lundi 6 décembre 2010

:: De la nécessité du parti révolutionnaire [par Lénine, 1895] #5

Ce point du programme est le plus important. C'est le point principal, parce qu'il montre ce que doivent être l'activité du parti qui défend les intérêts de la classe ouvrière, et celle de tous les ouvriers conscients. Il montre comment l'aspiration au socialisme, la volonté d'en finir avec l'éternelle exploitation de l'homme par l'homme, doivent se rattacher au mouvement populaire engendré par les conditions d'existence que créent les grandes fabriques et usines.
Par son activité, le Parti doit seconder la lutte de classe des ouvriers. La tâche du Parti n'est pas d'imaginer de toutes pièces des moyens inédits de venir en aide aux ouvriers, mais de s'associer à leur mouvement, d'y porter la lumière, d'aider les ouvriers dans la lutte qu'ils ont déjà engagée. La tâche du Parti est de défendre les intérêts des ouvriers et de représenter les intérêts de l'ensemble du mouvement ouvrier. Comment doit se manifester l'aide aux ouvriers en lutte ?
Le programme déclare que cette aide doit consister, tout d'abord, à développer la conscience de classe des ouvriers. Nous avons déjà dit comment la lutte des ouvriers contre les fabricants devient une lutte de classe du prolétariat contre la bourgeoisie.
Ce qu 'il faut entendre par conscience de classe des ouvriers ressort de ce que nous avons dit à ce propos. La conscience de classe des ouvriers, c'est la compréhension par ceux-ci du fait que pour améliorer leur sort et réaliser leur émancipation, il n'est d'autre moyen que de lutter contre la classe des capitalistes et des fabricants qui sont apparus avec les grandes fabriques et usines. C'est ensuite la compréhension du fait que les intérêts de tous les ouvriers  d'un pays sont identiques, solidaires, que tous ces ouvriers constituent une même classe, distincte de toutes les autres classes de la société. C'est, enfin, la compréhension du fait que, pour parvenir à leurs fins, les ouvriers doivent nécessairement chercher à influer sur les affaires de l'État, comme l'ont fait et continuent de le faire les grands propriétaires fonciers et les capitalistes.
Comment cette compréhension vient-elle aux ouvriers ? Ils la puisent constamment dans la lutte même qu'ils engagent contre les fabricants et qui se déploie de plus en plus largement, s'intensifie et entraîne un nombre croissant d'ouvriers à mesure que se développent les grandes fabriques et usines. Il fut un temps où l'hostilité des ouvriers contre le capital ne s'exprimait que par un sentiment confus de haine pour leurs exploiteurs, par la vague conscience de leur état d'oppression et de leur esclavage, par le désir de se venger des capitalistes. Leur lutte se traduisait alors par des révoltes isolées d'ouvriers qui détruisaient les bâtiments, brisaient les machines, malmenaient les administrateurs de la fabrique, etc. C'était la première forme du mouvement ouvrier, sa forme initiale, et elle était nécessaire, car la haine du capitaliste a été, de tout temps et en tous lieux, la première impulsion qui a porté les ouvriers à se défendre. Mais le mouvement ouvrier russe n'en est plus à cette forme primitive. Dépassant le stade de la haine confuse pour le capitaliste, les ouvriers ont commencé à comprendre l'antagonisme d'intérêts qui oppose la classe des ouvriers à celle des capitalistes. Ils n'éprouvent plus un vague sentiment d'oppression : ils ont commencé à se rendre compte de quelle manière et par quel moyen le capital les écrase, et ils se dressent contre telle ou telle forme d 'asservissement, imposent une limite à la pression du capital, se défendent contre l'avidité du capitaliste. Au lieu de se venger des capitalistes, ils passent à la lutte pour arracher des concessions, ils présentent à la classe des capitalistes une revendication après l'autre, exigent de meilleures conditions de travail, l'augmentation des salaires, la réduction de la journée de travail. Chaque grève concentre tour à tour l'attention et les efforts des ouvriers sur telle ou telle des conditions où se trouve placée la classe ouvrière . Chaque grève amène à discuter de ces conditions ; elle aide les ouvriers à porter sur elles une appréciation raisonnée, à comprendre comment se traduit en l'occurrence la pression du capital et comment on peut lui tenir tête. Chaque grève enrichit d'une expérience nouvelle l'ensemble de la classe ouvrière. Si elle réussit, elle lui montre la force de l'union et incite les autres à profiter du succès de leurs camarades. Si elle échoue, elle conduit à analyser les raisons de cet échec et à rechercher de meilleures méthodes de lutte. Ce passage des ouvriers à une lutte énergique pour satisfaire leurs besoins vitaux, pour arracher des concessions au capital, pour obtenir de meilleures conditions de vie, un salaire plus élevé et la réduction de la journée de travail, a déjà commencé dans toute la Russie. Il marque un grand pas en avant des ouvriers russes ; c'est donc à cette lutte, au concours qu'il convient de lui apporter, que doit être surtout consacrée l'attention du Parti social-démocrate et de tous les ouvriers conscients. L'aide aux ouvriers doit consister à leur indiquer les besoins vitaux essentiels pour la satisfaction desquels ils doivent lutter, à analyser les causes de l'aggravation particulière de la situation de telle ou telle catégorie d 'ouvriers, à leur expliquer les lois ouvrières et les règlements dont la violation (jointe aux subterfuges frauduleux des capitalistes) soumet si souvent les ouvriers à un double pillage. Cette aide doit consister à formuler avec plus de précision et de netteté les revendications des ouvriers et à les énoncer publiquement, à choisir le meilleur moment pour résister et la méthode de lutte, à analyser la situation et les forces des deux parties en présence, à examiner s 'il ne serait pas préférable de recourir à une autre méthode de lutte (envoi d 'une lettre au fabricant, démarche auprès de l'inspecteur ou du médecin, selon les circonstances, s'il n'est pas plus expédient d'appeler directement à la grève, etc.).
Nous avons dit que le passage des ouvriers russes à cette forme de lutte représente un grand pas en avant. Elle engage le mouvement ouvrier dans le bon chemin et elle est la garantie de ses succès futurs. Dans cette lutte, les masses ouvrières apprennent, premièrement, à discerner et à analyser les différentes méthodes d'exploitation capitaliste, à les confronter aux dispositions de la loi, à leurs propres conditions d'existence et aux intérêts de la classe capitaliste. En analysant les formes et les cas particuliers d'exploitation, les ouvriers apprennent à comprendre le rôle et la nature de l'exploitation dans son ensemble, ils apprennent à comprendre un régime social fondé sur l'exploitation du travail par le capital. Deuxièmement, dans cette lutte, les ouvriers font  l'essai de leurs forces, apprennent à s'unir, apprennent à comprendre la nécessité et l'importance de l'union. L'extension de cette lutte et la multiplication des conflits entraînent fatalement l'élargissement de la lutte, un sentiment plus développé de l'unité, de la solidarité, d'abord parmi les ouvriers d'une localité déterminée, puis parmi les ouvriers de tout le pays et, enfin, la classe ouvrière tout entière. Troisièmement, cette lutte développe la conscience politique des ouvriers. En raison de leurs conditions d'existence, les masses ouvrières ne peuvent pas, n'ont ni le loisir ni la possibilité de réfléchir aux questions politiques. Mais la lutte des ouvriers contre les fabricants, pour leurs besoins quotidiens, les pousse d'elle-même, inévitablement, à s'occuper de questions politiques, à se demander comment l'État russe est gouverné, comment et au profit de qui sont promulgués les lois et les règlements. Tout conflit au sein de la fabrique met nécessairement les ouvriers en conflit avec les lois et les représentants du pouvoir. Les ouvriers entendent alors pour la première fois des " discours politiques ". Ne serait-ce que des inspecteurs du travail, quand ceux-ci leur expliquent que le subterfuge grâce auquel le fabricant les a pressurés se fonde sur l 'application stricte d'un règlement sanctionné par les autorités compétentes et qui laisse au fabricant toute liberté de pressurer les ouvriers ; ou encore que les brimades du fabricant sont parfaitement légales, car il ne fait qu'user de son droit et s'appuie sur telle ou telle loi approuvée et couverte par le pouvoir. Aux explications politiques de MM. les inspecteurs s'ajoutent parfois celles, plus utiles encore, de M. le ministre rappelant aux ouvriers qu'ils sont tenus de nourrir des sentiments d' " amour chrétien " pour le fabricant afin de le remercier de gagner des millions grâce à leur travail. Après ces explications des représentants du pouvoir, quand les ouvriers ont pu constater directement quels sont ceux que ce pouvoir protège, viennent les socialistes, qui fournissent leurs explications par tracts ou autrement, de sorte qu'à chaque grève les ouvriers parfont leur éducation politique. Ils apprennent à comprendre non seulement les intérêts particuliers de la classe ouvrière, mais aussi la place particulière qu'elle occupe dans l'État. Voici donc quelle doit être l'aide que le Parti social-démocrate peut apporter à la lutte de classe des ouvriers : développer la conscience de classe de ces derniers en soutenant le combat qu'ils mènent pour leurs besoins vitaux.
La seconde forme d'aide doit consister, ainsi qu'il est dit dans le programme, à concourir à l'organisation des ouvriers. La lutte que nous venons de décrire exige que les ouvriers soient organisés. L 'organisation devient nécessaire en cas de grève, afin d'augmenter les chances de succès, pour les collectes en faveur des grévistes, pour l'institution de caisses ouvrières, pour la propagande parmi les ouvriers, pour la diffusion de tracts ou d'appels, etc. Elle est plus nécessaire encore pour se défendre contre la police et la gendarmerie, pour mettre à l'abri de leurs poursuites les associations ouvrières et leurs activités, pour diffuser parmi les ouvriers livres, brochures, journaux, etc. Apporter une aide dans tous ces domaines : telle est la seconde tâche du Parti.
La troisième est d'indiquer le but véritable de la lutte, c'est-à-dire d'expliquer aux ouvriers en quoi consiste l'exploitation du travail par le capital, sur quoi elle repose, comment la propriété privée de la terre et des instruments de travail condamne les masses ouvrières à la misère, les oblige à vendre leur travail aux capitalistes et à leur abandonner sans contre-partie tout ce que l'ouvrier produit en sus de ce qui est nécessaire à son entretien ; d'expliquer enfin comment cette exploitation conduit inévitablement les ouvriers à engager une lutte de classe contre les capitalistes, dans quelles conditions se déroule cette lutte, quel est son objectif final,  bref, d'expliquer ce qui est résumé dans le présent programme.

[Lénine,"Exposé et commentaire du projet de programme" #5, 1895]

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