mercredi 17 juin 2015

:: Argentine, 29 et 30 mai 1969 : le soulèvement de Cordoba [LO, juin 2009]

Les 29 et 30 mai 1969, dans la ville industrielle de Cordoba, la deuxième ville d'Argentine, les ouvriers et les étudiants affrontèrent la police et l'armée. Il y eut jusqu'à 50 000 manifestants dans une même journée et la répression fit plusieurs dizaines de morts.
 
De Peron à Ongania

En 1955, Peron avait été chassé du pouvoir par les militaires. Même si des civils avaient occupé ensuite le devant de la scène, l'armée continua de peser sur la vie politique, avant de reprendre directement en mains les rênes du pouvoir en 1966, avec comme première préoccupation de remettre au pas une classe ouvrière turbulente.

Après la chute de Peron, la CGT, épine dorsale du parti péroniste désormais interdit, resta intégrée à l'appareil d'État, même si ses locaux ne lui furent restitués qu'en 1961. Les moeurs de ses dirigeants n'avaient rien à envier au gangstérisme de ceux des syndicats nord-américains. Il leur arrivait de recourir au meurtre pour écarter des syndicalistes combatifs ou simplement des concurrents, comme le fit Vandor, principal dirigeant de la CGT.

Entre 1947 et 1965, la ville de Cordoba avait connu un important développement industriel. Peron et plus encore ses successeurs avaient essayé d'attirer des industriels étrangers. Ainsi s'implanta le constructeur automobile américain Kaiser. Il démonta une usine de Detroit pour la réinstaller à Cordoba et devint le principal sous-traitant automobile de divers constructeurs, dont Renault. S'installèrent également Fiat et Ford, General Motors, Chrysler, Mercedes, Citroën et Peugeot.

La population de la ville avait doublé pour atteindre plus de 700 000 habitants, des dizaines de milliers d'ouvriers étant venus de tout le pays pour travailler dans l'industrie automobile. Quelques syndicats avaient des moeurs plus démocratiques, comme le syndicat Lumière et force, syndicat de l'énergie dont le principal porte-parole, Augustin Tosco, fut aussi un des principaux dirigeants des journées de mai 1969. Ce syndicat, affilié à la CGT, se tenait à l'écart des courants officiels et tenait compte de l'avis de sa base.

Quand le général Ongania arriva à la tête de l'État en 1966, la bureaucratie syndicale, Vandor en tête, participa à la cérémonie au palais présidentiel. Cela n'empêcha pas le nouveau président de réprimer durement les grèves qui éclatèrent dans le secteur des entreprises nationales : cheminots, dockers, ouvriers des sucreries... tous menacés par des restructurations.

Cette situation divisa la CGT en trois fractions : celle qui cherchait à collaborer avec Ongania et à se dégager de la tutelle de Peron ; les partisans de Vandor, en quête d'un accommodement entre Ongania et Peron ; et enfin la « CGT des Argentins » (CGTA), dont la devise était « Mieux vaut l'honneur sans les syndicats qu'un syndicat sans honneur » et qui allait rompre avec la CGT en mars 1968. Aux élections professionnelles de juin 1968, elle obtint 650 000 voix, contre 785 000 pour les partisans de Vandor. Dans cette CGTA militaient des péronistes et des catholiques « de gauche », des membres du Parti Communiste et divers courants de l'extrême gauche. Si elle était forte dans plusieurs secteurs, la plupart de ses dirigeants restaient des bureaucrates péronistes, à l'exception de Tosco et de son syndicat de l'énergie. Peron soutint d'abord la CGTA, puis se réconcilia avec Vandor. Du coup, certains bureaucrates de la CGTA retournèrent à la CGT.

La riposte ouvrière

En mars 1967, le peso, la monnaie locale, fut dévalué de 40 % et les salaires gelés pendant vingt mois. L'âge de la retraite fut repoussé de 55 à 60 ans, les allocations de licenciement abaissées. Le chômage explosa. Cordoba comptait 10 % des 600 000 chômeurs recensés dans le pays. À partir de mai 1968 et jusqu'en 1969, les grèves se multiplièrent. La suppression par décret gouvernemental de la « semaine anglaise », 44 h de travail hebdomadaire payées 48, révolta d'autant plus les ouvriers qu'elle suivait une vague d'augmentations des prix de produits indispensables, de ceux du lait à ceux des transports.
Le 13 mai 1969, plusieurs sections syndicales de Cordoba se réunirent pour préparer une riposte. La police dispersa cette réunion, avant même qu'elle n'ait annoncé 48 heures de grève les 15 et 16 mai. Mais la police fut prise à revers par les ouvriers de Renault venus en nombre. L'agitation s'étendit aux autres usines de l'agglomération.

En même temps, les étudiants protestaient contre l'augmentation du prix de la cantine (+537 % !). Et le 18 mai, à Rosario (la troisième ville du pays, à mi-chemin entre Cordoba et Buenos Aires) il y eut une émeute après l'assassinat d'un étudiant par la police. Le 19 mai, l'université de Cordoba était fermée par les autorités. À Rosario, 40 000 personnes descendirent dans la rue et affrontèrent avec succès la police. Le 23, c'était le tour de 30 000 étudiants de Cordoba.

Le 21 mai, les syndicalistes de l'automobile votèrent une grève de 48 heures pour le 29 mai. Le 27 mai, le principal dirigeant de la CGTA, Ongaro, était arrêté à son arrivée à Cordoba où il venait organiser le mouvement. Le 28 mai, le gouvernement déclara grévistes et manifestants passibles du conseil de guerre. Tous les syndicats et les étudiants se rallièrent cependant à la grève, tandis que les assemblées générales se multipliaient dans les entreprises.

Et le 29 mai, à 11 heures du matin, plusieurs colonnes de manifestants ouvriers convergèrent vers le centre de la ville. Des ouvriers à moto assuraient la liaison entre les colonnes de manifestants. Les travailleurs des petites entreprises ou des artisans rejoignaient le cortège. Au centre-ville, les policiers établirent des barrages et arrosèrent les manifestants de gaz lacrymogènes. Bientôt les ouvriers dressaient des barricades et la manifestation tourna à l'émeute. Les travailleurs attaquèrent les commissariats et en expulsèrent les policiers ; la société américaine Xerox fut incendiée ; le cercle des sous-officiers de l'armée et le bureau des douanes occupés. Dans d'autres quartiers, ouvriers et étudiants affrontaient la police montée. En fin de journée, le centre-ville et les bâtiments officiels étaient occupés par les manifestants.

L'armée prend la répression en mains

L'état de siège fut décrété. L'armée prit le relai de la police, débordée. Des colonnes de chars et des milliers de soldats convergèrent vers la ville. Les électriciens coupèrent alors l'éclairage de ville. Cela désorienta les militaires et permit aux manifestants d'échapper à leurs tirs. Les manifestants gardèrent le contrôle de la ville mais hésitaient sur la suite à donner.

L'armée n'hésita pas, arrêtant au petit matin du 30 mai ceux qu'elle considérait comme les leaders du mouvement, notamment Tosco. Les syndicalistes arrêtés furent condamnés séance tenante à des peines de quatre à huit ans d'emprisonnement.

Le 30 mai, la CGT et la CGTA appelaient à une grève générale qui fut totale dans tout le pays. Mais le 31 mai l'armée reprenait l'offensive, faisant entre 20 et 30 morts et des centaines de blessés et saccageant les locaux syndicaux ; des centaines de militants étaient arrêtés. Le 2 juin, le syndicat de l'automobile appelait à la grève pour exiger l'arrêt de la répression et la libération des emprisonnés. Ongaro fut relâché. La CGTA proposa à la CGT une grève générale pour les 16 et 17 juin. Le gouvernement décréta le 16 juin jour férié, mais cela n'empêcha pas les rassemblements ouvriers. Une nouvelle grève fut décidée pour le 1er juillet, mais cette fois sans la CGT. L'état de siège allait durer jusqu'en 1973, obligeant bien des militants ouvriers à entrer dans la clandestinité.

Ce soulèvement de Cordoba eut évidemment un grand retentissement. Il fut considéré comme le « mai 68 » argentin. Mais il avait aussi ses propres limites. Chez les ouvriers, la majorité ne mesura pas les limites du syndicalisme et l'impasse politique qu'était le péronisme. Chez les étudiants, les plus combatifs continuèrent de chercher dans la guérilla le débouché politique qui avait manqué au cours de ces journées, là où il aurait fallu bâtir un parti révolutionnaire enraciné dans la classe ouvrière.

La répression n'empêcha pas la combativité ouvrière de rester forte les années suivantes. Et c'est pourquoi, lors de leur nouveau coup d'État de 1976, l'un des objectifs des militaires fut non seulement d'arrêter et assassiner les militants politiques, péronistes ou d'extrême gauche, mais d'abord de supprimer les militants et les ouvriers combatifs, que les militaires vinrent cueillir, dès les premières heures du coup d'État, à l'entrée des usines au petit matin.

Jacques FONTENOY (LO, juin 2009)

:: 1948-1949 : le blocus de Berlin, épreuve de force entre l'impérialisme et l'Union soviétique [LO, juillet 2008]


Le 24 juin 1948 débutait le " blocus de Berlin ", qui allait être le premier affrontement de la Guerre froide entre les ex-alliés de la guerre et de l'après-guerre, les puissances occidentales rangées derrière les États-Unis d'une part, l'URSS et ses alliés d'autre part. Ce blocus devait durer jusqu'au 12 mai 1949, où l'URSS céda en rouvrant les voies de circulation menant à Berlin.

Depuis 1945, l'Allemagne vaincue n'existait plus en tant qu'État indépendant. Elle était découpée en quatre zones d'occupation, russe à l'est, américaine, anglaise et française à l'ouest, chacune sous commandement militaire. L'ancienne capitale, Berlin, enclavée dans la zone soviétique, était elle-même divisée en quatre zones d'occupation. Ce partage s'inscrivait dans la lignée des accords conclus entre les trois pays alliés contre l'Allemagne : les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Union soviétique (la France n'ayant été admise au rang de puissance occupante que plus tardivement).

Une alliance contre les peuples.

L'alliance entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Union soviétique se constitua pendant la guerre, quand l'Allemagne attaqua l'Union soviétique en 1941. Cette alliance s'avéra indispensable aux pays impérialistes, qui avaient besoin de la force militaire russe, avec ses millions d'hommes, pour vaincre l'Allemagne. À la fin de la guerre, cette alliance allait également leur être utile pour empêcher tout soulèvement révolutionnaire.

Les dirigeants impérialistes avaient en mémoire la période révolutionnaire de 1917-1919, à la fin de la Première Guerre mondiale qui avait instauré un État ouvrier en Russie et menacé le système capitaliste en Europe, notamment en Allemagne. Leur crainte de voir une révolution éclater était d'autant forte que toute l'Europe avait été ravagée par cinq années de guerre et que la majorité des pays occupés militairement avaient subi le régime de la terreur nazie. Le reflux des armées allemandes risquait de laisser un vide étatique dangereux pour l'ordre capitaliste. Ils avaient besoin de la force militaire de l'URSS pour maintenir l'ordre dans sa zone en attendant que des appareils d'État se mettent en place. Mais, d'autre part, ils avaient aussi besoin du poids que le régime stalinien possédait dans la classe ouvrière, au travers des Partis Communistes, pour s'opposer à toute velléité révolutionnaire et faire accepter à la population des sacrifices pour reconstruire l'économie capitaliste.

Cette alliance fut symbolisée par les accords des conférences de Téhéran, en décembre 1943, et Yalta en février 1945, qui allait devenir le symbole du " partage du monde " en zones d'influence, et ceux de Postdam, en juillet 1945.

Pour l'Allemagne, les accords de Postdam prévoyaient " une éventuelle reconstruction de la vie politique sur des bases démocratiques " - ce qui dans le contexte signifiait l'ordre capitaliste.

Dans la zone qu'elle occupait, l'administration militaire soviétique put s'appuyer, pour reconstituer un appareil d'État, sur les anciens dirigeants du Parti Communiste qui s'étaient réfugiés en URSS et qui avaient survécu aux purges des années 1936-1938. Mais, tout comme les dirigeants des pays impérialistes qui de leur côté trouvèrent peu de personnel politique pas trop compromis avec le régime hitlérien, ils firent appel à des gens qui avaient été de loyaux serviteurs du nazisme.

Il fallait aussi reconstruire l'économie du pays. L'URSS le fit en nationalisant les grandes entreprises ainsi que les vastes domaines agricoles - après s'être payée au titre de réparations en démontant des usines et en prenant des marchandises, comme le fit par ailleurs la France. Les Occidentaux, qui ne voulaient pas au centre de l'Europe d'un État exsangue incapable de contenir une éventuelle expansion de l'URSS, favorisèrent la remise en route de l'économie à coups de milliards de dollars fournis par les États-Unis, les seuls à pouvoir en payer le prix.

Les débuts de la guerre froide.

Plus le danger d'une révolution s'éloignait en Europe, et plus les rapports se tendirent entre l'URSS et les États impérialistes. Déjà en 1946, parlant du glacis que l'Union soviétique avait instauré autour d'elle en Europe de l'Est, le Premier ministre britannique Churchill parlait du " rideau de fer " qui s'était " abattu sur l'Europe ". L'année suivante, le 12 mars 1947, le président américain Truman exposait sa doctrine du " containment ", disant qu'il fallait " contenir le communisme en accordant une aide économique et financière, mais aussi militaire, aux pays considérés comme menacés par celui-ci ". Le plan Marshall, formellement un plan d'aide économique à l'Europe pour l'aider à se reconstruire, avait pour objectif politique d'attirer dans la sphère occidentale les États d'Europe centrale qui appartenaient à la zone soviétique. L'année 1947 marquait ainsi la fin de l'alliance entre la bureaucratie soviétique et l'impérialisme issue de la Seconde Guerre mondiale.

La Guerre froide qui débutait accéléra la création de deux États allemands. La division du territoire correspondait en gros à la position des armées à la fin de la guerre. Mais dès décembre 1946, déjà, les Britanniques et les Américains avaient fusionné leurs zones respectives. Le 3 avril 1948, la zone occidentale bénéficia de la " loi d'aide économique à l'Europe " (c'est-à-dire le plan Marshall) et reçut 1,4 milliard de dollars, qui s'ajoutaient aux 2 milliards déjà versés. En juin fut créée une monnaie unique pour la zone occidentale, le Deutsche Mark, isolant encore plus la partie de l'Allemagne occupée par l'Union soviétique. Cette dernière riposta en organisant le blocus de Berlin.

Le blocus de berlin.

Berlin, de par sa position, cristallisa la crise, puisque les Occidentaux avaient besoin de traverser la zone sous contrôle soviétique pour ravitailler la ville. En réponse à la création de cette monnaie unique, le gouvernement militaire soviétique suspendit le 23 juin la fourniture de courant et de charbon dans la partie ouest de la ville et, le lendemain, interdit aux Occidentaux d'emprunter les routes, canaux et voies ferrées qui reliaient la zone occidentale à Berlin.

Cependant Staline n'osa pas s'opposer aux communications par voie aérienne. Abattre pour cela des avions américains, cela aurait été prendre le risque d'un conflit ouvert avec les USA.

Les dirigeants américains mirent alors en place un gigantesque pont aérien pour ravitailler la ville, et ils assurèrent l'essentiel des transports, faisant en même temps la démonstration de leur puissance. Trois couloirs aériens reliaient Berlin à l'Ouest, et ils permirent qu'un avion atterrisse toutes les trois minutes. Chaque jour furent livrées quelque 8 000 tonnes de marchandises : charbon, essence, matières premières, vivres, etc. En tout, pendant les dix mois que dura le blocus, plus de 278 000 vols allaient être assurés, dont près de 190 000 par les États-Unis.

La bureaucratie stalinienne finit par reculer devant cette démonstration de force et le blocus fut levé le 12 mai 1949. Les voies terrestres furent rouvertes, mais le pont aérien fut maintenu jusqu'à la fin septembre.
Le blocus accéléra la séparation de l'Allemagne en deux États. Le 23 mai 1949 fut créée à l'ouest la République fédérale allemande (RFA), tandis qu'à l'est la République démocratique allemande (RDA) naissait officiellement en octobre 1949.

L'impérialisme américain sortit finalement avec succès de cette partie de poker menteur que fut le premier affrontement de la Guerre froide.

Marianne LAMIRAL (LO, juillet 2008)

:: Le 1968 italien [LO, juin 2008]

Après la guerre, les premiers gouvernements italiens auxquels participèrent le Parti Communiste et le Parti Socialiste s'engagèrent dans l'effort de reconstruction, en intensifiant au maximum l'exploitation des travailleurs avec la complicité des syndicats. Puis, après l'exclusion du PCI et du PSI du gouvernement et la victoire électorale de la Démocratie Chrétienne en 1948, et grâce aux financements du plan Marshall, la croissance économique se consolida. Sur le plan politique ce fut la domination de la Démocratie Chrétienne, alliée avec les autres petits partis centristes, et l'ingérence étouffante du Vatican dans la vie politique et dans la vie sociale.

À partir du milieu des années 1950, on assista à un abandon de plus en plus rapide des campagnes. Ce mouvement, plus encore que des campagnes vers les villes, était un déplacement du sud au nord du pays, en direction du « triangle industriel ». Les travailleurs de l'industrie allaient représenter jusqu'à 44,4 % de la population active en 1971, avec des millions de nouveaux ouvriers non qualifiés et que les directions réformistes contrôlaient difficilement.

La jeunesse entre en scène

En juillet 1960, une bataille de rue éclata à Gênes pour empêcher le congrès du MSI néo-fasciste qui devait se dérouler dans cette ville. On vit surgir au premier rang une nouvelle génération de jeunes travailleurs, ceux qu'on appela les « maillots rayés ». Une autre bataille importante fut celle de Piazza Statuto à Turin en juillet 1962. Des milliers de travailleurs protestèrent devant le siège du syndicat UIL contre l'accord bidon signé par ce syndicat avec la Fiat. Il y eut des affrontements violents entre de jeunes travailleurs, en grande partie des immigrés du sud, et la police.

Sa rapide transformation imposait au capitalisme italien d'avoir une main-d'oeuvre plus qualifiée, pour mieux affronter les problèmes entraînés par sa croissance. Il fallait pour cela que le niveau d'instruction de la population augmente. Ainsi des millions de jeunes accédèrent aux études secondaires. Les étudiants dans les universités passèrent de 190 000 en 1946 à 620 000 en 1969. Ils n'étaient plus seulement des fils de bourgeois ou de petits-bourgeois ; pour la première fois beaucoup venaient de familles de travailleurs salariés.

Avant même 1968, des milliers de jeunes, qui par la suite allaient être au premier rang du mouvement, firent des expériences collectives.

En 1966 un étudiant socialiste trouva la mort au cours d'un raid fasciste à l'université de Rome, un fait qui suscita une forte indignation populaire. La même année encore, dans un pays confit de morale catholique, un petit journal publié par les élèves du lycée Parini de Milan fit scandale pour avoir, dans le monde figé de l'école italienne, traité des moeurs des jeunes, y compris de leurs moeurs sexuelles.
Mais ce fut à la fin de 1966 que des milliers de jeunes firent une expérience qui les marqua profondément. Le 4 novembre, après des pluies torrentielles, l'Arno déborda, inondant Florence et faisant 70 morts et 12 000 sans-abri. Le patrimoine culturel, à commencer par la Bibliothèque nationale où des milliers de volumes furent submergés par la boue, subit des dommages incalculables. Des milliers de jeunes, de façon spontanée ou organisée, se dirigèrent sur la ville pour exprimer leur solidarité. L'expérience ainsi acquise collectivement allait se retrouver dans les luttes des années suivantes.

Luttes étudiantes et ouvrières

Les premières protestations étudiantes commencèrent déjà en février 1967, à Pise, et au mois de novembre suivant à Turin et à l'Université catholique de Milan. Les facultés furent occupées en protestation contre l'augmentation des droits universitaires, contre l'école qualifiée d' « école de classe », mais également contre la guerre du Vietnam dont la télévision parlait chaque jour. Au fil des semaines, le mouvement devint toujours plus politique.

En janvier 1968 commença une vague d'occupations dans les universités et les lycées. Il y eut des occupations d'universités de Trente à Catane, de Rome à Milan, de Pise à Lecce. À Rome, le 1er mars, la police et les étudiants voulant réoccuper la faculté d'architecture s'affrontèrent durement. Il y eut 478 étudiants blessés, ainsi que 150 policiers, et de nombreuses arrestations. Le mouvement allait continuer toute l'année et des manifestations ouvrières commencèrent à s'y associer, comme chez Pirelli de Milan ou à Valdagno, dans la province de Vicence, où les ouvriers protestant contre l'augmentation des cadences et contre des licenciements abattirent la statue de Gaetano Marzotto, père fondateur des usines textiles du même nom, et à Pise où ouvriers et étudiants furent côte à côte pour la première fois et affrontèrent la police.

Après l'été et la rentrée scolaire, le mouvement reprit vigueur. L'automne fut la grande période des écoles secondaires, qui furent occupées à Rome et dans des dizaines d'autres villes. En même temps le mécontentement ouvrier continuait à croître, s'exprimant par une grève générale le 14 octobre. Il y eut de nouveau des affrontements entre manifestants et policiers à Florence, à Reggio de Calabre et à Turin devant les grilles de la Fiat. L'année se conclut le 2 décembre en Sicile avec l'assassinat par la police de deux ouvriers agricoles en grève. « L'année des ouvriers », 1969, commençait, au cours de laquelle des centaines de milliers de travailleurs, à l'exemple des ouvriers des grandes usines du Nord, allaient descendre dans la rue contre ce capitalisme dont le boom s'était construit sur leur exploitation.

Des forces politiques dépassées par le mouvement

Le rôle des forces politiques de la gauche organisée, en particulier au début du mouvement, fut très limité. Elles furent surprises par celui-ci et ce n'est qu'au cours des années suivantes, quand il allait refluer, que le PCI, en tant que force de loin la plus organisée, allait réussir à attirer une nouvelle génération venue à la politique en 1968.

Les groupes de l'opposition antistalinienne, qui n'avaient survécu après la Seconde Guerre mondiale que comme minorités restreintes, ne réussirent pas à se renforcer et à se régénérer avec l'explosion du mouvement. La tendance bordiguiste « liquida » le mouvement comme un phénomène de protestation d' « intellectuels petits-bourgeois réactionnaires ». Les trotskystes payèrent chèrement la désastreuse tactique de l'entrisme pratiquée les années précédentes. N'ayant pas construit une organisation indépendante et autonome, ils ne purent intervenir de manière coordonnée dans le mouvement. En outre un grand nombre de leurs jeunes adhérents allaient être influencés par la « mode » maoïste et abandonner le trotskysme, dont le rôle dans les luttes ouvrières allait être marginal.

Des luttes de 1968 et de 1969 allaient naître des organisations qui eurent un certain poids, se définissant comme « communistes ». Très liées à la spontanéité des luttes, influencées par le maoïsme, elles n'avaient pas de projet sérieux de construction d'un parti. Leur vie éphémère finit avec le reflux des luttes, un grand nombre de leurs militants allaient être regagnés par le réformisme. Quelques-uns, en particulier ceux qui provenaient de Lotta Continua et de Potere Operaio (Pouvoir Ouvrier), s'engagèrent dans le terrorisme armé, tandis que d'autres se retiraient de la politique.

En Italie le vieux mécanisme scolaire, héritier de la vieille société agricole et industrielle, se trouva en crise du fait du développement impétueux de l'économie d'après-guerre, de l'industrialisation accélérée, de la disparition du vieux monde paysan et du processus de prolétarisation qui en découlait. L'école et l'université, construites pour ce monde désormais dépassé par la pleine maturité impérialiste de l'Italie (c'était les années au cours desquelles les grands groupes, Fiat, l'ENI, etc. commençaient à se placer avec succès sur le marché mondial) entrèrent en crise en tant qu'instruments de transmission des valeurs bourgeoises aux jeunes générations étudiantes, crise qui porta à l'explosion du mouvement.
Ainsi s'ouvrait la possibilité de conquérir à la cause du prolétariat une génération de futurs intellectuels qui sinon, de façon « naturelle », allaient finir par se mettre au service de la bourgeoisie pour renforcer sa domination. L'occasion fut perdue pour l'essentiel, du fait de l'absence d'une avant-garde révolutionnaire, fût-elle restreinte, ayant eu des idées et un programme clair pour la construction du parti. Une grande part des protagonistes de 1968, ceux qui n'abandonnèrent pas la politique, furent rapidement récupérés par la bourgeoisie et par ses partis.

Cet article est extrait du n° 81 du journal de nos camarades italiens, L'Internazionale

:: Juin 68 à Renault Flins et Peugeot Sochaux [LO, juin 2008]

Les CRS tentent d'imposer la reprise par la force... mais relancent la grève !

Début juin 1968, pour accélérer la reprise du travail, le gouvernement choisit d'envoyer les CRS reprendre de force des usines occupées, notamment Renault Flins et Peugeot Sochaux. Ces deux tentatives échouèrent, car la combativité ouvrière restait forte malgré les manoeuvres du gouvernement, du patronat et des centrales syndicales pour en finir avec la plus grande grève ouvrière que le pays ait connue.

La fin de la grève et la reprise à Renault Flins

À Renault Flins, le 4 juin, les grévistes avaient brûlé les urnes pour empêcher un vote sur la reprise du travail. Mais le 6 juin, dans la nuit, les half-tracks des CRS défonçaient les grilles de l'usine. En réponse, le vendredi 7 juin, 5 000 ouvriers se rassemblaient devant l'usine, bien décidés à ne pas reprendre le travail.

Les dirigeants syndicaux avaient prévu un meeting aux Mureaux, à 4 km de l'usine, mais ils durent le tenir à 300 mètres du cordon de policiers gardant l'entreprise. Les ouvriers imposèrent aussi aux dirigeants syndicaux que les étudiants présents puissent exprimer leur soutien, ce que fit Alain Geismar.
À 10 h 30, la police chargeait les ouvriers de retour devant l'usine, à coups de matraques et de gaz lacrymogènes. Les travailleurs ripostèrent en lançant des cailloux. La police dégagea les abords de l'usine. Les représentants syndicaux, eux, disparurent, non sans avoir incité les travailleurs à ne pas se défendre et en répandant des calomnies contre les gauchistes, ce qui visait aussi bien les ouvriers combatifs que les étudiants présents. Les uns et les autres, repoussés par les policiers, se retrouvèrent dans les champs autour de l'usine. Tout l'après-midi, les policiers leur firent la chasse avec une brutalité qui indigna la population.

Samedi 8 au matin, il y eut un meeting aux Mureaux où parlèrent la CGT, la CFDT, le PCF et le maire, de la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste, ancêtre du Parti Socialiste). Le représentant du PCF stigmatisa les " provocateurs venus de l'extérieur ", c'est-à-dire les étudiants solidaires et non pas les policiers ! Il était à l'unisson de l'Humanité qui dénonçait les " commandos Geismar " organisant " la provocation contre les grévistes de Renault ". Des huées saluèrent cette déclaration. À nouveau, les ouvriers exigèrent " la parole aux étudiants ". Après le meeting, des travailleurs demandaient des comptes aux militants du PCF sur la politique de leurs dirigeants. En deux jours, les ouvriers de Flins apprirent beaucoup, surtout sur leurs faux amis.

Les policiers, eux, continuèrent leur chasse à l'homme. Le lundi 10 juin dans l'après-midi, ce fut le drame : un lycéen maoïste, Gilles Tautin, 17 ans, poursuivi par des gendarmes, se jeta dans la Seine pour leur échapper et s'y noya. Devant l'émotion soulevée, la direction de Renault fit marche arrière. Les CRS abandonnèrent l'occupation. Les ouvriers de Flins la reprirent et celle-ci continua jusqu'au 17 juin. À cette date, la fin de la grève fut votée à une courte majorité. À la reprise du travail, les chefs comme les responsables syndicaux se firent discrets. Mais deux jours plus tard, la direction refusait de renouveler le contrat de deux ouvriers " meneurs " et prétendait rétablir les cadences d'avant la grève. La colère explosa à nouveau et la moitié des ouvriers débrayèrent sur-le-champ. La nuit, la CFDT et les ouvriers les plus combatifs parlaient de relancer la grève, mais la CFDT céda au refus de la CGT, et les travailleurs reprirent le travail.

À Peugeot Sochaux, les CRS tuent deux ouvriers

Chez Peugeot à Sochaux, le 8 juin, les dirigeants syndicaux étaient décidés à mettre un terme à une occupation qui durait depuis le 17 mai. Ils appelèrent les ouvriers à manifester en ville, pour pouvoir plus facilement disperser les piquets de grève restés à l'usine. Ceux-ci comprirent la manoeuvre. Des ouvriers prirent une voiture sono pour aller expliquer à ceux de la manifestation ce qui se tramait dans leur dos. Malgré cela, à minuit, l'usine était évacuée et le travail était censé reprendre le lundi 10 juin.

Mais ce jour-là, les ouvriers des ateliers de fabrication de carrosserie débrayèrent et firent le tour de l'usine pour mettre les autres secteurs en grève. À 13 heures, l'occupation était votée à nouveau. Les travailleurs exigaient l'élection d'un nouveau Comité central de grève (celui de la précédente occupation avait plutôt été une intersyndicale) " avec des délégués de chaque secteur choisis par les travailleurs eux-mêmes ".

Vu la situation dans le pays (reprises partout et attaque des CRS à Flins), l'assemblée générale de discussion des grévistes avait conscience que le gouvernement mais aussi les dirigeants syndicaux et les représentants des partis de gauche pesaient pour la reprise. Ils n'en furent pas moins surpris de voir débarquer à 3 heures du matin des centaines de CRS. Les ouvriers se défendirent au corps à corps contre des assaillants cherchant l'affrontement.

L'agressivité des CRS était manifeste et des travailleurs d'autres entreprises se joignirent à la lutte. Les CRS occupaient l'usine, mais ils étaient désormais assiégés par les ouvriers. Les policiers n'en sortaient que pour repousser la foule et recevaient alors cailloux et billes d'acier.

Les syndicats et les dirigeants de gauche organisèrent une manifestation de protestation contre les violences policières. Mais, arrivés devant l'usine, les manifestants la prirent d'assaut. Des ouvriers commencèrent à secouer un command-car de CRS. Paniqués, les CRS armés de mousquetons se dégagèrent en tirant, tuant un ouvrier. La colère monta d'un cran. Les ouvriers poursuivaient les CRS qui, en s'enfuyant, jetaient derrière eux des grenades offensives. Deux travailleurs perdirent un pied, un autre fut amputé d'un bras et il y eut de nombreux blessés. Un deuxième ouvrier fut tué, le souffle d'une grenade l'ayant fait tomber d'une palissade.

Le 11 juin, les CRS se retiraient. La grève se prolongea jusqu'au 19 juin, mais l'usine n'était plus occupée. En reprenant le travail, les ouvriers de Peugeot avaient tous en tête le souvenir de leurs camarades morts, Pierre Beylot et Henri Blanchet.

Une combativité ouvrière intacte

En envoyant ainsi les CRS contre les ouvriers de Flins et de Peugeot, le gouvernement entendait faire une démonstration de force, destinée à la fois aux travailleurs qui restaient en grève et à l'électorat réactionnaire.

Ayant choisi de ne gêner en rien la campagne électorale et de pousser partout à la reprise du travail, la CGT (et avec elle le PCF) comme les autres centrales syndicales avaient abandonné les grévistes de chaque entreprise à leurs seules forces. L'échec des CRS à mettre fin aux occupations d'usine à Renault Flins et à Peugeot Sochaux souligna donc qu'en Mai 68, ce n'était pas la combativité des travailleurs qui manquait à l'appel, mais une direction ouvrière indépendante décidée à aller jusqu'au bout des possibilités du mouvement.

En refusant de reprendre le travail sous la menace policière, les travailleurs de Renault Flins et de Peugeot Sochaux imposèrent au gouvernement de retirer ses CRS. Le prix à payer fut élevé puisqu'un lycéen trouva la mort à Flins et deux ouvriers à Sochaux mais, dans ces deux usines, la combativité ouvrière put s'exprimer, et elle resta élevée les années suivantes.

Cela montra aussi que la majorité des grévistes de Mai 68 attendaient plus que ce que les directions syndicales avaient accepté à Grenelle. D'ailleurs ceux qui prolongèrent leur lutte obtinrent souvent un peu plus. Mais, surtout, ils mirent en évidence une leçon qui est toujours valable. La grève est par excellence l'arme des travailleurs mais, s'ils ne veulent pas que leur action soit dévoyée comme elle l'a été en 1968 par des dirigeants qui ne voulaient surtout pas remettre en cause l'ordre bourgeois, les travailleurs doivent la contrôler de bout en bout. Car, comme le disait Karl Marx, " l'émancipation des travailleurs sera l'oeuvre des travailleurs eux-mêmes " !

Jacques FONTENOY (LO, juin 2008)