lundi 25 juin 2012

:: De l'impérieuse nécessité d'un parti communiste révolutionnaire [LO, août 1968]

Tout le monde le sait, des révolutionnaires qui l'affirment avec confiance, aux gaullistes qui malgré leur victoire électorale envisagent la rentrée avec inquiétude, mai et juin 1968 "n'étaient qu'un début".
Mais il ne suffit pas de crier sa résolution de "continuer le combat". Il faut, pour que celui-ci ait toutes les chances d'être victorieux, tirer les leçons des luttes que nous venons de vivre. Et l'un des grands enseignements de ce printemps, c'est l'impérieuse nécessité d'un parti révolutionnaire.
Sans doute n'est-ce pas là une nécessité nouvelle. Il y a au contraire bien longtemps que les révolutionnaires fidèles à la tradition du bolchevisme la proclament. Mais depuis ces derniers mois, le problème se pose d'une manière infiniment plus concrète, et plus urgente.
Une telle nécessité n'est d'ailleurs pas également ressentie par tous ceux qui ont participé à ces événements. Certains en tirent au contraire des conclusions diamétralement opposées. Ils se font les apôtres de la spontanéité, et dénoncent les dangers de bureaucratisation que renfermerait en soi toute organisation.
Que de pareilles tendances se fassent jour n'est nullement étonnant. Les manifestations de mai et de juin 1968 ont vu réapparaître en bonne place, et c'était la première fois depuis bien longtemps, les drapeaux noirs de l'anarchisme. Nous ne sommes pas de ceux qui le déplorent. Non seulement parce que le drapeau noir a ses lettres de noblesse, mais aussi parce que, dans le contexte actuel, la réapparition de courants anarchistes fait partie d'un tout, caractérisé par le déclin du stalinisme, et le développement de l'extrême-gauche révolutionnaire.
Mais il n'en reste pas moins que les révolutionnaires conséquents doivent entreprendre une lutte énergique contre toutes les tendances anti-organisation, qu'elles soient nettement affirmées (niant la nécessité de celle-ci) ou plus nuancées (remettant en cause la conception bolchevique du parti). Lutte énergique sur le plan des idées, qui n'exclut nullement, bien au contraire, la nécessité d'entretenir les rapports les plus fraternels, voire les plus unitaires, avec ces camarades. Mais c'est l'avenir même du mouvement, ses possibilités, qui sont en cause.
De telles tendances ne sont d'ailleurs pas une chose nouvelle dans le mouvement ouvrier. Elles ont existé de tout temps. Mais elles risquent de rencontrer des conditions nouvelles de développement dans les conditions actuelles de la lutte, dans le fait que l'une des tâches principales des révolutionnaires à l'heure actuelle est de faire sauter le carcan que le stalinisme fait peser sur la classe ouvrière.
Des milliers de jeunes, étudiants et travailleurs, viennent de faire, en s'éveillant à la vie politique, l'expérience du stalinisme. Ils ont vu concrètement le rôle réactionnaire que celui-ci assumait, et mesuré son importance. Ils ont vu quel poids représentait, dans les entreprises principalement, l'appareil du P.C.F. et de la C.G.T., et quelle était son efficacité en tant que défenseur de l'ordre bourgeois.
Le Parti Communiste Français est un parti centralisé et discipliné. Ce centralisme, et cette discipline, sont l'un des facteurs de son efficacité. L'une des tentations que risquent de rencontrer les jeunes révolutionnaires serait de croire que c'est parce que le P.C.F. est un parti centralisé qu'il joue un rôle contre-révolutionnaire. Mais il n'y a pas là de lien de causalité. Ce ne sont pas les formes organisationnelles du stalinisme qui on déterminé le contenu de sa politique. Ce sont les liens qui rattachent à la bureaucratie conservatrice de l'U.R.S.S. d'une part, et à l'aristocratie ouvrière d'autre part. Ses formes organisationnelles expliquent seulement la manière dont il peut faire appliquer sa politique.
Parce que le mouvement de mai a été un mouvement spontané, et que son principal adversaire a été un parti centralisé, il ne faudrait pas en tirer des conclusions hâtives, jeter — pour reprendre un proverbe qu'il est devenu classique de citer en pareille occasion — l'enfant avec l'eau de la baignoire, et théoriser un état de fait en chantant les louanges de la spontanéité qui serait seule capable de faire avancer le mouvement ouvrier.
Parce que le mouvement de mai montre précisément, et avec la plus grande clarté, quelles sont les limités de cette spontanéité.
Le développement de la grève générale a été, c'est l'évidence même, un phénomène largement spontané. Mais les appareils syndicaux traditionnels sont rapidement parvenus à contrôler le mouvement, à le canaliser, et la grève a finalement échoué dans ses buts, tant économiques que politiques, la reprise s'étant effectuée sur les bases que l'on sait.
Il y avait, bien sûr, le stalinisme, la bourgeoisie et son Etat. Mais expliquer l'issue du mouvement par ces seuls facteurs ne serait pas plus sérieux, dans un genre différent, que les justifications que se découvrent aujourd'hui les dirigeants du P.C.F.
Pour ceux-ci, leur échec — il est vrai que ce qui les touche c'est surtout l'échec électoral — est dû à deux causes : la bourgeoisie d'une part, qui s'obstine à être anticommuniste, et les "groupuscules gauchistes" d'autre part, dont chacun sait qu'ils sont au service de cette même bourgeoisie. La politique du Parti, et de ses dirigeants, n'est nullement en cause. Elle a toujours été juste, lucide et clairvoyante. Somme toute, le P.C.F. a été amené à la défaite électorale par un destin antique insensible aux qualités du héros.
Expliquer la défaite par l'ennemi, c'est commode. Mais comme l'ennemi n'a aucune raison de disparaître de lui-même, on voit mal comment l'on pourrait sortir un jour de cette situation.
Ce genre de fatalisme est étranger aux révolutionnaires. Leur devoir, c'est de rechercher les causes de l'échec, ou de l'Insuffisance d'un mouvement non pas dans les forces de l'adversaire, mais dans les faiblesses de leur propre camp, afin de tout faire pour y remédier dans l'avenir.
Les méfaits du stalinisme n'expliquent pas tout. Ce qui est important, c'est de comprendre comment celui-ci a pu imposer sa politique à la classe ouvrière de ce pays, contre la majorité de celle-ci, comment il a pu canaliser aux moindres frais pour la bourgeoisie, un mouvement de cette importance.
Le 20 mai, moins d'une semaine après la première occupation d'usine, dix millions de travailleurs étaient en grève. Le mouvement s'était développé d'une manière largement spontanée, mais la spontanéité ne pouvait guère mener les travailleurs plus loin. Si quelques véritables comités de grève élus et représentatifs apparurent ça et là, ce fut pratiquement toujours sous l'impulsion de militants révolutionnaires. Mais en règle générale, les travailleurs, y compris ceux qui avaient pris l'initiative du mouvement, s'effacèrent peu à peu, dès cet instant-là, devant les appareils syndicaux.
La grève générale, et toute l'histoire du mouvement ouvrier est là pour l'attester, n'est pas une arme absolue pour le prolétariat. Elle ne contraint nullement, en elle-même, la bourgeoisie à la capitulation. Celle-ci peut, par exemple, jouer sur le temps, miser sur le pourrissement du mouvement. Dépasser le stade passif de la grève devient alors une question vitale pour celui-ci.
Il ne s'agit pas de discuter du problème de l'insurrection. Celui-ci ne se posait pas. La crise n'en était nullement arrivée à ce point de maturité. Nous n'étions pas à la veille d'un nouvel octobre 1917. Opposer la reprise avec quelques miettes, au soulèvement armé est un faux dilemme que les dirigeants staliniens mettent aujourd'hui en avant pour dissimuler leurs responsabilités et leurs trahisons.
Mais le problème qui se posait en mai, et de manière cruciale, c'était celui de l'organisation du prolétariat, et pas seulement au sens limité du terme d'organisation au sein de partis et de syndicats, mais à son sens le plus large d'organisation de la classe elle-même en tant que telle, contestant le pouvoir de la bourgeoisie.
Ce n'était pas encore le problème de la prise du pouvoir, de tout le pouvoir, mais celui de la constitution d'embryons du pouvoir ouvrier. Il aurait fallu que se crée, dans chaque entreprise un comité démocratiquement élu, représentant l'ensemble des travailleurs, qu'il s'appelle comité de grève ou autrement. Il aurait fallu que ces comités tissent sur l'ensemble du pays des milliers de liens de coordination entre entreprises différentes, sur le plan local, comme sur le plan régional ou national. Dès les premiers jours de la grève se posait aussi le problème de son organisation, de la remise en route et de la gestion de certains secteurs au moins de la machine économique du pays, afin que, si la bourgeoisie et son appareil d'Etat étaient paralysés, la classe ouvrière puisse disposer au contraire de tous les atouts.
Cela était clair pour un certain nombre de militants d'avant-garde, mais cela ne l'était pas pour l'ensemble de la classe ouvrière, pas même pour sa fraction la plus consciente, pour celle qui fut à l'origine du mouvement.
Deux facteurs auraient pu permettre l'accomplissement de ces tâches. Le premier, c'est un degré de conscience spontanée beaucoup plus élevé de la classe ouvrière. Mais c'est précisément un facteur sur lequel les révolutionnaires n'ont aucun moyen d'agir directement. Il ne suffit pas en effet de formuler des mots d'ordre justes et clairs. Encore faut-il avoir le moyen de les faire pénétrer dans les masses. Et ce moyen, c'est le parti. Rejeter l'échec du mouvement sur ce seul facteur de conscience spontanée, c'est d'une certaine manière donner raison aux dirigeants du P.C.P., puisque cela implique que ce mouvement ne pouvait d'aucune façon déboucher sur des perspectives révolutionnaires.
Le second facteur, c'est un parti révolutionnaire. Un tel parti aurait peut-être pu précisément engager le mouvement de mai dans la voie que nous venons de décrire. Il aurait peut-être pu, par son intervention à chaque étape de la lutte, élever le niveau de conscience des masses, et permettre à la crise de mai de déboucher sur de toutes autres perspectives. Ce n'est évidemment pas certain, mais c'est une possibilité. Et qu'est-ce que l'activité politique, si ce n'est l'art d'utiliser au mieux toutes les possibilités.
Un tel parti, solidement implanté dans la classe ouvrière et dans les entreprises, jouissant de la confiance des travailleurs pourra seul aussi éviter aux luttes qui ne manqueront pas de se produire dans les mois et les années qui viennent de s'enliser dans le marais où celui-ci échoua, il pourra seul permettre à la classe ouvrière d'échapper à l'emprise de directions traîtres.
Le rôle du parti, c'est précisément de dégager les leçons des expériences passées, et pas seulement celles qui se sont déroulées dans son pays, mais celles du prolétariat international. C'est de permettre à la classe ouvrière d'en tirer les conséquences pratiques. C'est de permettre à chaque nouvelle lutte de partir du plus haut niveau atteint par les luttes précédentes.
Le rôle du parti, c'est de démasquer les pièges tendus par la bourgeoisie, et par les organisations réformistes t. son service. C'est de guider la lutte des travailleurs, non seulement en montrant le but à atteindre, mais aussi, et surtout, en montrant à chaque étape de la lutte, à chaque nouveau pas en avant, le chemin qu'il faut emprunter pour atteindre ce but.
La nécessité d'un*»parti révolutionnaire n'est pas une leçon nouvelle. Toute l'histoire du mouvement ouvrier international, de ses victoires comme de ses défaites, de la Commune de Paris à la Révolution d'octobre, illustrent au contraire ce fait.
Si, au lendemain de la révolution victorieuse, les bolcheviks attachèrent tant d'importance à la construction de la Troisième Internationale, et de Partis Communistes dans tous les pays, ce n'était pas pour faire étalage de bons sentiments internationalistes. Mais bien parce qu'ils savaient que cet instrument était indispensable pour le triomphe de la révolution socialiste mondiale.
Et si nous Insistons tant sur ce point, c'est parce que des milliers de jeunes viennent de naître en mai en juin à la conscience et à l'activité politique. Il est primordial qu'ils se convainquent que la tâche de notre époque, c'est la construction de partis révolutionnaires, et que c'est à cette tâche que doit être subordonnée toute activité militante.
Beaucoup de ces jeunes qui se tournent vers l'extrême gauche sont désorientés par la division de celle-ci en multiples tendances différentes. Même en ne considérant que celles qui proclament la nécessité d'un parti révolutionnaire, et qui œuvrent plus ou moins conséquemment à sa construction, le choix reste grand.
Cette division peut sembler aberrante.
On peut penser en effet que si tous les révolutionnaires avalent été capables d'unir leurs efforts au sein d'une même organisation, un grand pas aurait été fait vers la construction de ce parti. Que si l'extrême gauche est divisée, cela tient finalement à une sorte d'impuissance congénitale à s'unir. Et que cette impuissance est de bien mauvais augure pour l'avenir.
En fait, le problème ne se pose pas en ces termes. D'une part, parce que la division de la gauche révolutionnaire est liée à des causes bien plus complexes, et d'autre part, parce que précisément mai 1968 a créé des conditions nouvelles qui permettent d'envisager l'avenir avec optimisme.
La division de l'extrême gauche est le fait de tout un développement historique dans des conditions objectives souvent extrêmement difficiles.
Certes, il ne s'agit pas de s'incliner servilement devant les conditions objectives, ce qui serait tout le contraire d'une pensée militante.
Quelle que soit la dureté de ces conditions, chaque groupe, et chaque militant, reste responsable des positions qu'il a adoptées, et sinon de ses échecs, du moins de ses fautes.
Mais il n'en reste pas moins vrai aussi que ces conditions ne pouvaient que favoriser éclatements et scissions.
Deux courants principaux constituent aujourd'hui l'extrême gauche française, du moins sa partie qui se veut l'héritière du bolchevisme.
Le premier, le mouvement trotskyste, est apparu au moment même où l'U.R.S.S., et l'Internationale Communiste à sa suite, renonçaient objectivement à la révolution socialiste mondiale, comme l'expression de la lutte des révolutionnaires contre la dégénérescence stalinienne.
Mais hors de l'U.R.S.S., le mouvement trotskyste s'est trouvé réduit à une petite minorité d'intellectuels révolutionnaires, coupés, par la force des choses — et du stalinisme —, du mouvement ouvrier réel, et aussi, très rapidement, de la section russe de l'opposition de gauche, celle précisément qui était détentrice de toute la tradition bolchevique. Trotsky constituait alors pratiquement le seul lien vivant avec cette tradition. Il était aussi le seul dirigeant de classe internationale de l'Opposition. Son assassinat porta un coup terrible à celle-ci.
Le problème qui se posait dès sa naissance à ce mouvement, c'était de pénétrer la classe ouvrière, de la gagner à lui. Mais
il s'avéra vite que c'était une tâche extrêmement difficile.
Non pas que la classe ouvrière, intégrée dans la société bourgeoise, fut devenue hostile aux idées révolutionnaires. Celles-ci n'ont au contraire jamais cessé de rencontrer la sympathie de nombreux travailleurs, c'est un fait d'expérience pour tous les militants. Mais cette sympathie était purement passive. Le recrutement en milieu ouvrier de nouveaux militants, quels que soient les efforts déployés en ce sens, ne progressait que très lentement. Avec des hauts et des bas, les organisations trotskystes demeurèrent numériquement faibles, peu implantées surtout dans la classe ouvrière.
Cette faiblesse fut à elle seule une cause majeure de division. Ce n'est pas par hasard si la plupart des scissions eurent pour origine des divergences tactiques sur les voies et les moyens de la construction du parti révolutionnaire. Le manque de prise sur les événements, la quasi impossibilité de pouvoir vérifier ses idées dans la pratique ne pouvait mener qu'à cela.
La faiblesse du mouvement trotskyste l'empêcha de profiter pleinement de la crise de déclin du stalinisme ouverte en 1953 avec la mort de Staline.
Cette crise entraîna la formation d'un deuxième courant d'opposition communiste sur la gauche du P.C.F., celui que l'on qualifie généralement de "pro-chinois".
La faiblesse essentielle de ce mouvement réside dans le caractère superficiel de ses analyses. Il dénonce le - révisionnisme moderne des dirigeants du P.C.F. comme de ceux de l'U.R.S.S., mais sans en rechercher les causes profondes. Tout au contraire, II reste officiellement "stalinien", ne datant la dégénérescence de l'Etat ouvrier et des différents Partis Communistes que de la mort de Staline. Allant chercher ses Idées et ses slogans dans l'arsenal de l'époque stalinienne de l'Internationale Communiste, II oscille souvent entre des formulations ouvertement opportunistes empruntées aux années du Front Populaire, et les mots d'ordre sectaires et outranciers de la fameuse IIIe période, celle qui de 1928 à 1934 vit les différents P.C. faire de la social-démocratie, qualifiée de social-fascisme leur ennemi principal.
Ces références les ont longtemps conduit à adopter une attitude pour le moins sectaire vis-à-vis des autres courants d'extrême gauche, et principalement des trotskystes (dont certains le leur rendent bien, car les "pro-chinois" n'ont hélas nullement le monopole du sectarisme). Et si au cours des événements on a vu les camarades de "l'Humanité nouvelle" adopter une attitude Infiniment plus fraternelle, le travail avec les militants de l'UJ.C. (ml) est encore loin, quelquefois, d'être facile.
Mais les camarades "pro-chinois" ne sont pas pour autant dénués de qualités. Ils ont souvent fait preuve d'un sérieux dans l'activité militante, d'un dynamisme et d'un dévouement remarquables.
Ces dernières années ont vu la plupart des organisations d'extrême gauche, qu'elles soient trotskystes ou "pro-chinoises" d'ailleurs, connaître un développement certain, mais qui ne changeait pas, malgré tout, de manière qualitative, les conditions dans lesquelles elles travaillaient.
Mai 1968 a profondément modifié cette situation. Pour la première fois depuis la dégénérescence de l'Internationale Communiste, l'extrême gauche est apparue comme une force politique non négligeable dans ce pays. Des milliers de jeunes, et ce qui est déterminant, de jeunes ouvriers également, se sont tournés vers elle, et non seulement vers les Idées mais aussi vers l'activité révolutionnaire.
Le parti révolutionnaire a d'ores et déjà trouvé la base de masse qui lui permettrait d'exister en tant que tel.
Le problème de la construction de ce parti se trouve posé dans des termes nouveaux. Il ne s'agit plus de trouver les voies permettant aux révolutionnaires de gagner des militants ouvriers, il s'agit désormais d'organiser ceux qui existent potentiellement, qui se sont révélés au cours des événements. Et il s'agit de le faire rapidement, avant qu'un possible reflux, avec son cortège de démoralisation, ne réduise à néant l'acquis de mai.
Or, beaucoup de ces militants sont désorientés par la division de l'extrême gauche. Ils ne voient pas sur quoi baser leur choix, et ils n'ont effectivement pas les moyens de faire un tel choix. Aucune tendance, qu'elle soit trotskyste ou pro-chinoise, n'a la possibilité de capitaliser pour elle seule ces possibilités nouvelles. Mais toutes, en joignant leurs efforts, peuvent y parvenir.
Il ne s'agit pas de prêcher pour des raisons opportunistes une unité sans principe. De toute manière, tous les militants qui combattent à la gauche du P.C.F. se retrouveront un jour ou l'autre, par la force des choses, dans un même parti révolutionnaire. Ou alors, celui-ci n'existera pas. Seuls des sectaires invétérés pouvaient, et peuvent continuer à imaginer qu'il leur est possible de construire seul leur parti, murés dans un splendide isolément.
L'un des mérites de mai, c'est d'avoir démontré que tous les militants révolutionnaires, quelle que soit leur tendance, pouvaient travailler utilement ensemble. Et de fait, qu'ils 'l'aient voulu consciemment, ou qu'ils aient été entraînés par la force des choses et des événements, la plupart de ceux qui se réclament de la révolution sociale et de la lutte de classe se sont trouvés au coude à coude dans la lutte.
L'extrême gauche doit aujourd'hui prouver qu'elle est capable de surmonter ses divisions, qu'elle est capable de rassembler toutes les énergies qui se sont révélées ces dernières semaines.
II faut pour cela que chacune de ses tendances constitutives agisse en ne perdant pas de vue justement qu'elle n'est qu'une tendance du futur parti. Qu'elle repousse tout sectarisme, tout esprit "de boutique" et de concurrence. Qu'elle considère les intérêts du mouvement révolutionnaire dans son ensemble comme ses propres intérêts.
Il faut aussi, dès à présent, tout mettre en œuvre pour unifier dans les plus courts délais l'ensemble des tendances révolutionnaires au sein d'un même parti.
Cela ne sera naturellement possible que si chacune de ces tendances conserve le droit, et la possibilité réelle, de défendre librement ses idées au sein du parti unifié.
Mais la reconnaissance d'un tel droit ne serait nullement non plus une compromission, une concession opportuniste. Ce serait au contraire l'affirmation d'un droit démocratique élémentaire, sans lequel un parti révolutionnaire ne saurait même pas exister.
Il nous faut là aussi combattre les séquelles du stalinisme dans l'extrême gauche. Le monolithisme n'est pas un facteur d'efficacité révolutionnaire. C'est un facteur d'efficacité incontestable pour un appareil désireux s'imposer sa politique indépendamment des sentiments de sa propre base ou des masses. Mais un parti révolutionnaire lui, pour accomplir ses tâches, a besoin que règne en son sein la démocratie la plus intense. Non seulement que les formes démocratiques soient observées, mais surtout qu'existent entre militants, entre la base et la direction, à tous les niveaux, de réels rapports démocratiques. La richesse de la vie intérieure d'un parti est un signe de santé.
Dans les dures conditions de la lutte clandestine, le parti bolchevik connut une vie intérieure bouillonnante. Il n'y avait rien de commun entre celle-ci, et les grises et mornes réunions du Comité central du P.C.F. adoptant avec constance à la plus parfaite unanimité les résolutions de son secrétaire général Mais cela n'empêcha pas, bien au contraire, le parti bolchevik de diriger la Révolution d'octobre.
Que chacune des tendances de l'extrême gauche considère que sa politique est la plus juste, c'est bien naturel. Le contraire serait particulièrement inconséquent. Mais dans les conditions actuelles, chacune d'elles doit être aussi convaincue qu'il serait infiniment plus profitable, pour elle-même comme pour les intérêts généraux du mouvement, de défendre ses idées au sein d'un parti unifié. Aucun révolutionnaire digne de ce nom ne peut craindre la lutte des idées.
L'unification de toutes les tendances révolutionnaires ne serait pas une fin. Mais ce serait un sérieux commencement. Il resterait au jeune parti à s'aguerrir, à se tremper dans la lutte, à sélectionner sa direction et ses cadres, à se rendre apte enfin à remplir sa tâche historique, la révolution prolétarienne.
Cela peut demander des années. Mais cela peut aussi demander beaucoup moins. Il y a des périodes qui comptent plus que double, en fait d'expérience et d'enrichissement, dans la vie des organisations révolutionnaires comme dans celle des militants. Tout dépendra de ce que nous réservent les mois et les années qui viennent.
Chacun le sait, le rythme de développement des événements, du mûrissement d'une situation, ne dépend que dans une très faible mesure des efforts des révolutionnaires. Mais ce qui peut dépendre d'eux, c'est d'être prêts alors à intervenir avec efficacité.
S'ils saisissent aujourd'hui l'occasion qui s'offre à eux, alors il ne fait aucun doute qu'en tout état de cause, mai 1968 restera une date capitale dans l'histoire du mouvement ouvrier français.