lundi 20 septembre 2010

:: L’armée française pourrait-t-elle jouer le même rôle que l’armée chilienne ? [Chili #1]

Extrait de Chili : un massacre et un avertissement (brochure parue le 30 septembre 1973.

Le mardi 11 septembre 1973, la « junte » formée par les généraux commandant les différentes armes de l’armée chilienne a brutalement mis fin à l’existence du gouvernement Allende, de ce gouvernement qui depuis sa constitution, en octobre 1970, prétendait assurer la tâche du passage pacifique du Chili au socialisme. Et à la tête de la junte militaire, il y avait le général Augusto Pinochet, l’un de ces généraux que les dirigeants de l’Unité Populaire avaient présentés aux travailleurs comme des militaires loyaux, comme les meilleurs garants de la légalité.
Le putsch a été d’une rare violence. Les blindés et l’aviation d’assaut sont intervenus massivement dès le début, et les images de Santiago qui nous sont parvenues depuis sont celles d’une ville frappée par la guerre. Nul ne peut encore, d’ici, faire le bilan exact du drame, dire combien de milliers de travailleurs, de petites gens, sont déjà tombés sous les coups des bourreaux. Mais l’on sait que depuis le coup d’État, la chasse à tout ce qui était de gauche est ouverte au Chili, que l’on fusille et que l’on déporte à tour de bras, que des milliers de prisonniers s’entassent dans les stades de Santiago ou dans les cales des navires de guerre, à Valparaiso. Et les premières mesures politiques prises par la junte : interdiction de tous les partis politiques de gauche, dissolution des syndicats ouvriers, ne laissent aucun doute sur la portée de ce qui est en train de s’accomplir là-bas.
Pour les militaires chiliens, il ne s’agit pas seulement de remplacer le gouvernement Allende par un gouvernement plus à droite. Il s’agit de pratiquer la saignée à laquelle rêvent tous les généraux réactionnaires. Il s’agit d’essayer d’assassiner toute une génération de militants ouvriers et socialistes, de frapper de terreur la classe ouvrière et la population pauvre tout entière, et de tenter d’anéantir tout espoir même en une autre société.
Le sort tragique du prolétariat chilien, les travailleurs du monde entier doivent en tirer les leçons. Certains - ceux là mêmes, surtout, qui défendent en France la même politique qu’Allende et l’Unité Populaire défendaient au Chili - disent que ce n’est pas le moment, que sur les tombes à peine recouvertes des martyrs de Santiago, il convient seulement de se recueillir. Mais les leçons que nous devons tirer des événements chiliens, les travailleurs de là-bas les ont payées trop cher pour que nous ayons le droit de les mépriser. Toute une génération de militants massacrée, et il ne faudrait pas essayer de savoir comment cela fut possible, comment éviter que cela ne se reproduise ailleurs, dans l’avenir ?
C’est au contraire aujourd’hui le devoir de tous les travailleurs conscients de se poser ces questions. Et il n’y a qu’en tirant les leçons de ce drame que les travailleurs du monde entier pourront un jour réaliser ce qui était l’espoir de leurs frères chiliens, l’avènement d’une société socialiste, et venger du même coup toutes les victimes de la barbarie capitaliste, venger la classe ouvrière chilienne assassinée.

Pourquoi l’armée a-t-elle pris le pouvoir et a-t-elle massacré la gauche ?

D’abord parce qu’elle en a eu la possibilité. La crise économique, qui existait certes bien avant l’arrivée de l’Unité Populaire au pouvoir, mais qui n’avait cessé de s’approfondir depuis 1970, le mécontentement croissant de la petite bourgeoisie urbaine, le désenchantement sans doute aussi d’un certain nombre de travailleurs déçus par l’Unité Populaire, et qui ne voyaient pas pourquoi ils auraient défendu Allende, tout cela constituait une situation politique qui a donné à l’armée et à l’extrême droite l’occasion de s’imposer au pouvoir, et d’imposer leur politique à la bourgeoisie chilienne qui, jusque là, faisait confiance à Allende par l’intermédiaire des hommes politiques des partis bourgeois de droite.
Ces circonstances favorables permettaient aussi à l’extrême droite de débarrasser la bourgeoisie chilienne, pour des années, de toute opposition ouvrière en éliminant physiquement tout ce que la classe ouvrière comptait de militants.
Pour l’armée, qui ne représentait dans le pays qu’une force numériquement très minoritaire, ce massacre était d’ailleurs une nécessité politique. Elle ne pouvait se contenter de déposer Allende et de le remplacer à la tête de l’État, gestes auxquels se résument parfois, dans d’autres circonstances, certains coups d’État militaires. La réussite immédiate du putsch - face à une possibilité de résistance de la classe ouvrière - comme la stabilité future du régime qu’il voulait mettre en place imposaient à l’état-major de frapper vite et fort, et de briser la classe ouvrière pour le plus longtemps possible.

Le coup d’État contre Allende était-il prévisible ?

Le coup d’État militaire n’était-il pas préparé ?

Dès le début du gouvernement Allende la possibilité d’un putsch militaire était présente à tous les esprits. Depuis des mois - mais plus particulièrement depuis la tentative de putsch d’un régiment de blindés de la capitale le 29 juin dernier - tout le monde savait - et bien entendu Allende et les dirigeants de l’Unité Populaire les tout premiers - qu’il existait une menace permanente de coup d’État.
Pour preuve que la gauche chilienne était parfaitement au courant de cette menace il suffit de relire les numéros de ces trois derniers mois du quotidien du PCF L’Humanité, qui reflète certainement fidèlement les préoccupations et les informations du Parti Communiste Chilien et de l’Unité Populaire. La possibilité d’un coup d’État y est sans arrêt évoquée :
« La réaction a compris que toute possibilité de « coup d’État légal » lui devenait interdite. Il ne restait, il ne reste plus que le putsch » (L’Humanité du 30.6.73).
« Situation très grave au Chili : les députés de la droite appellent l’armée à renverser le gouvernement » (titre de L’Humanité du 24.8.73).
« Le troisième (courant qui traverse l’armée, NDLR) - notamment dans l’aviation et la marine - est prêt sans aucun doute pour peu que la conjoncture s’y prête à prendre la direction ou à se rallier à un coup d’État réactionnaire » (L’Humanité du 8.9.73).
Dans les semaines et les mois qui ont précédé le putsch, l’armée prenait de plus en plus ses distances d’avec le gouvernement Allende : démission du général Ruiz de ses fonctions de ministre des travaux publics et de commandant en chef des forces aériennes le 18 août ; démission du général Prats du ministère de la défense et du commandement en chef des forces armées le 23 août ; démission des généraux Guillermo Pickering et Mario Sepulveda, respectivement directeur de tous les instituts militaires du pays et commandant de la garnison de Santiago, le 24 août ; démission de l’amiral Raoul Montero, commandant en chef des forces navales chiliennes de son poste de ministre des finances le 27 août. Régis Debray, qui se présente comme un allendiste inconditionnel et un ami de l’ex-président, écrit dans Le Nouvel Observateur du 17.9.73 : « Réunissant le lendemain dans son bureau le corps des généraux d’active des forces armées, il (Allende, NDLR) découvrit qu’il ne pouvait compter que sur quatre généraux contre dix huit (les quatre étaient parmi ceux qui allaient démissionner de l’armée en août, NDLR). Au même moment, les officiers subalternes délibéraient dans toutes les casernes du pays : huit sur dix, surtout parmi les plus jeunes, demandaient le relâchement des mutins et la destitution des quatre fidèles qui, Prats en tête, avaient obtenu leur reddition ».
Le coup d’État n’était pas seulement prévisible. Il était prévu. Par Allende et son gouvernement lui-même. Mais ils n’ont rien fait pour s’y opposer.

Pourquoi les soldats issus du peuple ne se sont pas opposés au putsch ?

Parce que personne - excepté peut-être certains mouvements gauchistes - ni Allende ni les partis qui le soutenaient, ne le leur ont demandé ni ne les ont préparés à cela.
Car au moment d’un putsch, si les soldats n’ont pas été préparés d’avance à son éventualité et instruits de ce qu’ils doivent faire en ce cas, ils n’ont aucun moyen de s’y opposer. Et aussi bien les soldats du contingent que les engagés qui pourraient prendre le parti des travailleurs et de la gauche. Laissés dans l’ignorance la plupart du temps du but réel des ordres qu’ils reçoivent et des mouvements qu’ils font, coupés du reste de la population, soumis à leurs officiers, par quel miracle trouveraient-ils brusquement la conscience et la force de leur dire non au moment précis où ces officiers, franchissant le Rubicon, ne peuvent plus tolérer dans leur troupe ni la moindre désobéissance ni même la moindre hésitation ?
C’est avant l’éventuel putsch que les soldats sympathisants de la cause des travailleurs doivent être préparés à contrôler tous les faits et gestes de leurs officiers, être appelés à désobéir aux ordres qui pourraient leur sembler suspects ou encore mieux qui n’auraient pas reçu d’abord l’approbation des représentants civils des travailleurs (syndicats ou comités locaux), être organisés en liaison avec les travailleurs pour qu’ils sentent qu’en cas de conflit avec leurs officiers ils ne se trouveront pas seuls face à ces hommes qui ont sur eux tout pouvoir, y compris de vie et de mort. C’est avant le putsch que les travailleurs doivent montrer aux soldats qu’ils sont prêts à lutter et décidés à triompher. Car les soldats ne peuvent refuser d’obéir aux ordres de leurs officiers et passer dans l’autre camp, ou même simplement rester neutres, que s’il y a dans cet autre camp une perspective de victoire.
Au lieu de cela le gouvernement d’Unité Populaire a multiplié les proclamations pour demander aux soldats de rester fidèles à leurs officiers, même et y compris dans la dernière période, alors que l’armée était en pleine préparation du coup d’État. Ainsi, le 1er septembre, quelques jours à peine avant le putsch, Étienne Fajon, qui revenait d’un voyage au Chili, disait lors d’une conférence de presse : « La phraséologie gauchiste de différentes formations, dont le MIR est la plus connue, a étayé des positions irresponsables et aventuristes ; c’est le cas de la consigne gauchiste de désobéissance lancée aux soldats, qui a facilité les tentatives des officiers favorables au coup d’État... ».
Pendant le mois d’août on apprenait que plus d’une centaine de marins avaient été emprisonnés et torturés pour avoir voulu s’opposer à la préparation d’un putsch par leurs officiers. Non seulement l’état-major de la marine avait, semble-t-il, monté une provocation pour amener les marins sympathisants actifs de la gauche à se découvrir mais, de plus, il annonçait tout à fait officiellement qu’il entendait maintenant les traduire devant la justice militaire. Le gouvernement Allende laissait faire. Comment après cela les soldats auraient-ils pu prendre son parti en sachant qu’ils risquaient alors la prison et la torture sans que le pouvoir fasse un geste pour eux ?
C’est une telle politique qui a condamné tous les soldats à rester solidaires de leurs officiers quoi qu’il arrive.
Mais pour mener une autre politique, il fallait être prêt et résolu à briser l’armée et non pas avoir comme souci essentiel de la préserver.

Est-il plus difficile de se défendre contre une armée de métier que contre une armée de conscrip-tion ?

Au Chili il y a un contingent d’appelés aux côtés des 75 000 militaires professionnels (en comptant les 25 000 carabiniers). En Espagne en 1936 il y avait un service militaire. Il est donc absurde de croire que l’armée de conscription, qui de toute manière est toujours encadrée par des professionnels, est une protection automatique contre un coup d’État militaire.
De même d’ailleurs, l’armée française, composée de seuls professionnels en Indochine et d’une majorité du contingent en Algérie, mena exactement le même sale travail et la même guerre coloniale dans ces deux pays.
Les hommes de troupe seuls, conscrits ou professionnels, ne peuvent rien contre l’encadrement. Ils sont écrasés par lui et ne peuvent que suivre, y compris dans un putsch qu’ils désapprouvent.
La vraie question, la seule, dépend de la politique de la classe ouvrière et des organisations qui la représentent, de leur capacité et de leur volonté de s’adresser aux soldats, de les dresser contre leurs officiers, d’aider par tous les moyens ceux qui le font, et surtout d’offrir des perspectives de victoire pour le camp des travailleurs. Comment des soldats, professionnels ou conscrits, qui risquent la prison sinon le peloton d’exécution pour simplement exprimer leur sympathie à la gauche au sein de l’armée, pourraient-ils prendre parti contre leurs officiers ou même simplement refuser d’obéir aux ordres des putschistes, si les choses sont réglées d’avance, si la victoire des militaires est assurée, si les travailleurs n’ont aucune chance de triompher ?

Pourquoi les « officiers démocrates » ne se sont-ils pas opposés non plus au putsch ?

Au début du mois d’août on estimait, paraît-il, qu’il n’y avait que cinq ou six généraux d’active sur vingt-cinq sur lesquels Allende pouvait compter et que huit officiers sur dix lui étaient défavorables. Et, pendant ce mois d’août, à l’approche du putsch, tous les généraux qui passaient pour allendistes ont donné leur démission. Ils ont préféré disparaître plutôt que de s’opposer au coup d’État.
Le général Prats, en donnant lui-même sa démission du ministère de la défense et du commandement en chef des forces armées a résumé leur position : « Pour ne pas briser l’armée ».
Si les politiciens démocrates, du type Allende, préfèrent la défaite politique et même risquer la mort plutôt que de toucher à l’État et à ce qui en est l’essence, l’armée et la police, comment pourrait-il en être autrement des officiers « démocrates » ? L’armée, c’est eux. Par toutes les fibres de leur formation, de leur vie, de leur être, ils sont destinés à la préserver. Au risque, eux aussi, de la défaite de leur parti et même de leur carrière.

Allende a-t-il essayé de s’appuyer sur la classe ouvrière face à la menace de putsch ?

L’armée chilienne compte 75 000 professionnels dont 50 000 dans les divisions classiques, terre, mer, air, et 25 000 carabiniers organisés sur le modèle militaire et dotés d’un armement d’infanterie. Face à cela il y a « un million et demi de travailleurs sur lesquels la centrale syndicale unique exerce une influence directe » (L’Humanité du 27.8.73).
La classe ouvrière avait donc les moyens de s’opposer au coup d’État militaire, à condition de s’armer, de faire appel à l’intérieur même de l’armée aux militaires (soldats ou sous-officiers) favorables à la gauche, et surtout de passer à l’offensive la première sans laisser l’avantage de celle-ci à l’état-major.
Au lieu de cela, la gauche a parlé d’armer les travailleurs sans le faire. « S’il le faut, le peuple sera armé » déclarait à la radio Allende à la suite du putsch manqué du 29 juin. Mais en matière de guerre civile rien n’est plus ridicule que les menaces sans effet et les rodomontades.
Elle a mobilisé la classe ouvrière dans de grandes manifestations de rue pacifiques et désarmées. À Santiago, il y a eu 500 000 manifestants le 30 juin à la suite du putsch manqué du régiment de blindés et 800 000 le 4 septembre, cinq jours avant le putsch. Mais que peuvent des centaines de milliers de travailleurs désarmés contre quelques milliers de soldats, eux bien armés ?
Il y avait parmi les soldats et les sous-officiers un certain nombre de partisans de la gauche, comme le prouve l’affaire des marins de Valparaiso.
Mais le gouvernement d’Allende laissait l’état-major de la marine monter officiellement et publiquement un procès contre ces marins, et de plus, il multipliait les appels aux soldats pour qu’ils demeurent loyaux envers leurs officiers. Ainsi L’Humanité du 9.9.73 résumait la thèse de l’Unité Populaire : « Certains mots d’ordre - par exemple la désobéissance envers les officiers élevée dans tous les cas en vertu révolutionnaire - donnent prétexte à des conflits renforçant les positions de la droite, à des provocations d’officiers réactionnaires contre le gouvernement. On voudrait jeter dans les bras des comploteurs les officiers loyaux que l’on ne s’y prendrait pas autrement... ». En fait, la politique de I’Unité Populaire a surtout abouti à laisser sinon dans les bras, du moins sous les ordres de leurs officiers, les soldats qui pouvaient lui être favorables. Que pouvaient-ils faire d’autre puisque c’est la gauche elle-même qui leur recommandait, comme la première des vertus, l’obéissance à leurs officiers et qui, de plus, abandonnait à ces mêmes officiers ceux d’entre eux qui avaient voulu s’opposer à d’éventuelles en-treprises factieuses ?
Ce que la gauche a conçu au mieux pour s’opposer au putsch, c’est de mobiliser les travailleurs pour garder les usines. « Les 10 000 volontaires de la patrie - jeunes communistes, socialistes, chrétiens, ouvriers, étudiants, paysans qui consacrent jusqu’à 18 heures par jour à la conduite, au chargement, au déchargement des camions, qui montent la garde autour des usines, des centrales électriques, des réservoirs d’eau potable, qui affrontent les commandos d’extrême droite - donnent par leur exemple quotidien une idée de ce que serait la riposte populaire à un éventuel coup de force ». (L’Humanité du 27.8.73).
Mais dans les semaines qui ont précédé le putsch, l’armée a multiplié les perquisitions dans les quartiers ouvriers et les entreprises pour y rechercher les armes que les travailleurs auraient pu détenir. Non seulement le gouvernement d’Unité Populaire n’a rien fait pour s’opposer à ces opérations policières, mais il a au contraire donné à l’état-major un blanc-seing pour y procéder.

Pourquoi l’Unité Populaire n’a-t-elle pas essayé de s’appuyer sur les travailleurs ?

Parce que ses dirigeants - et en premier lieu Allende lui-+même - sont des hommes politiques bourgeois, même s’ils se disent de gauche, socialistes, communistes ou marxistes, parce qu’à l’image de Léon Blum, chef du gouvernement du Front Populaire en France en 1936 qui se qualifia ainsi lui-même, ils se sont comportés comme des « gérants loyaux du capitalisme », et en étaient.
Et tous les hommes politiques bourgeois, quelle que soit leur couleur politique, savent que le dernier recours pour défendre l’ordre social établi, c’est l’appareil de l’État bourgeois, l’armée et la police. Il n’est donc pas question pour eux de toucher à celles-ci. Même s’ils savent aussi qu’elles sont composées d’hommes de droite et de fascistes, c’est à-dire d’adversaires politiques dont le rêve et le programme sont d’annihiler la gauche et le mouvement ouvrier.
Le gouvernement d’Unité Populaire n’a d’ailleurs pas touché davantage au reste de l’appareil d’État. Il a accepté la loi d’inamovibilité des fonctionnaires, qui a permis à tous ceux mis en place par les gouvernements de droite précédents, et notamment la Démocratie Chrétienne de Frei, de rester à leur poste... et d’y mener éventuellement une autre politique que celle du gouvernement.
Les politiciens de l’Unité Populaire préféraient courir le risque du coup d’État, avec tous les risques personnels que celui-ci comportait pour eux, comme le montre l’exemple d’Allende, plutôt que de prendre le risque de démolir cet instrument de la bourgeoisie, qui est le meilleur et l’ultime garant contre les exploités, la classe ouvrière et la révolution.
Cette attitude est d’ailleurs le critère de la nature politique profonde de ces hommes de gauche, la preuve que, quelle que soit l’idéologie dont ils se réclament, ils ne sont en réalité que des représentants de la bourgeoisie.

En cas de victoire de l’Union de la Gauche, l’armée française pourrait-t-elle jouer le même rôle que l’armée chilienne ?

La caste des officiers français est exactement comme au Chili liée par toutes ses fibres à la bourgeoisie et à la réaction.
Sans remonter aux siècles précédents, l’armée française a même une tradition plus solide dans la répression que l’armée chilienne puisque, après la Seconde Guerre Mondiale, elle a mené près de vingt ans de guerre coloniale en Indochine, à Madagascar, en Algérie, etc. Tous les officiers qui ont aujourd’hui le grade de capitaine ou au-dessus sont passés pratiquement par cette école. Un bon nombre de sous-officiers de carrière aussi.
Et surtout le rôle fondamental de l’armée est, en France comme au Chili comme partout, de servir d’instrument ultime et décisif pour trancher en faveur de la défense de l’État bourgeois.

Le jouerait elle ?

Aucun doute n’est permis. Si la bourgeoisie, ou certains secteurs déterminants de celle-ci, estimaient, pour une raison ou une autre, que laisser la gauche au pouvoir devient dangereux ou nuisible pour leurs intérêts et qu’ils n’aient pas d’autres moyens de s’en débarrasser, ils feraient appel à l’armée.
Le régime actuel de la Cinquième République a été instauré à la suite de la révolte de l’armée en Algérie en mai 58. En avril 61, quelques généraux tentèrent par un nouveau putsch en Algérie de se débarrasser de de Gaulle. À leur tête, il y avait Salan, qui avait passé longtemps pour un général « républicain » et avait la réputation d’un général politique qui avait gagné ses galons grâce à ses relations avec les politiciens de la Quatrième République. Comment pourrait-on soutenir après cela qu’un putsch est impensable avec l’armée française ?
D’ailleurs une partie des manoeuvres que font régulièrement les troupes consiste à apprendre à lutter contre une éventuelle subversion intérieure. À quoi cela rime-t-il donc sinon à s’entraîner pour la guerre civile ?

Mitterrand et Marchais nous défendraient-ils mieux qu’Allende ?

Les prises de position des dirigeants du Parti Communiste Français et du Parti Socialiste, au lendemain du putsch chilien, sont parfaitement claires. Ils n’ont tiré aucune leçon de ces événements, et ont au contraire déclaré qu’ils n’entendaient changer en rien leur politique.
Étienne Fajon écrivait par exemple dans L’Humanité du 13 septembre : « Le drame chilien confirme, par ailleurs, pour nous, la justesse de notre orientation fondamentale maintes fois exposée... les partis de gauche, pour promouvoir et mettre en oeuvre leur programme commun, doivent s’assurer le soutien actif et persévérant de la masse immense des travailleurs, de toutes les victimes des monopoles, c’est à-dire de la grande majorité des Français ; ainsi sera isolée et, par conséquent, mise hors d’état de nuire l’étroite oligarchie qui domine encore aujourd’hui l’économie et la politique de la France ; ainsi la volonté du peuple sera assez forte pour déjouer tous les complots et pour l’emporter ». Comme on le voit, pour Fajon et le PCF, le problème de « mettre hors d’état de nuire » l’armée et la police au service de la grande bourgeoisie ne se pose même pas. Il suffit « d’isoler » celle-ci.
Et quant à l’attitude qu’aurait l’Union de la Gauche au pouvoir vis-à-vis de l’armée, voilà ce que déclarait François Mitterrand le 24 septembre au micro d’Europe N°1 : « Je n’ai jamais mis le légalisme de l’armée en doute, en dépit des expériences cruelles de 1958 et 1961. L’armée ne constitue pas une menace à l’heure actuelle pour une république gouvernée par la gauche et dont les structures économiques seraient modifiées. »
Pour justifier cet optimisme béat, les dirigeants de l’Union de la Gauche n’ont finalement, en dernier recours, que cette lapalissade maintes fois répétée en particulier par Georges Marchais : « Le Chili n’est pas la France ». Pour eux, ce seraient donc des conditions spécifiques à la France qui permettraient de ne pas craindre de putsch dans ce pays, en cas de venue de la gauche au pouvoir.
Leur raisonnement n’a d’ailleurs rien d’original, car les réformistes de tous les pays expliquent toujours la possibilité du passage au socialisme par des voies pacifiques dans leur propre pays par les conditions spécifiques de celui-ci. À preuve cette déclaration que Salvador Allende a faite en juin 1972 à un journaliste français (Le Figaro du 13 septembre) : « C’est dans notre pays seul que l’armée défend la Constitution et la loi. Elle apporte dans le respect de la volonté populaire une contribution technique inappréciable au développement de la nation ». Et, rapporte ce journaliste, Allende avait ajouté : « Hein, vous ne pourriez pas en dire autant en France, ni dans la plupart des pays européens ! »

Aucun commentaire: