samedi 8 novembre 2014

:: 1917, la révolution russe

L’année 1917, l’année trouble, disait Poincaré ; entendez par là l’année où la bourgeoisie vit se dresser devant elle, pour la première fois depuis le début du conflit, le spectre de la révolution.
 
Depuis près de trois ans, la guerre piétinait. Vingt-huit pays belligérants, ayant mobilisé 74 millions d’hommes, s’affrontaient de la Flandre à la Suisse, du golfe de Finlande à la Mer Noire, dans les Balkans et en Asie Mineure.


Les patriotes professionnels avaient chanté la guerre fraîche et joyeuse. Mais dans la boue des tranchées, les soldats qui avaient pu y croire perdirent vite leurs illusions. Le conflit semblait ne devoir jamais se terminer ; des milliers, des millions d’hommes tombaient dans des offensives meurtrières, pour quelques mètres carrés de fange et de barbelés.


Alors, peu à peu, pénétra dans la conscience des soldats la conviction profonde qu’eux seuls pourraient mettre fin à la tuerie.


En mars 1917, pour la première fois, des mutineries éclataient dans la flotte allemande. Elles furent réprimées.


Mais en Russie, le 4 mars (23 février suivant le calendrier Julien en vigueur dans l’Empire des tzars), à l’occasion de la « journée internationale des femmes », la grève générale éclatait à Pétrograd. La plus grande partie de la garnison passait du côté des insurgés et, en cinq jours, l’autocratie s’écroulait.


Certes, le gouvernement provisoire qui se formait alors ne représentait en aucune manière les intérêts des travailleurs. Serviteur fidèle, bien que gêné par les événements, de la bourgeoisie et des propriétaires fonciers, il entendait ne rien changer à l’ordre social existant, et maintenir le pays dans la guerre.


Mais les masses s’étaient organisées. Elles avaient formé leurs soviets. La révolution ne faisait que commencer.


Les insurgés furent moins heureux en France. En mai, après l’échec de la meurtrière offensive Nivelle sur le Chemin des Dames, la révolte éclatait. Les éléments de 54 divisions se soulevèrent, désertèrent, refusèrent tout service, arborèrent les drapeaux rouges, réclamèrent la paix, menacèrent de marcher sur la capitale. Il n’existait plus que deux divisions sûres entre Soissons et Paris.


La révolte fut brisée, la répression, dirigée par Pétain, sanglante. Et pendant des mois, alors que la révolution continuait à se développer en Russie, plus aucun soulèvement ne se produisit dans les armées en guerre.


Mais le printemps de 1917 avait au moins montré à la bourgeoisie sur quelle poudrière elle était assise.


Il avait aussi montré qu’il ne suffisait pas d’une mutinerie pour en finir avec la guerre, qu’il fallait une véritable révolution, brisant le pouvoir des classes dominantes. Or, s’il suffit de mutins pour faire une mutinerie, il faut des révolutionnaires pour faire une révolution, et il faut même un parti révolutionnaire.


Mais en Russie, il y avait un parti révolutionnaire ; il y avait ce parti bolchévik qui, depuis trois ans, prêchait la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile.


Le parti n’en connut pas moins une période de flottement, au lendemain de Février, lorsque certains dirigeants, dont Staline, prétendirent l’amener à une politique de soutien du gouvernement provisoire.


Mais dès le retour d’émigration de Lénine, en avril, il fit sien le mot d’ordre : « Tout le pouvoir aux soviets », considérant ceux-ci comme l’embryon du futur État prolétarien.


En fait, bien peu de choses pouvaient empêcher les masses de prendre leur propre sort en mains, si ce n’est leurs préjugés, et les illusions qu’elles nourrissaient sur les autres partis se réclamant du socialisme : les menchéviks et les socialistes-révolutionnaires.


Au début, c’étaient ces derniers qui détenaient la majorité dans les soviets, et les bolchéviks n’en constituaient qu’une faible minorité. Mais dans les mois qui suivirent, les masses purent faire l’expérience de ce que valaient les promesses des menchéviks et des S-R.


Les travailleurs réclamaient du pain, mais le gouvernement provisoire, soutenu par ces partis, se montrait incapable de conjurer la catastrophe imminente, parce qu’il se refusait à prendre des mesures radicales contre les spéculations de la bourgeoisie.


Les paysans voulaient la terre, mais on leur demandait d’attendre l’Assemblée Constituante et, quand ils voulaient s’emparer eux-mêmes des terres qu’ils cultivaient, on leur envoyait les gendarmes.


Les soldats réclamaient la paix, et le gouvernement du socialiste Kérensky se lançait dans la folle aventure de l’offensive de Juin.


Aussi, malgré la répression qui s’abattit sur les bolchéviks après les Journées de Juillet, leur influence ne cessa-t-elle de croître. Fin août, ils étaient majoritaires dans les soviets de Pétrograd et de Moscou et, les uns après les autres, ceux des villes industrielles allaient tomber entre leurs mains.


L’heure de la révolution prolétarienne avait sonné.


Rien ne ressembla moins à un putsch, au coup de main d’une minorité agissante, que l’insurrection d’Octobre. Ce fut l’insurrection des masses, en ce sens que, même si, sur le plan militaire, elle ne fut exécutée que par une minorité, l’immense majorité des travailleurs et des soldats en avait compris la nécessité.


Et pour eux, ce fut, pourrait-on dire, une insurrection légale. Du moins du point de vue de la légalité soviétique, la seule qui comptait désormais.


En effet, si la date du 25 octobre 1917 restera à jamais liée au souvenir de la première révolution prolétarienne victorieuse, et cela en dépit du changement de calendrier, le processus insurrectionnel s’amorça en réalité plus de 15 jours auparavant.


Le divorce entre le soviet de Pétrograd et le gouvernement provisoire fut effectivement consommé le 7 octobre, lorsque le soviet, qui s’opposait à l’éloignement de la garnison, créa son Comité Militaire Révolutionnaire, et nomma ses commissaires auprès de toutes les unités, isolant ainsi complètement Kérensky et l’État major.


Aucun ordre désormais ne fut plus exécuté sans l’accord des autorités soviétiques. Le soviet se trouvait être le pouvoir de fait. II n’y avait pas un grand pas à franchir pour balayer le gouvernement fantoche. Sous couvert de la préparation de la défense du deuxième congrés des soviets, qui devait tenir ses assises fin octobre, s’organisait l’insurrection.


Celle-ci fut déclenchée dans la nuit du 24 au 25 octobre. Au matin, les bolchéviks étaient maîtres de la plupart des bâtiments publics. Mais ce n’est que dans la nuit suivante que le Palais d’Hiver, siège et dernier bastion du gouvernement provisoire, tomba à son tour.


A la même heure était réuni le Congrès des soviets des députés ouvriers et soldats de toute la Russie. Ce n’étaient pas des députés bien habillés, fleurant le parfum à la mode et arborant de luxueuses serviettes de maroquin.


C’étaient des ouvriers du rang, des soldats en grossier uniforme, des paysans barbus. Et c’est sans doute pour cela qu’ils firent ce qu’aucun gouvernement n’avait encore jamais fait dans l’Histoire : qu’ils traduisirent immédiatement en acte le programme du parti majoritaire, les promesses faites aux masses.


Le premier décret adopté concernait la Paix. Le congrès des soviets proposait à tous les belligérants d’entamer immédiatement des négociations pour la conclusion d’une paix sans annexion ni indemnité, et, en premier lieu, afin d’arrêter, dès l’ouverture des pourparlers, les massacres sans nom de la guerre, une trêve de trois mois.


Mais la révolution ne s’adressait pas qu’aux gouvernements : elle s’adressait aux peuples, aux travailleurs et plus particulièrement, disait-elle, « aux ouvriers conscients des trois nations les plus avancées de l’humanité et des États les plus importants engagés dans la guerre, l’Angleterre, la France et l’Allemagne », et elle les appelait « à mener jusqu’au bout la lutte pour la paix, et en même temps, la lutte pour l’affranchissement des masses laborieuses et exploitées de tout esclavage et de toute exploitation ».


Et quand le Congrès, après avoir adopté cet appel, se leva, quand tous les délégués, debout, entonnèrent l’Internationale, ce ne fut pas seulement l’hymne des travailleurs qui retentit, ce fut vraiment, par-dessus les tranchées, par-dessus les villages incendiés, par-dessus les vastes champs où des millions d’hommes assassinés dormaient de leur dernier sommeil, par-dessus l’Europe en flammes, l’appel à la révolution qui jaillit. « Debout les damnés de la terre », jamais peut-être les vieilles paroles de l’Internationale n’avaient été aussi chargées de sens.

La politique des bolcheviks au pouvoir


Puis, le calme revenu, le Congrès passa au décret sur la terre. Il abolissait « immédiatement et sans aucune indemnité la propriété des propriétaires fonciers », et en faisait la propriété du peuple tout entier. Toute la terre devenait bien nationale. Et la jouissance en était accordée à tous les citoyens qui désirent exploiter la terre par leur travail, « tant qu’ils sont capables de l’exploiter », le travail salarié étant interdit. Ce n’était pas là, bien sûr, une mesure « socialiste ». Ce n’était même pas le programme agraire du Parti bolchévik. Mais c’était ce que voulaient les paysans. Et, disait Lénine, « l’essentiel, c’est que les paysans résolvent eux-mêmes toutes les questions, qu’ils édifient eux-mêmes leur vie. »


Car ce que voulaient les bolchéviks, ce n’était pas construire une société socialiste dans le cadre de la seule Russie. Mieux que quiconque, ils savaient que cela n’avait aucun sens.

Ce qu’ils voulaient, c’était attacher les couches les plus larges du peuple au sort de la révolution socialiste.


Le prolétariat russe ne représentait qu’une faible minorité de la nation, et en son sein les éléments conscients, sachant ce que représentaient exactement la révolution et le socialisme, constituaient une bien plus faible minorité encore.


Mais toute la classe ouvrière savait que seuls, le pouvoir des soviets, les bolchéviks, pouvaient être capables d’assurer le pain et la liberté.


Mais une grande partie de la paysannerie avait pris conscience que seul le pouvoir des soviets pouvait en finir avec les tergiversations, et donner enfin aux paysans la libre jouissance de la terre qu’ils cultivaient.

Mais la majorité des soldats, et des travailleurs qui portaient le poids de la guerre, avait compris que seule la révolution pourrait mettre fin à la guerre.


C’est pour cela qu’ils avaient soutenu la révolution d’octobre.


Et le problème qui se posait aux bolchéviks au pouvoir, ce n’était pas de construire une économie « socialiste », c’était de resserrer toujours davantage l’union des masses travailleuses autour de leur pouvoir.


Le 25 octobre, la Russie était devenue le premier bastion de la révolution socialiste mondiale. Le problème, maintenant, c’était de tenir, en attendant que la révolution embrase à leur tour d’autres pays.


Sous la plume des dirigeants bolchéviks devenus commissaires du peuple, les décrets remplaçaient les textes de propagande. Ils n’auraient d’ailleurs souvent pas eu d’autre valeur immédiate, si les masses ne s’étaient chargées de les appliquer elles-mêmes, car dans les premières semaines de la révolution, le nouveau gouvernement ne possédait aucun appareil central capable de mettre ses textes en pratique.


Mais ce qui faisait la force du nouveau pouvoir, c’était de répondre aux aspirations de millions d’hommes, c’était d’être le pouvoir de millions d’hommes. Car le pouvoir des soviets, ce n’était pas seulement le pouvoir du congrès pan-russe, c’était aussi le pouvoir du soviet de la plus petite ville, du village le plus reculé.


Le parti bolchévik ne comptait certes, en octobre 1917, que quelques dizaines de milliers de membres. Mais en mobilisant la grande masse de tous les exploités, de tous les opprimés de Russie pour la défense du seul pouvoir capable du satisfaire leurs revendications immédiates, il faisait de chacun d’eux un soldat de la révolution socialiste mondiale.


Et quand les bolchéviks parlaient de révolution socialiste mondiale, il ne s’agissait pas d’un rite, ou d’une formule de politesse révolutionnaire. Il s’agissait des fondements mêmes de leur politique.


« Si l’on envisage les choses à l’échelle mondiale, écrivait Lénine en 1918, il est absolument certain que la victoire finale de notre révolution, si elle devait rester isolée, serait sans espoir... » « Nous ne remporterons la victoire finale que lorsque nous aurons réussi à briser, et pour toujours, l’impérialisme international. Mais nous n’arriverons à la victoire qu’avec tous les ouvriers des autres pays, du monde entier. »


Et les bolchéviks ne se contentaient pas d’attendre passivement que la révolution socialiste triomphe dans d’autres pays. Ils se servaient du pouvoir comme de la plus formidable tribune, et dans chacun de leurs actes, on trouve cette préoccupation de savoir quelle répercussion cela pourra avoir sur le développement de la révolution européenne.


Nous les avons vus déjà, lors du vote du décret sur la paix, s’adresser, par-dessus la tète des gouvernants, aux peuples et en premier lieu, aux travailleurs.


C’est le même souci qui anime toutes les tendances du parti lors de la discussion sur la paix de Brest-Litovsk, au début 1918. Si la tendance Boukharine voulait la guerre révolutionnaire, c’était parce qu’elle considérait que l’État ouvrier ne pouvait pas, sans se déconsidérer aux yeux des prolétaires du monde entier, signer une telle paix avec l’impérialisme allemand. Si Trotsky, qui savait l’armée russe hors d’état de mener cette guerre révolutionnaire, était partisan de la formule « ni paix, ni guerre », c’est parce qu’il voulait faire la preuve, devant le prolétariat européen, qu’il n’y avait pas de collusion des bolchéviks avec l’impérialisme allemand. Si Lénine préconisait, en dépit de leur caractère humiliant, d’accepter les conditions de paix des empires centraux, c’est parce qu’il pensait que la révolution en Europe n’était pas encore mûre, et qu’il fallait se préparer à tenir encore des mois en restant isolé.


La construction d’une nouvelle Internationale, destinée à coordonner et à diriger la lutte du prolétariat dans tous les pays du monde, était d’ailleurs au premier rang des préoccupations du parti bolchévik.


Dès 1914, Lénine écrivait : « La Deuxième Internationale a cessé de vivre, une autre Internationale la remplacera. » Et c’est dans cette optique de reconstruire l’Internationale que les bolchéviks avaient participé aux conférences de Zimmervald, en 1915, et de Kienthal, en 1916, qui réunirent des internationalistes appartenant à différents partis socialistes européens.


Les bolchéviks au pouvoir disposaient de moyens accrus pour mener cette tâche à bien. Outre le prestige considérable que leur conférait leur victoire, ils bénéficiaient des énormes moyens matériels qui sont ceux d’un État.


Malheureusement il n’existait pas encore de direction révolutionnaire internationale, ni même, à l’intérieur de chaque pays européen, un parti révolutionnaire capable de jouer le rôle qui avait été celui du parti bolchévik en Russie, quand la vague de soulèvements prolétariens que les révolutionnaires appelaient de leurs voeux déferla sur l’Europe.


Et l’absence d’une telle direction allait se faire cruellement sentir.

[...]