux, et en partie dans l’organe central de la social-démocratie danoise, on émettait la conviction que, malgré les conditions rigoureuses de l’internement, j’avais visiblement trouvé le moyen de prendre part à l’ouvrage paru sous le nom de Sédov. "On sent la main de Trotsky". Tout cela, inventions ! Dans le livre, il n’y a pas une ligne de moi.

Beaucoup de camarades qui étaient enclins à considérer Sédov seulement comme le fils de Trotsky – comme en Karl Liebknecht, on n’a vu pendant longtemps que le fils de Wilhelm Liebknecht – ont eu la possibilité de se convaincre, ne fut-ce QUE PAR ce livre, qu’il représentait une personnalité indépendante, mais une personnalité d’envergure.

Léon écrivait comme il faisait tout le reste, c’est-à-dire consciencieusement : il étudiait, réfléchissait, vérifiait. La gloire littéraire lui était étrangère. Les déclamations de propagande ne le séduisaient guère. En même temps, chaque ligne écrite par lui est illuminée par une flamme vivante dont la source était son rare tempérament révolutionnaire.

Les événements de sa vie privée et familiale de notre époque, ont formé son caractère et l’ont trempé. En 1905, sa mère attendait sa naissance dans une prison de Pétersbourg.

Le vent de libéralisme l’en a fait sortir en automne. l’enfant est venu au monde en février de l’année suivante. A ce moment-là, j’étais déjà en prison. Voir mon fils pour la première fois ne me fut possible que treize mois après, lors de l’évasion de Sibérie. Ses toutes premières impressions furent imprégnées du souffle de la première révolution russe, dont la défaite nous jeta en Autriche. La guerre frappa la conscience de ce garçon de huit ans, en nous rejetant en Suisse. Mon expulsion fut la seconde de ses grandes leçons.

Sur le paquebot, il tenait des conversations révolutionnaires mimées avec le chauffeur catalan. La révolution signifiait pour lui tous les biens et, avant tout, le retour en Russie. Sur la route du retour d’Amérique, à Halifax, Lévik, âgé de douze ans, avait frappé du poing un officier britannique. II savait qui frapper : non les matelots qui m’emportaient du navire, mais l’officier qui commandait. Au Canada, au moment de mon internement au camp de concentration Léon apprit à dissimuler et à jeter furtivement à la boite les lettres non contrôlées par la police. A Pétrograd, il fut brusquement plongé dans une atmosphère de poursuite anti-bolchévique.

A l’école bourgeoise où il se trouva d’abord, les fils de libéraux et des S.R. le battaient parce que fils de Trotsky.
Il vint un jour au Syndicat des ouvriers du bois où travaillait sa mère, avec la main ensanglantée ; c’était le résultat d’une explication politique avec les fils des kérenskystes. Il se joignait dans la rue à toutes les manifestations et se cachait dans les portes cochères des forces armées du Front Populaire de l’époque (coalition des cadets, des S.R. et des menchéviks). Après les journées de juillet, amaigri et pâle il me rendait visite dans la prison de Kérenski et de Tséretelli. Dans la famille d’un colonel ami, au cours d’un déjeuner, Léon et Serge se jetèrent armés de couteaux sur un officier qui avait déclaré que les bolchéviks étaient des agents du Kaiser. Ils répondirent d’une manière à peu près analogue à l’ingénieur Sérébrowsky, plus tard membre du C.C. stalinien qui essaya de les persuader que Lénine était un espion allemand.

Lévik apprit tôt à faire grincer ses jeunes dents à la lecture de la calomnie des journaux. Il passa les journées d’Octobre avec le matelot Markine qui, à ses heures de loisir, lui enseignait l’art du tir, dans la cave.
Ainsi s’est formé le futur militant. La révolution n’était pas pour lui une abstraction, oh, non ! Elle le pénétrait par les pores de sa peau. C’est pourquoi il agissait sérieusement avec le devoir révolutionnaire commençant par les volontaires des samedis communistes et finissant par les traînards. C’est pourquoi plus tard, il est entré si ardemment dans la lutte contre la bureaucratie. En automne 1927,Léon accomplissait un voyage oppositionnel à travers l’Oural, en compagnie de Mratchkowsky et de Deloborodov. Au retour tous deux parlaient avec un enthousiasme sincère de la conduite de Léon, au cours d’une lutte aiguë et sans espoir, de ses interventions sans compromis aux réunions de la jeunesse, de son courage physique devant les bandes d’apaches suscitées par la bureaucratie, de sa virilité morale, lui permettant de subir la défaite en portant haut sa jeune tête. Quand il revint de l’Oural, devenu homme en six semaines, j’étais déjà exclu. II fallait s’apprêter pour la déportation.
Il n’y avait en lui aucun manque de discernement, ni aucune forfanterie, loin de là. Mais il savait que le danger était l’essence de la révolution comme de la guerre. Il savait, quand il le fallait, et il le fallait souvent, aller au devant du danger. Sa vie, en France, où la Guépéou a des amis à tous les étages de l’édifice étatique, était une chaîne ininterrompue de dangers. Des assassins professionnels étaient sans relâche à ses trousses. Ils vivaient à côté de son appartement. Ils volaient ses lettres, ses archives et écoutaient ses conversations téléphoniques. Quand après sa maladie, il passa deux semaines sur les bords de la Méditerranée, son seul repos au cours de longues années, les agents du Guépéou prirent pension au même hôtel. Quand il se prépara à partir pour Mulhouse afin de rencontrer l’avocat suisse, à propos de l’affaire des calomnies staliniennes dans la presse, toute une bande de la Guépéou l’attendait à la gare de Mulhouse, celle-là même qui, plus tard assassina Ignace REISS. Léon échappa à une perte certaine, seulement grâce à ce que, tombé malade la veille, il ne pouvait quitter Paris avec une température de 40º. Tous ces faits sont établis par les autorités judiciaires de France et de Suisse. Et combien de secrets restent-ils non encore dévoilés ? Ses amis les plus proches nous écrivaient il y a trois mois, qu’à Paris, il courait un trop grand danger, et insistaient pour son départ pour le Mexique. Léon répondait que le danger était certain à Paris, mais que c’était un poste de combat trop important et que l’abandonner serait criminel. II ne restait qu’à s’incliner devant cette raison.

Quand, à l’automne de l’année dernière, commença une série de rupture entre les agents soviétiques à l’étranger, le Kremlin et la Guépéou, Léon se trouva au centre de ces événements. Certains amis protestaient contre ses relations avec ces nouveaux alliés non encore "éprouvés " : une provocation était possible. Léon répliquait : le risque est indéniable, mais impossible de développer ce mouvement important en restant à l’écart. Il fallait prendre Léon, cette fois encore, tel que l’avaient fait la nature et les circonstances politiques. Comme un vrai révolutionnaire, il appréciait la vie seulement dans la mesure où elle servait la lutte libératrice du prolétariat.
Le 16 février, les journaux mexicains du soir imprimèrent un court télégramme annonçant la mort de Léon Sédov à la suite d’une intervention chirurgicale. Pris par un travail urgent, je n’avais pas vu ces journaux. Diégo Rivera contrôla par radio de sa propre initiative et vint m’apporter la terrible nouvelle. Au bout d’une heure, j’ai appris la mort de notre fils à Natalia – dans ce même mois de février où, 32 ans plus tôt, elle m’avait appris en prison sa naissance. Ainsi s’acheva ce 16 février, la journée la plus noire de notre vie privée.

Nous nous attendions à beaucoup, presque à tout, mais pas à cela. C’est que très peu de temps avant, Léon nous avait fait part de son intention d’entrer comme ouvrier dans une usine. En même temps, il exprimait l’espoir d’écrire, pour un centre d’études, l’histoire de l’opposition russe. II était rempli de projet. Seulement deux jours avant que la nouvelle de sa mort ne nous parvint, nous reçûmes de lui une lettre énergique et pleine de vie, datée du 4 février. Elle est devant moi. "Nous nous préparons au procès en Suisse ; l’affaire concerne la mise en jugement des participants à l’assassinat d’Ignace Reiss, écrivait-il l’atmosphère y est très favorable en ce qui concerne l’opinion publique et aussi l’attitude des autorités. " Il énumérait une série d’autres faits et symptômes favorables. "En somme, nous marquons des points. " La lettre respirait la confiance dans l’avenir. D’où provenait donc ce mal et cette mort fulgurante au bout de 12 jours ?

Première et essentielle supposition : le poison. Trouver accès auprès de Léon, de ses vêtements, de sa nourriture n’offrait guère de difficultés aux agents de Staline. Est-ce qu’une enquête judiciaire, même libérée des raisons diplomatiques peut, à cet égard, parvenir à la pleine lumière ? En relation avec la guerre, la chimie et l’art de l’empoisonnement ont atteint, ces temps derniers, un développement tout particulier. Les secrets de cet art sont à vrai dire inaccessibles aux simples mortels. Mais aux empoisonneurs de la Guépéou tout est accessible. Il est tout à fait possible d’admettre qu’un tel poison, ne laissant pas de traces après le décès, même à la plus minutieuse des analyses. Et où sont les garanties de la minutie ?

Ou bien l’ont-ils tué sans le secours de la chimie ? Il a fallu trop supporter à ce jeune être, très sensible et très tendre, dans les profondeurs de sa nature. Une campagne de plusieurs années déjà contre son père et les meilleurs de ses camarades aînés, que Léons’est habitué dès l’enfance à respecter et à aimer, avait profondément secoué son organisme moral. Une longue suite de capitulations des participants de l’opposition ne lui a pas porté un coup moins rude. Ensuite suivit le suicide à Berlin de Zina, ma fille aînée, que Staline avait traîtreusement, par pure vengeance, arrachée de ses enfants, de sa famille, de son milieu. Léon se trouva sur les bras le cadavre de sa soeur aînée et un enfant de 6 ans. Il résolut d’essayer d’obtenir une communication téléphonique avec son frère cadet, Serge, à Moscou. Est-ce que la Guépéou avait perdu la tête devant le suicide de Zina, ou espérait-elle surprendre quelque secret, le fait est que la communication fut établie, contre toute attente, et Léon réussit à communiquer de vive voix la nouvelle tragique à Moscou. Telle fut l’ultime conversation des deux frères, condamnés déjà, sur le corps encore chaud de leur soeur. Les communications de Léon à Prinkipo sur ce qu’il venait de vivre furent courtes, avares, mesurées. Il nous épargnait trop. Mais sous chaque ligne se sentait l’insupportable tension morale.

Les difficultés matérielles et les privations, Léon les supportait facilement, comme un vrai prolétaire, en plaisantant mais elles aussi, naturellement, laissèrent leur trace. Infiniment plus destructives furent les épreuves morales ultérieures. Le procès des seize à Moscou, le caractère monstrueux de l’accusation, les dépositions hallucinantes des accusés, et dans ce monde Smirnov et Mratchkowsky, queLéon connaissait bien et aimait, l’internement inattendu de son père et de sa mère en Norvège, quatre mois sans nouvelles, le vol des archives, notre déportation secrète avec ma femme au Mexique, le deuxième procès de Moscou, avec des accusations et des aveux encore plus délirants, la disparition de son frère Serge, sous l’accusation "d’empoisonnement d’ouvriers ", les innombrables exécutions d’hommes qui furent autrefois des amis proches ou qui le restèrent jusqu’au bout, les poursuites et lès attentats de la Guépéou en France, l’assassinat de Reiss en Suisse, le mensonge, la bassesse, la trahison et les pièges – non, le "stalinisme" – était pour Léon autre chose qu’un phénomène politique abstrait, mais une série ininterrompue de coups moraux et de défaites psychiques. Fallut-il aux spécialistes moscovites recourir à la chimie afin de parachever leur oeuvre, ou suffisait-il de tout ce qu’ils avaient fomenté auparavant, le résultat demeure le même : ILS L’ONT ASSASSINE. Et la nouvelle de sa mort fut marqué comme un grand triomphe au calendrier thermidorien.

Avant de le tuer, ils firent tout pour calomnier et noircir notre fils aux yeux des contemporains et des générations à venir. Caïn-Djougachvili et ses acolytes essayèrent de transformer Léon en agent du fascisme et en partisan secret d’une restauration capitaliste en URSS, en organisateur de catastrophes de chemin de fer et en assassin d’ouvriers. Grands furent les efforts de ces crapules ! Des tonnes de boue thermidorienne tombent sur sa jeune image sans y laisser une seule tâche. Léon était essentiellement un être humain d’une propreté et d’une honnêteté transparentes. II pouvait raconter sa vie à n’importe quelle assemblée ouvrière, sa vie brève par ses jours comme court est mon récit.

II n’avait rien à se reprocher, rien à sceller. L’honnêteté morale était le fil conducteur de son caractère. II servait sans fléchir la cause des opprimés et, en cela, il restait fidèle à lui-même. Des mains de la nature et de l’histoire, il est issu homme d’une trempe héroïque. Les grands et terribles événements qui s’approchent de nous auront besoin de tels êtres. Si Léon avait vécu jusqu’à ces événements, il aurait montré sa vraie mesure. Mais il ne les a pas atteints. Notre Léon n’est plus, notre enfant, notre fils et militant héroïque !

Avec sa mère, qui fut pour lui l’être le plus proche en ce monde, nous vivons ces heures terribles, évoquant son image, trait pour trait, ne pouvant croire qu’il n’est plus, et pleurons car il n’est plus possible de ne pas le croire.
Comment nous habituer à cette idée qu’est disparu, sur l’étendue terrestre, le lumineux point humain, qui nous fut lié par les fils indestructibles des souvenirs communs, de la compréhension mutuelle et d’un tendre attachement. Personne ne nous connaissait ni ne nous connaît comme lui, avec nos côtés forts et nos côtés faibles. II était une part, la part jeune de nous deux. Pour cent raisons, nos pensées et nos sentiments allaient chaque jour vers lui, à Paris. Avec notre garçon est mort tout ce qui demeurait en nous de jeune.

Adieu, Léon ! Adieu, cher et incomparable ami ! Nous ne pensions pas, avec ta mère, nous ne nous attendions pas à ce que le sort nous chargeât de cette terrible tâche : écrire ta nécrologie. Nous vivions avec la ferme certitude que longtemps après nous encore, tu serais le continuateur de l’oeuvre commune. Mais nous n’avons pas su te protéger. Adieu Léon ! Nous léguons ta pure mémoire à la jeune génération ouvrière de ce monde. Tu auras droit de cité dans les oeuvres de ceux qui travaillent, souffrent et luttent pour un monde meilleur.

JEUNESSE RÉVOLUTIONNAIRE DE TOUS LES PAYS, PRENDS NOUS LE SOUVENIR DE NOTRE LÉON, ADOPTE LE, IL LE MÉRITE ET QUE, DÉSORMAIS, IL PARTICIPE INVISIBLE A TES LUTTES, PUISQUE LE SORT LUI A REFUSÉ LE BONHEUR DE PRENDRE PART A LA VICTOIRE FINALE.

LÉON TROTSKY

20 février 1938 – COYOACAN (Mexique)