vendredi 17 février 2012

:: Conséquences du stalinisme sur le mouvement ouvrier international

[extrait de la Lutte de Classe n°141, février 2012]
L’URSS de 1991 n’avait plus grand-chose à voir avec le pouvoir des soviets (conseils) de députés des ouvriers, des soldats et des paysans qui, en 1917, avaient renversé le tsarisme, puis la bourgeoisie. Et si, pratiquement à tous égards, l’URSS des Gorbatchev, Eltsine et autres lointains successeurs de Staline était aux antipodes de celle de Lénine et Trotsky, elle devait pourtant son existence même à cette lointaine origine révolutionnaire et socialiste.
Lorsque, en octobre 1917, Lénine, Trotsky et le parti bolchevik avaient conduit les masses exploitées de Russie à s’emparer du pouvoir et à commencer à s’en servir pour jeter les bases d’une société débarrassée de l’exploitation de l’homme par l’homme, une société ouvrant les voies d’un avenir socialiste, les bolcheviks ne concevaient en aucun cas que cet avenir puisse se construire dans un seul pays, fût-il aussi vaste que la Russie. Ils savaient au contraire que leur révolution serait condamnée à brève échéance si d’autres révolutions socialistes victorieuses, et d’abord dans les pays développés économiquement, ne venaient pas la rejoindre. C’est bien pour cette raison que, dès qu’ils le purent, la Seconde Internationale ayant sombré dans l’union sacrée avec la bourgeoisie durant la Première Guerre mondiale, ils fondèrent une Internationale communiste conçue pour être le parti mondial de la révolution.
Après quatre ans d’horreur quotidienne sur les champs de bataille, en maints endroits les peuples et le prolétariat d’Europe se retournèrent contre les possédants et leur système responsable de la première tuerie mondiale. En Finlande, en Hongrie et surtout à plusieurs reprises en Allemagne, le prolétariat tenta, sans y parvenir nulle part, de renverser le pouvoir de la classe capitaliste pour le remplacer par le sien. Partout, les partis sociaux-démocrates vinrent à la rescousse des classes possédantes. Et là où cela ne suffit pas à étouffer la révolution, voire à la noyer dans le sang des ouvriers, les possédants reçurent l’appui armé des grandes puissances.
En Russie, la guerre civile, déclenchée juste après octobre 1917 par les partisans de l’ordre ancien, soutenus militairement par l’impérialisme, ne réussit pas à venir à bout du jeune État ouvrier. Mais elle laissa exsangue ce pays qui était déjà un des plus arriérés d’Europe. Un grand nombre de militants et d’ouvriers révolutionnaires avaient péri au front, ou des suites des privations. Après des années de guerre mondiale et de guerre civile, survivre au jour le jour devint le problème majeur de travailleurs physiquement, moralement et politiquement épuisés. Au milieu des années vingt, la classe ouvrière n’exerçait plus qu’un pouvoir politique nominal. En fait, elle n’avait plus les moyens de contrôler son propre appareil d’État ni même l’envie, le pouvoir se trouvant désormais aux mains d’une nombreuse bureaucratie. Cet appareil d’État, dira Trotsky, s’était transformé en quelques années « d’instrument de la classe ouvrière en instrument de violence bureaucratique contre la classe ouvrière ».

Cette couche sociale usurpatrice du pouvoir n’avait d’autre ambition que de profiter de sa place, et des privilèges – misérables dans l’absolu, mais énormes dans un contexte de famine quasi générale – qui l’accompagnaient. Aspirant à tout ce qui pouvait conforter leur position de parasites vivant sur les acquis d’Octobre, les bureaucrates se reconnurent dans la formule réactionnaire du « socialisme dans un seul pays » lancée par Staline. Pour Staline et ses partisans, c’était une façon d’annoncer à la bourgeoisie mondiale qu’eux ne chercheraient pas à étendre le socialisme.

Les compagnons de Lénine restés fidèles aux idéaux d’Octobre, et donc à l’internationalisme prolétarien, ne pouvaient que combattre cette négation du bolchevisme. Lénine étant mort en janvier 1924, il revint à Trotsky de diriger la lutte de l’Opposition de gauche contre le cours stalinien dans le Parti communiste, dans l’Internationale communiste et à la tête de l’État. Pendant plusieurs années, les communistes oppositionnels luttèrent pas à pas pour sauver l’État ouvrier de la dégénérescence bureaucratique. Mais dans un contexte de reflux du mouvement révolutionnaire, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, ils furent finalement vaincus. L’Opposition de gauche fut éliminée politiquement, avant de l’être physiquement dans les camps, les caves du Guépéou (la police politique) et durant les procès de Moscou de 1936 à 1938.
Pour conforter son régime, celui d’une bureaucratie qui allait désormais diriger l’URSS, Staline fit assassiner plusieurs générations de militants qui, au fil de trois révolutions russes et durant les premières années de l’Internationale communiste, avaient accumulé une expérience politique et organisationnelle sans pareille durant toute l’histoire du mouvement ouvrier.
Les conséquences de cet anéantissement furent terribles. En URSS, la classe ouvrière, quand elle reprit force et vigueur, et surtout un poids social grandissant avec l’industrialisation des années trente, se retrouva désarmée, sans plus de militants ni d’organisations pour lui transmettre son héritage politique, militant et organisationnel. Cette rupture du fil de la transmission entre générations des traditions et acquis conscients du mouvement ouvrier, rupture comme on n’en avait jamais connu jusqu’alors, a pesé sur la classe ouvrière jusqu’à la disparition de l’URSS. Et elle pèse toujours dans l’ex-URSS, surtout quand les travailleurs ont ou auraient eu l’occasion d’intervenir au cours d’événements politiques.
On le constata en 1962, sous Khrouchtchev, à Novotcherkassk où des émeutes ouvrières éclatèrent contre des augmentations de prix de 30 %. Cette révolte noyée dans le sang par le régime ne laissa apparemment pas de traces, bien qu’à la même époque des événements similaires aient eu lieu dans plusieurs autres villes industrielles.
Cela se vérifia encore, à une tout autre échelle et avec de tout autres conséquences, un quart de siècle plus tard : le prolétariat, classe pourtant la plus nombreuse et concentrée dans les centres urbains de l’URSS à l’époque de Gorbatchev, resta essentiellement spectateur de la tourmente politique d’alors. Et quand, en 1990-1991, de grandes grèves éclatèrent dans les bassins miniers de Russie et d’Ukraine, elles furent conçues et dirigées par la fraction dite démocrate de la bureaucratie comme un soutien à sa lutte contre le pouvoir central. Dans l’immédiat après-URSS, s’il y eut des luttes ouvrières, là encore, elles se déroulèrent de façon isolée, souvent le dos au mur, par exemple contre telle ou telle privatisation. Et surtout, toujours sans qu’il existe aucune organisation pour s’adresser aux travailleurs sur leur terrain de classe. Il aurait pourtant été décisif, et en tout cas indispensable, de défendre devant les travailleurs en lutte, et les autres, un programme politique de combat contre les tentatives de restauration capitaliste, contre l’accaparement de l’économie étatisée par les bureaucrates et les apprentis capitalistes. Ce programme révolutionnaire, communiste, aurait ouvert une autre perspective pour les travailleurs, et pour l’ensemble de la société. Il aurait cherché à indiquer à la classe ouvrière comment mettre à profit la haine d’une immense majorité de la population envers les pillards, amis du pouvoir d’Eltsine, qui, s’emparant des entreprises étatisées, étaient responsables de son appauvrissement brutal. Cela dans le but de disputer la direction de la société à cette engeance et de tenter de remettre sur pied une économie débarrassée, et des parasites de la bureaucratie, et des nouveaux propriétaires des usines, largement considérés comme illégitimes même bien au-delà des milieux ouvriers.
Et aujourd’hui, un tel programme serait encore d’actualité. Encore faudrait-il qu’il y ait des militants pour le défendre, quand au Kazakhstan des dizaines de milliers d’ouvriers du pétrole défient le pouvoir depuis des mois. Et bien sûr aussi en Russie, quand une fraction de la population exprime dans la rue son rejet du régime, même si, comme il y a vingt ans, ce sont d’abord les membres de la « classe moyenne » qui se mobilisent.
L’assassinat des révolutionnaires qui avaient rendu possible la victoire d’Octobre eut également des conséquences dramatiques sur le plan international. En effet, lors de la remontée des luttes ouvrières au milieu des années 1930, pour faire pièce aux directions traîtres du mouvement ouvrier, qu’elles soient social-démocrates ou staliniennes, il n’y eut plus de direction internationale du mouvement ouvrier digne de ce nom, en tout cas qui ait assez de poids, d’autorité et de relais dans tous les pays, comme celle qu’avaient représentée Lénine, Trotsky et leurs camarades des débuts de l’Internationale communiste.
On ne dira jamais assez quel service inestimable le stalinisme a rendu à la bourgeoisie mondiale en ayant anéanti le meilleur du mouvement révolutionnaire de son époque, une tragédie pour le mouvement ouvrier dont les effets continuent à peser sur ce dernier longtemps après que le stalinisme a disparu en tant que tel.
Cela dit, malgré tous les services rendus par le stalinisme à l’ordre bourgeois (de la trahison de la révolution chinoise de 1927 à la capitulation sans combat devant Hitler en 1933, à l’étouffement de la révolution espagnole de 1936, à la restauration de l’ordre impérialiste mondial après 1945, à l’écrasement du mouvement ouvrier en Europe de l’Est et notamment de la révolution hongroise de 1956, etc.), l’URSS restait un corps étranger au monde de la bourgeoisie. Même dans les années soixante-dix, quand, dirigée par l’équipe des vieillards à la Brejnev, l’URSS menait une politique en tous points réactionnaire, conservatrice, elle restait malgré elle, et surtout malgré ses dirigeants, une source d’inspiration, de soutien pour des mouvements d’émancipation ou d’opposition un peu partout dans le monde. Et surtout, son existence même, anomalie dans un monde dominé par l’impérialisme, constituait une preuve de taille qu’une autre organisation sociale et économique était possible. Car la propriété étatique des moyens de production, la planification de l’économie, le monopole du commerce extérieur avaient permis à l’URSS, malgré le stalinisme et bien qu’elle se trouvât coupée malgré elle de la division internationale du travail, d’afficher des rythmes de développement élevés. Le pays avait ainsi pu construire une industrie puissante même au plus fort de la crise de 1929 et dans les années qui suivirent, quand l’économie capitaliste s’effondrait. Même l’URSS des bureaucrates rappelait qu’une telle société avait pu se développer sur des bases autres que celles du capitalisme, grâce à l’impulsion d’une révolution qui avait renversé le pouvoir de la bourgeoisie et exproprié les capitalistes.
Décembre 1991, voulaient croire les partisans de l’ordre bourgeois, marquait la fin de ce qui était pour eux un cauchemar social de plus de soixante-dix ans, eux qui avaient rabâché pendant tout ce temps qu’un régime qui ne reconnaissait ni le marché ni la propriété privée ne pouvait durer. Alors quand l’URSS s’effondra, fût-ce sous les coups de ses propres dirigeants, les tenants du capitalisme ont fêté [1] la fin de ce « siècle soviétique », comme l’historien Moshe Lewin a appelé le siècle dernier, ce siècle où la Révolution d’Octobre et ses suites avaient, selon les mots du révolutionnaire John Reed, « ébranlé le monde », et cela de façon durable.
Journalistes, politiciens, universitaires, idéologues de la bourgeoisie exultaient de voir « emporter la plus grande utopie du vingtième siècle »  [2]. Ils affirmaient même pour certains [3] qu’on assistait à « la fin de l’histoire ». Rien moins que cela ! octobre 1917 ayant voulu ouvrir la voie à un avenir débarrassé du capitalisme, la disparition de l’URSS, selon eux, signifiait qu’il n’y avait d’autre avenir que le présent de la société bourgeoise. Un présent qui, n’en déplaise à tous ces gens, remet comme jamais à l’ordre du jour la lutte contre un système capitaliste qui mène l’humanité à sa perte.
À la fin des années vingt, la victoire du stalinisme sur l’Opposition trotskyste n’avait cependant pas suffi à assurer la stabilité du régime. Les parvenus au pouvoir avaient des raisons de craindre que, tôt ou tard, leur position dominante se trouve remise en question par la classe ouvrière. En effet, même privée de son parti, elle avait acquis une longue expérience de lutte que portaient humainement des centaines de milliers d’anciens participants à ses luttes révolutionnaires. Un autre danger menaçait le régime. Il venait des anciennes classes possédantes qui n’avaient pas renoncé à prendre leur revanche. Et elles reprenaient force et assurance à mesure que les staliniens éliminaient l’avant-garde révolutionnaire.
La politique empirique d’un régime ayant rompu avec le bolchevisme, et n’ayant d’autre objectif que de durer, contribuait à accroître de tels dangers. Et cela d’autant plus que, individuellement, les bureaucrates se souciaient comme d’une guigne de pareils risques, préoccupés uniquement qu’ils étaient de profiter sans entraves de leur position.
Les privilèges des bureaucrates ne reposaient pas, comme ceux des capitalistes, sur la propriété privée des moyens de production, justification dans la société bourgeoise de l’appropriation privée des fruits de l’exploitation des travailleurs. Ils provenaient du parasitisme qu’ils exerçaient sur une société telle que la révolution avait permis de la transformer, une fois expropriée la bourgeoisie. Leurs prélèvements sur l’économie et la façon ­antidémocratique qu’ils avaient de diriger la société tendaient à vider de leur sens et à compromettre les acquis de la révolution. Mais les bureaucrates ne cherchèrent pas à remettre en question la collectivisation des moyens de production ainsi que d’échange, ni la planification de l’économie, car c’était précisément de cette base que,en la parasitant, ils tiraient leurs privilèges.
Toutefois, les aléas des luttes de pouvoir au sein des cercles dirigeants, ainsi que le risque toujours présent que triomphe la contre-révolution – comme lorsque, au tournant des années trente, la politique stalinienne de collectivisation forcée des terres dressa contre elle, et contre l’État ouvrier que la paysannerie en rendait responsable, la grande majorité des campagnes dans ce pays encore essentiellement rural – amenèrent le régime à prendre des mesures radicales pour assurer sa propre pérennité.
Pour protéger la dictature sociale de sa caste, le régime imposa à toute la société une discipline de fer qui allait rapidement reposer sur la dictature d’un chef, érigé en arbitre suprême, Staline. La classe ouvrière, la paysannerie enrôlée dans les kolkhozes ou envoyée construire les nouveaux combinats industriels, furent soumis à un féroce régime de caserne. Un retard de plus de dix minutes au travail pouvait valoir l’envoi en camp. L’intelligentsia dut applaudir au culte de la personnalité de Staline, à ses lubies, aux conceptions réactionnaires qu’il imposait dans les domaines de l’art, de la culture et des sciences, au risque de finir derrière des barbelés.
La logique répressive de la dictature s’ajoutant au fait que le régime devait également se protéger de l’irresponsabilité de sa propre caste privilégiée, les bureaucrates eux-mêmes se trouvèrent rapidement sous la menace permanente d’une exécution sur ordre du tyran.
Les crises internes succédant aux tensions croissantes sur la scène internationale – montée du nazisme, révolution espagnole, course à la guerre, invasion hitlérienne, victoire sur le nazisme rendue possible grâce aux sacrifices et au courage de la population soviétique alors que la direction stalinienne avait désorganisé l’Armée rouge, reconstruction d’un pays dévasté sur fond de début de guerre froide… – Staline put imposer sa dictature personnelle sur la société pendant plus de deux décennies.
Mais en 1953, à la mort du tyran, les choses allaient changer radicalement. Non pour la classe ouvrière et pour le reste de la population, mais pour les bureaucrates : ils obtinrent des successeurs de Staline de ne plus avoir à craindre pour leur tête, ni même bientôt pour leur place.
Sous la tutelle de Brejnev, chef de la bureaucratie de 1964 (date de la chute de Khrouchtchev) à son décès en 1982, un consensus s’établit entre le Kremlin et l’ensemble de la couche privilégiée : chacun vaquait à ses affaires pourvu que cela ne compromette pas les positions établies des uns et des autres, et surtout la stabilité du système.

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1 commentaire:

Parleur a dit…

C'est pas un peu contradictoire ou ironique, tous ces liens Google et Facebook (et même l'hébergement par Google), vu le thème et l'orientation du blog ? :)