mercredi 24 mars 2010

:: Trotskysme ou anarchisme : les vrais problèmes


Réponse de L'UCI (septembre 1987) à la Revolutionary Socialist League


Voilà bien le type de discussions, stériles à notre avis, auxquelles nous ne tenons pas du tout à nous livrer. On peut affirmer sans se tromper que tout a été dit et écrit, maintes et maintes fois sur les questions soulevées par ce texte. D’abord, du vivant de Trotsky, puis dans la période 1940-1960 où se sont produits la plupart des changements dans la situation mondiale qui pouvaient poser problème (pays du glacis de 1945 à 1948, Chine 1947-49, Cuba 1960).

Depuis, rien de nouveau n’a pu être apporté, en tout cas rien de nouveau par des révolutionnaires prolétariens ayant une quelconque expérience vécue d’un processus révolutionnaire réel (à moins qu’on ne tienne pour des révolutionnaires prolétariens Tito, Mao, Castro, Guevara, Ho Chi Minh et Ben Bella et même eux, ils n’ont de fait pas ajouté grand-chose aux contributions « théoriques » du stalinisme).

Alors, à quoi bon discuter sans cesse de ces problèmes. Nous ne nous convaincrons pas par la discussion.

Que chacun s’empare donc de sa théorie pour agir, s’il le peut. Et c’est sur les actes que nous pourrons juger de la valeur pratique, réelle de telle ou telle analyse. Bien sûr, c’est ce que chacun prétend faire, en se contentant de son immobilisme, ou en se servant de sa petite taille pour l’excuser.

Mais n’y a-t-il pas autre chose à faire entre groupes qui se veulent révolutionnaires ?

Il est évident que si un groupe réussit à diriger dans un pays quelconque, même petit, une révolution prolétarienne, il confirmera par là-même - à tort ou à raison - la valeur de ses analyses. Mais sans attendre cela, n’y a-t-il pas aujourd’hui d’autres confrontations possibles ? Des confrontations qui ne soient pas uniquement la reproduction sans fin de raisonnements qui sont rudimentaires pour les uns, et des contorsions pour les autres.

N’y a-t-il pas dans nos pratiques militantes aux uns et aux autres, dans nos analyses quotidiennes, des exemples concrets qui permettent de vérifier à la lumière des faits telle ou telle analyse, ou de vérifier comment telle ou telle théorie inspire réellement, ou n’inspire pas du tout, nos analyses quotidiennes ? N’y a-t-il pas dans notre travail, tout simplement des choses dont les uns et les autres peuvent s’enrichir, chacun gardant l’activité politique de son choix (ou en changeant s’il le souhaite) ? Ce dont souffrent le plus nos groupes, c’est de leur petite taille sur des années et des années, compromettant ainsi la formation et la qualification des plus jeunes et, souvent, déformant les plus vieux. Voilà la confrontation que nous proposons, voilà la discussion que nous souhaitons et qui n’est pas celle sur laquelle se jettent, après d’innombrables autres, les camarades de la RSL.

Certains en tireront comme conclusion que nous fuyons la discussion théorique. Libre à eux. A notre époque, nous avons beaucoup de théories et de candidats théoriciens, mais pour lesquels il nous manque malheureusement pas mal de vérifications pratiques et de candidats à de telles vérifications.

Voilà pourquoi nous souhaitons que des échanges réels soient possibles : pour confronter des expériences.

Si ces confrontations sont si difficiles, n’est-ce pas malheureusement parce que beaucoup de groupes ne militent pas réellement et se contentent de camper sur des positions « théoriques » qui leur semblent résoudre tout par elles-mêmes et remplacer l’action au lieu de l’inspirer.

S’il est un phénomène auquel nous avons assisté d’innombrables fois dans l’extrême-gauche et plus spécialement dans le mouvement trotskyste depuis plus de cinquante ans, c’est bien celui-ci. Devant leurs propres échecs ou incapacités, et celui des autres révolutionnaires contemporains, des groupes ou des militants se mettent en quête de ce qui est erroné non pas dans leurs propres activités ou analyses quotidiennes mais dans les théories et les programmes du passé. Foin des « contorsions théoriques », « inextricables » ou pas : sans théorie révolutionnaire pas d’action révolutionnaire, donc si l’action n’existe pas, c’est que la théorie était mauvaise. CQFD.

Habituellement les groupes dits « capitalistes d’État » (c’est-à-dire ceux qui définissent l’URSS comme un capitalisme d’État) se contentent de mettre en cause Trotsky et ses analyses. Les camarades de la Revolutionary Socialist League, eux, n’y vont pas par quatre chemins. S’ils n’ont pas réussi, c’est la faute non seulement de Trotsky, mais aussi de Lénine et de Marx lui-même.

C’est donc du côté de l’anarchisme qu’ils regardent pour corriger les erreurs de Marx, tout en se réservant de ne prendre qu’une pincée de cet anarchisme comme ils ne prennent qu’une pincée de marxisme. Mais l’éclectisme ici n’est pas seulement un déguisement du scepticisme et un élégant moyen de prendre ses distances avec tout le mouvement révolutionnaire passé, c’est aussi une façon d’éviter de pousser ses idées jusqu’au bout... même si ce renoncement se cache sous le prétexte de repenser la théorie et la pratique, de faire une nouvelle « synthèse ».

Mais si nous partons de l’idée que les échecs du mouvement révolutionnaire prolétarien contemporain doivent nous amener à nous poser des questions sur la validité des théories et des analyses fondamentales sur lesquelles il s’appuie, est-ce vraiment sérieux d’en appeler contre Marx à l’anarchisme ? Car si depuis plus de cent ans, depuis que marxisme et anarchisme se sont affrontés comme théories, méthodes, pensées et pratiques opposées, le bilan du premier, aussi bien pour l’analyse et la compréhension du monde que pour l’impact sur celui-ci, n’est-il pas immense alors que celui du second est nul ? Et même si l’on peut dresser aujourd’hui une sorte de constat d’impuissance apparente du mouvement trotskyste, n’est-ce pas la même chose pour le mouvement anarchiste et même en pire, d’autant plus que celui-ci a un passé bien plus long, et a connu àcertaines périodes et dans certains pays, des possibilités que le mouvement trotskyste n’a encore jamais connues, mais que le mouvement anarchiste a été totalement incapable d’utiliser.

Mais cela ne semble pas effleurer les camarades de la RSL. Car il y a une question de méthode et de raisonnement à laquelle ils ne semblent prêter aucune attention et qui est pourtant fondamentale.

On a, bien entendu, le droit de se poser des questions et de remettre en cause n’importe quelle analyse et théorie, même les plus fondamentales. Mais à condition de le faire sérieusement, scientifiquement pourrait-on dire, c’est-à-dire de démontrer, par le raisonnement et par la pratique, en quoi cette théorie était erronée et quelles erreurs elle a entraînées en conséquence en politique.

Ainsi depuis quarante ou cinquante ans les « capitalistes d’État » de toutes sortes vont répétant que l’erreur de Trotsky est d’avoir analysé l’État soviétique comme un « État ouvrier dégénéré ». Mais aucun n’a jamais réellement pris la peine de démontrer en quoi c’est cette analyse qui pesait sur le mouvement trotskyste et empêchait le développement du mouvement révolutionnaire prolétarien aujourd’hui. Ni en théorie ni en pratique d’ailleurs, car depuis les groupes capitalistes d’État n’ont pas connu plus de succès que les groupes trotskystes « orthodoxes », en fait plutôt moins d’ailleurs. Et c’est vrai aux USA comme ailleurs, en particulier pour le courant « capitaliste d’État » dont la RSL est issue.

Par ailleurs les camarades de la RSL nous ont mal lus ou mal compris. Nous ne proposons nullement de « réorganiser toutes les organisations trotskystes actuellement existantes dans une nouvelle « Quatrième Internationale » .

Nous nous proposons de construire (pas tout seuls évidemment, nous l’espérons bien) une nouvelle internationale prolétarienne révolutionnaire. Ce parti mondial de la révolution prolétarienne, il est à construire, c’est-à-dire qu’il s’agit de développer organisationnellement et politiquement l’embryon ou les embryons existants de mouvement prolétarien révolutionnaire. En admettant que ce soit possible (ce qui ne l’est pas), réorganiser ensemble tous les groupes trotskystes existant dans une même organisation internationale ne créérait nullement une véritable internationale révolutionnaire. Au mieux cela nous mettrait en une situation légèrement meilleure pour commencer de le faire, à condition que cette organisation fonctionne sur une certaine base et qu’elle ne croie pas précisément qu’elle est « l’internationale ». C’est cela que nous avons proposé aux autres groupes trotskystes, rien de plus.

Par quelles épreuves, expériences et épisodes divers passera cette construction du parti mondial de la révolution prolétarienne, nous n’avons évidemment pas la prétention de le deviner ni de le prévoir. Pas plus que nous n’avons la prétention de décider qui le composera. Il est de bon ton, par exemple, parmi les groupes révolutionnaires des États-Unis, de stigmatiser l’orientation actuelle du Socialist Workers Party et de feindre de le considérer comme irrémédiablement perdu pour le mouvement révolutionnaire prolétarien. Certes nous critiquons sans concession et condamnons l’orientation actuelle du SWP, son procastrisme affiché et son rejet d’une partie de la tradition trotskyste (tout en sachant que le SWP ne fait que pousser plus loin une tendance qui est celle de bon nombre d’autres organisations trotskystes... ou « capitalistes d’État » ). Mais nous aurions garde d’oublier que le SWP a aussi un petit bilan, notamment de tentative d’activité militante dans la classe ouvrière américaine, que ne peuvent certainement même pas présenter la plupart des plus petits groupes qui le condamnent sans appel et sans nuance aujourd’hui. Pour dire les choses honnêtement, nous ne sommes pas en mesure de savoir aujourd’hui si c’est avec les militants du SWP ou ceux de la RSL que nous pourrons nous retrouver et travailler demain, et a fortiori encore moins dans la future internationale. La réponse, bien sûr, dépend en partie du moins de la RSL.

Les camarades de la RSL expliquent que pour construire la Troisième Internationale Lénine et Trotsky s’efforcèrent d’attirer « non seulement des marxistes mais aussi des anarchistes révolutionnaires, des syndicalistes, des socialistes de sectes diverses, les IWW américains et d’autres socialistes libertaires » . Passons sur le fait que la situation des événements, la taille, l’impact du mouvement révolutionnaire au moment de la création de la Troisième Internationale et aujourd’hui ont tellement peu de choses à voir que toute comparaison frise immédiatement le ridicule. Mais tous ces gens d’origines diverses étaient invités à adhérer à une organisation bolchévique, léniniste, marxiste, c’est-à-dire à un programme bien précis et pas simplement à se rassembler autour de notions aussi vagues que « liberté et socialisme ». Ils adhéraient à la Troisième Internationale justement parce qu’ils reconnaissaient que la preuve avait été faite de la supériorité des théories et des méthodes du bolchévisme (c’est-à-dire encore une fois du marxisme révolutionnaire) pour conduire à la révolution prolétarienne. Et ceux qui ne les avaient pas vraiment comprises et n’y avaient adhéré que formellement ne restèrent pas longtemps dans la Troisième Internationale, la quittant bien avant que le stalinisme la dénature.

Là repose toute la contradiction de l’attitude et des propositions de la RSL.

D’un côté elle prétend mettre l’accent sur l’importance d’une théorie et d’un programme corrects. Elle donne des coups de chapeau polis à Lénine pour avoir souligné cette nécessité. Elle attaque Trotsky sur une prétendue erreur fondamentale dans l’analyse (sans réellement démontrer en quoi c’est une erreur et comment cette erreur entraverait les révolutionnaires prolétariens aujourd’hui dans leur activité et les empêcherait de développer l’organisation révolutionnaire).

Mais de l’autre, dans le but de s’allier au courant libertaire, elle réduit le programme nécessaire àun but des plus vagues, « liberté et socialisme », ce qui revient en fait à jeter par-dessus bord la nécessité de toute analyse et de toute théorie pour s’allier avec des gens qui justement nient cette nécessité. Car c’est bien là la base de l’anarchisme : le refus d’une analyse scientifique du monde et de l’histoire pour donner aux révolutionnaires socialistes une méthode et une politique correcte et efficace, le fait de se contenter d’une attitude (l’anti-autoritarisme) qui n’a jamais conduit qu’aux pires errements ou dans l’impasse, même les militants anarchistes les plus sincères et les meilleurs.

Nous sommes prêts à discuter avec les camarades de la RSL, s’ils le veulent aussi, y compris et surtout des possibilités de travail commun.

Mais nous pensons que la discussion doit porter sur les analyses des révolutionnaires sur le monde actuel et sur l’orientation et la politique qu’il convient d’en déduire pour ces révolutionnaires (en fonction de l’appréciation que nous portons respectivement sur la nature de l’État soviétique, s’ils le souhaitent). Quelle politique, par exemple, doit être celle aujourd’hui des militants révolutionnaires aux États-Unis ? Comment peuvent-ils construire un parti ouvrier révolutionnaire ? Comment implanter le courant révolutionnaire dans le prolétariat américain dont le rôle peut être si important pour le monde entier ?

Bien sûr nous pouvons débattre des analyses de Trotsky ou de Marx, mais en liaison avec leur utilité pour les révolutionnaires d’aujourd’hui, aux États-Unis ou ailleurs, ou leur nocivité. Et sur ce point nous ne craignons guère leur comparaison avec les théories anarchistes : l’histoire nous semble en avoir déjà largement jugé.

Un tel débat, bien entendu, n’a de sens qu’entre militants ou courants dont le but et la préoccupation sont réellement et la révolution prolétarienne à long terme et la construction du parti ouvrier révolutionnaire comme instrument de cette révolution. Pour ces militants et courants ce débat est essentiel et indispensable. Mais le débat pour le débat ne sert à rien, surtout si c’est pour prétendre en substance que l’absence de révolution prolétarienne depuis 70 ans, ou plus simplement l’absence de parti révolutionnaire prolétarien digne de ce nom, n’est dûe qu’à une erreur d’analyse de Trotsky sur la nature de l’État soviétique.

Une discussion sur l’État soviétique est pour le moins difficile, avec des camarades qui, dès qu’un raisonnement sort du syllogisme le plus étroit pour envisager un phénomène dans son évolution, c’est-à-dire avant tout les conditions de sa naissance, considèrent qu’il s’agit de contorsions théoriques et qui agissent de la même façon outrageusement réductionniste envers les écrits, et évidemment, la pensée, de Marx, Lénine ou Trotsky.

Trotsky a écrit maintes et maintes fois après 1929, que le fait que l’URSS n’avait pas renoncé à la propriété d’État était un critère permettant d’affirmer que l’État soviétique était encore ouvrier. Mais il n’a jamais écrit, en général, que le fait, dans un pays quelconque, que l’économie soit étatisée, signifierait que l’État y serait ouvrier. Il n’a parlé que de l’État de la Russie, de l’URSS à un certain moment de son histoire - après la révolution d’Octobre 1917, après le stalinisme, après la collectivisation forcée, pour dire, de cet État de cette URSS-là, qu’il s’agissait là d’un critère valable. Il y a un contexte, une évolution, une dialectique pour tout dire, qui vous semble une contorsion. C’est votre droit. Mais n’attribuez pas ce raisonnement non marxiste à Trotsky.

Par ailleurs, mais c’est lié, vous confondez partout, y compris dans ce que vous dites de nos écrits, société et État. Pas nous. Toutes les sociétés du monde actuel s’interpénètrent, depuis le début du siècle, sans commune mesure avec le passé même récent. Tel État féodal du Moyen-Orient gouverne une société entièrement capitaliste et tel État on ne peut plus bourgeois d’Afrique gouverne une société encore entièrement marquée par le féodalisme.

Aucun État, même les États des pays impérialistes ne représente que la société du territoire auquel il impose sa loi. Là aussi, la croyance qu’à l’intérieur de frontières nationales, mêmes étroites, une forme de société a automatiquement la forme d’État qui lui correspond dans l’histoire des sociétés et des États, est une réduction du marxisme réservée d’ordinaire à ses détracteurs.

Selon vous, la nature de l’État dépend des formes de propriété du pays qu’il dirige. Et donc deux pays ayant les mêmes formes de propriété ont ipso facto un État de même nature, quels que soient l’histoire de cet État, la façon dont il est né, et son devenir. De fait, c’est une méthode de raisonnement strictement comparable avec le nationalisme de Staline, strictement comparable avec l’idée du socialisme dans un seul pays.

Même chose en ce que vous dites des « deux Trotsky », celui du Terrorisme et Communisme de la guerre civile, et celui duProgramme de Transition. Non seulement toute idée de période, de situation, vous est étrangère, installés que vous êtes sur des formules, mais de plus vous semblez ne pas considérer que, pour tous les révolutionnaires marxistes, le socialisme, le communisme ne peuvent exister, ne peuvent donc être réellement démocratiques, qu’à l’échelle mondiale. Ce n’est pas repenser Marx pour lui ajouter un peu de démocratie qu’il faut, c’est faire la révolution mondiale. Est-ce votre problème, toute la question est là.


Texte de la Revolutionary Socialist League, USA

La Revolutionary Socialist League (USA) a lu avec plaisir votre récente série d’articles publiés dans Lutte de Classe. Vous écrivez : « ... l’un des buts de cette nouvelle série de bi Lutte de Classeb0i trilingue est justement d’engager la discussion avec les différents courants trotskystes et communistes révolutionnaires. » (Numéro 7, février 1987.) Nous nous réjouissons de toute tentative visant à promouvoir, au-delà des barrières organisationnelles et des frontières nationales, le dialogue à l’intérieur de l’extrême-gauche. Nous sommes cependant en désaccord avec votre principale proposition concernant le regroupement de toutes les organisations trotskystes existantes en une nouvelle « Quatrième Internationale ». Il y a dix ans, nous partagions ce point de vue. Mais depuis, nous en sommes venus à la conclusion qu’il était erroné.


Il est vrai qu’au sein de la gauche révolutionnaire, parmi ses différentes tendances, il existe une opposition sincère aux maux engendrés par le capitalisme, et un désir généreux de lutter pour un monde meilleur. Malheureusement, ces bonnes intentions sont le plus souvent détournées au profit de programmes politiques qui allient d’une manière ou d’une autre la social-démocratie de gauche au nationalisme stalinien. Certaines de ces tendances social-démocratico-staliniennes se réclament du « trotskysme » ; d’autres sont ouvertement anti-trotskystes ; et beaucoup se moquent complètement du trotskysme. Y a-t-il une raison de s’adresser plus particulièrement à celles qui se disent « trotskystes » plutôt qu’à toutes celles qui se disent révolutionnaires ? Nous ne le pensons pas.


Dans votre numéro 1 (juillet 1986), vous affirmez : « ... les programmes, les stratégies politiques et militantes, sur lesquels ces militants (trotskystes) interviennent ne peuvent plus être comparés à ceux pour lesquels Trotsky a lutté... » Vous reprochez au mouvement trostkyste de n’avoir pas réussi à se développer, d’être resté coupé de la classe ouvrière, de n’avoir dirigé aucune lutte révolutionnaire ces quarante dernières années, et de ne pas avoir une direction internationale largement reconnue.


A propos du groupe le plus important, le Secrétariat Unifié (dont fait partie le Socialist Workers Party aux États-Unis), vous dites, avec justesse, qu’il a « ... cherché des substituts au rôle du prolétariat conscient et organisé... (s’est) aligné sur des forces étrangères, voire ouvertement et clairement hostiles au prolétariat... (s’est identifié) au titisme, au FLN algérien, au FNL vietnamien, au castrisme et aujourd’hui au sandinisme... courants... dont aucun ne se plaçait sur le terrain de la révolution prolétarienne. » (numéro 1). Aujourd’hui, la direction du SWP américain rejette expressément l’idée d’un regroupement avec les trotskystes. Elle préfère jeter le trotskysme aux orties au profit d’une « nouvelle Internationale léniniste » qui comprendrait Castro et les Sandinistes.


Nous le répétons : y a-t-il une seule raison qui justifie de s’adresser plus particulièrement à de tels trostkystes ? Au cours de la révolution russe, Lénine a refait le parti bolchévique sans considération des étiquettes passées, en regroupant des non-léninistes (y compris le groupe autour de Trotsky), des menchéviques de gauche et également des non-marxistes - SR de gauche (populistes) et anarchistes. Pour reconstruire une nouvelle Internationale Communiste, Lénine et Trotsky ont tout particulièrement veillé à faire appel non seulement aux marxistes, mais aussi aux anarchistes révolutionnaires, aux syndicalistes, aux socialistes de diverses sectes, aux IWW et autres socialistes libertaires. Lénine et Trotsky n’ont pas voulu se limiter à ceux qui étaient formellement d’accord sur un programme historique (à l’époque, d’ailleurs, la plupart des sociaux-démocrates de droite se disaient « marxistes » ). Ils souhaitaient attirer tous ceux qui, au-delà des étiquettes passées, approuvaient l’essentiel de leur programme, c’est-à-dire la révolution ouvrière internationale et les soviets. Nous pensons que si un regroupement politique devait se faire aujourd’hui ou demain, il devrait suivre cet exemple.


Vous affirmez ailleurs que « ... pour créer un parti mondial de la révolution socialiste, cela implique d’abord un accord programmatique, et nous n’entendons pas par accord programmatique une simple référence polie au Programme de Transition... » (numéro 1, juillet 1986). Malheureusement, vous ne développez pas cette idée fondamentale (qui est essentielle au trotskysme).


A notre avis, un tel « accord programmatique » ne devrait pas partir d’un accord sur les stratégies nécessaires pour atteindre l’objectif. Il faut d’abord un accord sur l’objectif lui-même. Aujourd’hui, la plupart des partisans aussi bien que des adversaires du socialisme mettent un signe d’égalité entre « socialisme » et propriété d’État. Sommes-nous d’accord avec cette idée ?


Le Programme de Transition de Trotsky de 1938 ne nous est pas d’un grand secours ici. Dans une discussion datée du 7 juin 1938, Trotsky soulignait : « ... la fin du programme est incomplète parce qu’on n’y parle pas de la révolution sociale,... de la transformation de la société capitaliste en dictature (des travailleurs) et de la dictature en société socialiste. En conséquence, on laisse le lecteur à mi-chemin. » (The Transitional Program for Socialist Revolution, Pathfinder Press, 1977, page 173.) A notre avis, ce caractère inachevé du Programme en constitue une faiblesse fondamentale.


Nous pensons qu’il y a implicitement dans le Programme de Transition non pas une mais deux séries d’objectifs, deux conceptions contradictoires de « la transformation de la société capitaliste en... société socialiste ».


L’une de ces conceptions est celle d’un socialisme radicalement démocratique et prolétarien. Le Programme de Transition comprend : la création d’organes de démocratie directe de masse (comités d’usine, comités de petits paysans, comités de ménagères et de jeunes) ; la mobilisation nécessaire des secteurs les plus opprimés de la société (femmes, jeunes, minorités nationales, travailleurs les plus pauvres) ; le contrôle ouvrier sur l’industrie ; le remplacement de l’armée et de la police par une milice populaire. Il ajoute les revendications démocratiques bourgeoises (élections, liberté d’expression, réforme agraire, droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc.) au programme socialiste (théorie de la révolution permanente). Il comprend enfin l’appel à remplacer l’État bureaucratique capitaliste par une association de conseils populaires : « Ainsi, le mot d’ordre des soviets vient couronner le programme de revendications de transition. » (page 136).


Trotsky en était donc venu à rejeter la théorie d’un État à parti unique : « Les soviets ne se limitent pas au programme pré-établi d’un parti... Tous les courants politiques du prolétariat peuvent lutter pour la direction des soviets sur la base de la démocratie la plus large. » (page 136). A l’intérieur de l’Union Soviétique, « la démocratisation des soviets est impossible sans la légalisation des partis soviétiques. » (pages 145-146).


Mais on y trouve aussi une autre conception du socialisme, élitiste, celle-là, et favorable au capitalisme d’État. C’est essentiellement celle du Trotsky qui écrivit Terrorisme et Communisme pendant la guerre civile en Russie. C’est la justification d’un violent totalitarisme de parti unique, de type stalinien.


Dans le Programme de Transition, cette deuxième conception apparaît clairement dans l’affirmation que l’Union Soviétique reste un « État ouvrier », même si, écrit Trotsky, « l’appareil politique stalinien ne diffère en rien (des États fascistes) sinon par un déchaînement de sauvagerie encore plus grand. » (page 145). Mais l’Union Soviétique reste un État ouvrier parce qu’elle a comme « base sociale... la propriété d’État ». C’est-à-dire que pour Trotsky, la nature de l’État et de son économie est déterminée non par la classe qui les contrôle et dont ils servent les intérêts, mais par l’existence d’une forme de propriété, la propriété d’État. Le Programme de Transition propose aux trotskystes de devenir « temporairement les alliés de Staline » (page 144) contre ceux qui s’en prennent à la propriété d’État. Dans la suite logique de cette position, Trotsky a soutenu en 1940 l’invasion par les Russes des petits pays d’Europe de l’Est. La propriété d’État devient le but principal, la question décisive, la chose la plus importante à défendre. Pour Trotsky, le pouvoir des travailleurs, pour désirable qu’il soit, n’est pas le but principal.


Vos articles de Lutte de Classe expriment deux positions contradictoires sur ce problème de la propriété d’État comme critère de « l’État ouvrier ». D’une part, vous soutenez avec raison que l’application d’un tel critère à l’Europe de l’Est ou à la Chine mène à l’abandon de l’objectif d’une révolution ouvrière : « ... en introduisant à propos des Démocraties Populaires et à propos de la Chine la notion d’État ouvrier déformé,... on (la plupart des trotskystes) attribuait à l’Armée rouge, ou encore à une révolte paysanne, c’est-à-dire à d’autres forces que le prolétariat révolutionnaire, la capacité de créer un État ouvrier. Bien des divergences ultérieures sont en germe dans cette divergence-là. » (numéro 1, juillet 1986). Votre tendance considère que ces pays sont toujours capitalistes.


D’un autre côté, vous continuez à accepter l’analyse faite par Trotsky de l’Union Soviétique elle-même. Dans votre article du numéro 7 (février 1987), vous soutenez à l’encontre du Socialist Workers Party britannique qu’il s’agit d’un problème sans intérêt puisque vous avez pu maintenir une orientation prolétarienne et internationaliste (contrairement aux autres trotskystes), tout en défendant l’idée que l’Union Soviétique est un « État ouvrier » et non un capitalisme d’État. (La Revolutionary Socialist League considère tous ces pays comme capitalistes et comme faisant partie du système capitalisme mondial.)


Mais votre orientation révolutionnaire n’est maintenue qu’au prix de contorsions théoriques inextricables. Vous soutenez que deux sociétés (par exemple l’URSS et l’Allemagne de l’Est) qui ont exactement les mêmes rapports de production sont fondamentalement différentes ! Comment pouvez-vous espérer élaborer une théorie révolutionnaire en acceptant de telles contradictions théoriques ? (Et « sans théorie révolutionnaire, il n’y a pas de pratique révolutionnaire » i Lénine).


Vous ne tenez pas non plus compte du fait que ce ne sont pas les trotskystes mais Trotsky lui-même qui soutenait que « l’Armée Rouge « russe apportait la révolution socialiste à l’Europe de l’Est (en 1940). De plus, c’est Staline, et non Lénine ou Trotsky, qui a détruit la petite propriété paysanne et collectivisé l’agriculture, et qui a construit une industrie nationalisée partie de presque rien pour en faire une puissance économique dirigée par l’État. C’est ce qu’on appelle souvent « la troisième Révolution russe » (au cours de laquelle vingt millions de personnes ont trouvé la mort). Si vous considérez que la Russie est un « État ouvrier », alors vous devez soutenir cette collectivisation et cette industrialisation (avec des critiques). Et donc vous devez considérer que Staline et les staliniens ont pu mener une politique révolutionnaire sans la classe ouvrière (et contre elle). Ce qui est exactement ce que vous reprochez aux autres trotskystes de faire.


Quant aux conséquences néfastes de votre analyse, elles consistent précisément en ceci que vous vous sentez politiquement proches de ces autres trotskystes et que vous travaillez à vous unir à eux - c’est-à-dire à ceux dont vous dites (avec raison) qu’ils se sont « alignés sur des forces... clairement hostiles au prolétariat ».


A notre avis, il y a beaucoup de choses valables dans le trotskysme. Nous avons mentionné l’interprétation radicalement démocratique et libertaire du but socialiste par Trotsky. Et nous approuvons aussi, entre autres choses, la tentative de créer une organisation politique internationale pour lutter pour cet objectif. Malheureusement, l’héritage laissé par le trotskysme (ainsi que par le léninisme et même le marxisme) possède des ambiguïtés et des faiblesses. Il possède à la fois un côté libertaire-humaniste-prolétarien et un côté autoritaire-étatiste. Ce second aspect se trouve associé à la notion de « processus historique » qui mène « inévitablement » au socialisme. Voilà pourquoi Trotsky estimait ne pas avoir besoin de discuter du but socialiste dans le cadre du Programme de Transition : le « processus historique » s’en chargeait.


Nous nous réjouissons de toutes les occasions qui peuvent se présenter de discuter avec vos organisations, que ce soit aux etats-unis ou ailleurs, et de travailler ensemble là où cela s’avère possible. mais nous rejetons l’idée que le chemin de la révolution mondiale passe par l’unification des organisations trotskystes. il nous faut quelque chose d’autre , une nouvelle synthèse , à la fois en théorie et en pratique, combinant le meilleur des acquis du marxisme et de l’anarchisme révolutionnaire, et rejetant les erreurs passées des deux camps. il nous faut travailler ensemble et réaliser éventuellement l’union des révolutionnaires, mais une union qui rejette les étiquettes passées au profit d’un accord réel sur les buts du socialisme et de la liberté.


Wayne Price, pour la Revolutionary Socialist League (États-Unis)