lundi 7 novembre 2011

:: Les acquis de la Révolution d’Octobre en URSS

Nous examinons la Révolution d’Octobre du point de vue des deux perspectives. 

Du point de vue du développement de la société humaine, le prolétariat n’a pas à renier la Révolution d’Octobre, malgré la dégénérescence et malgré le fait que l’Union Soviétique actuelle n’a pas grand chose à voir ni avec le socialisme ni avec le communisme. Car, même dans son échec, la Révolution d’Octobre a réussi, dans les frontières de l’URSS, des réalisations que n’ont réussi ni le capitalisme libéral dans les pays d’un niveau de développement comparable à celui de la Russie, ni même aucune révolution dirigée par des nationalistes radicaux. 

Media_httpwwwrealussr_jogxpSi, malgré la gabegie de la bureaucratie, l’Union Soviétique a connu un rythme de développement industriel dont le taux fut nettement supérieur pendant plusieurs décennies à ceux de tous les pays du monde capitaliste, c’est grâce à l’économie planifiée résultant de l’expropriation de la bourgeoisie et aussi grâce au caractère radical, au caractère de classe de cette expropriation. 
 
Le prolétariat russe au pouvoir a accepté de composer pendant un temps, sur le plan économique, avec la bourgeoisie mais en ne cessant jamais de la contrôler. Et lorsqu’il a été amené à exproprier cette bourgeoisie, il a pu le faire de façon radicale, mettant ainsi l’intégralité des richesses et des moyens accumulés par les classes privilégiées russes au service du développement du pays. 
Ce développement économique dans le cadre d’un seul pays n’était certainement pas l’objectif des bolchéviks pour qui il était évident que seule une économie unifiée à l’échelle du monde, sans frontière, sans barrière, sans monnaies différentes et, bien entendu, sans les classes parasites qui vivent sur tout cela, pouvait permettre aux forces productives de la société humaine à faire un nouveau bond. 
 
Mais il n’y a pas que l’aspect quantitatif du développement. Pendant la période de l’après-guerre où l’économie capitaliste a retrouvé une sorte de seconde souffle, les investissements impérialistes avaient développé la production dans un certain nombre de pays sous-développés, quoique toujours à un rythme moindre que l’Union Soviétique. Mais si, sous l’aiguillon des inves-tissements impérialistes un pays comme le Brésil par exemple, comparable à l’Union Soviétique à bien des égards, s’est dans une certaine mesure développé, ce développement a un tout autre caractère. 
Le Brésil s’est peut-être doté d’un certain nombre d’entreprises sans équivalent dans la Russie des Soviets. Mais, de Rio de Janeiro à Saô Paulo, les favelas ont poussé encore plus vite que les buildings ! Ce qu’il y a eu comme développement industriel est allé de pair avec le développement de la misère et pour reprendre une expression qui dit bien ce qu’elle veut dire : le développement du sous-développement. 
 
Les investissements impérialistes n’obéissent qu’à la seule logique du profit. Et cette logique prend, dans les pays pauvres, un caractère parti-culièrement brutal. Elle ne diminue pas, elle accentue les inégalités, entre les classes sociales comme entre les régions. Le développement de la région de Saô Paolo par exemple, outre la misère qu’il a accumulé autour de cette métropole industrielle, a confiné le Nordeste ou l’Amazonie dans l’arriération, en donnant à cette arriération un caractère encore aggravé. Pareil en Inde, pareil dans tous ces pays asiatiques où les sociétés impérialistes ont investi, pour profiter de la main d’oeuvre bon marché, pour créer des entreprises ouvertes sur le marché mondial, mais sans s’intégrer le moins du monde dans l’économie locale. 
L’industrialisation de l’Union Soviétique, s’appuyant sur les moyens procurés par l’expropriation radicale de la bourgeoisie, bien qu’elle fut exécutée pour l’essentiel à l’ère stalinienne, avec les méthodes brutales du dictateur, n’a cependant pas obéi aux lois de la recherche du profit avec toutes ses tares indélébiles. Au moment d’Octobre, non seulement la Russie était un pays sous-développé, mais l’État russe tenait sous son contrôle de vastes régions, de véritables colonies, dont certaines vivaient encore dans des structures économiques et sociales du Moyen-Age et dont d’autres en étaient à peine au-delà de l’âge de pierre. 
 
L’Union Soviétique d’aujourd’hui n’a pas seulement hérité du tsarisme la Russie d’Europe, les régions relativement développées des confins occidentaux ou encore les régions relativement favorisées du Caucase, mais aussi les vastes étendues sibériennes aux populations vivant d’une économie primitive ou un certain nombre d’émirats ou de khanats de l’Asie Centrale, parmi les plus rétrogrades de leur époque. 
 
Eh bien, le développement industriel de l’Union Soviétique n’a pas accentué les décalages mais, au contraire, il les a considérablement diminués. 
 
Et puis, il y a le simple fait que les multitudes de peuples et d’ethnies aient pu coexister et maintenir unie l’entité territoriale la plus vaste de la planète. 
 
Oh ! Ce n’est pas la révolution prolétarienne qui a réuni ensemble ces mosaïques de peuples qu’est l’URSS : c’est le tsarisme. Et ce n’est pas dans l’enthousiasme d’une révolution, mais sous l’oppression d’un empire vermoulu. Très exactement comme d’autres empires tout aussi vermoulus de l’époque, comme la monarchie austro-hongroise ou la Turquie, ont réuni sous leur houlette d’autres mosaïques de peuples. 
 
Mais l’Union Soviétique s’est constituée précisémment au moment où ces autres empires s’écroulaient ! 
 
Malgré la politique de mépris grand-russe et d’oppression nationale pratiquée par Staline à l’égard de ces peuples, l’URSS n’a pas éclaté en de multiples morceaux. 
 
Malgré l’appui militaire des États impérialistes et leurs promesses d’aider les nations qui se seraient détachées de l’URSS, rien n’y a fait. Malgré les épreuves de la guerre civile et malgré les exactions de la bureaucratie stalinienne, les peuples qui avaient été entraînés par la tourmente révolutionnaire de 1917 et éveillés à une nouvelle vie et une nouvelle dignité sont restés fidèles à l’État ouvrier, malgré toutes ses tares bureaucratiques. Les liens créés par la révolution entre les peuples de l’ancien empire tsariste se sont révélés jusqu’à présent plus solides que tout le reste. 
 
La comparaison est à cet égard significative entre ce qu’a été capable de réaliser le prolétariat révolutionnaire, et ce que la bourgeoisie sénile de l’ère impérialiste n’est plus capable de réaliser nulle part. L’Europe capitaliste crève d’autant plus de ses frontières que son économie est plus développée, plus interdépendante que ne l’étaient les différentes parties de ce qui allait devenir l’Union Soviétique. Mais les bourgeoisies des pays européens, avec leurs égoïsmes nationaux, avec leur besoin de se cramponner à leurs États nationaux pour s’assurer contre la concurrence du voisin, rèvent à voix haute d’une Europe unie depuis plusieurs décennies. Non seulement elles ne l’ont pas réalisée, mais au moment même où le prolétariat unifiait les peuples de l’Union Soviétique, la bourgeoisie, par l’intermédiaire du traité de Versailles, a dépecé encore un peu plus le vieux continent. 
 
L’oppression de la bureaucratie - pas nécessairement celle qui s’exerce spécifiquement sur le terrain national, car du point de vue des libertés et des droits, le composant russe de la population n’est guère mieux loti - a compromis bien des fois dans le passé cette coexistence entre peuples. L’opposition dans les minorités nationales à la dictature de la bureaucratie a déjà emprunté dans le passé, et pourait emprunter dans l’avenir, le canal du nationalisme. C’est bien pourquoi toute politique révolutionnaire prolétarienne en Union Soviétique devrait reconnaître à chaque peuple de l’URSS le droit à la séparation - tout en indiquant que la seule véritable solution c’est le maintien de l’union des peuples, mais débarassés de la bureaucratie. 
 
En tout cas, soixante-dix ans après Octobre l9l7, le maintien d’un vaste ensemble cohérent, débarrassé de l’exploitation des bourgeois, est un des acquis essentiels de la Révolution prolétarienne.

:: Novembre 1917 : les journées qui ébranlèrent le monde

En février, la révolution commençait. Mais la majorité de ses acteurs, au tout début, n’en avait pas pleinement conscience, ou plutôt, n’avait pas pleinement conscience des tâches qu’il lui faudrait accomplir.
Bien peu nombreux, en effet, étaient ceux qui, dans cette Russie embourbée dans une guerre meurtrière depuis près de trois ans, pensaient que les manifestations organisées à l’occasion de la Journée internationale des Femmes, ce 23 février 1917, allaient constituer le début d’une vague qui, en quelques jours, couvrirait tout le pays.
Et pourtant, il ne fallut que cinq journées pour balayer le Tsar, sa dictature et son régime totalement vermoulu. Cinq journées qui furent suivies de quelques autres. Sans doute un peu plus que les dix que John Reed décrivit dans son livre. Mais ce qui est incontestable, c’est que ces journées-là ébranlèrent effectivement le monde. Et pas qu’un peu !
Et pas seulement le monde de l’époque. Les effets de la secousse partie de Pétrograd il y a 70 ans se manifestent encore aujourd’hui. Au niveau des nations, au niveau des peuples et, bien entendu, à une plus petite échelle, à notre niveau à nous qui situons notre combat dans la perspective ouverte par les prolétaires de Russie.
Le flot populaire, déferlant à l’initiative des ouvrières des faubourgs de Pétrograd, n’allait pas rentrer dans son lit, une fois le Tsar chassé de son trône.
Les ouvriers ne retournèrent pas à l’usine, ni les soldats dans leur caserne. Ou plutôt si, ils y retournèrent. Mais pas pour se remettre au travail sous les ordres des contremaîtres et des chefs d’atelier, pas pour se remettre sous la coupe de leurs capitaines et de leurs généraux. Ils y retournèrent, mais continuèrent à discuter de leurs problèmes.

La paix, le pain, la terre

Comment mettre fin à cette guerre atroce, dont les objectifs n’avaient rien à voir avec les intérêts de la population ? Comment organiser la société pour donner du pain à tous ? Comment donner la terre à ces millions de paysans, à ces moujiks que l’on avait revêtus d’un uniforme, et qui se retrouvaient dans les tranchées et les casernes ? Comment mettre fin à l’oppression nationale qui régnait dans cet empire russe qui avait bien mérité le surnom de « prison des peuples » ?
Ces questions en débat étaient des questions concrètes, vitales même, au sens le plus fort du terme. Elles concernaient chacun dans ses intérêts les plus immédiats. Car la terre, le pain, la paix, ce n’était pas que des mots. Cela ne devait pas rester que des mots. Mais ces questions-là aboutissaient toutes à une seule et unique interrogation : quelle classe aurait la force, et en même temps la volonté et la détermination politique de se doter des moyens de réaliser ces tâches ? Qui aurait le pouvoir et qui saurait s’en servir pour faire la paix, pour mettre fin à cette boucherie dont personne ne voulait plus, sauf ceux qui y avaient intérêt, les marchands de canons et les puissances impérialistes liées à la Russie ? Qui saurait donner la terre aux paysans, ou plutôt qui aurait l’audace de soutenir les paysans qui, sans attendre, s’attaquaient aux seigneurs féodaux et se distribuaient leurs terres ? En un mot, qui saurait réaliser les aspirations qui avaient poussé la population dans la rue, ou pour mieux dire, dans une révolution ?
Alors, qui ?
La bourgeoisie ? Les hommes politiques qui la représentaient, aussi bien ceux qui le faisaient ouvertement que ceux qui, tout en se réclamant du socialisme, s’en faisaient les valets, révélèrent leur incapacité. Incapables de rompre avec les alliés impérialistes, français et anglais, pour faire la paix. Incapables d’affronter les féodaux pour redistribuer la terre. Incapables de s’attaquer aux profits et aux privilèges des capitalistes qui s’étaient enrichis dans la guerre. Et pour cause. Car ils étaient liés à tous ces gens-là. A cela s’ajoutait le fait qu’ils avaient la plus grande méfiance, les plus grandes craintes à l’égard de cette révolution, de ce peuple qui, dans un premier temps, leur avait laissé le pouvoir.
Alors, qui d’autre ?
Ce fut le prolétariat, cette classe qu’aucun intérêt n’attachait à l’ancien ordre social, ni aux féodaux, ni aux marchands de canons, ni aux impérialistes alliés. Cette classe dont Marx avait dit soixante-dix ans plus tôt qu’elle n’avait que ses chaînes à perdre et tout un monde à gagner. Un monde à gagner non seulement pour elle-même, mais également pour toute la société.

La politique de Lénine et des bolchéviks

Dès mars 1917, Lénine, qui n’avait pas pu encore quitter son exil pour rejoindre la Russie, écrivait qu’une des tâches actuelles du prolétariat révolutionnaire de Russie était de « faire passer le pouvoir d’État des mains du gouvernement des grands propriétaires fonciers et des capitalistes... dans celles du gouvernement des ouvriers et des paysans. »
Donc pour Lénine, dès le début, la perspective était claire. Il revenait au prolétariat, allié à la paysannerie (qui constituait l’immense majorité de la population de Russie) de mener jusqu’au bout cette révolution. C’est-à-dire de prendre en charge les intérêts de la société.
Pour Lénine et les bolchéviks, ce n’était pas une simple pétition de principe, ce n’était pas des phrases de meeting comme celles qui fleurissaient dans les discours de l’époque où l’on parlait à profusion du peuple, de ses misères, et de sa grandeur ; et cela d’autant plus qu’on voulait le duper !
Dès février-mars 1917, le gouvernement des ouvriers et des paysans était réellement à l’ordre du jour. Pas seulement comme un projet, mais comme quelque chose qui existait déjà sous forme d’une solide ébauche.
Car cette fois, le prolétariat ne s’était pas cantonné au rôle de fantassin, il ne s’était pas borné à tirer les marrons du feu pour d’autres, comme cela avait été le cas dans les révolutions antérieures.

Les soviets, organes de la démocratie prolétarienne

En effet, d’abord à Pétrograd, puis à Moscou, puis rapidement un peu partout, les ouvriers dans les usines, les soldats dans les casernes et dans les régiments avaient désigné leurs représentants dans des comités, dans des conseils. En russe, cela se dit soviet, un mot qui allait bientôt enrichir le vocabulaire international.
Ces soviets, dans lesquels les élus étaient responsables, révocables, devant ceux qui les y avaient envoyés, constituaient des organes de la démocratie vivante, celle des travailleurs, celle du peuple. Mais c’était plus que cela. C’était les organes d’un pouvoir nouveau, celui des ouvriers et des paysans, qui se présentait comme une relève possible au pouvoir d’une bourgeoisie défaillante.
Au début, les travailleurs avaient porté à la tête de ces soviets les éléments les plus modérés, les plus conciliateurs. Cela se passe toujours ainsi. Toutes les révolutions connaissent cette période d’enthousiasme, d’unanimisme où le sentiment dominant est que c’est l’union du « peuple entier » qui a permis de mettre à terre l’ordre ancien. Tout le monde semble soudé par la volonté de réaliser le même idéal. Mais cette fraternité masque des clivages, plus même, elle masque des intérêts antagoniques.
La révolution russe n’a pas failli à cette règle.
Dès le départ, les soviets constituaient le pouvoir réel. Mais cela n’avait pas empêché que ce pouvoir, ils s’en dessaisissent et le remettent à un gouvernement provisoire qui n’avait qu’une préoccupation : détourner la révolution de ses objectifs.
Le développement des événements allait révéler les contradictions et mettre en évidence les divergences d’intérêts. La paix attendue ne se faisait pas. Les décisions concernant la distribution des terres se faisaient attendre. Tout risquait de retomber dans l’ancien ordre des choses.
Les travailleurs pouvaient vérifier à travers leurs expériences qui était avec eux et qui était dans le camp d’en face. Mais la simple expérience n’est pas suffisante pour franchir positivement les obstacles. Elle peut tout aussi bien conduire à la démoralisation qu’à la conscience. Il faut qu’à chaque étape, on puisse tirer les leçons de l’épreuve, mesurer sa force, celle de ses adversaires, qu’on puisse mettre en évidence les intentions des uns et des autres.
Et c’est à cela que servirent les huit mois qui séparèrent la révolution de février de celle d’octobre. Huit mois qui permirent que soit faite la démonstration publique de l’impotence de la bourgeoisie et de ses représentants politiques et qui, dans le même temps, permirent au prolétariat de prendre la mesure de sa puissance, de ses responsabilités et de ses tâches.
Si cette expérience ne se fit pas d’une manière tâtonnante, empirique, si le prolétariat sut garder l’initiative et traverser les épreuves de l’année 1917 à son avantage, c’est que ses éléments les plus avancés, les plus conscients avaient, eux, une vision claire de la situation.
Car il existait en Russie un parti révolutionnaire, lié au prolétariat, qui s’était forgé dans la période précédente, et qui avait su capitaliser l’expérience du passé et ainsi se préparer aux tâches à venir.
Ceci dit, il n’était pas écrit à l’avance que ce serait le prolétariat qui prendrait le pouvoir en Russie, dans un pays où ce prolétariat, justement, était infiniment minoritaire, noyé dans une immense masse paysanne.
S’il y avait une situation où l’on aurait pu penser que la révolution passerait dans un premier temps par l’étape bourgeoise, capitaliste, s’il y avait un pays où l’on pouvait croire que ce serait la paysannerie qui jouerait à la fois le rôle moteur et le rôle dirigeant dans cette révolution, et que l’heure du prolétariat viendrait bien plus tard, c’était bien la Russie.
D’ailleurs ces conceptions étaient largement défendues en 1917. Et au départ, elle recueillait l’adhésion de la majorité dans la population, y compris de la classe ouvrière qui, dans les soviets, remettait le pouvoir aux représentants de la bourgeoisie.
Oui, la Russie était un pays sous-développé dans lequel la situation n’était pas mûre pour le socialisme, c’était évident pour tout le monde.
Et lorsque Lénine disait qu’il fallait que le prolétariat prenne le pouvoir, il n’ignorait rien de cette situation.
Mais il avait clairement conscience que seul le prolétariat était capable d’assumer les tâches que la révolution de février avait mises à l’ordre du jour alors que toutes les autres forces sociales et politiques allaient déclarer forfait. Il savait surtout que si le socialisme n’était pas à l’ordre du jour en Russie, il l’était à l’échelle de l’Europe et du monde. Il savait que si le prolétariat était ultra-minoritaire en Russie, ce n’était plus le cas si on le considérait comme faisant partie intégrante de la classe ouvrière internationale.
Et c’est parce que Lénine et le Parti bolchévik se plaçaient dans cette perspective qu’ils avaient à la fois l’audace et la lucidité qui leur permettaient de voir, dès mars 1917, contrairement à l’opinion qui dominait alors, que c’était la révolution prolétarienne qui était à l’ordre du jour. En Russie, mais aussi ailleurs. En mai 1917, Lénine déclarait : « Observant au XIXieistrike0caps0 siècle le mouvement prolétarien de divers pays et envisageant les possibilités de révolutions sociales, Marx et Engels ont dit maintes fois que les rôles de ces pays seraient d’une façon générale fonction des particularités historiques, nationales de chacun d’entre eux. Cette pensée, ils l’exprimèrent brièvement ainsi : l’ouvrier français commencera, l’ouvrier allemand achèvera.
Le grand honneur de commencer est échu au prolétariat russe, mais il ne faut pas oublier que son mouvement et que sa révolution ne sont qu’une partie du mouvement révolutionnaire qui grandit et devient de jour en jour plus puissant, par exemple en Allemagne. Nous ne pouvons déterminer nos tâches que sous cet angle. »
En 1917, pour les bolchéviks, il n’y avait pas de révolution « russe ». Il n’y avait qu’une révolution prolétarienne... en Russie . Ce n’était qu’une première victoire dans le combat pour la révolution socialiste mondiale ; une victoire qui, pour des raisons spécifiques, s’était produite dans l’ancien empire des tsars, mais qui n’avait de sens que dans une perspective bien plus vaste.
 

:: La Révolution russe, par James Patrick Cannon (dirigeant trotskyste américain)

Extrait d'un discours du 4 novembre 1945 de James Patrick Cannon (dirigeant trotskyste américain)

La transformation du Socialisme de conception utopique en doctrine scientifique fut accomplie par la publication du Manifeste Communiste en 1848 – il y a 97 ans –. La transformation du Socialisme de science en action fut accomplie 69 ans plus tard par la Révolution bolchevique russe du 7 novembre 1917.


(...) Le Socialisme ne peut pas être instauré dans un seul pays. Son instauration exige une action et une coopération internationales. Une révolution ouvrière débutant sur le terrain national, ne peut être achevée sans être étendue aux autres pays. La révolution russe fut le commencement de la révolution internationale. C'est seulement en la considérant sous cet angle, qu'on peut la juger correctement. Chaque année, depuis 28 ans, nous avons eu à répondre à des gens impatients et désillusionnés qui demandaient davantage de la Révolution russe qu'elle ne pouvait donner, et lui retiraient leur approbation, qui annonçaient prématurément la fin et la mort de la révolution, qui voulaient clore cette histoire et s'en débarrasser comme on se débarrasse d'une dette criarde. Mais les bolcheviks russes ne nous promirent pas de tenir mille ans. Ils dirent seulement : « Nous commencerons la révolution internationale en Russie, mais vous, les travailleurs d'Europe et d'Amérique, devrez la finir. »


La révolution russe ne fut nationale que dans la forme, dans son essence, elle fut le commencement d'une action internationale. A son sujet, c'est avant tout ce que nous devons comprendre.


Les chefs de la Grande Révolution russe furent internationalistes jusqu'au bout, incapables de penser en termes nationaux étroits. La théorie directrice de la révolution russe ne vient pas de Russie mais d'un juif allemand, Karl Marx, qui, exilé, vécut en Angleterre. La victoire de la révolution fut rendue possible par les contradictions internationales du capitalisme pendant la première guerre mondiale. Elle survécut pendant la période d'après-guerre grâce à la solidarité et au soutien internationaux des travailleurs des pays capitalistes, surtout ceux d'Europe. Les travailleurs d'Europe ne furent pas assez forts pour faire leur propre révolution dans les années d'après-guerre, mais ils furent assez forts pour empêcher une intervention militaire de leurs propres gouvernements, sur une grande échelle, contre la Russie.


Lénine et Trotsky lièrent directement le destin de leur révolution à la révolution en Allemagne. Ils dirent « Nous vivrons dans une forteresse assiégée jusqu'à ce que la révolution européenne vienne à notre aide. » Aucun des chefs de la révolution russe ne crut qu'elle pourrait durer très longtemps si elle demeurait seule et isolée dans un monde capitaliste.


La force de la révolution


Mais les bolcheviks russes construisirent mieux qu'ils ne le pensaient. La révolution s'avéra plus forte qu'eux-mêmes, ou n'importe qui d'autre, rêvaient qu'elle put être. La révolution russe n'a pas pu aller jusqu'au bout à l'intérieur des frontières nationales d'un seul pays, mais en dépit de cela, en dépit du retard prolongé de la révolution européenne, vers laquelle ils avaient regardé avec tant d'espoir, la révolution en Russie ne mourut pas. Elle survécut et enfonça de profondes racines dans le sol. Les bases de la propriété instaurées par la révolution – la nationalisation de l'industrie et l'économie planifiée – s'avérèrent beaucoup plus fortes que toutes les prévisions, même les plus optimistes.


Mais la révolution isolée, encerclée par un monde capitaliste hostile, ne put échapper aux ravages d'une terrible réaction qui s'établit sur le sol russe. Cette réaction conduisit à l'abandon de la perspective internationale et à une dégénérescence nationaliste sur toute la ligne. Le régime de la démocratie ouvrière, basé sur les Soviets, fut remplacé par une brutale tyrannie totalitaire. La révolution fut décapitée et une génération entière de bolcheviks fut massacrée. Le pouvoir politique des travailleurs fut renversé, mais les conquêtes économiques de la révolution déployèrent une grande vitalité. Grâce à cela, la révolution survécut à vingt années de dégénérescence bureaucratique et de trahison, et révéla une puissance énorme sur le champ de bataille dans la guerre contre l'Allemagne nazie, ainsi que Trotsky l'avait prédit.


Seul Trotsky analysa et expliqua ce phénomène, jusqu'alors inconnu et imprévu, unique dans l'histoire, d'un Etat ouvrier isolé eu au milieu d'un encerclement capitaliste, mutilé et trahi par une bureaucratie usurpatrice, mais survivant néanmoins, bien que sous une forme horriblement dégénérée.


Trotsky – et nous avec lui – eut beaucoup plus confiance que les autres dans les forces de réserve que le système soviétique d'économie déploierait dans la guerre. Nous le sous-estimâmes pourtant beaucoup. Nous sous-estimâmes même les ressources formidables de forces qui résidaient dans l’œuvre de base de la révolution des ouvriers de 1917 quand ils balayèrent la propriété privée capitaliste et réorganisèrent la production sur une base nationalisée et planifiée. L'effrayante dégénérescence bureaucratique se poursuivit à une allure accélérée pendant la guerre. Jusqu'où elle est allée et jusqu'où elle ira encore, avant que l'essor ne recommence, nous ne le savons pas. Mais nous sommes fermement convaincus que le destin de la révolution de 1917 n'est pas encore décidé. Il sera décidé dans la phase nouvelle de la guerre qu'ils appellent « la paix ».


Une leçon de l'histoire


Les révolutions sociales dans l'histoire, qui représentèrent les plus grands, les plus gigantesques efforts et dépenses d'énergie créatrice des masses, concentrée sur un seul point, ont toujours été suivies d'une période de réaction. Nous avons vu cela pendant les vingt et quelques dernières années en Union Soviétique. Mais les réactions contre les grandes révolutions de base n'ont jamais balayé leurs effets de manière à en revenir au point de départ. Considérant ce fait historique fondamental, il faut être très prudent et très circonspect avant d'effacer n'importe quelle partie de l’œuvre de la révolution russe, avant qu'il soit temps de le faire.


La grande révolution française, révolution qui détruisit la féodalité et posa les bases d'une expansion et d'un développement formidables des forces productrices de l'humanité sur une base capitaliste, cette grande révolution eut son Thermidor : la dictature napoléonienne ; elle vit même la restauration de la dynastie des Bourbons. Mais la réaction ne fut jamais assez forte pour restaurer le système féodal de propriété qui avait été balayé par la révolution.


(...)Le marxisme affirme que le système capitaliste de production est délabré et condamné. Le marxisme affirme que la révolution prolétarienne doit balayer et balaiera l'ordre capitaliste et réorganisera l'économie mondiale sur une base socialiste. C'est ce que Marx et Engels proclamèrent dans le Manifeste Communiste de 1848. Mais ni Marx, ni Engels, ni les disciples qui leur succédèrent ne promirent jamais une voie libre et facile vers le socialisme, sans défaites, sans revers, et même sans catastrophes le long du chemin.(...)


La destinée de la révolution


(...)La destinée de la révolution russe n'est pas encore décidée. Une grand part a été trahie, mais quelque chose demeure cependant. Le destin final de la révolution russe est lié à l'issue essentielle de cette période historique et sera décidé avec elle – ou la chute du genre humain ou son émancipation socialiste – telle est l'issue en présence de laquelle se trouve l'humanité aujourd'hui.


La révolution russe n'apparaît que comme une partie, et même pas la plus grande, d'un gigantesque conflit mondial entre des forces qui ne peuvent pas être conciliées. La révolution russe de novembre 1917 a montré aux travailleurs du monde entier la voie vers le pouvoir, vers le renversement du système de propriété capitaliste, vers la réorganisation de l'économie sur une base rationnelle. Il n'y a pas d'autre voie pour sauver le genre humain à l'échelle internationale que la voie de la Russie. Partant de ce point de vue, nous saluons ce soir la Grande Révolution, comme l'initiatrice et l'inspiratrice des plus grandes choses à venir. C'est en cela que réside son importance.


Si nous envisageons la révolution russe d'un point de vue exact, nous devons la voir telle qu'elle fut réellement : une action internationale de la classe laborieuse, débutant dans un pays arriéré, le pays le plus arriéré parmi les grandes puissances, la Russie tsariste, et destinée à être achevée dans le pays le plus avancé et le plus puissant : les États-Unis d'Amérique. Ce qui a été commencé dans le domaine des Tsars sera terminé dans le domaine des monopoleurs américains. Et sans considérer les victoires ou les défaites dans un pays ou dans un autre, ou même sur un continent ou sur un autre, l'issue centrale de notre époque – capitalisme ou socialisme – ne sera pas décidée en fin de compte avant qu'elle le soit aux États-Unis d'Amérique.


Nous nous préparons


(...)C'est ici, aux États-Unis, que se trouve la plus grande puissance impérialiste, un monstre exploitant et opprimant le monde entier. C'est vrai, et nous en tenons pleinement compte. Mais ici aussi il y a une puissance encore plus grande – c'est la classe ouvrière américaine combative et invaincue. Une grande responsabilité historique repose à coup sûr sur nos épaules. Les deux plus grandes puissances du monde -la puissance du mal et de la destruction et la puissance de régénération et de salut du genre humain – sont ici toutes deux.


Il n'y a pour nous qu'une seule voie pour faire notre devoir : c'est de prévoir la révolution et de la préparer. Et la manière de s'y préparer, c'est d'aller vers les travailleurs américains avec le message du parti. Allez à cette source de puissance qui est plus grande même que la puissance de l'impérialisme américain et enseignez aux travailleurs la leçon de la révolution russe. Organisez-les et inspirez-les. Conduisez-les vers la victoire du socialisme en Amérique, qui assurera la victoire du socialisme dans le monde entier.

André Breton : La Révolution d'Octobre

Contre vents et marées, je suis de ceux qui retrouvent encore, au souvenir de la Révolution d'octobre, une bonne part de cet élan inconditionnel qui me porta vers elle quand j'étais jeune et qui impliquait le don total de soi-même. Pour moi, rien de ce qui s'est passé depuis lors n'a complètement prévalu sur ce mouvement de l'esprit et du coeur. Les monstrueuses iniquités inhérentes à la structure capitaliste ne sont pas pour nous scandaliser moins aujourd'hui qu'elles ne faisaient hier, aussi n'avons-nous pas cessé de vouloir — autrement dit d'exiger de nous-mêmes — qu'y soit mis un terme. Pour cela, nous ne doutons pas plus qu'alors qu'il faille en passer par des moyens
révolutionnaires.

Les journées d'octobre, en leur temps, nous sont apparues et elles nous apparaissent encore comme la résultante inéluctable de ces moyens. Rien ne peut faire qu'elles n'aient marqué le
point d'impact dans le passage du plan des aspirations à celui de l'exécution concrète. A cet égard, rien ne peut faire qu'elles ne demeurent exemplaires et que retombe l'exaltation qu'elles portaient.

Cela,
sans préjudice de ce qu'il est advenu par la suite, c'est ce qu'il importe que nous reconnaissions toujours. Au plus noir de la déception, de la dérision et de l'amertume — comme à l'époque des procès de Moscou ou de l'écrasement de l'insurrection de Budapest, il faut que nous puissions reprendre force et espoir dans ce que les journées d'octobre gardent à jamais d'électrisant : la prise de conscience de leur pouvoir par les masses opprimées et de la possibilité pour elles d'exercer effectivement ce pouvoir, la « facilité » (l'expression est, je crois, de Lénine) avec laquelle les vieux cadres craquaient.

Pour ma part, j'ai toujours regardé comme un talisman cette photographie que d'aucuns auraient tant donné pour faire disparaître et que les journaux reproduisent en raison de la commémoration actuelle, qui montre Lénine penché sur son immense auditoire, d'une tribune au pied de laquelle se dresse, en uniforme de l'armée rouge, comme assumant à lui seul la garde d'honneur, Léon Trotsky. Et ce même regard, celui de Léon Trotsky, que je retrouve fixé sur moi au cours de nos quotidiennes rencontres il y a vingt ans au Mexique, à lui seul suffirait à m'enjoindre depuis lors de garder toute fidélité à une cause, la plus sacrée de toutes, celle de l'émancipation de l'homme, et cela par delà les vicissitudes qu'elle peut connaître et, en ce qui l'a concerné, les pires dénis et déboires humains. Un tel regard et la lumière qui s'y lève, rien ne parviendra à l'éteindre, pas plus que Thermidor n'a pu altérer les traits de Saint-Just. Qu'il soit ce qui nous scrute et nous soutient ce soir, dans une perspective où la Révolution d'octobre couve en nous la même inflexible ardeur que la Révolution espagnole, la Révolution hongroise et la lutte du peuple algérien pour sa libération.

(Message envoyé au meeting organisé par le P.C.I. pour le quarantième anniversaire de la Révolution d'Octobre et publié dans « La Vérité » du 19 novembre 1957)
 
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