lundi 21 novembre 2011

:: La classe ouvrière aujourd'hui


Le fait que la classe ouvrière ne pèse plus, au niveau politique, permet à tous les défenseurs du capitalisme de proclamer sa disparition, non seulement politiquement mais même, aussi absurde que ce soit, socialement. Combien de fois chaque jour n’entendons-nous pas que « la classe ouvrière n’existe plus », que l’on serait entré dans l’ère de la « société des services », dans la période post-industrielle ? La question se pose donc de savoir ce que représente le prolétariat dans la société d’aujourd’hui.

Le prolétariat, classe majoritaire sur la planète

La réponse est simple : en tant que force sociale, le prolétariat mondial est aujourd’hui infiniment plus puissant, plus développé qu’il ne l’a jamais été – et plus seulement à l’échelle des seuls pays riches.
La tendance générale du capitalisme a bien été, comme l’avait entrevu Marx, d’entraîner les autres classes que le prolétariat vers un déclin irrémédiable. Artisans, commerçants, petits patrons, travailleurs indépendants, n’ont certes pas disparu, mais ils ne représentent plus aujourd’hui qu’une petite minorité du monde du travail, incapables qu’ils sont de résister à la concurrence de la grande industrie. Pour ne prendre que l’exemple de la France, si en 1856 les travailleurs indépendants représentaient plus d’un actif sur deux, ils en représentent moins d’un sur dix aujourd’hui. Finalement, le capitalisme a exproprié bien plus de petits propriétaires qu’aucune révolution communiste ne le fera jamais !
Quant à la question de la paysannerie, dans les pays riches, elle est réglée depuis longtemps : en France, les agriculteurs ne représentent plus que 3% de la population active, et aux États-Unis, 1,4%.
Dans le Tiers-Monde, il subsiste certes une immense population de paysans pauvres – 1,3 milliard de par le monde ne travaillent qu’à la seule force de leurs bras. Au fil des décennies, la proportion de paysans dans la population mondiale n’en a pas moins continué à décroître inéluctablement. Et le phénomène s’accélère : le nombre d’habitants des villes, à l’échelle de la planète, légèrement inférieur à 30% en 1950, a dépassé les 50% en 2007.
Dans tous les pays qui ont connu un développement industriel important, cet exode rural est plus massif qu’ailleurs : entre 1985 et 2009, au Brésil, la proportion de paysans dans la population active est passée de 29% à 19%. En Chine, de 60 à 44%.
Bien sûr, cette tendance à l’urbanisation ne signifie pas automatiquement un développement du prolétariat industriel. Car les immenses métropoles, les gigantesques bidonvilles du Mexique, d’Inde, d’Afrique, renferment plus de travailleurs précaires astreints à faire mille petits boulots, de chômeurs, ou même parfois de mendiants affamés que de salariés de l’industrie. Et nul ne peut prédire dans quel camp basculera ce sous-prolétariat lors de soulèvements futurs. Mais il est certain, en revanche, que la tendance générale de l’évolution du capitalisme est à la baisse absolue du nombre de paysans dans le monde.
C’est bien le prolétariat – c’est-à-dire l’ensemble des travailleurs salariés – qui est en passe de devenir, de façon absolue, la classe la plus nombreuse sur la planète.
Le prolétariat représentait en 2005, selon une étude du Bureau international du travail, environ deux milliards d’êtres humains : le BIT comptabilisait alors 600 millions d’ouvriers d’industrie, 450 millions d’ouvriers agricoles, et environ un milliard d’employés des services.
Les chiffres généralement admis faisant état d’une population active mondiale d’environ trois milliards d’individus, le prolétariat en représente donc les deux tiers, ou la moitié si l’on ne compte que le prolétariat urbain. Ce qui, on l’avouera, n’est pas si mal pour une classe qui est censée avoir disparu.
Mais la plupart des détracteurs du marxisme s’appuient sur le fait que ce sont bien les salariés des services qui représentent la majorité des travailleurs, et que le prolétariat industriel, lui, aurait tendance à diminuer. Même si elle était vraie, cette affirmation ne prouverait en réalité pas grand-chose. Elle constitue néanmoins une contre-vérité flagrante.
Un récent rapport de l’Onu relève que « l’on entend souvent dire que l’activité industrielle décline et que ce sont les services qui dominent à présent la production. » Les auteurs du rapport, avec un certain bon sens, relativisent cette conclusion en faisant remarquer « si les services jouent un rôle de plus en plus important, l’industrie, en tant que source de tous les biens matériels, reste l’élément clé de l’économie. » Et le rapport montre, au passage, que seuls les pays riches sont réellement touchés par la montée en puissance de l’économie de services. Les pays du Tiers-Monde connaissent, a contrario, une augmentation nette de l’activité industrielle. Dans ces pays, là où, il y a trente ans encore, il n’existait pour ainsi dire qu’un infime prolétariat industriel, les choses ont changé, et parfois beaucoup.

La classe ouvrière dans les pays du Tiers monde

Quelques chiffres : dans les trente dernières années, selon le BIT, aux Philippines, le nombre de travailleurs industriels a doublé, passant de 2,6 à 5 millions ; de même au Mexique, de 6,5 à 11,2 millions ; en Indonésie, il a triplé, passant de 6,7 à 19,2 millions.
Et c’est bien sûr la Chine qui représente, si ce n’est en pourcentage mais en nombre absolu d’ouvriers, l’évolution la plus spectaculaire : si l’industrie en Chine employait 20 millions de travailleurs en 1960, 77 millions en 1980, ce qui n’était déjà pas rien, le chiffre serait aujourd’hui quelque de 210 millions ! C’est deux fois plus que dans tous les pays riches réunis.
Depuis les années 1970, on assiste à une véritable explosion de l’industrie dans les pays pauvres. Le prolétariat de ces pays qui, auparavant, ne jouait dans la division internationale du travail qu’un rôle de porteurs ou d’ouvriers agricoles, a fait connaissance avec les usines.
La caractéristique commune de ces usines du Tiers-monde, c’est qu’elles appartiennent le plus souvent au secteur de l’industrie des biens de consommation, textile ou électronique, notamment, et qu’elles sont extrêmement peu mécanisées. Pourquoi les patrons investiraient-ils dans des machines perfectionnées, vu le prix de la main-d’œuvre ? De nombreux articles et enquêtes, ces derniers temps, ont détaillé la vie dans ces usines d’informatique de Chine, ou de textile au Bangladesh ou en Égypte. Tous ces témoignages montrent des conditions de travail et de vie qui n’ont pas grand-chose à envier à celles des ouvriers de la période de la révolution industrielle… avec cela en plus d’ignominie, que nous ne sommes plus en 1820 mais à l’époque de la conquête spatiale et du génie génétique.
Parmi ces bagnes-usines des pays pauvres, on trouve par exemple toutes celles se trouvant dans les zones franches, petits paradis pour capitalistes modernes où la loi ne s’applique pas, où le droit du travail n’existe pas, où les patrons ne payent pas d’impôts. On en trouve aujourd’hui 850, disséminées un peu partout en Asie, en Amérique du sud, ou en Afrique du nord, et employant 30 millions d’ouvriers. Des marques aussi célèbres que Gap, Zara, Nike, Pierre Cardin, y exploitent en toute tranquillité ouvriers et surtout ouvrières. La journaliste altermondialiste Naomi Klein écrit, à propos de ces zones franches : « Quel que soit l’endroit où elles sont situées, les témoignages des travailleurs y ont une similitude fascinante : la journée de travail est longue - 14 heures au Sri Lanka, 12 heures en Indonésie, 16 en Chine méridionale, 12 aux Philippines. La grande majorité des travailleurs sont des femmes, toujours jeunes, travaillant toujours pour des agences ou des sous-traitants. La peur est omniprésente dans les zones. »
La peur, pas seulement au travail : ces endroits sont de telles zones de non droit que la criminalité y atteint des sommets, contre les femmes en particulier. Témoin, l’épouvantable histoire de la zone franche de Ciudad Juarez, au Mexique, où entre 2 000 et 2 500 ouvrières ont été enlevées, violées et assassinées dans les 15 dernières années. Et ce dans l’impunité totale, car le gouvernement mexicain, tout comme les capitalistes qui s’engraissent là-bas, se moquent bien du sort de quelques milliers d’ouvrières de 18 ou 20 ans. Et comment s’étonner que les femmes soient là-bas considérées par tous comme des moins que rien, lorsque l’on sait, comme l’a raconté un journaliste horrifié, que dans certaines usines, les femmes, sous peine de licenciement sont obligées chaque mois de remettre à leur contremaître la preuve qu’elles ne sont pas enceintes !
Alors dans ces endroits, les assassins, ce sont peut être de pauvres tarés de la région, mais les vrais responsables, ce sont ceux qui rendent possible une telle misère matérielle et morale, et ils siègent, en costume trois-pièces, dans les conseils d’administration des plus grands trusts de ce monde !
L’une des zones industrielles les plus gigantesques de la planète a occupé le devant de la scène, ces derniers mois, car il elles ont été le théâtre d’une série de grèves. Il s’agit de la ville de Shenzhen, en Chine. Cette ville comptait 30 000 habitants en 1976. Elle en compte 16 millions aujourd’hui. C’est là que l’on trouve les usines du groupe Foxconn et leurs 200 000 ouvriers, sous-traitant taïwanais de tous les géants de l’informatique, Foxconn fabrique notamment les I-Phone, les Ipad et les Neufbox. Foxconn à Shenzen, ce sont les syndicats interdits, des salaires misérables, des journées de travail de 12 à 14 heures souvent 6 jours sur 7, et un petit scandale qui a éclaté lorsque 18 salariés s’y sont suicidés l’an dernier. Des suicides que n’a pas du tout compris Steve Jobs, le patron d’Apple, vous savez, ce milliardaire tellement « cool » et qui ne met jamais de cravate : après avoir visité les usines de Foxconn, il a déclaré que c’était pourtant « un endroit plutôt sympa » ! Soyons justes : suite à ces événements, Apple a imposé à Foxconn de prendre des mesures contre les suicides de ses ouvriers. Sitôt dit, sitôt fait : Foxconn a fait installer des filets de sécurité dans ses usines.
Non loin de là, les imprimantes Brother sont également produites dans un endroit « plutôt sympa ». Une interview d’une jeune Chinoise de 16 ans, Li, est édifiante : « Ma vie, c’est l’usine », déclare-t-elle. Elle et ses 5 000 collègues travaillent 12 à 14 heures par jour, 6 jours par semaine, debout devant de gigantesques lignes d’assemblage, avec interdiction de parler. Li mange trois fois par jour à l’usine et dort 355 nuits par an dans les dortoirs de l’usine, des chambres de dix. Le tout, pour 50 euros par mois.
Voilà ce que sont les conditions de vie des prolétaires du Tiers-monde. Et encore, la Chine n’est pas le pays où les ouvriers sont les plus mal payés : les récentes grèves qui ont eu lieu à Shenzhen poussent un certain nombre de capitalistes occidentaux à délocaliser vers des pays à plus bas coût encore, comme le Vietnam ou le Bangladesh…
Soit dit en passant, c’est l’un des aspects les plus choquants de la propagande de la bourgeoisie, ici, en Europe, que de faire passer les pays comme la Chine comme des nations expansionnistes cherchant à tout prix à imposer des conditions de travail moyenâgeuses pour voler des emplois aux ouvriers européens ou américains. Les principaux responsables de cette politique, ce sont les capitalistes des pays riches, qui font peut-être semblant de fermer les yeux sur ce qu’il se passe dans ces usines, mais en réalité, qui le savent parfaitement parce que ce sont eux qui l’imposent ! Un exemple ? C’est une stratégie clairement théorisée par le groupe Disney, que les têtes pensantes de la stratégie ont appelé le « cut and run », que l’on pourrait traduire par « coupe les ponts et tire-toi ». Le groupe Disney (vous savez, Mickey, Minnie, Pluto…) fait fabriquer ses produits dérivés dans des usines du Bangladesh, là où le salaire minimum – rarement respecté –est de 25 dollars par mois. Une association humanitaire raconte : « Pendant huit ans, les ouvrières de l’usine de Shah Makhum ont travaillé dans des conditions épouvantables : de 8h du matin à 22h, voire minuit, 7 jours sur 7, dans un silence imposé à coups de brimades physiques, sans aucun jour de vacance ni droit à un congé maternité. » Mais en 2001, les ouvrières se révoltent, et exigent que ces conditions inhumaines cessent – elles ne demandent, à vrai dire, qu’un jour de repos par semaine, des congés maternité et des salaires conformes à la loi. Et soudain, le donneur d’ordre, Disney, cesse toute commande et disparaît. C’est cela, le cut and run : dès que les ouvriers revendiquent, dès qu’un syndicat menace de se créer, les commandes s’arrêtent, et l’usine n’a plus qu’à fermer.
Un autre témoignage, d’un ouvrier vietnamien, en dit long sur le fait que ce sont bien les groupes capitalistes des pays impérialistes qui tirent salaires et conditions de travail vers le bas. Il a été recueilli dans la zone industrielle de Thang Long, près de Hanoï. Sur les 50 000 ouvriers de la zone, 11 000 travaillent chez Canon, dont le directeur japonais, Shinji Onishi, s’exclame avec enthousiasme : « C’est le meilleur endroit du monde pour produire à bas coût ! » Un ouvrier de chez Canon, Hien, témoigne : « Les usines étrangères, c’est bien pour une courte période, pendant qu’on est jeune et fort. Parce qu’on reste debout toute la journée, on souffre vite d’une mauvaise circulation sanguine, beaucoup ont des problèmes de santé. On ne peut jamais s’arrêter, nos mains sont fatiguées. Heureusement, après 30 ans, on peut aller dans les usines vietnamiennes, où le rythme est moins rapide. »
Depuis deux ans, en Chine, au Bangladesh, au Vietnam, et dans bien d’autres pays comme l’Égypte, les ouvriers ont renoué avec les traditions de lutte depuis longtemps oubliées. À Shenzhen, les ouvriers de Foxconn et ceux de Honda ont obtenu des augmentations de salaire de 20% ; au Bangladesh, après de véritables émeutes dans les quartiers des ouvriers du textile, le salaire minimum a dû être augmenté.
Ce gigantesque prolétariat du Tiers-monde réapprend très vite à lutter. Son existence même renforce de façon formidable le camp du prolétariat, notre camp. C’est pourquoi nous devons nous battre de toutes nos forces contre les préjugés des travailleurs d’ici qui voient en eux des adversaires, des concurrents, et non ce qu’ils sont : les nôtres, nos frères et nos sœurs de combat, dont il est fort possible que nous aurons beaucoup à apprendre, en matière de combativité, dans les années qui viennent !

Le prolétariat des pays riches

C’est évidemment en parlant des métropoles impérialistes que sociologues, économistes et commentateurs divers se repaissent de la « disparition du prolétariat ». Bien sûr, il ne s’agit pour nous de nier ni la désindustrialisation relative, ni les délocalisations, ni l’augmentation notable du poids des services dans ces pays. Mais cela signifie-t-il que le prolétariat y a disparu, ou qu’il ne représenterait plus une énorme force sociale ? Évidemment, non.
Tout d’abord, la baisse du nombre de travailleurs dans le secteur industriel, dans les pays riches, n’est pas si énorme qu’on voudrait nous le faire croire : de 1980 à 2009, elle oscille, selon les pays, entre 5 et 18%. Ce dernier chiffre concerne les États-Unis, ce qui n’empêche pas ce pays de compter encore pas moins de 24 millions d’ouvriers d’usine ! En France, sur cette période, la baisse a été de 5%, le nombre d’emplois industriels passant de 6,1 à 5,7 millions.
En plus, ces chiffres sur les effectifs de l’industrie sont à manier avec des pincettes. Les statistiques contribuent largement à sous-estimer le nombre réel de travailleurs de ce secteur – et les patrons eux-mêmes ont contribué à cet effort, en externalisant de très nombreuses tâches qui étaient, auparavant, exécutées en interne. Ainsi, dans le passé, les tâches d’entretien, de contrôle, de nettoyage, de logistique, etc., étaient assurées par des salariés de l’usine, qui entraient donc dans la catégorie des salariés de l’industrie. Aujourd’hui que ces tâches sont exécutées par des sous-traitants, les salariés de ces sous-traitants, qui n’ont pas changé de métier mais seulement de bleu de travail, deviennent des employés de services ! Il est bien sûr impossible de savoir combien de travailleurs de l’industrie sortent ainsi des statistiques, mais on peut probablement faire confiance à un porte-parole de la très patronale Fédération des industries métallurgiques de Grande-Bretagne, qui déclarait il y a quelques années dans le Financial Times : « L’industrie manufacturière crée une large portion de l’industrie des services en sous-traitant ses activités. (...) L’industrie pourrait représenter jusqu’à 35 % de l’économie - au lieu des 20 % généralement acceptés - si elle était mesurée en faisant usage de définitions statistiques appropriées. »
Alors certes, le prolétariat ne se limite pas aux ouvriers d’industrie ; mais il est absurde et mensonger de prétendre que celui-ci aurait disparu ou serait en passe de disparaître.
Bien sûr, il y a un certain nombre de secteurs industriels qui ont disparu dans un pays comme la France : la sidérurgie, ou le textile, par exemple. Et il n’est pas exclu que d’autres disparaissent demain. Bien sûr, il y a des grands groupes capitalistes qui ont entièrement revu leurs méthodes managériales pour ne plus avoir à s’encombrer d’ouvriers, comme Alcatel dont le patron, Serge Tchuruk, s’est vanté de vouloir construire « un groupe sans usines. » Il y est presque parvenu, mais tout simplement parce que ce que les anciens ouvriers d’Alcatel ne produisent plus, ce sont d’autres, des sous-traitants, qui le produisent.
L’exploitation, en France, en Grande-Bretagne, au Japon, aux États-Unis, elle existe très concrètement pour des millions et des millions d’ouvriers d’usine. Il y a d’une part les grandes usines, les grands groupes de la chimie, de l’automobile, où règnent les cadences épuisantes. Mais ces usines, pour dures qu’elles soient, ne sont même pas les pires, parce qu’on y trouve encore un minimum d’organisation, de militants syndicaux qui arrivent à mettre quelques freins à la rapacité patronale. Toute une partie du tissu industriel de ce pays – cela représente au moins la moitié des ouvriers – ce sont les petites usines, les abattoirs industriels où perdre un œil est monnaie courante, les menuiseries industrielles où l’on fabrique des boites de fromage et où pas un ouvrier n’a tous ses doigts, les usines où les ouvrières mettent des salades en sachet à 3h du matin, avec une température de 4 degrés… Pour toute une partie du prolétariat de ce pays, les syndicats sont inexistants, et pour leurs patrons, le Code du travail n’est tout juste qu’un objet qui peut leur servir à caler un table.
Les ouvriers, en France, vieillissent plus vite, meurent plus tôt, sont plus souvent malades. Leurs enfants sont en plus mauvaise santé que les enfants des cadres – sans parler de ceux des riches – et l’écrasante majorité d’entre eux ne fera pas d’études supérieures.
Alors peut-être que les journalistes de la presse bourgeoise ne les voient jamais – mais il suffit, pourtant, de prendre les transports en commun tôt le matin pour les côtoyer, ces ouvriers qui partent au travail déjà harassés de fatigue, ces immigrés pakistanais qui reviennent au petit matin d’une nuit passée à faire le ménage dans les avions à Roissy, ces femmes africaines qui partent à l’aube nettoyer les bureaux. Ah oui, certains ne les voient pas, ils ne les voient jamais ! parce que cela les arrange. Voilà qui fait penser à ce vers du poète Jacques Prévert, où il parlait de « ceux qui, dans les caves, fabriquent les stylos avec lesquels d’autres, en plein air, écriront que tout va pour le mieux. »

Les employés, partie intégrante du prolétariat

Quant au refrain si souvent entonné, selon lequel les salariés employés dans les services ne compteraient pas dans les rangs du prolétariat, il prête à sourire.
Penser que seuls les ouvriers d’usines sont des prolétaires relève, au mieux, d’une lecture bien rapide de Marx – qui n’a jamais rien dit de tel. Au pire, c’est une manière de lui prêter des idées caricaturales pour les réfuter à bon compte. Car ses adversaires font dire à Marx que seule une fraction des travailleurs salariés – les ouvriers d’usine – seraient potentiellement révolutionnaires. On imagine aisément la suite : cette fraction de salariés ayant tendance à diminuer, les marxistes se retrouveraient en quelque sorte dépassés par l’histoire.
Cet argument travestit d’abord la réalité sociale, puisque, on l’a vu, la proportion d’ouvriers ne cesse de croître à l’échelle mondiale.
Mais il travestit aussi les idées de Marx, et doublement.
Certes, Marx a établi, dans Le Capital, une distinction entre les travailleurs qu’il appelle « productifs », c’est-à-dire ceux qui produisent de la plus-value, et « improductifs », ceux qui n’en produisent pas. Mais il n’a jamais écrit nulle part que cette distinction avait quelque conséquence que ce soit sur leur combativité, leur poids politique, leur caractère révolutionnaire ou pas.
Deuxièmement, Marx n’a jamais dit non plus que les travailleurs « productifs » sont nécessairement des ouvriers d’industrie. Il a précisément écrit que tout salarié producteur de marchandise était un travailleur « productif », que la marchandise produite soit matérielle ou non. Il explique que le processus de production suppose la collaboration de multiples travailleurs manuels et intellectuels, « le travail manuel et intellectuel (étant) unis par des liens indissolubles. » S’il faut des ouvriers pour fabriquer une voiture, il faut aussi, indiscutablement, des ingénieurs et des dessinateurs. Pour Marx, les marchandises ne sont pas le produit d’une série de travailleurs uniques mais de ce qu’il appelle « un travailleur collectif ». Sont donc des travailleurs « productifs » tous ceux qui sont « un organe du travailleur collectif » – l’expression est de Marx. Et il poursuit : « Est productif tout travailleur (…) dont le travail féconde le capital. » Ce qui inclut, par exemple, une infirmière dans une clinique privée, un professeur dans une école privée. C’est-à-dire dans des entreprises où un capitaliste a investi son capital en vue d’en tirer un profit. Ce n’est pas la nature de sa production qui fait qu’un travailleur produit de la plus-value, c’est son rapport avec le capital. Et Marx écrit qu’un enseignant dans une école privée « est un travailleur productif non pas parce qu’il forme l’esprit de ses élèves, mais parce qu’il rapporte des sous à son patron. Que celui-ci ait placé son capital dans une fabrique de leçons plutôt que dans une fabrique de saucisses, c’est son affaire. »

Une seule classe ouvrière mondiale

En fait, l’idée que nous devons nous acharner à défendre, c’est qu’il n’existe en fait qu’un seul et même prolétariat, une seule classe aux intérêts communs, d’un bout à l’autre de la planète. Aux intérêts communs, et même, dont chaque membre dépend, par bien des aspects, de tous les autres. Ce que la société capitaliste a créé, c’est un monde qui n’est aujourd’hui qu’une gigantesque chaîne de travail humain dont il est impossible de distinguer le début et la fin. Qui est capable de dire combien de travailleurs sont impliqués dans la fabrication d’un objet aussi simple que les pieds en fer de la chaise sur laquelle vous êtes assis ? Je ne parle pas seulement des ouvriers de l’usine qui ont fabriqué ces pièces. Mais avant même que les morceaux de fer passent sous les presses, il y a le reste : ceux qui ont construit l’usine, ceux qui ont construit les matériaux qui ont servi à construire l’usine, ceux qui ont construit les machines. Et pour que la matière première elle-même arrive dans l’usine, il a fallu des mineurs pour extraire le fer, des dockers pour le charger dans des bateaux, des marins pour le faire fonctionner,. Et arrivés au port il faut encore des grutiers, sans parler des ouvriers qui ont fabriqué le bateau et les grues, les travailleurs du pétrole qui ont raffiné le mazout et l’essence servant à transporter tout ce petit monde, et ainsi de suite ! Et avant que le fer arrive à l’usine il faut des camionneurs, et pour qu’il y ait des camionneurs il faut des ouvriers qui fabriquent des camions et des pneus et des routes, et avant, des ouvriers qui fabriquent du bitume. Et je ne parle pas de tous les travailleurs qui produisent, pour tous ces autres ouvriers, de quoi manger, de quoi boire, de quoi se vêtir… Des infirmiers et infirmières qui les soignent pour qu’ils puissent retourner travailler, des instituteurs et institutrices qui leur apprennent à lire, les comptables et les secrétaires… Et pour que tout cela fonctionne il faut un réseau de communication, des téléphones portables, des ordinateurs, et tout cela c’est encore et toujours du travail humain.
Alors, il n’est sûrement pas exagéré de dire que vu sous cet angle, dans votre simple chaise, il y a le résultat du travail de millions de travailleurs. En divisant le travail, la bourgeoisie a finalement unifié le monde ! Chose que Marx, une fois de plus, avait parfaitement comprise dès son époque : « La grande industrie fonde l’histoire mondiale, en rendant chaque nation, chaque individu, dépendant du monde entier. »
Alors, prétendre que le prolétariat a disparu, c’est oublier, ou feindre d’oublier tout cela. Ou l’ignorer, tout simplement, parce qu’il y a bien des gens dans les milieux petits bourgeois que cela n’intéresse pas du tout de savoir qui a fabriqué leur stylo. La bourgeoisie, elle, elle ne l’ignore pas : parce qu’elle sait où se fabrique sa richesse. Mais par bien des aspects, ce ne sont pas les bourgeois eux-mêmes qui façonnent l’opinion, qui l’influencent, ce sont des intellectuels – journalistes, économistes, sociologues… Cette petite bourgeoisie intellectuelle, ignore pour la plupart l’existence même du prolétariat – ce qui lui permet d’écrire de doctes articles pour expliquer en toute bonne foi qu’il n’existe plus. Ces gens-là passent tous les jours à côté d’ouvriers africains qui défoncent le bitume à coup de marteau piqueur, ils montent dans des trains conduits et nettoyés par des hommes et des femmes, en chair et en os… mais ils ne les voient pas. Aussi les ouvriers ont-ils pu devenir, pour beaucoup d’intellectuels, une véritable classe invisible. Peut-être parce que ces intellectuels ne prennent pas les transports en commun ? Peut-être parce qu’ils préfèrent circuler en Vélib ? Dans ce cas, rappelons-leur que non seulement les Vélib en question sont fabriqués par des ouvriers d’une usine de Hongrie payés 400 euros par mois, mais également que si chaque matin ils en trouvent un à la borne qui est juste en bas de chez eux, c’est parce qu’il y a une petite armée de 1 400 travailleurs qui passe toute la nuit à réparer les vélos et réapprovisionner les stations !

Conclusion

S’il est invisible pour ceux qui sont aveuglés par leurs préjugés de classe, le prolétariat est donc bien une classe sociale toujours plus indispensable au fonctionnement de la société, toujours plus nombreuse, toujours plus implantée à l’échelle mondiale. Mais qui, depuis bien des années, manque cruellement de partis politiques capables de l’unifier, de lui redonner une conscience, de mener à nouveau le travail élémentaire qu’ont mené les militants du 19e siècle.
Depuis Marx, les révolutionnaires savent que trois conditions sont nécessaires pour qu’une révolution puisse accoucher d’une société nouvelle : le développement des forces productives ; le poids du prolétariat dans la société ; et ce que Marx appelait « les conditions subjectives », c’est-à-dire l’état de conscience du prolétariat. Juste avant la Seconde Guerre mondiale, Trotsky écrivait déjà : « (Le prolétariat) doit comprendre la position qu’il occupe dans la société et posséder ses propres organisations visant le renversement de l’ordre capitaliste. C’est la condition qui manque actuellement du point de vue historique. » Cette remarque, déjà profondément juste en 1938, l’est encore plus aujourd’hui. Car si les forces productives ont continué de se développer, même poussivement, car si le poids du prolétariat n’a cessé d’augmenter dans la société capitaliste – parallèlement la conscience du prolétariat n’a pas avancé mais profondément reculé, pour toutes les raisons que nous avons expliquées. Et conséquemment à ce recul, ce sont les idées les plus réactionnaires, les pires préjugés, qui ont progressé dans la classe ouvrière – corporatisme, chauvinisme, ici racisme, ailleurs ethnisme ou intégrisme religieux.
Mais l’histoire de la classe ouvrière, de ses défaites et de ses victoires, nous a appris que les choses peuvent changer très vite. Elle nous a montré quels trésors de dévouement, d’imagination, de combativité et de solidarité peuvent apparaître dans la classe ouvrière lorsqu’elle renaît à la conscience. Les prolétaires russes d’avant 1917 étaient patriotes, souvent illettrés, fréquemment antisémites. Et cela ne les a pas empêchés de se transformer en quelques mois en la classe ouvrière la plus révolutionnaire du monde.
On ne peut que constater le recul de la conscience ouvrière. Face à cette situation, la pire des choses à faire, serait d’abandonner nos idées sous prétexte que les travailleurs ne les reprennent pas. Il faut affirmer que s’ils ne les reprennent pas, la faute en incombe en premier lieu aux générations d’intellectuels qui ont dévoyé les idées communistes et ont ainsi désarmé le prolétariat. Et les trahisons de ces intellectuels, ce sont les travailleurs qui les payent, par la perpétuation d’un système qui les opprime et les écrase ! Alors, c’est tout de même la moindre des choses que le petit courant que nous représentons tente de garder vivantes ces idées et d’essayer de les transmettre, intactes, à ceux qui seront prêts demain à reprendre le combat.
Ce qui peut transformer des milliards d’individus isolés en une classe sociale agissante, c’est la conscience. Et la conscience, cela passe à travers des partis. Aujourd’hui comme hier, c’est l’existence de partis révolutionnaires communistes qui cimentera le prolétariat et en fera une véritable classe sociale, ayant une compréhension commune des événements, une politique commune, des actions communes. Qui lui feront reprendre conscience qu’elle ne devra pas seulement lutter, mais bien renverser l’ordre existant et se constituer en classe dirigeante. Nous sommes toujours partisans de la dictature du prolétariat, et fièrement, parce que la dictature de trois milliards d’individus sera infiniment plus démocratique que la dictature actuelle d’une infime poignée d’actionnaires.
Voilà pourquoi il faut continuer de militer pour ces idées, continuer de tenter de les développer malgré les vents contraires et malgré le fait que les délais soient bien plus longs que ce que les fondateurs du communisme espéraient. Il faut continuer de gagner des travailleurs à la révolution, à la conscience communiste. Les travailleurs vivent aujourd’hui non seulement dans la crainte du chômage et de la pauvreté, mais doivent en plus subir la propagande à sens unique des porte-parole de la bourgeoisie, qui tentent chaque jour de les convaincre qu’ils ne sont rien, qu’ils ne servent à rien, qu’ils coûtent trop cher, qu’ils sont des poids morts ! Eh bien notre combat, c’est aussi de restaurer la fierté d’appartenir à la classe ouvrière : car oui, nous avons toutes les raisons d’être fiers d’appartenir – par origine sociale ou par adoption – à une classe qui n’exploite personne, qui fait tourner toute la société par son travail, qui a toujours lutté contre l’exploitation – qui est, en un mot, le moteur et l’avenir de l’humanité !
Alors oui, le monde a changé depuis Marx – et la classe ouvrière a changé. En mieux, par certains aspects : la classe ouvrière des pays riches est aujourd’hui bien plus cultivée, c’est-à-dire bien plus apte à acquérir des idées qu’elle l’était au 19e siècle. Et celle des pays pauvres, est plus nombreuse, plus concentrée, plus en contact avec le progrès technique, qu’elle l’a jamais été. Et ce qui n’a certainement pas changé, c’est que le prolétariat est plus que jamais au cœur de la production et de l’exploitation, et par là-même il reste la seule classe capable de changer le monde – et ça, tant que le capitalisme existera, cela ne disparaîtra jamais !
Oui, le monde bouge, des usines ferment ici et s’ouvrent ailleurs, certaines productions apparaissent et d’autres disparaissent, les centres de gravité de la production se déplacent. Et alors ? Lorsque la production des calèches a presque disparu pour faire place à celle des automobiles, les militants révolutionnaires n’ont pas pleurniché, mais sont allés s’implanter dans les usines d’automobiles !
Oui, enfin, la période que nous vivons, dans laquelle nous militons, est dure parce qu’elle est marquée par la démoralisation. Mais nous vivons dans un monde capitaliste, dominé économiquement, politiquement et intellectuellement par la bourgeoisie, alors il n’y a rien d’étonnant à ce que le chemin soit semé d’embûches. Jusqu’à la révolution, il en sera ainsi, et, comme le disait Engels, l’histoire du prolétariat se résumera à « une longue série de défaites, interrompue par quelques victoires isolées. » Cela ne change rien à la profonde validité de nos idées, et aux tâches qui sont celles des révolutionnaires.
Les sociologues et les journalistes peuvent bien enterrer le prolétariat tous les matins si ça les amuse – ou plutôt si ça les rassure, parce que c’est bien de cela qu’il s’agit. Nous, nous savons que c’est bien le prolétariat qui enterrera ce vieux monde. Nous faisons donc nôtre plus que jamais les dernières lignes du Manifeste communiste, sans en changer un mot : « Les communistes ne s’abaissent pas à dissimuler leurs opinions et leurs projets. Ils proclament ouvertement que leurs buts ne peuvent être atteints que par le renversement violent de tout l’ordre social passé. Que les classes dirigeantes tremblent à l’idée d’une révolution communiste ! Les prolétaires n’ont rien à y perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays , unissez-vous ! »

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