lundi 11 novembre 2013

:: "Les années 1880-1914 furent celles du capitalisme triomphant..."

Les années 1880-1914 furent celles du capitalisme triomphant. Les progrès techniques et industriels furent fulgurants. Qu’on s’imagine qu’une seule génération a vu l’invention de l’électricité, de l’automobile, du tramway, du métro, l’éclairage des villes, les ascenseurs, le téléphone et même l’avion. Toute la société finit par être bouleversée par l’industrie et ses mutations. Dans tous les domaines, des entreprises apparaissaient, se développaient, partaient à la conquête des marchés, quand elles n’en créaient pas carrément.
Certaines des entreprises créées à cette époque allaient connaître un bel avenir, par exemple celle de la famille Ricqlès. Avant de se spécialiser dans les boissons et bonbons à la menthe, les Ricqlès avaient commencé dans le textile en Alsace au début du XIXe siècle. Mais ils quittèrent l’Alsace en 1871, quand celle-ci devint allemande, pour aller s’installer à Elbeuf, à quelque 700 km. « Les ouvriers suivirent à pied », raconte simplement la petite fille de la famille. L’usine installée à Elbeuf faisait travailler 1 200 ouvrières. Cette famille bourgeoise, comme tant d’autres, avait le sens de la charité. La grand mère apportait donc généreusement des bonbons - made in Elbeuf - à toute nouvelle accouchée.
Quant à l’entreprise Bolloré, elle était déjà au début du XXe siècle fournisseur de tous les géants américains du tabac, et une cigarette sur dix dans le monde était roulée dans du papier Bolloré. Il n’y avait jamais de grève chez les Bolloré, véritables dictateurs locaux ; et un ouvrier fut un jour renvoyé pour avoir refusé que ses enfants aillent à la messe.
L’invention du pneumatique en caoutchouc fit surgir un certain nombre de firmes. La maison Michelin, datant du milieu du XIXe siècle, prit son essor à la fin du siècle. En 1891, l’invention du pneu démontable de bicyclette donna la victoire à un coureur cycliste équipé par Michelin lors d’une course Paris-Brest. On raconte quand même que les frères Michelin avaient pris le soin de faire mettre des clous sur le parcours pour crever les pneus de tous les concurrents et forcer la victoire de leur poulain qui avait des pneus démontables...
Toute cette période de développement économique fut aussi marquée par une série de crises et de dépressions. En effet, même en pleine expansion du capitalisme, les crises se reproduisent régulièrement, car elles font partie du fonctionnement normal du système, elles lui servent de régulateur. Elles permettent aux entreprises industrielles ou bancaires les plus performantes de racheter les plus petites ou de les couler définitivement. Après chaque crise, les entreprises se retrouvent moins nombreuses, plus concentrées, plus grandes. Certaines sociétés ont ainsi profité des crises du XIXe siècle pour former de véritables empires, en englobant toutes les activités de leur secteur.
Évidemment dans la sidérurgie les de Wendel et les Schneider ont fondé de tels empires avec des mines, des hauts fourneaux, des usines mécaniques ou mêmes des chantiers navals.
Le phénomène de concentration et de monopole fut encore plus rapide et marquant dans les industries nouvelles ou innovantes comme la chimie. Au départ, de nombreuses entreprises étaient l’oeuvre d’un homme ou d’une famille comme la famille Poulenc, la famille Roussel ou encore un certain Alfred Rangot, qui prit le nom de son beau-père : Péchiney. En 1910, Péchiney, spécialisé dans l’aluminium, participait avec deux autres producteurs seulement à une association monopolisant la vente d’aluminium. En 1912, l’entente des producteurs d’aluminium devint internationale pour s’implanter aux États-Unis et en Norvège.
Saint-Gobain, ancienne manufacture royale des verreries, se tourna vers la chimie. Dès 1886, des accords furent passés et l’essentiel de la production se retrouva dans les mains de cinq entreprises, dominées en fait par Saint-Gobain. Il y aura 24 usines de ce groupe dans le monde en 1914, employant 20 000 ouvriers.
Le mythique capitalisme de libre concurrence avait fait long feu. Les ententes, les cartels, les entreprises imposant leurs lois, leurs prix, leur volonté étaient devenus monnaie courante. Avec une stabilité étonnante, car les groupes dominant l’économie en France à la fin du XIXe siècle, sont quasiment les mêmes que ceux qui dominent l’économie, en ce début de XXIe siècle.
Tous ces groupes ayant acquis des positions de force sur les marchés, faisant obéir les gouvernements, se lancèrent à la conquête des marchés étrangers. Ce fut le temps de l’impérialisme.
Les capitaux en trop grand nombre sur le marché national, furent exportés sous la forme de prêts aux États - comme les fameux emprunts russes. États qui finirent par devenir dépendants du capital européen, à cause de leurs dettes.
L’exportation de capitaux fut parfois plus directe encore. En 1913, Schneider prit des participations dans l’entreprise tchèque Skoda. À la même époque, il partageait avec Krupp (son concurrent allemand) la direction des usines Poutilov en Russie. Usines qui, concentrant des milliers d’ouvriers, furent un des foyers de la révolution russe de 1917.
La conquête de marchés étrangers, de champs d’investissements nouveaux et de matières premières poussa à la colonisation. À la fin du XIXe siècle, les politiciens français, Jules Ferry en tête, se firent donc les chantres de cette colonisation. Nombre de bourgeois trouvèrent les moyens de faire des profits à travers la colonisation. En commençant par le pillage des richesses et l’exploitation de toutes les populations avec le travail forcé, le portage y compris pour les femmes et les enfants. Pour bien des peuples colonisés, le capitalisme triomphant, c’était le triomphe de la barbarie.
Dans cette période, la bourgeoisie française trouva aussi son système politique adéquat. Jusque là, seuls les bourgeois les plus puissants fréquentaient les allées du pouvoir et pesaient sur ses décisions. La République et son système parlementaire donnaient une plus large place à la bourgeoisie moyenne, celle qui dominait la « bonne société » des villes de province, ses députés, son préfet, son évêque et ses notables. De quoi peser pour obtenir le détour d’une ligne de chemin de fer ou d’une route pour desservir l’usine locale. Ce système et son verni démocratique avaient aussi l’avantage de souder autour de la grande bourgeoisie une bonne partie de la population : les petits-bourgeois, les paysans, voire l’aristocratie ouvrière.
Mais la République restait une dictature contre la classe ouvrière. Les lois sociales ont dû être arrachées une à une au patronat arc-bouté sur ses privilèges et ses profits. De nombreuses luttes se soldèrent par des affrontements violents. Le premier mai 1891 l’armée tirait sur les manifestants à Fourmies faisant neuf morts. En 1907 de nouveau des affrontements dans le Sud-Ouest avec les viticulteurs. Des morts encore dans la banlieue parisienne en 1907 lors de grèves.
Les organisations patronales se mobilisèrent contre le mouvement ouvrier. En 1901, le Comité des forges créait l’UIMM, spécialisée - déjà ! - dans le « traitement des problèmes sociaux ! ». C’est dire que la caisse noire de l’UIMM pour briser les grèves ne date pas de cet été. Certes, dernièrement, Gautier Sauvagnac affirmait : «  Il n’y a jamais eu de corruption, de financement politique, d’achat de parlementaires, ou de signatures lors d’un accord syndical, jamais. » Mais quinze jours après, on apprenait que l’UIMM avait versé 550 000 euros pour soutenir le trust PSA confronté aux cinq cents grévistes de son usine d’Aulnay.
Au début du XXe siècle, la période était révolue où la bourgeoisie était une classe porteuse de progrès économique. S’annonçaient alors les catastrophes que l’impérialisme allait coûter à l’humanité.

La guerre : au bonheur des riches et des grands bourgeois

En 1914, les impérialismes européens, pour se repartager le monde et le dépecer à leur avantage, déclenchèrent la première guerre mondiale. Dans toute l’Europe, soixante-dix millions d’hommes partirent comme soldats. Dix millions ne revinrent jamais. Le monde sembla s’embourber dans l’horreur des tranchées. Les hommes qui ne perdirent pas la vie, perdirent la tête devant tant de massacres, tant de morts. Anatole France clamait : « On croit mourir pour sa patrie, on meurt pour les banquiers » ! Ce ne sont pas seulement les banquiers mais toute la grande bourgeoisie qui bénéficia de cette guerre.
D’abord les marchands de canons évidemment. Les de Dietrich par exemple. Depuis la fin du XIXe siècle, ils avaient un pied de chaque côté de la frontière profitant ainsi, aussi bien du marché allemand que du marché français. La première guerre mondiale fit exploser leurs profits. Pendant les quatre années de guerre, ils firent plus de bénéfices que lors des seize années précédentes. Et pour faire bonne mesure, on trouvait un de Dietrich député au Reichstag pendant que d’autres de ses enfants étaient dans l’armée française.
L’autre industrie qui gagna énormément dans la guerre, ce fut l’automobile, mais pas toujours en fabriquant des voitures. Toutes les grandes firmes automobiles surent obtenir des marchés juteux de l’État.
En 1915, André Citroën décrochait un contrat pour un million d’obus. Pour les fabriquer, il obtint aussi de l’État, une aide pour la construction d’une usine géante, quai de Javel à Paris. Les obus furent livrés avec plusieurs mois de retard. Un rapport établit que Citroën avait vendu ces obus deux fois plus cher que le prix du marché. Il ne fut jamais publié. En revanche les aides de l’État lui permirent de moderniser et d’introduire le travail à la chaîne dans cette usine tournant principalement avec une main-d’oeuvre féminine sous-payée.
Berliet s’enrichit dans les camions ; Renault avec les tracteurs, les avions, les chars, sans oublier les fameux taxis de la Marne.
Quant aux Peugeot, après avoir prospéré dans différents domaines, comme on l’a vu, ils s’étaient lancés dans l’automobile avant la guerre. L’usine de Sochaux fut fondée en 1912 et produisait déjà 4 000 voitures en 1913. Pendant la guerre, la société Peugeot reçut 26 millions de l’État pour fabriquer des moteurs d’avions de chasse, dont aucun ne sera jamais livré, mais cela lui permit d’agrandir ses installations.
D’autres entreprises profitèrent des commandes de guerre. Dans la chimie, Péchiney fut un des premiers à se consacrer à la production de guerre et à profiter des aides de l’État. Le ministère de l’armement construisit et équipa à son profit une usine à Saint-Auban.
C’est aussi grâce à la guerre que se forgea l’empire Boussac. Marcel Boussac, né en 1889 dans une famille de négociants en tissus, fut mobilisé en 1914 mais trouva immédiatement le moyen de ne pas aller au front et mit la main sur des usines dans les Vosges. Il vendit pour 75 millions de francs de fournitures à l’armée, entre 1914 et 1918 : chemises, caleçons, étuis de masques à gaz. La guerre fit sa fortune. En 1918, il pouvait donc racheter des usines défaillantes et se retrouvait à la tête de 15 000 ouvriers.
Bien souvent les patrons ont grugé l’État et se sont enrichis sur le dos des soldats. La société de moteurs d’avions Gnome et Rhône (future SNECMA) vendit ses pièces à l’armée trois fois leur prix réel. Une grande société de pêcherie, La Morue française, livra aux troupes 600 tonnes de poissons avariés. Il faut dire que le sous-secrétaire d’État au ravitaillement, Joseph Thierry, était également administrateur de cette société...
Les profits dégagés pendant la guerre furent faramineux. Globalement c’est toute la grande bourgeoisie qui en sortit renforcée et enrichie. Pendant que les rentiers, les bourgeois moyens ou petits se retrouvaient ruinés, la haute bourgeoisie elle, vit ses positions assurées, sa fortune augmentée.
Certains historiens ont mis en avant la mort au combat de nombreux fils de bourgeois, pour montrer qu’ils avaient aussi payé la guerre. Mais cela ne prouve qu’une chose : c’est qu’en plus d’avoir envoyé à la mort plus de dix millions de fils de paysans et d’ouvriers, la bourgeoisie était prête aussi à sacrifier une partie de ses propres enfants sur l’autel de ses profits.