lundi 20 septembre 2010

:: Comment la gauche peut elle se protéger contre un coup d’État militaire éventuel ? [Chili #2]

Extrait de Chili : un massacre et un avertissement (brochure parue le 30 septembre 1973).


Les ouvriers pouvaient-ils s’opposer au coup d’État militaire ?

Face à la menace de putsch ce n’était pas attendre l’arme au pied, à supposer qu’ils aient effectivement des armes, que devaient faire les travailleurs. Cela, c’était au mieux, leur offrir d’avance comme seule perspective de succomber en défendant héroïquement leur usine. C’est ce qui est arrivé.

Pour avoir une chance de vaincre le putsch il faut en prendre les devants.

Quelques milliers d’officiers mis hors d’état de nuire ce n’était pas chose impossible à des dizaines de milliers de travailleurs qui de toute manière risquaient leur vie en laissant faire l’armée comme la suite l’a prouvé. C’était d’autant moins impossible qu’ils auraient alors été aidés par la minorité des soldats de gauche.

Mais pour cela, bien plus que les usines, les centrales électriques ou les points d’eau, c’étaient les stocks de vivres, de munitions, d’armement et de carburant qu’il aurait fallu mettre sous le contrôle direct des travailleurs, et faire en sorte que pas un officier puisse s’y servir sans avoir reçu au préalable le visa des représentants des travailleurs.

Il aurait fallu que les travailleurs et leurs représentants pénètrent dans les casernes, les mettent véritablement sous leur contrôle, s’appuient sur les soldats sympathisants, surveillent faits, gestes et ordres des officiers, soient prêts à s’opposer à ceux-ci, éventuellement même à arrêter ceux d’entre eux qui auraient une conduite suspecte.

À cette condition alors, l’organisation d’un putsch par un état-major et des officiers sous surveillance constante et mis dans l’impossibilité de bouger sans le feu vert des organisations ouvrières aurait pu être rendue impossible.

Peut-on épurer l’armée et la police ?

L’énorme majorité, sinon la quasi-totalité des cadres de l’armée et de la police sont de droite, réactionnaires ou au moins conservateurs. Ceux qui se prétendent démocrates, nous l’avons vu au Chili, en cas de putsch de la droite préfèrent disparaître plutôt que de briser l’armée et la police en s’y opposant.

Épurer signifie-t-il exclure tous ceux-là ? Mais alors il ne reste plus personne et cela revient dans les faits à dissoudre et briser l’armée ou cela signifie-t-il seulement - comme l’entendent les partis de gauche quand ils en parlent - se défaire des plus réactionnaires ou des plus compromis d’entre les cadres ? Mais alors c’est ne rien changer de fondamental et maintenir pour l’essentiel ce corps dont la défense des intérêts de la bourgeoisie est la raison d’être, c’est maintenir donc tous les dangers de putsch et de coup d’État.

Peut-on démocratiser l’armée et la police ?

On ne peut pas plus démocratiser qu’épurer l’armée de la bourgeoisie. En France, tous les cadres de cette armée ne sont pas des grands bourgeois. Une bonne partie d’entre eux est issue [1] de la petite bourgeoisie. Les hommes de troupe le sont, eux, de la classe ouvrière ou de la paysannerie. Mais un paysan, un petit-bourgeois ou un ouvrier qui passe sous l’uniforme et y fait carrière, abandonne les idées de sa classe et les attaches avec elle pour devenir un soldat c’est à-dire un instrument dans les mains de l’état-major. C’est encore plus vrai s’il devient officier. La formation et la discipline auxquelles il est soumis, et qui ont fait largement leurs preuves plus que centenaires, n’ont pas d’autre but.

À la « Libération » on a ainsi prétendu démocratiser l’armée et la police en y intégrant une partie des hommes des maquis. Cela n’a empêché ni les CRS de mater les grèves ouvrières ni l’armée de mener les sales guerres coloniales, à commencer par la guerre d’Indochine.

Les chefs du Parti Communiste Français nous disent aujourd’hui qu’en France il faut compter sur le contingent, que celui-ci est le véritable garant de la démocratisation de l’armée, que les jeunes appelés, travailleurs, ouvriers, paysans sous l’uniforme pour un temps, ne laisseraient pas faire des officiers putschistes.

Mais coupés du reste de la population laborieuse durant leur service militaire, encasernés hors de tout contrôle et de tout droit de regard de cette population, ces soldats comme ceux de carrière sont entièrement soumis à leurs officiers. Seuls face à ceux-là ils n’ont pratiquement aucun moyen de s’opposer à leur volonté.

Et les dirigeants du PCF, qui parlent de démocratisation de l’armée, ne disent pas un mot, eux, du seul moyen d’assurer cette démocratisation : le contrôle des travailleurs sur l’armée, les casernes, les armes, les stocks de toutes sortes dont une armée moderne a besoin pour exister.

Que serait une armée populaire et démocratique ?

La seule armée populaire et démocratique serait celle que formeraient tous les travailleurs en armes, hors des casernes, sans gradés tout-puissants ni hiérarchie professionnelle mais avec l’armement et l’instruction militaire sur les lieux de travail ou d’habitation et des chefs élus et révocables, à tous les échelons.

Certes une armée moderne, qui comporte obligatoirement des blindés, de l’aviation, des armes de toutes sortes d’une haute technologie doit avoir des stocks d’armement et aussi des techniciens capables de servir ces armes.

Mais mettre les stocks et les dépôts sous la garde des travailleurs en armes, soumettre leur utilisation par les techniciens à l’approbation des représentants des travailleurs est parfaitement possible. Car il est finalement plus facile aux travailleurs qui fabriquent les armes et les munitions, les moyens de transport et les communications, qui bien souvent les entretiennent, de soumettre l’état-major et le corps des officiers tout entier à un tel contrôle, qu’aux soldats du contingent isolés et privés d’information.

De toute façon, sans un tel contrôle, inutile de parler de démocratisation de l’armée.

Une armée populaire et démocratique est-elle possible ?

Une telle armée a existé déjà, ne serait-ce qu’un court moment, à plusieurs reprises dans l’histoire.

En 1871 sous la Commune de Paris ; en 1917 en Russie aux premiers temps du pouvoir des Soviets ; en Espagne en 1936 quand, malgré le gouvernement républicain, des milices ont surgi un peu partout pour s’opposer justement au coup d’État de Franco.

Et puis c’est la seule chance des travailleurs, de la gauche, du socialisme. Sinon, si nous ne sommes pas capables de briser ce bastion de la réaction qu’est forcément l’armée actuelle, ce n’est pas la peine de penser à un pouvoir des travailleurs. Bien pire, un simple gouvernement de gauche a toutes les chances de finir par la réaction militaire comme au Chili.

Les travailleurs n’ont donc pas le choix : ou ils sont capables d’appliquer un programme révolutionnaire et de briser l’armée, ou ils sont condamnés à subir le joug de la bourgeoisie, de la réaction et du fascisme.

Une police est-elle nécessaire ?

Le rôle essentiel de la police, sa raison d’être, est un rôle politique. Elle existe pour défendre la propriété et l’ordre des capitalistes.

Accessoirement, elle sert aussi à défendre les personnes des citoyens contre les voyous criminels ou les fous, qui sont pour le plus grand nombre d’ailleurs eux-mêmes des produits de la société capitaliste. Mais c’est évidemment ce rôle secondaire et accessoire qui est mis en avant par les tenants du système pour justifier l’existence de cette police.

Les travailleurs n’ont aucun besoin de la fonction politique de la police qui est directement dirigée contre eux.

La seconde fonction policière - la protection des personnes - qui disparaîtra d’ailleurs pour l’essentiel dans une autre société, aura pourtant sans doute encore un certain temps sa raison d’être, l’influence et les tares de la société capitaliste lui survivant certainement un bon moment.

Aussi si toute la police politique doit être désarmée et mise sans délai hors d’état de nuire (par exemple CRS et gendarmerie mobile en France, comme aurait dû être désarmé et mis hors d’état de nuire au Chili le corps des carabiniers, composé de 25 000 hommes organisés sur le modèle militaire), les hommes chargés de veiller spécialement à la protection des personnes devront être en tout état de cause constamment contrôlés par les travailleurs et la population si ceux-ci ne veulent pas voir leurs « défenseurs » se retourner un jour contre eux.

Comment contrôler la police ?

Contrôler une police, cantonnée dans le seul rôle de défense des citoyens, cela signifie la mettre sous la surveillance constante de ces citoyens.

Tous les policiers doivent être élus et révocables à tout moment par les travailleurs de la localité où ils ont mission d’exercer leur fonction. Ces travailleurs doivent pouvoir à tout moment contrôler comment ils l’exercent, c’est à-dire pouvoir visiter jour et nuit les commissariats, et aussi les prisons, demander et exiger des comptes et des explications.

Une police soumise à ce contrôle constant, qui ne serait pas encasernée mais vivrait au milieu de la population de la même vie qu’elle, qui n’aurait pas non plus le monopole des armes puisque l’ensemble des travailleurs serait armé, une telle police ne présenterait alors effectivement plus de risque de constituer un corps à part ni de possibilité de défendre d’autres intérêts que ceux des travailleurs et de l’ensemble de la population laborieuse.

Les travailleurs ont-ils un autre choix que celui de désarmer l’armée et la police et de s’armer eux-mêmes ?

Un tel programme, quand il est défendu par les révolutionnaires, paraît à beaucoup, aujourd’hui en France, utopique ou hors d’atteinte. Pourtant les exemples abondent dans l’histoire où on a vu l’armée mise hors d’état de nuire, de gré ou de force, et la population et les travailleurs s’armer.

Et même si sa réalisation paraît bien difficile, les travailleurs doivent pourtant prendre conscience que c’est le seul moyen qui puisse leur garantir non seulement la victoire de la classe ouvrière et le socialisme, mais ne serait-ce qu’un certain nombre de conquêtes politiques ou sociales arrachées dans le cadre même de la démocratie bourgeoise et du système capitaliste.

S’armer et désarmer l’état-major n’aurait pas coûté davantage à la classe ouvrière chilienne que suivre la désastreuse politique d’Allende et de l’Unité Populaire. Beaucoup moins même probablement. L’exemple du Chili le montre : ce n’est pas en refusant de s’armer et en ne s’attaquant pas à l’armée qu’on évite la guerre civile et le massacre de la classe ouvrière. Car en période de crise, quand ce n’est pas la classe ouvrière, c’est l’armée réactionnaire qui prend l’initiative. Et alors ce n’est souvent même pas la guerre civile, mais c’est toujours le massacre d’une classe ouvrière et d’une gauche désarmées qui n’ont même pas la possibilité de se défendre.

Ce n’est pas parce qu’ils se sont armés et qu’ils ont entrepris de désarmer l’armée et la police que des milliers de travailleurs chiliens sont aujourd’hui assassinés, et des milliers d’autres torturés et emprisonnés. C’est parce qu’ils ne se sont pas armés et qu’ils ont laissé les armes aux mains d’un appareil professionnel de répression au service de la bourgeoisie.

Souvenons-nous que la racaille militaire et la canaille réactionnaire sont d’autant plus impitoyables qu’elles peuvent frapper en toute impunité. Les plus grands massacres de l’histoire sociale ont toujours été ceux des masses sans défense, soit vaincues après la bataille comme après la Commune de Paris, soit même sans qu’il y ait bataille comme au Chili actuellement, comme en Indonésie il y a quelques années.

Peut-on craindre une intervention étrangère ?

La gauche chilienne a fait état bien des fois de ses craintes d’une intervention étrangère, c’est à-dire nord-américaine. Dans les jours mêmes où a éclaté le putsch, des unités navales américaines venaient d’arriver au large des côtes chiliennes. Sans doute une intervention de la marine et de l’armée américaines n’était-elle pas exclue au cas où elle se serait révélée absolument nécessaire. Il est probable en tout cas que la CIA et l’appui que la droite et les militaires ont trouvé auprès des États-Unis ne sont pas étrangers au déclenchement du coup d’État du 11 septembre [2].

Les interventions des États-Unis au Guatemala et à Saint-Domingue, pour ne pas parler du Vietnam, celle de la Grande-Bretagne en Grèce en 1945, celles de la France au Gabon ou au Tchad plus récemment, celle de l’URSS en Hongrie ou en Tchécoslovaquie font que la crainte d’une intervention étrangère ne peut pas être considérée comme une chimère ou un mythe.

Pourtant l’exemple de toutes ces interventions qui ont effectivement abouti à remettre en selle un régime renversé ou chancelant contre la volonté de la majorité de la population laborieuse montre clairement qu’elles réussissent d’autant mieux et d’autant plus vite qu’elles trouvent appui dans le pays envahi, sur l’appareil d’État ou une fraction de celui-ci et que les travailleurs et la population sont sans armes. D’ailleurs la plupart des coups d’État où l’on a pu voir la main de l’étranger et des grands pays impérialistes, USA, Grande-Bretagne ou France, ont pu être réalisés sans intervention militaire extérieure, avec les seules forces que l’impérialisme trouvait justement dans l’armée ou la police locale, face à une population désarmée.

A contrario les exemples du Vietnam ou de Cuba montrent que lorsque ces conditions ne sont plus remplies, l’intervention étrangère devient très difficile, inefficace, voire impossible.

Pourquoi, alors que la Grèce, l’Espagne, le Chili ont fini par un putsch militaire et des massacres, même les États-Unis n’ont pu renverser le régime cubain ?

À Cuba, l’ancienne armée et l’ancienne police ont été complètement détruites. Et aux moments décisifs en tous cas - par exemple lors de la tentative d’invasion de la Baie des Cochons par des exilés cubains entraînés et armés par les États Unis et la CIA - le régime castriste n’a pas hésité à armer les ouvriers et les paysans, à les constituer en milices.

Et ainsi, Cuba, petite île de six millions d’habitants, toute proche des côtes des États-Unis, a effectivement résisté à toutes les pressions et à tous les assauts de l’impérialisme.

Les États-Unis n’avaient pourtant pas l’intention de tolérer à leur porte, à leur nez et à leur barbe, un régime qui a exproprié et nationalisé toutes les entreprises américaines sur son territoire, s’est lié à l’URSS et se déclare communiste.

Mais les États-Unis n’ont pu trouver à l’intérieur même de Cuba la force organisée qu’ils ont trouvée ailleurs chaque fois qu’ils ont voulu intervenir dans un pays. Et la perspective de se heurter à tout un peuple en armes a suffi pour les empêcher de tenter une intervention militaire de l’extérieur. Ainsi, alors que la situation de Cuba semblait bien pire géographiquement et politiquement que celle de la plupart des autres pays où l’impérialisme américain s’est permis d’intervenir, là il n’a finalement pas osé.

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