mercredi 20 février 2013

:: Le péronisme, comment ça marche ?



Image illustrative de l'article Juan PerónLes années qui virent la naissance du péronisme constituèrent une période tout à fait exceptionnelle pour l’économie argentine.

Jusqu’à la fin des années vingt, cette économie était celle d’une semi-colonie de l’impérialisme britannique. L’Argentine exportait vers la Grande-Bretagne une bonne partie de sa production agro-pastorale (la viande et les céréales constituant ses productions essentielles). Elle en importait la plupart des produits manufacturés qu’elle consommait. Et la plus grande partie des infrastructures (chemins de fer, frigorifiques, etc) appartenaient à des capitaux anglais.

La crise des années 1930, en paralysant le commerce mondial, y avait déjà amorcé le développement d’une industrie « de substitution ». Mais ce fut la Seconde Guerre mondiale qui bouleversa le plus complètement l’économie argentine.

Tous les pays qui y étaient engagés avaient besoin de matières premières et de vivres. L’Argentine resta neutre (du moins jusqu’en mars 1945, car elle dut payer de sa tardive déclaration de guerre à l’Allemagne et au Japon son admission à l’ONU), d’une neutralité qui tenait autant à des impératifs commerciaux (pouvoir vendre à tous les belligérants) qu’à la sympathie de ses dirigeants pour l’Axe (sympathie idéologique, mais liée aussi au fait que la Grande-Bretagne, se trouvait dans l’autre camp). Plus le conflit se prolongeait, plus les banques argentines voyaient leurs caisses se remplir.

Dans le même temps, du fait de la carence des grandes puissances dont tout l’effort était tourné vers les productions militaires, l’industrie nationale connaissait un développement sans précédent, qui drainait vers les villes, et surtout vers le « grand Buenos-Aires », des centaines de milliers d’hommes que de toute manière les campagnes, où dominait le « latifundio », la grande propriété, ne pouvaient nourrir.

La fin de la guerre ne mit pas immédiatement fin à ce boom économique, loin de là, car jusqu’à la fin des années 1940, l’Europe n’avait pas retrouvé sa production alimentaire d’avant-guerre, et le blé et la viande argentins trouvaient preneur à bon prix sur le marché mondial.

Le poids respectif de la production agro-pastorale et de l’industrie avait complètement changé, cette dernière ayant dépassé en valeur brute la production agricole dès 1943.

En douze ans, de 1935 à 1947, le nombre d’établissements industriels du « grand Buenos-Aires » était passé de moins de 17 000 à plus de 36 000, et le nombre d’ouvriers qu’ils employaient d’à peine plus de 300 000 à près de 700 000.

La croissance rapide de ce prolétariat, ses revendications, n’allaient pas sans poser de problèmes aux dirigeants argentins.

De mussolini au « justicialisme »

L’entrée du colonel Peron sur la scène politique se fit discrètement, en juin 1943, à l’occasion d’un coup d’État militaire qui fit de lui le chef de cabinet du ministre de la Guerre. Ce coup d’État n’était certes pas le premier du genre, et depuis 1930 l’Armée gouvernait de fait le pays, soit en faisant élire un des siens à la tête de l’État, soit en déposant les présidents qui lui déplaisaient. Il est donc bien difficile de dire si la junte à laquelle appartenait Peron était plus réactionnaire que le pouvoir auquel elle succédait. Mais ce qui est évident, c’est qu’elle n’était en rien constituée « d’hommes de gauche ».

Peron, quant à lui, avait effectué des missions diplomatico-militaires en Italie, en Allemagne et en Espagne entre 1937 et 1941. Il en était revenu encore plus admirateur des régimes totalitaires qu’avant son départ, en particulier des « syndicats » corporatistes dans lesquels Mussolini avait enrégimenté la classe ouvrière italienne. « La masse inorganisée est cause de cataclysmes politiques » , dira-t-il plus tard pour expliquer sa politique.

C’est paradoxalement sa volonté de travailler à la mise en place de tels « syndicats » en Argentine qui amena Peron à franchir le pas qui allait le conduire au pouvoir suprême quelques mois plus tard, en s’appuyant sur une grève générale. En novembre 1943, le colonel Peron prenait en effet en mains la direction du Département du travail.

Mais soucieux d’essayer d’éviter toute explosion sociale, loin d’imiter purement et simplement Mussolini, Peron allait se faire l’artisan d’une politique originale, que la situation économique florissante du pays rendait possible.

Pour construire l’organisation syndicale contrôlée par l’État dont il rêvait, Peron ne s’attaqua pas de front aux organisations existantes. Il mit au contraire en oeuvre une politique qui leur assura plus de place dans la société argentine, la reconnaissance de leur rôle, qu’attestait dès le début la multiplication des signatures de conventions collectives. Il écarta certes brutalement, et par des méthodes qui relevaient souvent du gangstérisme, les dirigeants syndicaux qui s’acharnaient à défendre l’indépendance de leur organisation. Mais ceux des bureaucrates qui acceptaient de s’intégrer au nouvel appareil en train de se construire (et ils furent nombreux) y trouvèrent, personnellement, leur compte. En même temps, pour obtenir la paix sociale, comme pour donner du crédit à ses nouveaux alliés syndicalistes, Peron distribuait quelques miettes aux travailleurs, sous forme d’augmentations de salaires ou d’amélioration des conditions de travail.

Le 18 brumaire de juan domingo peron

Peron devenait l’homme fort du gouvernement militaire. En juillet 1944 il était promu vice-président de la République. Mais sa politique avait beau n’être inspirée que par le souci de défendre les intérêts bien compris des possédants, elle ne faisait manifestement pas l’unanimité des classes dirigeantes. En juin 1945, le patronat la dénonçait violemment, ce qui donnait l’occasion à la CGT de proclamer qu’elle le soutenait. En octobre 1945, la signature d’un décret-loi sur les « associations-ouvrières », codifiant les droits des syndicats, précipitait la crise.

Contraint de démissionner le 9 octobre, arrêté le 12 et expédié dans une île au milieu du Rio de la Plata, Peron allait alors toucher personnellement les dividendes de la politique qu’il avait menée vis-à-vis des appareils syndicaux, comme du prestige qu’il avait recueilli auprès des travailleurs : la CGT appela à la grève générale pour le 18, mais dès le 17 des dizaines de milliers de travailleurs du grand Buenos-Aires arrêtaient le travail, et marchaient sur la Présidence, aux cris de « Nous voulons Peron » . Un cri que reprenait, sur les ondes, la compagne de celui-ci, speakerine à la radio, Eva Duarte. Le soir même Peron saluait la foule du balcon de la « Casa rosada ».

Il avait fait chaud ce jour-là à Buenos-Aires, et beaucoup de jeunes manifestants au cours de cette longue marche avait tombé la chemise : c’est ainsi que naquit le mythe des « descamisados », des sans-chemises, dont la propagande péroniste devait faire le symbole de ces masses pauvres que le régime affirmait défendre.

Dès lors Peron apparut de plus en plus ouvertement comme une espèce de Bonaparte prêt à s’appuyer sur la classe ouvrière et la population pauvre pour imposer à la fraction récalcitrante des classes possédantes et à l’impérialisme américain, qui cherchait à renforcer son poids en Argentine, la politique qu’il estimait nécessaire pour le développement du pays.

En décembre, un décret-loi instaurait « l’aguinaldo » (le treizième mois) avec effet immédiat à fin 1945, le salaire minimum et les congés payés, qui constituaient manifestement pour Peron, qui avait posé sa candidature à la présidence de la République, la meilleure ouverture possible de sa campagne électorale. Le patronat protesta, mais une vague de grèves, à la mi-janvier, l’obligea à verser « l’aguinaldo ».

Dans cette campagne électorale, le péronisme affrontait une coalition hétéroclite, « l’Union Démocratique », qui regroupait un large éventail allant des conservateurs classiques au Parti Communiste en passant par les radicaux. L’ambassade américaine apportait un soutien ouvert à « l’Union Démocratique » en attaquant Peron au nom de la lutte contre le « nazi-fascisme ». La revue Life donnait un bon exemple de l’argumentation des représentants des États-Unis en écrivant dans son numéro du 25 février 1946 : « Les fanatiques péronistes dénigrent démocratie et capitalisme en des termes qui proviennent directement des discours de Goebbels à Nuremberg. Comme les nazis, les péronistes inculquent aux ouvriers des slogans anticapitalistes, en même temps qu’ils dépendent de l’appui financier des grands groupes allemands et d’une partie des entreprises argentines ».

Spruille Braden, ancien ambassadeur des USA à Buenos-Aires, était l’un des principaux responsables de ce choix politique. Mais en fait, en prenant ouvertement parti contre Peron, en s’immiscant dans la campagne électorale argentine, les autorités américaines lui rendaient sans doute, et sans le vouloir, un signalé service, car elles lui décernaient du même coup un brevet d’anti-impérialisme, au point que le colonel candidat pouvait faire mine d’ignorer totalement son concurrent radical, et déclarer : « Si par un choix fatal du destin les forces régressives de l’opposition, organisées, encouragées et dirigées par Spruille Braden devaient triompher, la situation d’angoisse de misère et d’opprobe que (...) l’ex-ambassadeur a prétendu imposer sans succès au peuple cubain serait une réalité terrible pour les travailleurs argentins... L’alternative en cette heure suprême est celle-ci : ou Braden ou Peron ».

Soit dit en passant, le Parti Communiste argentin, pour qui en cette année 1946 les États-Unis étaient toujours le grand allié « démocrate » de l’URSS, enfourcha le même cheval de bataille que Braden, ce qui n’est sans doute pas étranger à la faible audience qui est aujourd’hui encore la sienne parmi les travailleurs argentins.

Car auprès de la grande majorité des travailleurs Peron jouissait d’un prestige dû à la fois aux avantages que son gouvernement leur avait accordés et à la manière dont il flattait par son opposition aux volontés des États-Unis les sentiments d’une population qui pour être constituée pour l’essentiel de fils d’immigrés récents n’en était pas moins sensible, au contraire, au nationalisme.

Les élections, peut-être les plus régulières que l’Argentine ait connues depuis quinze ans, donnèrent d’ailleurs 55% des voix à Peron. Grâce au mode de scrutin, les candidats qui se réclamaient de lui enlevèrent en outre treize postes de gouverneurs de province sur quatorze, tous les postes de sénateurs sauf deux, et les deux tiers des sièges à la chambre des députés.

Le « justicialisme » contre la lutte des classes

Le nouveau président fit du 17 octobre la date symbole du nouveau régime. Il aimait se poser en représentant des travailleurs, rappeler que c’est grâce à eux qu’il était resté au pouvoir : « Il ne faut pas oublier, garçons, que la jeunesse fit le 17 octobre, mais que ce fut la jeunesse des syndicats, parce que l’autre jeunesse était contre nous : elle sortait tous les jours jeter des pierres contre nous. J’ai esquivé plus de pierres alors qu’en toute ma vie ».

Mais si Peron se posait en défenseur des intérêts des travailleurs, ce n’était évidemment pas pour les appeler à la lutte de classe : « Nous cherchons à supprimer la lutte des classes, en la remplaçant par un juste accord entre ouvriers et patrons, sous la protection de la justice qui émane de l’État », avait-il déjà affirmé le 1ieiri mai 1944. Et le point 11 des « vingt vérités du justicialisme »(c’est ainsi qu’avait été baptisée l’idéologie officielle, en référence à la vague expression de « justice sociale » qui était devenue le refrain du péronisme) proclamait que « le justicialisme aspire à l’unité nationale et non à la lutte » .

Mais la propagande officielle ne se lassait pas d’exalter le rôle des travailleurs dans la nation : « Il n’existe pour le justicialisme qu’une seule classe d’hommes : ceux qui travaillent », proclamaient les mêmes « Vingt vérités ».

La « constitution justicialiste » de 1949 insistait d’ailleurs longuement, au chapitre des « droits des travailleurs » : sur « le droit au travail, le droit à une juste rétribution, le droit à la qualification, droit à des conditions décentes de travail, droit à la préservation de la santé, droit au bien-être, droit à la sécurité sociale, droit à la protection de sa famille, droit à l’amélioration économique, droit à la défense de ses intérêts professionnels » ... mais par contre le droit de grève n’était pas explicitement reconnu, parce que, affirmait un député et responsable syndical péroniste, « si nous désirons que dans le futur cette nation soit socialement juste (...) nous ne pouvons pas, après avoir énoncé cela, parler aussitôt du droit de grève (...) qui signifierait douter (...) de ce que dorénavant notre pays sera socialement juste ! »

Plus encore que Peron lui-même, ce fut Eva Duarte, devenue entre temps l’épouse légitime de Peron (le soutien de l’église lors des élections était à ce prix) qui incarna la face populiste du régime. La « fondation Eva Peron » devint une sorte de ministère de la charité publique.

D’origine modeste, incarnant la version argentine de la bergère ayant épousé un prince, « Evita », la « madone des descamisados », comme l’appelait volontiers la propagande officielle, était la plus remarquable représentante de cette couche de plébéiens que le péronisme avait introduit à tous les niveaux dans l’appareil d’État. Elle ne lésinait d’ailleurs pas quand il s’agissait de se réclamer de la classe ouvrière : si elle reprochait volontiers à Marx d’être athée, et adversaire « du droit de propriété, si profondément humain », elle n’hésitait pas à le représenter comme un précurseur de Peron : « Pour nous, Marx a fait avancer les choses(...) Comme dirigeant du mouvement ouvrier international, les peuples du monde lui doivent de leur avoir fait comprendre que les travailleurs doivent s’unir. Rappelez-vous que c’est cela même que répète et que répétera toujours le général Peron à ses travailleurs. » « Unis » dit Peron « les travailleurs sont invincibles ».

Décédée d’une leucémie a trente-trois ans, en 1952, Eva Peron fera peut-être encore plus pour le « lider » morte que vivante, tant elle incarna alors le mythe du péronisme.

Une politique economique en faveur des industriels

Les premières années du régime péroniste sont marquées par d’incontestables succès sur le plan de l’industrialisation du pays et de son émancipation de la tutelle étrangère. Les réserves d’or accumulées dans les caves de la Banque centrale (qui est nationalisée, comme le crédit, dès 1945) permettent de racheter de nombreuses entreprises appartenant à des capitaux étrangers (chemins de fer, gaz d’éclairage, téléphone), dont les actionnaires sont largement indemnisés. Le gouvernement institue le monopole du commerce extérieur, donné au IAPI (Institut argentin de promotion des échanges) et peut ainsi diriger une grande partie des bénéfices provenant des exportations de produits agro-alimentaires vers l’investissement dans l’industrie.
Pendant les trois premières années de la présidence péroniste, la situation économique resta favorable, la balance du commerce extérieur excédentaire, et le gouvernement put mener cette politique tout en permettant à la classe ouvrière de voir son niveau de vie s’élever régulièrement : sur la base 100 en 1943, les salaires réels à Buenos-Aires, qui étaient passés à 112 en 1946, atteignaient 181 en 1949. Mais cette année-là marquait précisément un changement de la situation mondiale, la dégradation de la balance des paiements de l’Argentine, que la guerre de Corée allait freiner, mais non arrêter.

L’oligarchie foncière n’avait jamais porté Peron dans son coeur, et la « Société Rurale » avait fait chorus, durant la campagne électorale de 1946 avec l’ambassade américaine. La bourgeoisie industrielle, qu’avait inquiété la législation sociale du régime, s’était vite convaincue qu’elle y trouvait largement son compte, du moins tant que le boom économique durait. Mais à partir de 1949, la politique qui consistait à favoriser les industriels tout en donnant quelques miettes à la classe ouvrière devenait bien plus difficile à mener. Le recours à la planche à billets, que le régime utilisa largement, se traduisit par une baisse sensible du niveau de vie des travailleurs. L’Argentine connut alors des grèves dirigées contre la politique du gouvernement. L’adhésion populaire au péronisme diminuait, en même temps qu’il perdait, aux yeux de la bourgeoisie, son efficacité de garant de la paix sociale et de la bonne marche des affaires.

La politique étrangère de Peron évoluait en même temps. Le champion de l’indépendance économique argentine, qui pourfendait (en paroles du moins) l’impérialisme américain au début de son règne, changea de registre lorsque sa marge de manoeuvre économique diminua. Dès 1950 l’Argentine avait sollicité, et obtenu, un prêt de 125 millions de dollars de l’Import Export Bank des États-Unis. En 1953 le voyage de Milton Eisenhower (le frère du président des États-Unis) à Buenos-Aires symbolisait la réouverture de l’Argentine aux capitaux nord-américains. Un mois plus tard Peron promulguait une loi garantissant les investissements étrangers. On était bien loin, dans les dernières années du règne, du langage « anti-impérialiste » des débuts.

Du flirt avec l’eglise a l’anticlericalisme des dernieres annees

Fort de l’incontestable appui populaire dont il jouissait dans les premières années de son règne, Peron avait pu laisser en place un certain nombre de mécanismes parlementaires. Des partis, une presse d’opposition, existaient légalement, ce qui n’empêchait évidemment pas le régime de leur rendre la vie difficile.

Le pouvoir de Peron était loin d’être absolu, et cela fut particulièrement patent quand à la veille de nouvelles élections présidentielles, en 1951, il formula le désir de faire élire « Evita », que la majorité de la bonne bourgeoisie haïssait, comme vice-présidente. Devant l’opposition de l’État-major, Peron dut remettre son projet dans sa poche, et sa femme renoncer publiquement à la candidature qu’elle avait acceptée quelques jours plus tôt.

Cependant, au fur et à mesure que du fait de l’évolution économique les bases sociales du bonapartisme péroniste se rétrécissaient, le régime tendait naturellement à devenir de plus en plus autoritaire. Au point de se brouiller avec certains de ses anciens alliés, comme l’Eglise catholique, qui avait béni le coup d’État militaire de 1943, et soutenu le gouvernement péroniste dans ses premières années. Dans son désir de contrôler toute la vie sociale, d’enrégimenter toute la société, le péronisme finit par entrer en compétition avec l’Eglise, notamment à propos des organisations de jeunesse.

Par ailleurs, puisque la situation économique lui rendait plus difficile de donner des satisfactions matérielles aux travailleurs, Peron, s’il voulait continuer à apparaître aux yeux de sa base comme un homme de progrès, ne pouvait que se rabattre sur des réformes ne coûtant rien... comme par exemple la légalisation du divorce, mais heurtant profondément ce que le pays comptait de plus réactionnaire, à commencer par l’Eglise.
Ce fut là de fait le sujet qui permit pour la première fois à l’opposition bourgeoise de descendre massivement dans la rue. Mais ce n’était pas suffisant pour forcer Peron à partir.

Ce fut l’armée qui joua le rôle décisif en ce sens. Après une tentative manquée en juin 1955, la révolte militaire de septembre 1955, amena Peron, après quelques jours incertains à prendre le chemin de l’exil, sans en appeler au soutien de ces travailleurs dont il se proclamait le représentant, et sans non plus que ceux-ci n’interviennent spontanément.

Du peronisme sans peron a la deuxieme presidence

Les militaires qui s’emparèrent alors du pouvoir qualifièrent leur mouvement de « révolution libératrice ». Mais en fait de « libération », il s’agissait d’un retour à des gouvernements militaires classiques comme l’Argentine en avait connu bien des fois. Et le péronisme ne disparut pas avec le départ de Peron, bien au contraire, car non seulement les nouveaux gouvernants, malgré leurs efforts, ne parvinrent pas à démanteler les syndicats péronistes, mais au fur et à mesure que la situation économique se détériorait, le règne de Péron apparaissait de plus en plus, aux yeux de nombreux travailleurs, comme l’âge d’or.

La force électorale du péronisme était telle qu’aucune solution plus ou moins parlementaire n’était viable sans sa participation. De fait, de 1955 à 1973, les militaires exercèrent la plupart du temps le pouvoir directement, les deux seuls présidents élus de cette période (Frondizi en 1958 et Illia en 1963) ayant été déposés tous les deux par l’armée bien avant la fin de leur mandat.

Le péronisme n’était pas mort, mais il n’avait plus son visage quasi monolithique des années où le « lider » exerçait le pouvoir, et où ultime dispensateur des privilèges et des prébendes, il pouvait imposer sans problème son autorité au mouvement.

Le péronisme du temps des gouvernements militaires comptait des fidèles du vieux chef, et des syndicalistes tentés par le « péronisme sans Peron », par la collaboration ouverte avec les nouveaux gouvernants, une « gauche » populiste, jeune et combative, guère différente par bien des aspects des jeunes qui dans d’autres pays se rangeaient sous la bannière du maoisme, et une extrême-droite fascisante. Mais tout cela continuant à se réclamer d’un Peron dont le prestige était resté grand parmi les masses.

Les soulèvements ouvriers du printemps 1969, notamment à Cordoba et à Rosario, furent le symptôme le plus visible d’un renouveau de combativité des travailleurs argentins. Il était désormais clair que ceux-ci ne se laisseraient pas imposer sans réagir une nouvelle diminution de leur niveau de vie. Et face à cette nouvelle donnée du problème, les militaires trouvèrent que la meilleure solution était encore de faire appel à ces péronistes, bénéficiant d’un grand prestige dans la classe ouvrière, pour faire passer une politique d’austérité. Le général Levingstone remplaçait le général Ongania en 1970, et laissait lui-même la place, un an plus tard, à un militaire « libéral », le général Lanusse, qui engageait le pays sur la voie d’un retour à des institutions parlementaires élues.

En mars 1973, étaient organisées des élections présidentielles où pour la première fois depuis 1955 un candidat, Hector Campora, pouvait se présenter au nom du péronisme. Il fut élu, après avoir recueilli 49,5% des voix, mais démissionna quatre mois plus tard pour laisser la place à Peron lui-même, dont le prestige personnel paraissait sans doute nécessaire pour dominer la situation. En septembre, Peron se fit plébisciter par 61,8% des électeurs argentins, un score comparable à celui de 1951.

Si Peron était resté longtemps au pouvoir, en appliquant la politique anti-ouvrière qu’il commença alors à mettre en oeuvre, le « justicialisme » aurait peut-être usé à cette occasion tout son crédit politique aux yeux des masses populaires. Mais Peron, qui avait 78 ans mourut dix mois après son élection, laissant le pouvoir à sa troisième femme, Isabel, qu’il avait (revanche sur 1951, et choix d’une candidate qui ne pouvait pas lui faire ombrage) fait élire vice-présidente.

Contre le mouvement ouvrier et populaire, le régime et ses polices parallèles renforcèrent alors leur répression. L’extrême-droite péroniste, avait déjà démontré sa volonté de faire le ménage dans la « grande famille » justicialiste en organisant un véritable guet-apens, et un massacre des péronistes « de gauche » le jour même du retour de Peron. Sous le gouvernement d’Isabel Peron et de Lopez Rega, la « triple A » (Alliance Argentine Anticommuniste), manifestement très proche du pouvoir, multiplia les assassinats de militants ouvriers, ou de gauche. Mais ce gouvernement sans grand crédit était complètement dépassé par une situation où, aux problèmes posés à la bourgeoisie par les luttes ouvrières, s’ajoutaient ceux de la guerilla urbaine. Et en mars 1976, l’armée reprenait directement les affaires en mains.

[...]

Le gouvernement de Peron, comme tous les gouvernements bourgeois, a sans doute été amené à prendre des mesures destinées à limiter les abus les plus criants des possédants. Mais faire passer, ne serait-ce que par omission, Peron pour un défenseur des intérêts de la population pauvre, et qui plus est en 1974, à un moment où il présidait un gouvernement ouvertement anti-ouvrier, n’est-ce pas contribuer à renforcer les illusions des travailleurs péronistes ?



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