dimanche 21 juin 2015

:: Février - juillet 1916 : le charnier de Verdun [LO, juillet 2006]


Après que Chirac eut inauguré à Douaumont, près de Verdun, un monument dédié aux « soldats musulmans morts pour la France », il est bon de revenir sur ce que fut «Verdun»: une boucherie résultant de l'âpreté des bourgeoisies française et allemande de l'époque, prêtes à tout, l'une pour conserver l'empire colonial qu'elle s'était taillé, l'autre qui voulait le lui disputer. Verdun ne fleurait pas bon l'honneur, il puait plutôt le sang, la vermine et les excréments. Et si Verdun doit rester dans les mémoires, ce doit être comme l'abomination dont peut être capable un monde d'exploitation.

Les troupes coloniales dans l'armée française

Plusieurs centaines de milliers d'hommes d'Afrique noire et du Maghreb notamment, auxquels le système colonial refusait jusque-là toute reconnaissance et tout droit, furent contraints d'endosser l'uniforme de l'armée française pour servir de chair à canon. Les campagnes de recrutement provoquèrent de nombreuses révoltes, notamment sur le territoire algérien. Commandés par des officiers français pleins de morgue et de mépris, ces soldats partagèrent le sort et les souffrances de tous les combattants auxquels la propagande voulait faire croire qu'ils allaient «mourir pour la patrie» alors qu'ils mouraient, comme l'a écrit Anatole France, «pour les industriels et les banquiers».

L'enfer de Verdun

La bataille de Verdun, qui se déroula, sous sa forme la plus intensive, du 21 février au 12 juillet 1916, sur un espace de quelques dizaines de kilomètres carrés, fut l'une des plus meurtrières de la Première Guerre mondiale. Dans tous les témoignages sur Verdun, c'est le mot «enfer» qui revient le plus souvent. Un enfer qui fut l'expression de la barbarie du capitalisme. Mais la responsabilité de cet enfer était aussi partagée par les dirigeants socialistes qui avaient prôné en août 1914 l'« Union sacrée » des ouvriers et de leur bourgeoisie respective et en avaient été récompensés en devenant ministres dans ces gouvernements de guerre contre les peuples.

En plein coeur de l'effroyable mêlée humaine de Verdun fut créé en France un «diplôme de mort pour la France» pour chaque homme tué au combat. Il y eut beaucoup de «diplômés» cette année-là. Sur les collines de Verdun, 380000 soldats de l'armée française furent tués, disparurent ou furent blessés, dont des dizaines de milliers de soldats arrachés aux colonies d'Afrique. Du côté allemand, l'hécatombe fut tout aussi terrible. Trente millions d'obus ravagèrent les chairs et la terre. Il y eut une centaine de morts à chaque heure de combat. Plusieurs villages qui se trouvaient sur la ligne de front, comme Fleury, Orne, disparurent sous le déluge d'acier: on peut aujourd'hui en voir les rares traces dans un paysage encore ravagé par les trous d'obus. Les combats étaient d'une telle intensité et le nombre de victimes si élevé, que l'état-major français décida d'y envoyer ses unités à tour de rôle. Les deux tiers de l'armée française y furent finalement engagés. C'est pourquoi Verdun reste en France la bataille la plus connue de cette guerre. De nombreux historiens, tout en décrivant les horreurs des combats, continuent à y voir la preuve de la vaillance, du dévouement des soldats à leur «patrie», quand ils n'écrivent pas que Verdun fut «l'acte de naissance de la Nation française», comme si l'état-major leur avait laissé le choix!

Une barbarie dont il faut se souvenir

Voici comment Louis Barthas, un tonnelier présent sur ce front avec son unité, décrivait dans son journal de guerre un épisode de cette bataille et répondait aux mensonges: «Là, de la chair humaine avait été broyée, déchiquetée; aux endroits où la terre avait bu du sang, des essaims de mouches tourbillonnaient; pourtant on ne voyait pas de cadavres mais on devinait leur présence, cachés sans doute dans des trous d'obus proches avec un peu de terre dessus, par des relents de chair corrompue. Partout des débris de toutes sortes, fusils brisés, sacs éventrés d'où s'échappaient des lettres tendres et de chers souvenirs conservés précieusement et que le vent dispersait, puis des bidons crevés, des musettes déchirées (...). Ah! Journalistes de malheur qui affirmiez cyniquement que nos soldats escaladaient la côte 304 et le Mort-Homme avec entrain et furie et en chantant et dont les chefs ne pouvaient modérer l'élan, que n'étiez-vous là cet après-midi pour assister au lamentable défilé de ces loques humaines: on eût dit un troupeau de moutons qu'on menait à l'abattoir; mais au moins les moutons ignorent leur sort et jusqu'à la minute où on les abat ils peuvent supposer qu'ils vont paître paisiblement aux champs, aux prés. Ils passaient, isolés ou par petits groupes, s'arrêtant, se cachant, épouvantés d'entrer dans cette fournaise. Quelques-uns restèrent jusqu'au soir au seuil de l'abri sans que personne ne se souciât d'eux.»
Parmi la population et les soldats, ces mois d'horreur accrurent considérablement les sentiments de rejet de la guerre et des généraux qui se présentaient comme les «vainqueurs» de Verdun: Nivelle, Pétain et Mangin. En 1917, les soldats d'Europe furent nombreux à se mutiner contre leurs propres généraux dénoncés comme «bouchers» et «buveurs de sang». En Russie, cette révolte se transforma en révolution.

Oui, il faut se rappeler à quoi mène la folie impérialiste et ne pas oublier les responsabilités de la social-démocratie dans ce carnage.

Pierre DELAGE (LO, juillet 2006)

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