dimanche 27 septembre 2015

:: Turquie, 12 septembre 1980 - le coup d'Etat du général Evren

Il y a vingt ans, le 12 septembre 1980, les habitants d'Istanbul et des grandes villes turques étaient réveillés par un fracas de chars occupant la rue. L'armée, avec à sa tête le chef de l'état-major, le général Kenan Evren, venait de prendre le pouvoir. Le gouvernement était démis, l'Assemblée nationale était dissoute, de même que l'ensemble des partis politiques, dont les dirigeants étaient arrêtés et les biens saisis, les syndicats et les grèves étaient interdits. La radio officielle annonçait que l'armée contrôlait la situation et que le calme régnait dans l'ensemble du pays. Le général Evren indiquait qu'une nouvelle Constitution serait mise en place dès que possible et que, après avoir accompli son oeuvre, l'armée transmettrait au plus vite l'administration du pays " à un régime démocratique, fondé sur les principes de la laïcité et du droit ".

Dans l'immédiat cependant, la prise de pouvoir de l'armée se traduisit par une vague de répression. Selon le bilan fait plus tard par la presse turque, 650 000 personnes furent arrêtées, 230 000 passèrent en jugement, dont 7 000 pour lesquelles la peine de mort fut requise. Celle-ci fut prononcée dans 517 cas, et cinquante personnes effectivement exécutées. Et ce bilan chiffré ne dit rien des innombrables exactions, des tortures et des violences en tout genre qui accompagnèrent l'action de l'armée, des vies brisées, des militants ne trouvant plus de travail et forcés de s'expatrier.

Instabilité politique et sociale

Le coup d'Etat militaire n'était certes pas une surprise. Depuis que le fondateur de la Turquie moderne, Mustafa Kemal, s'est appuyé sur l'armée pour prendre le pouvoir au lendemain de la Première Guerre mondiale, l'armée turque n'a jamais été bien loin du gouvernement, même si le régime s'est souvent affublé d'une façade parlementaire. En 1960 et 1971 déjà, l'armée était intervenue pour mettre fin aux jeux parlementaires et exercer elle-même le pouvoir. Encore une fois, en cette année 1980, le but de l'armée était, par son coup d'Etat, de mettre fin à une instabilité politique et sociale qui pouvait devenir dangereuse pour la bourgeoisie.

Les années soixante et soixante-dix avaient été marquées, en particulier, par le développement de la combativité ouvrière. Le développement numérique de la classe ouvrière, sa jeunesse, sa situation proche de la misère, l'inflation de l'ordre de 100 % par an, tout cela entraînait le développement de ses luttes. On avait assisté au développement d'un nouveau syndicat, la DISK (Confédération des Syndicats Ouvriers Révolutionnaires), formé entre autres par des dirigeants syndicaux proches du PC turc, et plus combatif que le vieux syndicat officiel Türk-Is.

A ces luttes répondait souvent la répression, voire l'action armée de milices d'extrême droite ou bien les provocations des services secrets. Le 1er mai 1977, place Taksim à Istanbul, des tireurs postés sur les toits avaient tiré sur les manifestants ouvriers, faisant 34 tués. En décembre 1978, dans la ville de Kahramanmaras, des milices d'extrême droite avaient accompli une véritable expédition punitive contre la population locale, faisant des centaines de morts. Mais ces actions, et d'autres comportant parfois l'intervention directe de l'armée pour affronter des grévistes, n'avaient pas entamé la combativité ouvrière.

En même temps, sur le plan politique, l'instabilité dominait, marquée par l'alternance au pouvoir du Parti Républicain du Peuple du social-démocrate Bülent Ecevit (aujourd'hui de nouveau au gouvernement) et du Parti de la Justice, de droite, de Demirel. Mais ces gouvernements montraient, surtout, leur incapacité à mettre fin à la crise politique, économique et sociale.

Les actions de l'armée et celles de l'extrême droite étaient une annonce claire. L'état de siège avait été proclamé dans de nombreux départements. En janvier 1980 l'état-major avait lancé un premier avertissement aux " civils " disant qu'elle ne laisserait pas le désordre s'installer dans le pays. En juillet 1980, l'extrême droite avait assassiné Kemal Türkler, un des fondateurs de la DISK et dirigeant du syndicat de la métallurgie. Mais ni les syndicats, ni les organisations de gauche, ni même celles d'extrême gauche souvent d'inspiration maoïste ou guevariste, n'étaient prêtes à préparer la classe ouvrière à faire face à un coup d'Etat.

L'armée contre la classe ouvrière

Pour plusieurs années, celui-ci allait donc faire tomber une chape de plomb sur la Turquie. Bien sûr l'armée se présentait comme un arbitre au-dessus des classes, voulant éviter au pays une guerre civile et notamment stopper le développement du terrorisme dont était responsable essentiellement l'extrême droite. La répression en Turquie n'atteignit pas non plus le degré de férocité que l'on avait connu lors des coups d'Etat des années soixante-dix au Chili, en Argentine. Mais malgré tout, la répression visait essentiellement la classe ouvrière. L'armée, la bourgeoisie, l'appareil d'Etat voulaient mettre un coup d'arrêt au développement de sa combativité et de sa confiance en elle-même, à laquelle on assistait depuis des années. Le résultat du coup d'Etat fut de geler pour quelques années toutes les réactions ouvrières, et notamment ses réactions de défense face à l'inflation, qui n'en continua pas moins. Ainsi, en quelques années, les salaires ouvriers réels furent pratiquement divisés par deux. La " stabilisation économique " que les militaires disaient rechercher fut ainsi payée d'abord par les travailleurs et la population pauvre.

Dans la période suivante, l'armée allait quitter peu à peu le devant de la scène politique, mais cela non sans avoir mis en place une nouvelle Constitution. Un nouveau système électoral à logique majoritaire limita les possibilités des petits partis d'avoir des élus au Parlement. Une nouvelle législation sur le droit de grève plaça celui-ci dans le cadre d'une réglementation très stricte renforçant énormément le pouvoir des bureaucraties syndicales. Enfin, le rôle politique de l'armée fut institutionnalisé par la création du MGK, le " Conseil National de Sécurité ", sorte de super-gouvernement dans lequel les ministres durent siéger aux côtés des chefs de l'armée.

A partir du milieu des années quatre-vingt cependant, l'emprise de l'armée allait peu à peu se relâcher. Les anciens dirigeants politiques, les Demirel et les Ecevit, refirent peu à peu surface. Une certaine effervescence politique se manifesta de nouveau. Dès 1986 on assista à de premières grèves. En 1989, il y eut une multiplication des luttes, les travailleurs bravant l'interdiction de faire grève en déclarant que, s'ils quittaient le travail en masse, c'était " pour se rendre chez le médecin "... En 1990-1991, ce fut la grande grève des mineurs de Zonguldak qui, à plusieurs dizaines de milliers, entamèrent une marche sur Ankara. Dix ans après le coup d'Etat du général Evren, la classe ouvrière turque démontrait ainsi qu'elle n'était nullement brisée.

Depuis, les gouvernements qui ont remplacé le pouvoir direct des militaires se succèdent en se discréditant rapidement. L'inflation qui oscille entre 80 et 100 % l'an, les scandales de corruption, la pourriture d'une armée et d'une police gangrenées par l'extrême droite, l'arbitraire, la torture qui est monnaie courante dans les prisons, tel est le visage du régime turc même après son retour à la " démocratie " parlementaire. L'armée a quitté le devant de la scène politique, mais elle n'en adresse pas moins périodiquement ses remontrances aux gouvernements civils. Pendant plus de dix ans, c'est elle qui a dicté pratiquement seule la politique de terre brûlée menée contre la guérilla du Kurdistan.

Mais depuis des années aussi, c'est ce même régime qui, pour gouverner contre la classe ouvrière, a largement besoin du secours des bureaucraties syndicales et de la législation, mise en place par les militaires, qui renforce celle-ci face aux travailleurs. Et c'est l'aveu qu'au fond, malgré tout, la classe ouvrière reste une force dont les dirigeants turcs sont contraints de tenir compte.

André FRYS (LO n°1680)

:: Septembre 1970 : le " septembre noir " des palestiniens de Jordanie

Le peuple palestinien se trouve toujours aujourd'hui dans une situation tragique. Le processus que l'on appelle " de paix " avec Israël n'a évidemment rien résolu. Il a permis surtout à Israël de se sortir - momentanément du moins - du bourbier sanglant dans lequel se débattait son armée du fait de l'Intifada. Arafat et ses proches, qui ont pesé de tout leur poids pour mettre un terme à cette " guerre des pierres ", ont obtenu en échange quelques confettis de territoires en Cisjordanie, ainsi que le contrôle de ce vaste bidonville que constitue Gaza. Mais la population palestinienne n'a vu en rien son sort s'améliorer.

Des potentialités révolutionnaires


Pourtant, il y a trente ans, dans les années soixante-dix, de tout autres perspectives semblaient exister pour le peuple palestinien. Les organisations nationalistes palestiniennes étaient au sommet de leur force. Quelques années auparavant, en 1967, la guerre des Six Jours entre Israël et les pays arabes s'était terminée par la débâcle militaire de ces derniers. L'occupation de la Cisjordanie par Israël avait entraîné un nouvel exode massif de population palestinienne, en particulier vers la Jordanie toute proche.
Cette défaite modifia considérablement les rapports de force dans la région. Elle renforça bien sûr Israël, mais ébranla aussi profondément tous les régimes arabes qui s'étaient montrés aussi militairement impuissants. En particulier, la population palestinienne perdit confiance dans la capacité de ces régimes à résoudre ses problèmes et se tourna vers les organisations nationalistes, jusque-là très minoritaires.

C'est ainsi que des dizaines de milliers de réfugiés, jeunes et moins jeunes, affluèrent dans les organisations palestiniennes, en particulier vers le Fath de Yasser Arafat ou le FPLP de Georges Habache, qui proposaient de poursuivre la lutte armée.

La Jordanie, qui possède la frontière la plus longue avec Israël, devint dès lors le fief de ces organisations. Dans ce pays semi-désertique, les Palestiniens étaient désormais majoritaires. Les commandos armés palestiniens avaient pignon sur rue et comptaient plus de 40 000 combattants, les " fedayins " ; l'armée jordanienne elle-même était composée en majorité de Palestiniens. De fait, les dirigeants de l'OLP, l'Organisation de Libération de la Palestine, apparaissaient comme les futurs maîtres du pays.

Cette montée en puissance du mouvement palestinien posait bien sûr un sérieux problème au roi de Jordanie, mais il en posait aussi à tous les régimes arabes, ainsi qu'à l'impérialisme américain et à ses alliés.

Depuis la fondation de l'Etat d'Israël en 1948, les dictateurs arabes utilisaient la tragédie du peuple palestinien pour justifier les malheurs de leur propre peuple, et présentaient le problème palestinien comme celui de tous les Arabes. Ils encourageaient ainsi eux-mêmes les fellahs égyptiens, syriens, irakiens ou jordaniens à se sentir totalement solidaires du réfugié palestinien, à partager ses aspirations et ses espoirs, à se sentir, en un mot, palestiniens.

Tant que les organisations palestiniennes étaient pratiquement inexistantes, cette démagogie n'avait pas trop de conséquences. Mais avec leur développement, il en allait différemment. Présents dans de nombreux pays arabes, les réfugies palestiniens, devenus des combattants organisés militairement de façon autonome à l'égard des régimes arabes, étaient désormais un symbole pour tous les pauvres de la région. Et eux, qui n'étaient que quelques dizaines de milliers dans leurs organisations, pouvaient devenir un point de ralliement pour des dizaines de millions d'hommes, pour tous les peuples de la région.

C'était là une énorme force, potentiellement révolutionnaire, qui constituait une menace, non seulement pour Israël et pour l'impérialisme mais aussi pour les régimes arabes corrompus, et qui aurait pu permettre d'affronter l'impérialisme avec des moyens bien différents.

Les Palestiniens n'en avaient sans doute guère conscience et en tout cas leurs dirigeants ne voulaient pas d'une telle perspective. Au contraire, Arafat, tout comme Habache qui se présentait pourtant volontiers comme marxiste, répétaient à tout-va que leurs ambitions étaient purement palestiniennes et qu'il n'était pas question pour eux de s'ingérer dans les affaires intérieures des Etats arabes.

Hussein passe à l'action

Mais pour les dirigeants de ces pays, comme pour l'impérialisme, ce n'était pas suffisant. Les uns comme les autres ne se fiaient que partiellement à Arafat et à ses compagnons pour contrôler les Palestiniens.

Le roi Hussein de Jordanie, le plus immédiatement concerné, se chargea donc de la répression. Pour passer à l'action, on saisit l'occasion du plan Rogers, un prétendu plan américain de paix qui fut accepté durant l'été 1970 par l'URSS, les pays arabes, et dont Israël fit mine de bien vouloir discuter. A ce moment, le Fath et surtout le FPLP de Habache menaient une campagne de détournements d'avions et d'attentats. Les organisations palestiniennes furent présentées comme les saboteurs de toute tentative de paix. Et c'est avec la bénédiction du monde entier - du leader égyptien Nasser, de l'Américain Nixon ou du Russe Kossyguine - que Hussein lança ses troupes contre les fedayins.

Le 17 septembre 1970, l'armée jordanienne utilisa ses blindés et son aviation au sein même des principales villes du pays, pilonnant les positions des organisations palestiniennes. La direction de l'OLP laissa les groupes de fedayins complètement livrés à eux-mêmes, sans directives. Ils furent vaincus les uns après les autres. Leur combat fut cependant héroïque et, malgré des milliers de morts, les troupes jordaniennes ne purent en venir à bout rapidement. Cette résistance acharnée obligea d'ailleurs les Etats arabes, tous complices, à condamner verbalement Hussein, et celui-ci dut conclure un accord de cessez-le-feu avec Arafat.

Le leader palestinien, fidèle à sa politique, chercha surtout à retrouver le soutien de ces dirigeants arabes qui venaient pourtant de laisser massacrer ses troupes. Il accepta les conditions de Hussein et fit évacuer progressivement ses combattants hors de Jordanie (en partie vers le Liban, où un drame similaire allait se jouer quelques années plus tard).

L'OLP avait laissé les fedayins se battre seuls, sans même les préparer, et elle venait d'essuyer son premier désastre. Mais surtout, en refusant de combattre les régimes arabes, qui se révélaient aussi des ennemis du peuple palestinien, tout comme Israël et l'impérialisme, elle s'engageait dans une logique de capitulations successives qui n'allait plus se démentir par la suite, dégradant toujours plus la situation du peuple palestinien et de ses leaders. On le vérifie plus que jamais aujourd'hui.

Paul BARRAL (LO n°1679)

:: 5 septembre 1960 : le procès Jeanson et le manifeste des 121

Le 5 septembre 1960 débutait devant un tribunal militaire, à Paris, le procès de militants algériens du FLN et d'un réseau métropolitain de soutien à ce dernier, le " réseau Jeanson ", du nom de son initiateur. Francis Jeanson avait organisé des militants qui se donnaient comme objectif d'" organiser l'hébergement en France des responsables du Front et faciliter l'acheminement vers l'extérieur des sommes versées à cette organisation par les travailleurs algériens ". On les appelait " les porteurs de valises ".

Le jour même où le procès commençait, fut annoncée la " Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie " dit " Manifeste des 121 ". 121 personnalités des arts, du spectacle, de la science ou de l'université, et des plus connus tels Sartre, André Breton, Théodore Monod, Pierre Boulez, Simone Signoret, y affirmaient courageusement non pas un soutien de pure forme avec les accusés, mais leur solidarité avec le combat du FLN. Ils justifiaient également le refus de combattre en Algérie et la désertion de soldats français.

Cet appel fit grand bruit. Depuis le début de la guerre en Algérie, en 1954, individuellement ou collectivement, des intellectuels s'étaient déjà élevés contre tel ou tel crime et méfait de la guerre, en particulier contre la pratique de la torture. Mais le Manifeste des 121 était le premier du genre à avoir une telle ampleur et surtout un tel contenu. Venant d'un milieu habituellement peu enclin, sauf exceptions individuelles, à contester la loi et l'Etat, cette incitation de fait à la désertion était un camouflet pour celui-ci, pour ses gradés, ses juges et le gouvernement de Gaulle. Leur réaction ne se fit pas attendre. Ainsi, certains signataires fonctionnaires furent révoqués, tel l'universitaire Pierre Vidal-Naquet, ou le mathématicien Laurent Schwartz, professeur à l'ƒcole polytechnique dont le fils fut même enlevé par l'extrême droite.

Bien sûr, l'initiative des 121 eut un impact limité, touchant surtout les enseignants et les étudiants dont bon nombre n'avaient pas la moindre envie de partir faire la guerre en Algérie. La guerre allait durer près de deux années encore.

De leur côté, les forces qui en France disposaient alors du crédit et des militants nécessaires pour tenter de mobiliser collectivement les masses contre la guerre, le PCF et la CGT, se gardaient bien de le faire ou ne le firent que de façon très limitée. Jamais elles n'en appelèrent à la force collective des travailleurs pour refuser à l'Etat et à l'armée les moyens de leur guerre contre le peuple algérien. Jamais elles ne tentèrent par exemple de convaincre les travailleurs de refuser les impôts, le transport des armes ou la fabrication du matériel de guerre. Le PCF et la CGT critiquèrent même l'incitation à l'insoumission du Manifeste des 121 sous prétexte que c'était un geste individuel. Or ces organisations, elles, auraient eu l'occasion de tenter d'organiser le refus collectif de la guerre en 1955 et 1956, lorsque les gouvernements de l'époque ordonnèrent le rappel des réservistes puis l'envoi du contingent en Algérie. En effet, des recrues, des " rappelés " principalement, tentèrent alors dans plusieurs endroits de bloquer les trains pour ne pas partir, avec souvent la participation de membres du PCF ou de la JC. Mais le PCF ne fit rien alors pour essayer d'en faire un mouvement général et politique contre la guerre coloniale. Pire, en mars 1956, il vota les pouvoirs spéciaux au socialiste Guy Mollet qui les utilisa pour étendre la guerre et envoyer justement en Algérie les appelés du contingent. La principale opposition à la guerre d'Algérie se manifesta donc dans les milieux intellectuels et étudiants. Le manifeste des 121, de 1960, puis un peu plus tard les manifestations de l'UNEF allaient contraindre PCF et CGT à manifester à leur tour. Mais c'était après six ans de guerre durant lesquels ils étaient restés passifs, quand ils n'avaient pas carrément apporté leur caution à des gouvernements qui accentuaient la guerre, comme celui de Guy Mollet.

Michel ROCCO